Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Admirable Lucrèce

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Parmi mes lectures de l’année dernière se trouvait un petit livre d’un physicien italien renommé (en physique quantique) installé en France, professeur à l’Université d’Aix-en-Provence, qui est aussi philosophe, et surtout un humaniste et un érudit, un livre que je n’ai fait que mentionner brièvement dans ma note du début de l’année, intitulée Mes lectures de toute une année (2022), et qui méritait mieux. Bien mieux. Le physicien s’appelle Carlo Rovelli et le petit livre Ecrits vagabonds (Ed. Flammarion, 2021) Des écrits qui sont en fait des articles qu’il avait publiés dans un certain nombre de journaux italiens surtout, Il Corriere della Sera, Sole 24 Ore, La Repubblica, mais aussi quelques anglophones (The Guardian, The Financial Times). Alors je viens de le relire et suis émerveillé. Je vais probablement en reparler. Mais c’est surtout sur l’un de ses articles que je suis resté bloqué, celui où il évoque le grand poème de Lucrèce, de rerum natura. Grâce au Florentin Poggio Bracciolini qui a découvert en, 1417, dans un monastère allemand, une copie de cet extraordinaire poème de Lucrèce, oublié depuis des millénaires, la Renaissance italienne a balayé « l’absolutisme monothéiste médiéval ». « Ce ne sont pas seulement le naturalisme, le rationalisme et le matérialisme de Lucrèce qui s’offrent de nouveau à l’Europe », écrit Rovelli. « Ce n’est pas seulement une méditation lumineuse et paisible sur la beauté du monde et la possibilité d’accepter sereinement la mort. C’est bien davantage : une nouvelle structure mentale, articulée et complexe, radicalement différente de ce qu’a été pendant des siècles la pensée médiévale ». Et à ce propos Rovelli cite une étude récente avec une traduction en italien de Piergiorgio Odifreddi intitulée Come stanno le cose. Il mio Lucrezio, la mia Venere, « qui repropose sous une forme contemporaine », dit-il, « les grands thèmes qui animent la vision lucrécienne : l’amour pour la nature, seule force créatrice de toute chose, la confiance en la raison qui nous permet de comprendre cette nature un pas après l’autre, et qui nous réconforte face aux peurs irrationnelles de la mort et de la religion ». Pourquoi Vénus ? Parce que c’est par une vibrante invocation à Vénus que commence le poème de Lucrèce (même s’il ne croit pas aux dieux, mais nos poètes européens ont bien invoqué les muses, sans y croire. Et puis Vénus était censée être la déesse tutélaire de Rome). La voici dans la traduction d’un philosophe-poète français, André Lefèvre :
Mère de la Nature, aïeule des Romains,
Ô Vénus, volupté des dieux et des humains,
Tu peuples, sous la voûte où glissent les étoiles,
La terre aux fruits sans nombre et l’onde aux mille voiles ;
C’est par toi que tout vit ; c’est par toi que l’amour
Conçoit ce qui s’éveille à la splendeur du jour.
Partout, au sein des mers, des fleuves, des montagnes,
Sous les bois pleins d’oiseaux, dans les vertes campagnes,
A travers tous les cœurs secouant le désir,
Tu fécondes l’hymen par l’attrait du plaisir.

Il faut dire qu’après avoir lu Rovelli je suis retourné au texte de Lucrèce. Et ai trouvé sur le net cette très belle traduction en vers de cet érudit de la fin du XIXème siècle qui a consacré plus de dix ans de sa vie à ce travail (1876 – 1898). Je l’ai lue en entier (un peu plus de 7000 vers). Et j’y ai pris grand plaisir. Tant sur le plan intellectuel que sur le plan esthétique. Et je crois qu’André Lefèvre a eu raison de traduire le poème de Lucrèce en vers. Il est possible qu’une traduction en prose soit plus fidèle au texte, mais les vers de Lefèvre permettent de ne rien perdre de la splendeur des images qui accompagnent continuellement l’exposé des idées chez Lucrèce. Et je trouve regrettable que, sur le net, l’article de Wikipédia sur Lucrèce ne mentionne même pas le nom d’André Lefèvre. Voici un exemple entre cent. Alors qu’il décrit le circuit de l’eau entre mer, ciel et terre (dans le Livre 1 : L’Univers et les Systèmes) :
Que deviennent les eaux, lorsque le ciel leur père
Les précipite au sein maternel de la terre ?
Ces eaux, mais c’est le blé qui verdoie et qui luit ;
C’est l’arbre qui s’élance et se charge de fruit.
