Nostalgies
(Espèce de) Poème géopoétique
en hommage à Kenneth White
(en prose chaloupée)
Nostalgies
(Kenneth White est un Ecossais installé depuis longtemps en France, Ardèche, puis Sud-Ouest, enfin une maison à la mer en Bretagne, écrivant en anglais, sa femme faisant la traduction, poète, écrivain, voyageur, aventurier, philosophe aussi, même prof à la Sorbonne, ayant plus de succès en France qu'en Angleterre (il a eu le Médecis Etranger pour la Route bleue). Il a été reçu par Bernard Pivot dans une de ses dernières émissions. Il avait l’air sympa, hilare, chaleureux. J'ai apprécié qu'il aime les haikus et le Japon profond. Alors on a acheté quelques uns de ses livres: La Route bleue (son voyage au Labrador), Les Cygnes sauvages (son voyage au Japon), un livre de haikus aussi, composés par lui, et cela nous a plu. Il a développé un principe qu'il appelle géopoétique qui correspond un peu à mon avis à ce que voulait faire Victor Segalen (qui écrit les Immémoriaux après avoir visité Tahiti, René Leys et les poèmes des Stèles après avoir visité la Chine). Segalen (rien à voir avec la Royale) exposait sa théorie dans un bouquin qui s'appelle Essai sur l'Exotisme. Pour faire simple, cela correspond à faire pousser sur le fumier de l'exotisme sa propre poésie. Segalen me semblait voir tout cela d'une manière très égoïste. Alors que Kenneth White me paraît avoir beaucoup de sympathie pour les contrées qu'il visite, les gens qu'il rencontre et les cultures qu'il découvre.
Alors je me suis dit pourquoi n'en ferais-je pas autant. Après tout j'ai déjà pratiqué la géo. Il n'y a plus qu'à ajouter la poésie. Oui je sais bien je ne suis pas Kenneth White ni Victor Segalen et encore moins Rimbaud ou Verlaine. Mais tous les gens qui tapent sur un piano ne sont pas non plus des Mozart. Et puis, je me suis dit, par les temps qui courent, ne vaut-il pas mieux faire de la géopoétique que de la géopolitique?)
Nostalgie du Sud
Le S de Sud a des courbes et des rondeurs pleines de douceur
Le Sud est une femme
Le Soleil du Sud
Est Source de Vie
Sensuel, Sexuel, Sentimental
Le Soleil du Sud
Est Source de Lumière, est Source de Couleurs
Kennst Du das Land wo die Zitronen blühen?
Connais-tu le Pays, demandait Goethe,
Où fleurissent les Citronniers ?
Citrons, oranges, mandarines et pamplemousses
Ces fruits d’or du Jardin des Hespérides
Dans ce Sud-là, Sud tempéré
Le Soleil donne son Sens à la Vie
Donne l’équilibre
C’est la Méditerranée, unique au Monde
Oh, Méditerranée
J’ai la nostalgie des Iles grecques
Les maisons blanchies à la chaux
Les vieux qui boivent l’ouzo sur le port
Où sont étendus les grands filets bleus
Je me souviens de Corfou
La petite église blanche
Sur la colline
Avec sa croix orthodoxe
Le miroir de la mer
Qui brille et qui scintille jusqu’à l’horizon
Comme dans le Grand Bleu de Besson :
Le petit garçon qui descend le chemin taillé dans la roche
Cherche son masque et son tuba cachés dans une encoignure
Et puis plonge dans la mer
Sans bruit, sans éclaboussures
S’enfonce jusqu’au fond
Là où loge son amie la murène
Et la nourrit de sa main
Et je me souviens d’Athènes
Où j’ai crié Thalassa, Thalassa, au chauffeur de taxi
Comme les restes des Dix Mille quand ils ont rencontré l’Hellespont
Et qu’il m’a amené au Pirée
Où j’ai déjeuné dans une taverne du port
D’un poisson grillé à la plancha comme à San Sebastian
Arrosé d’un mélange chaud d’huile d’olive et de citron
Et bu l’âpre résiné des tonneaux stockés au-dessus du bar
Et je pense à l’île de Skiathos chère à Papadiamandis
Où errent encore les ombres des anciens klephtes
Et la vieille qui noyait les petites filles dans les puits
Par pitié
Pour éviter aux parents les dots qui les écrasaient
Et puis je me rappelle l’île de Rhodes
Les plages qui s’étendent à perte de vue
Du côté de Lindos
Plages de galets, vides de touristes
(ils restent agglutinés dans la ville où on les a déversés)
Et le petit café perdu sur la côte
Dehors les tables abandonnées
Dedans toute la famille massée devant la télé
A regarder Dallas
Et j’ai la nostalgie d’Istanbul
Ahmed Kapanci me parlait de Mustafa Kemal
De sa haine des religieux
Les tarbouches interdits, les mosquées abattues
Et Ahmed se désolait de voir son comptable
Ecouter Nasser à la radio et s’agenouiller sur son tapis de prière
Sa sœur me donnait la recette des artichauts à la turque
Je me souviens aussi des petits restaurants sur le bord du Bosphore
Les rougets grillés, le café turc et le narghilé
Et devant nous défilaient les grands navires rouillés
Et les marins grecs détournaient les yeux pour ne pas voir Byzance
Et j’ai la nostalgie de Beyrouth
Le Beyrouth d’avant
D’avant les « événements »
Quand mon ami Fouad vivait encore
Que nous devisions gravement, joyeusement,
Dans un de ces restaurants de la Grotte aux Pigeons
Le dossier d’une chaise calé sous chaque aisselle
Nous évoquions Israël et la Palestine
Le patron alimentait en Tobak notre pipe à eau
D’autres soirs nous allions dans la Montagne
Un petit cours d’eau passait entre les tables