Ces eaux nous en vivons ; les bêtes s’en nourrissent,
Et, joyeuses, d’enfants, les villes se fleurissent,
Et d’oisillons chanteurs résonnent les forêts ;
Puis les grasses brebis dans les herbages frais
Couchent leurs corps lassés ; et le lait, source blanche,
Des mamelles qu’il gonfle en flots vivants s’épanche ;
L’ivresse du lait pur monte aux jeunes cerveaux,
Et, d’un pied chancelant, sur les gazons nouveaux
S’ébat l’essor mutin de la nouvelle race.

Biographie.
Qui était Lucrèce ? On ne sait presque rien de sa biographie. On pense qu’il est né entre 90 et 95 avant J.-C. (à Pompéi, dit Wikipédia) et qu’il est mort jeune, à Rome, à plus ou moins 40 ans, peut-être suicidé. Son maître absolu, en philosophie, est Epicure. Qui a vécu près de deux siècles et demi avant lui. Dès les premiers vers du premier Livre, il le proclame :
Longtemps dans la poussière, écrasée, asservie,
Sous la religion l’on vit ramper la vie ;
Horrible, secouant sa tête dans les cieux,
Planait sur les mortels l’épouvantail des dieux.
Un Grec, un homme vint, le premier dont l’audace
Ait regardé cette ombre et l’ait bravée en face ;
Le prestige des dieux, les foudres, le fracas
Des menaces d’en haut ne l’ébranlèrent pas.
Sa pensée embrassa l’immensité sans voiles.
Il pose sur l’erreur son pied victorieux ;
La religion croule et nous égale aux dieux !

Epicurisme.
Il y revient d’ailleurs constamment, à Epicure, dans les six livres qui constituent son poème. Le troisième (L’Âme et la Mort) commence ainsi :
Toi qui, sur tant de nuits versant tant de lumière,
Le premier, de la vie éclairas la carrière,
J’ose poser mes pas aux traces de tes pas,
J’ose te suivre, honneur de la Grèce ! non pas
En rival, mais en fils, en disciple fidèle.
Ces vers sont tout de suite suivis par ceux-ci qui montrent que l’épicurisme est loin d’être seulement cette philosophie du bonheur à laquelle on la réduit d’habitude, mais surtout une philosophie rationnelle d’explication du monde, matérialiste, d’où toute métaphysique est bannie :
Dès que la vérité par ta bouche nous crie
Que l’immense univers n’est point l’œuvre des dieux,
Les terreurs de l’esprit se dissipent, les cieux
S’ouvrent, et par-delà les murailles du monde,
Dans le vide se meut la matière féconde.

Lutte contre les dieux.
Dans ce combat contre toute religion Lucrèce se montre d’ailleurs bien plus ferme qu’Epicure, tous les commentateurs le disent. Et cela ressort de beaucoup d’autres vers de son poème. Epicure ne niait pas ouvertement l’existence des dieux. Il refusait de croire qu’ils intervenaient dans la vie des hommes. « Les dieux ne sont pas à craindre », écrivait-il. Ils n’ont rien de commun avec nous. Les vers suivants de Lucrèce (Livre II. Les Atomes) semblent décrire cette conception épicurienne :
Les dieux vivent en paix dans l’immortalité ;
Satisfaits de leurs biens, ils n’en cherchent pas d’autres ;
Et, libres de tous maux, ils ignorent les nôtres ;
Ni vice ni vertu, ni pitié ni courroux
N’ont de prise sur eux, ils sont loin de nous !
Encore qu’en tête de ces vers on trouve ceux-ci :
C’est là d’esprits subtils l’ingénieux ouvrage,
Fait de fiction pure et non de vérité.
Mais dans beaucoup d’autres passages Lucrèce semble nier tout simplement l’existence des dieux. Encore dans son cinquième Livre intitulé Le Monde, la Terre et l’Homme :
Maintenant, quelle cause a sur la terre entière
Répandu la croyance aux dieux, rempli d’autels
Les cités, établi ces rites solennels
Dont la pompe en tout lieu préside aux grandes choses,
Et semé ces terreurs enfin, dont sont écloses
Tant de fêtes de dieux, et qui font sans repos
Jaillir du sol encore tant de temples nouveaux ?
Ce n’est rien, après tout, que la raison n’explique.
Et plus loin :
Ah ! mortels malheureux, en livrant l’univers
Aux dieux par vous armés d’inexorables haines,
De quel surcroît de maux vous aggraviez vos peines !
Que vous nous prépariez de poignantes douleurs,
Et pour nos descendants quelle source de pleurs !
Pour André Lefèvre il est évident que Lucrèce ne croit pas aux dieux. Quand, déjà, dans son Livre I il écrit :
Au seuil de la science est assis ce principe :
Rien n’est sorti de rien ; rien n’est l’œuvre des dieux.
C’est à force de voir sur terre et dans les cieux
Des faits dont la raison cherche en vain l’origine,
Que nous plaçons en tout la volonté divine.
Il est encore plus formel dans son livre VI intitulé Les Météores et la Maladie :
Seule, aux yeux des mortels, l’ignorance des causes
Transporte aux dieux le sceptre et l’empire des choses.
Et il va encore plus loin : il charge les dieux de tous les maux, de tous les crimes. C’est ainsi qu’il évoque le drame d’Iphigénie dans son Livre I dans des termes qui ressemblent beaucoup aux lamentations de la malheureuse miraculeusement sauvée dans Iphigénie en Tauride d’Euripide (et que j’ai rapportées dans ma note intitulée Electre et la Grèce éternelle sur mon site Bloc-notes 2022) :
Eh ! qui plus enfanta d’atroces actions,
Plus de hideux forfaits, que les religions ?
J’en atteste le sang qui coula dans l’Aulide,
Le sang d’Iphigénie, et Diane homicide ;
La vierge lâchement livrée, et les héros,
La fleur des Achéens, transformés en bourreaux !
Il est vrai que là Lucrèce me paraît être un peu de mauvaise foi car, après tout, Iphigénie n’est qu’une légende ! Remarquez : le sacrifice demandé par Jéhovah à Abraham aussi ! Mais, au moins, dans toutes les religions monothéistes, la violence est réelle. Que ce soit dès l’histoire des Hébreux, et, encore plus chez les Chrétiens dresseurs de bûchers et avides de guerres de religions ou, aujourd’hui, chez les barbares islamistes. Un ami internaute avec qui j’ai beaucoup échangé, Jean-Pierre Castel, ne cesse guère, depuis de nombreuses années, d’accuser de violence le monothéisme sous toutes ses formes dû, selon lui, au Dieu jaloux de l’Ancien Testament. Pour lui, au moins, le polythéisme antique est innocent de ces crimes…
L’épicurisme ne se limite pas, loin de là, au combat contre les dieux et la religion. Mais il est certain que si les écrits d’Epicure ont presque complètement disparus et que le sauvetage du poème de Lucrèce n’a tenu qu’à un cheveu, c’est bien aux clercs chrétiens qu’on le doit principalement. Epicure aurait écrit près de 300 ouvrages, alors qu’il ne reste de lui que trois lettres écrites à des amis et qui résument sa doctrine, un testament, des maximes et des sentences !

Doctrine du bonheur.
C’est dans le livre II que l’on trouve ces vers qui résument cette doctrine. Le début est même devenu proverbial :
Il est doux, quand les vents troublent au loin les ondes,
De contempler du bord sur les vagues profondes
Un naufrage imminent. Non que le cœur jaloux
Jouisse du malheur d’autrui ; mais il est doux
De voir ce que le sort nous épargne de peines.
Pour une fois, je trouve que la traduction d’André Lefèvre est critiquable. A cause du mot naufrage. Comment se réjouir d’un naufrage ? Je préfère la traduction d’André Comte-Sponville, philosophe contemporain :
Qu’il est doux quand les vents lèvent la mer immense,
D’assister du rivage au combat des marins !
Non que l’on jouisse alors des souffrances d’autrui,
Mais parce qu’il nous plaît de voir qu’on y échappe.
Dans l’excellent article que Wikipédia consacre à Lucrèce, on peut trouver une note qui cite un extrait d’un livre de mémoires de Peyrefitte où celui-ci raconte qu’à la sortie du Conseil des Ministres du 4 juillet 1962, de Gaulle, commentant les évènements d’Algérie qui ont suivi son indépendance, dit ceci : « Il n’y a pas de gouvernement algérien. Ce qui n’empêche pas qu’il y en ait trois. Il en poussera peut-être d’autres. C’est normal étant donné ce que nous savons de ces messieurs. Suave mari magno turbantibus aequora ventis. Nous n’avons pas à prendre parti ». Ce qui nous apprend deux choses : d’abord que le texte de Lucrèce devenu proverbial voulait d’abord signifier : ne nous mêlons pas des problèmes des autres ! Et, ensuite, que les hommes cultivés qui ont précédé ma génération parlaient latin parce qu’ils l’ont encore appris comme une langue vivante alors que ma génération et les suivantes l’ont appris comme une langue morte. Avant de poursuivre je vais encore citer la suite, toujours dans la traduction d’André Lefèvre :
Il est doux, en lieu sûr, de suivre dans les plaines
Les bataillons livrés aux chances des combats
Et ces périls lointains qu’on ne partage pas.