On écoutait son gargouillis
Le Mézé n’en finissait pas
Et puis arrivait le café arabe, le vrai
Distillé pendant des heures dans un petit appentis de bois
Servi sur son lit de charbon de bois
Parfumé à la Cardamome
Et tous les espressi, les cafecinhos et les cafés turcs ou grecs
N’avaient plus qu’à aller se rhabiller
Au Casino du Liban quatre chevaux lancés au grand galop sur un tapis roulant
Paraissaient parfaitement immobiles
Dans la rue Hamra les boîtes se succédaient
Et les filles rutilantes avaient un petit sourire entendu pour mon ami Fouad
Et Fouad encore
Avant d’aller se coucher
Se dirigeait vers une petite baraque de fruits
Choisissait ses oranges, ses pamplemousses, ses citrons dorés
Que le marchand pressait et nous servait dans de grands verres
Pour ajouter encore un peu de bonheur à ces journées si parfaites
Que l’on sentait déjà qu’elles ne se reproduiraient plus
Et puis, plus tard, un soir, à l’Hôtel Carlton
Les Beyrouthins mettaient en vente leurs beaux tapis persans
Et se préparaient à quitter pour toujours leur paradis
Et les images se bousculent maintenant
La Chebbah en Tunisie, la bande d’amis
Les plongées en Golfe de Gabès
Les anciens vestiges d’un port romain
Les amphores enterrées jusqu’au cou à 10 mètres de fond
Et l’amphithéâtre romain d’El Djem
Et le dîner préparé par l’ancien cuisinier du Président Coty
Un couscous tunisien avec pour chaque convive :
Une tête de chèvre qui vous regarde
Et les mosaïques romaines
Que la Tunisie exportait dans tout l’Empire
Et que le Conservateur du Musée nous montre à minuit
Et Arzew en Algérie
Mon premier contact avec la terre africaine
C’était pendant mon service militaire
La mer transparente, les oursins piétinés
Les brochettes d’abats, la paella odorante
(C’était près d’Oran l’Espagnole)
Et la Sicile au Club
Le concert de musique classique sous les oliviers
Les Eoliennes en caïque
La descente du Stromboli dans la nuit et les cendres
La baignade dans une mer de lait (la poudre de pierre ponce)
Ou dans les eaux sulfureuses
A Vulcano
Et la Sardaigne aussi
La côte sauvage à perte de vue
Le feu sur la plage déserte
Où nous avions planté nos tentes
Et nos enfants nus s’y chauffent enveloppés de couvertures
Et avant tout cela
Palma de Majorque
Avec notre petite quatre-chevaux verte
Les eaux saphir de Formentor
Ces étranges moulins à vent hollandais (ou sont-ce ceux de Don Quichotte ?)
Et cette petite baie si jolie où nous avons campé
Nous sommes nourris de calamars en boîte, de tomates et de poivrons
Et avons conçu notre fille
A Cala Ratjada
Et la Corse enfin
Santa Giulia
Le Club à ses débuts
Sous les tentes, Sol de sable
Toilettes à l’air libre
La mer couverte de méduses
Et le fils Trigano préparant lui-même la pastacciutta
Et nous étions jeunes, nous étions beaux, nous étions bronzés
Et ses yeux brillaient tout le temps
Et je n’arrêtais pas de la contempler
Car elle était la plus belle chose qui me soit jamais arrivée
(Et elle l’est encore aujourd’hui)
Plus au Sud
Le Soleil est plus Sévère
Sécheresse, Sable, Sahara
C’était le temps de la bombinette
A la troisième bombe j’étais au Bordj d’Ouallen
A mesurer les retombées radioactives
Et à arrêter les Hommes bleus qui remontaient vers le Nord
Pour échanger leurs troupeaux de moutons contre des chargements de dattes
A Colomb-Béchar
Le Bordj était perdu au milieu d’une immense plaine
Quelque part entre la Piste Impériale et la chaîne du Hoggar
Tel le Fort du Désert des Tartares
A Noël un DC3 atterrissait sur le sable
Nous apportant huîtres et champagne
Nous buvions le thé avec les Touareg
Nous nous enfoncions dans notre solitude
Et le soir la montagne prenait des couleurs mauves
A la quatrième bombe j’étais à Reggane
A déposer des objets sur le champ de tir
En plein été
A midi nous rentrions au campement
Oh, le plaisir d’une bouteille de Vittel fraîche !
Puis j’ai accompagné un ami
Qui conduisait un convoi de Gazelles à Colomb-Béchar
(les Gazelles : des mastodontes de chez Berliet)
750 km de piste en plein mois de juillet !
Il faisait 50 degrés à l’ombre et il n’y avait pas d’ombre
Le soir à l’étape nous couchions sur le sable
Et la nuit il faisait presqu’aussi chaud que le jour
A Béchar nous logions chez un pasteur protestant
Nous jouions aux échecs et nous discutions religion
Puis nous allions boire un verre au Sphinx
Sans le pasteur
Puisque le Sphinx était le bordel local
J’ai aussi voyagé d’oasis en oasis
Mesurer la radioactivité
Avec mes filtres en papier, mon aspirateur et mon compteur Geiger
A El Golea il y avait un sous-préfet
On a passé la nuit sur le toit de la sous-préfecture
Couchés sur des tapis, on nous servait la chorba, le couscous, les pâtisseries
Le thé à la menthe
Et puis nous reprenions du Whisky, de grandes bouteilles de Johnny Walker
En face se dressaient des colonnes rocheuses surmontées de blocs
Comme des tables pour géants
Les douces dunes ondulaient jusqu’à l’horizon
Lancinant était le bruit de ces myriades de grains de sable
Qui coulaient et se frottaient les uns aux autres
Sous l’effet de ce v