Mais rien n’est aussi doux que d’établir sa vie
Sur les calmes hauteurs de la philosophie,
Dans l’impossible fort de la sérénité,
De voir par cent chemins l’errante humanité
Chercher, courir, lutter de force et de génie,
Consumer en labeurs la veille et l’insomnie,
Monter de brigue en brigue aux échelons derniers,
Et s’asseoir au sommet des choses, sous nos pieds !
Ah ! misérables cœurs, aveugles que nous sommes !
Quels dangers, quelle nuit profonde, pauvres hommes,
Environnent ce peu qu’est la vie ! Et pourtant,
La Nature, voyez, n’en demande pas tant :
Le bien-être du corps et le repos de l’âme ;
Ni douleur, ni terreur ; et c’est tout. Que réclame
Le corps pour être exempt des maux ? La santé.
Quant aux raffinements, lits de volupté,
La Nature s’en passe, et la raison comme elle.
Ce passage montre bien ce qui est aussi la faiblesse de cette doctrine. Un aspect égoïste. Je me souviens que c’est ce qu’Albert Schweitzer reprochait aux philosophies indiennes, l’égoïsme (voir : Albert Schweitzer : Indian Thought and its Development, édit. Hodder and Stoughton, Londres, 1936). A-t-on le droit de se désintéresser du sort des autres ? Je me rappelle que, lorsque Barek Edelman, fervent bundiste et dernier survivant de la révolte du ghetto de Varsovie, est venu à Paris, il a dit à propos de la Shoah : ceux qui ont regardé faire sont aussi coupables que ceux qui ont fait ! C’est exactement ce que Kant critiquait dans la morale épicurienne en disant : la vertu peut aller contre le bonheur personnel.
Mais les derniers vers et ceux qui vont suivre montrent aussi un autre aspect de l’épicurisme, son mépris du luxe et du lucre. Comme une première critique de ce qui pourrit – entre autres – notre civilisation d’aujourd’hui, l’avidité, le greed en américain.
A d’autres ces palais où l’opulence mêle
Aux nocturnes festins, au bruit des chœurs, au chant
Des cithares, l’éclat des vaisselles d’argent,
La splendeur des parois de bronze et d’or vêtues
Et des lampes en feu dans la main des statues !
Nous, sur le frais tapis d’une herbe épaisse, aux bords
D’un ruisseau, mollement nous étendons nos corps.
Qu’importe à nos loisirs la richesse des marbres,
Quand le printemps nous rit à travers les grands arbres
Et sur l’herbe répand la parure des fleurs !
Une idée reprise dans le livre V (La Terre, le Monde et l’Homme) lorsqu’il décrit l’évolution de l’espèce humaine, l’avènement de la civilisation et celle des rois et des villes :
L’or vint ensuite, l’or, qui de leur primauté
Sans peine dépouilla la force et la beauté :
Car les beaux et les forts, entraînés dans leur nombre,
Font cortège au plus riche et marchent dans son ombre.
Ah ! la pauvreté sage est le suprême bien.
Avoir besoin de peu, c’est ne manquer de rien.

Amour et sexualité.
Sur ce plan-là, sur ce qu’il dit de l’amour, je ne suis pas d’accord du tout avec ce cher Lucrèce. C’est mon droit, j’ai 88 ans, ai eu une vie heureuse, un amour heureux et l’ai toujours. Lucrèce a dû vivre bien des amours malheureuses. C’est ce que dit André Lefèvre dans sa préface. Quand Lucrèce s’exclame :
La source de joie est la source de pleurs !
On ne sait quoi d’amer du milieu des délices
Monte, et serre le cœur : remords poignant des vices
Et du bel âge oisif au devoir dérobé…
c’est de l’amour qu’il parle, dit André Lefèvre. « L’amour, dont il a souffert, et dont il connaît les douceurs, témoin les vers émus sur les joies de la famille… l’amour n’est plus pour lui que la ruine de l’âme et du corps, la dissipation des héritages lentement acquis, la déperdition de toutes les noblesses viriles ». L’amour est illusion.
Sous les coups de Vénus, qu’ils viennent d’une femme
Dont tout le corps projette une amoureuse flamme,
Ou bien de quelque éphèbe aux membres féminins,
Vers l’auteur de son mal le vaincu tend les mains,
Pour étreindre le fruit dont la soif le pénètre,
Pour verser en ce corps l’essence de son être,
Tout ce que le désir pressent de volupté.
Voilà cette Vénus, cet amour si vanté,
La source du poison dont le cœur boit les charmes…
Ah, fuis. Tourne ailleurs ta pensée et tes forces
L’amour le plus heureux comporte des périls
Evitons les filets que l’amour peut nous tendre.
Et pourtant avec quels vers heureux n’a-t-il pas chanté Vénus et l’hymen et la fécondité bienheureuse au tout début de son poème ! Et puis il y a ces vers célèbres que Rovelli cite également, et qui décrivent l’irrésistible et primitive force de l’attirance des sexes :
Et quand Vénus, troublant d’un frisson précurseur
Deux êtres enivrés de leur jeunesse en fleur,
Pour le champ féminin prépare la charrue,
Le couple entrelacé dans l’étreinte se rue,
Et souffles bouche à bouche et salives et dents
Se mêlent confondus en des baisers ardents.
Que se ravissent-ils ? Qui, se donnant soi-même,
Tout entier, corps pour corps, s’en va dans ce qu’il aime ?
Voici la version de Rovelli qu’il a traduite en italien et sa traductrice, Sophie Lem, de l’italien en français, et qui est probablement une traduction plus proche de l’original :
Enfin, membres accolés, quand ils jouissent de cette fleur
de jeunesse, quand déjà le corps envisage des joies,
et que Vénus est au point d’ensemencer le champ de la femme,
avides ils clouent son corps, ils joignent leur salive à la sienne,
leur souffle pénètre sa bouche qu’ils pressent de leurs dents ;
en vain, puisqu’ils ne peuvent rien détacher de son corps,
ni le pénétrer et de leur corps aller jusqu’au tréfonds de son corps.
J’aime énormément cette image du couple qui se pénètre, lui en elle, elle en lui, et que chacun voudrait encore aller plus loin, ne voudrait plus que faire un avec l’autre. Car elle correspond exactement à ma conception à moi. Que dans l’autre on cherche avant tout la solution. La solution à notre solitude.
Pour moi quand l’enfant perçoit pour la première fois sa conscience, que, malade dans son lit, il comprend tout-à-coup qu’il ne peut communiquer ce qu’il ressent à sa mère, qu’il est lui, dans ce corps qui est le sien, et qu’il n’est ni sa mère, ni cet homme qu’il entend passer en-bas dans la rue, son premier sentiment est un sentiment de douleur et de crainte. Il est seul. Il est enfermé dans un corps pris au hasard parmi ses semblables. Dans un premier stade ce qui le frappe c’est l’impossibilité de communiquer avec l’autre, même avec sa mère. Plus tard sa solitude se traduira par d’autres sentiments encore. Il est seul pour penser, pour souffrir, pour décider, pour agir. C’est le premier problème qui se pose à tout humain conscient. Sa solitude. L’autre problème se posera bien plus tard. Quand il verra venir sa fin. C’est de savoir que l’être conscient qu’il est va s’éteindre pour toujours. Qu’il est mortel.
Or s’il n’y a pas de solution à notre sort mortel qu’on ne peut qu’accepter avec sérénité comme Lucrèce, notre sentiment de solitude peut trouver sa solution, son unique solution, dans le couple, l’homme dans la femme, la femme dans l’homme. C’est ce que je pense. Et c’est ce que j’ai vécu.

La science.
En réalité le grand poème de Lucrèce est avant tout une leçon de physique. Une leçon en physique donnée en d’admirables vers. Comme pour faire passer la pilule. Comme on fait accepter à l’enfant le remède amer avec du miel, dit-il.
Je suis le médecin qui présente à l’enfant
Quelque breuvage amer, qu’il faut boire pourtant.
Les bords du vase, enduits d’un miel qui les parfume,
À cet âge léger dérobent l’amertume
Le mensonge sauveur n’aura trompé que les lèvres
….
Baume suspect à ceux qui ne l’ont pas goûté.
La foule, enfant qu’allèche une innocente ruse,
Cédant sans défiance au charme de la Muse,
Sous le couvert du miel boira les sucs amers.
Ainsi puissé-je, ami, te charmant de mes vers,
Dans ton âme surprise infuser la Nature !
Ne lisant plus le latin, je ne sais si les vers de Lucrèce sont admirables (ceux d’André Lefèvre le sont, sans conteste), mais en tout cas ses images le sont. Il y en a tellement qu’il faudrait citer. Quand il évoque la foudre, les volcans, les premiers hommes, le cycle de l’eau, les flots déchainés, la mer, les troupeaux, que sais-je encore.
Vais-je citer tout son enseignement ? Tout ce qu’il a découvert, analysé, de toutes les choses de la Nature et de l’Homme ? Non, je ne vais pas vous ennuyer avec tout cela. Simplement noter, peut-être, les points les plus marquants. L’atome. Même si Epicure en parlait déjà, et, avant lui, Empédocle. Mais ce qui est certain c’est que l’atome, selon Lucrèce, est non seulement insécable, mais aussi inodore, incolore, immuable, éternel. Si la façon dont il imagine leur rencontre (après Epicure) est hautement fantaisiste, le hasard y joue un rôle. Ce qui est d’autant plus remarquable qu’il parle aussi de sélection, dix-huit siècles avant Darwin (livre V) :
Certes, la terre antique essaya d’enfanter
Des êtres singuliers, imparfaits ou complexes
Mais en vain : la Nature en proscrivait l’espèce.
Que de formes sans nom durent s’éteindre avant
De transmettre à des fils le principe vivant !
Celles qui jusqu’à nous se sont perpétuées
Le doivent aux vertus dont elles sont douées.
Et comme il parle de hasard encore ailleurs on pourrait presque penser au Hasard et la Nécessité de notre Jacques Monod !
La pluralité des mondes. Encore une idée qui vient d’Epicure d’ailleurs. Voir au Livre II :
La Nature avec moi le crie : autour de nous,
En large comme en long, dessus comme dessous,
L’infini se déploie, et l’évidence inonde
D’une pleine clarté l’immensité du monde.
Or, comment supposer, quand si profondément
L’espace illimité s’ouvre et qu’un mouvement
Éternel et divers en ses gouffres immenses
Dissémine le vol d’innombrables semences,
Qu’il ne se soit formé qu’une terre et qu’un ciel ?
Non, non. Il reste ailleurs des amas de matière,
Des mondes habités, frères de ce séjour
Dont notre éther embrasse et maintient le contour.
Ainsi loin d’être seuls, il faut bien que la lune
Et le soleil, la terre et la mer et le ciel
Soient en nombre infini dans l’ordre universel.
Mais il y a encore bien d’autres constatations scientifiques tout-à-fait étonnantes pour l’époque. L’existence du vide, la couleur qui n’existe que grâce à la lumière, la vitesse de transmission de la lumière plus grande que celle du son, le fonctionnement de la vue, le début du langage, etc. La connaissance grâce aux sens interprétés par l’intelligence. C’est la base de tout. Et lorsqu’il ne sait pas, Lucrèce émet plusieurs hypothèses comme pour les changements des quarts de la lune. Alors, évidemment, il y a aussi de nombreuses erreurs. Mais c’est bien normal. Depuis le premier siècle avant J.-C. la science – contrairement à la sagesse – a progressé.

La mort.
C’est dans le troisième Livre, L’âme et la mort, que Lucrèce nous parle d’abord de l’âme, puis de la mort. Il ne refuse pas l’antique croyance en l’existence de l’âme. L’âme et l’esprit que nous nommons conscience ou pensée. Mais déjà, il ne fait guère de différence entre les deux :
L’âme naît, l’esprit naît, donc l’âme et l’esprit meurent.
(Comme en constant accord leurs substances de meurent,
Pour nommer l’une et l’autre un des deux mots suffit.
Ce que j’écris de l’âme entends-le de l’esprit.
Ainsi, quand je dirai : l’âme est chose mortelle,
Ne vas pas oublier que l’esprit meurt comme elle).
Mais, surtout, il lui semble évident que l’âme comme l’esprit sont attachés au corps et meurent avec lui.
D’ailleurs l’âme et le corps ensemble sont conçus ;
Nous les sentons grandir et décliner ensemble.
Car l’âme tient au corps, si le corps la contient.
C’est de leur union que la force provient.
Je le répète donc, lorsque la vie éteinte
A rejeté le souffle et rompu le contour,
Il faut bien que l’esprit se dissolve à son tour,
Et l’âme avec l’esprit, car leur cause est la même.
Il se moque de ceux qui croient que l’âme entre dans le corps après la naissance, de ceux qui croient à sa transmigration et de ceux qui la croient immortelle :
D’ailleurs, si l’âme était de nature immortelle
Et pouvait sentir loin du corps qui la recèle,
De cinq sens, que je pense, il la faudrait pourvoir.
Rien ne sent, rien ne vit, sans un concours d’organes.
Cette constatation est importante pour Lucrèce. Car elle rend l’idée de la mort plus légère :
Ami, la mort n’est rien, dès que l’âme est mortelle.
Rien n’atteindra nos sens, ou notre être, mot vide,
Car nous ne serons plus ! Rien…
Et puisqu’il n’y a rien après la mort, nous n’avons pas non plus à craindre les tortures de l’Hadès. Ce n’est pas Lucrèce qui inventera les affreux tourments de l’Enfer que Mahomet découvrira lors de son ascension au ciel, et que Dante reprendra dans sa description de l’Enfer !
Non, non ; hors de la vie, il n’est pas de torture.
Et plus loin :
Il n’est point d’Erinnyes et de chien à trois corps :
C’est le spectre du crime et l’ombre du remords.
L’Erèbe ténébreux et la funeste haleine
Que vomit en vapeurs sa gueule souterraine,
L’âme du scélérat de tourments se repaît :
Verges, bourreaux, gibets, tenailles, poix en flamme
L’assiègent. Rêve affreux ! Sous lui la roche infâme
Manque, il tombe ! A défaut du juge et du licteur,
La conscience est là, qui veille dans son cœur.
Sous l’aiguillon secret, sous le fouet implacable,
Il ne voit pas de terme à l’effroi qui l’accable ;
Il tremble que la mort ne double encore ses maux.
De là cet Achéron, ces monstres infernaux
Que de leur propre vie animent les crédules.
Une fois débarrassé de « la terreur de ce qui suit la mort », celle-ci n’est plus rien d’autre qu’un « repos sans fin et de l’éternité ». « Le mort couché dans une paix profonde » laisse aux autres « sa part des peines de ce monde ». Et, d’ailleurs, à quoi bon croire que l’on peut échapper aux lois de la Nature ? Cette Nature qui te dit :
« Il est temps. Place, place à ta postérité ! »
Grande et forte leçon ! Tout est métamorphoses ;
Toujours un flot nouveau chasse les vieilles choses ;
Et l’échange éternel rajeunit l’univers.
La tranquillité d’esprit qu’apporte la conviction qu’il n’y a pas d’après, d’après la mort, m’est familière. Et je me souviens encore qu’elle m’est venue à la lecture du Vert Henri de mon cher Gottfried Keller quand le jeune héros, retournant à son pays natal, s’arrête chez un châtelain dont la fille adoptive, la belle Dorothée, au grand dam du curé ami de la famille, est intimement persuadée, elle aussi, que la mort est une fin définitive. Qu’il n’y a rien après. Et la sérénité que cette pensée apporte à Dorothée n’a rien à voir avec l’existence ou non d’un quelconque enfer, c’est tout autre chose, c’est l’importance que cela donne à la vie d’ici-bas. Qu’il faut jouir de chaque minute qui passe, du moindre plaisir, de chaque rose qui fleurit. Dorothée fait l'émerveillement du bel Henri qui la voit souriante, heureuse, s'occuper des roses et des abeilles. C'est comme une révélation subite pour lui : que l'on puisse accepter la mort comme une fin définitive, et qu'au lieu d'avoir du chagrin, on puisse, tout au contraire, être d'autant plus heureuse car le moindre plaisir, de par sa fragilité même, en devient plus intense. Ce n’est pas exactement le cas, me semble-t-il, chez Lucrèce. Pas trop de carpe diem. Ses injonctions de jouir de cette courte vie ne font pas légion. Et son appel aux buveurs n’est guère convainquant :
Sur leurs lits de festins, dans leurs coupes moroses,
La mort se glisse et parle aux buveurs ceints de roses,
Leur criant : « Jouissez ! si court est le plaisir ! »
Ni l’injonction de la Nature aux mourants :
« Mortel, pourquoi ce deuil ? ces pleurs ? Il n’est plus temps.
Si jusqu’ici pour toi la vie en biens abonde
Qui, sur tes jours versés, n’ont pas fui comme une onde
En un vase sans fond, quitte-le satisfait ;
Sors-en rassasié comme on sort d’un banquet,
Et tranquille, endors-toi dans la paix éternelle »
C’est que Lucrèce, visiblement, n’a pas vécu heureux. Cela se ressent tout particulièrement dans sa longue description, bien noire, de la peste à Athènes sur laquelle son livre VI (Les Météores et la Maladie) se termine bien brusquement, me semble-t-il. Une fin brutale que personne ne paraît vouloir expliquer.
Carlo Rovelli a découvert un petit livre publié en 1929 par un philosophe et professeur d’université persécuté par le fascisme, Vittorio Enzo Alfieri, et intitulé Lucrezio. Celui-ci n’est pas intéressé par les considérations scientifiques de Lucrèce, mais est fasciné par sa poésie. « Il perçoit le chant du poème », dit Rovelli, « la poésie merveilleuse et absolue de la nature et des passions de l’âme de Lucrèce, sa délicate sensibilité ». « Mais dans la passion de Lucrèce pour la raison », continue Rovelli, « il lit le désespoir. Le chant de Lucrèce nous montre la sottise des hommes, l’inutilité de la vie, l’absurdité des illusions consolatrices. Il s’attarde longtemps, très longtemps, sur la mort, il se clôt sur une description crue et réaliste de l’horreur de la peste à Athènes… Alfieri voit dans le crédo passionné de Lucrèce en la sérénité de la vie l’aspiration d’un homme qui a souffert ». « Le Lucrèce d’Alfieri est un géant romantique », dit encore Rovelli, « mû par une héroïque rébellion, pour l’homme, contre les bêtises de la religion et les illusions de l’amour, qui voudrait vivre et offrir à chacun de nous une existence de connaissance et de sérénité – en vain, car la nature, avant d’être mère, est, comme pour Leopardi, marâtre, et parce que les passions du cœur sont plus fortes que la sérénité de la pensée ».
André Lefèvre reconnaît lui aussi « dans l’austère mélancolie du poète l’écho d’un sentiment personnel, l’intense retentissement des souffrances, de luttes, partagées et ressenties aussi bien qu’observées ». Et il cite un érudit de son époque, l’Alsacien Benjamin-Constant Martha, qui dit que la vie de Lucrèce « coïncide avec le temps le plus abominable de l’histoire romaine ». Il parle de la lutte entre Marius et Sylla, d’un « combat sanglant sur le Forum et dans les rues » du temps de Sylla, « où dix mille hommes périrent », puis après le retour de Marius (avec Cinna), d’un « vaste égorgement qui dura cinq jours et cinq nuits », un peu plus tard, sous Sylla à nouveau, la bataille contre les Italiens qui réclamaient les mêmes droits que les Romains, « où cinquante mille cadavres restèrent au pied des murailles ». Et le lendemain, on entendait « les cris de huit mille prisonniers massacrés près du Sénat ». Alors que Lucrèce avait, probablement, entre 12 et 16 ans, il a pu voir « les proscriptions du dictateur » et « l’immolation » d’un grand nombre de consulaires, de sénateurs et de chevaliers. Et Lucrèce devait avoir environ 32 ans lorsqu’éclate la conjuration de Catalina. J’ai fait une rapide vérification sur le net et je me suis tout de suite aperçu que Martha avait oublié Spartacus. La fameuse révolte des esclaves dont tout le monde, je suppose, a vu le film de Stanley Kubrick tiré du roman du malheureux Howard Fast persécuté par McCarthy et où Kirk Douglas joue Spartacus. Or la révolte commence en – 73 (Lucrèce devait avoir à peu près 20 ans) et finit en – 71. Et le vainqueur, le cruel général Crassus, qui était aussi l’un des hommes les plus riches de Rome (un oligarque romain), a fait crucifier les 6000 prisonniers tout le long de la Via Appia, deux se faisant face tous les 25 mètres. Faites le calcul : cela doit bien faire 70 km !
O tempora, o mores !

Post-scriptum : Je ne suis qu’un piètre amateur en matière de philosophie, mais j’ai quand même souhaité en savoir un peu plus sur l’état de la philosophie dans la société romaine. Je m’étais déjà intéressé au stoïcisme lorsque j’ai étudié le bushido, l’éthique du samouraï (voir Voyage autour de ma Bibliothèque, tome 3 : Les Samouraïs) et leur fameux seppuku. Or à Rome Caton s’était suicidé exactement comme eux, s’ouvrant le ventre avec son épée, et, lorsqu’on a voulu le sauver, a sorti ses intestins de son ventre avec ses deux mains. Sénèque qui était l’un des plus fameux stoïciens romains avec un esclave, Epictète, et un Empereur, Marc-Aurèle, a beaucoup admiré le suicide de Caton (voir ce qu’en dit Diderot dans : Diderot : Essai sur les règnes de Claude et de Néron et sur les moeurs et les écrits de Sénèque, édit. à Londres, 1782). D’ailleurs Sénèque s’est suicidé lui aussi, sur l’ordre de Néron, son ancien élève (devenant ainsi un véritable symbole des éducateurs qui échouent !). On conçoit bien que le stoïcisme devait être plus proche des valeurs militaires de Rome. Mais il semble bien que l’épicurisme ait été assez répandu à Rome, malgré tout, et malgré Cicéron qui l’a attaqué, probablement pour les mêmes raisons que Kant bien des siècles plus tard.
Moi je trouve les deux doctrines bien intéressantes, épicurisme et stoïcisme, que l’on pourrait appeler post-socratiques, puisque leurs deux fondateurs ont vécu à cheval sur les IVème et IIIème siècles avant J.-C. (Zénon est né à Chypre en – 335 et mort en – 262 et Epicure est né en – 341 et mort en – 270). Alors que Socrate est clairement du Vème siècle (– 470 à – 399), Platon à cheval sur les Vème et IVème (– 427 à – 348) et Aristote du IVème (– 384 à – 322). Et je trouve que les deux philosophies de vie sont finalement plutôt proches l’une de l’autre, en tout cas plus proches que l’on croit. D’ailleurs en surfant sur le net j’apprends que Sénèque aurait dit : « les préceptes d’Épicure sont purs, droits et même austères, si on les examine de près, car son plaisir est enfermé dans les bornes les plus étroites. La loi que nous imposons à la vertu, il la prescrit au plaisir ». Alors ?