Ce matin je suis allé en ville chez mon libraire prendre quelques livres que j’avais commandés. Et parmi eux ce livre de Frédéric Paulin avec ce titre un peu étrange : Nul ennemi comme un frère (1975 – 1983) publié chez Agullo et censé être le premier volume d’une trilogie consacrée à la tragique guerre civile libanaise. Et ce soir je l’ai terminé, après avoir lu sans m’arrêter ses 500 pages. Pris, d’un côté, par l’art de l’auteur qui vous tient en haleine et, de temps en temps, tenté de tout arrêter parce que cela me rappelait trop de souvenirs douloureux. Car le temps où le Liban était un paradis, je l’ai encore connu. Et la dernière fois que je l’ai quitté, j’ai vu, du taxi qui me menait à l’aéroport, un gamin traverser la route, en portant une kalachnikov presqu’aussi grande que lui en bandoulière ! Et la veille au soir j’avais assisté, à l’hôtel Carlton où je logeais, à la vente de tapis persans par des Libanais qui allaient quitter le pays pour toujours.
Mais si j’ai tout de suite voulu me procurer ce nouvel ouvrage de Paulin, dès que j’ai vu l’article que le Monde lui a consacré (Une introspection pour le Liban, article signé Abel Mestre, dans Le Monde daté du 23/08/2024), c’est que j’avais lu il y a deux ans déjà une autre trilogie publiée par Frédéric Paulin chez Agullo également et consacrée à la guerre civile en Algérie (ce que les Algériens appellent les Années noires) et au développement du terrorisme islamiste en France (jusqu’à l’attentat du Bataclan). D’ailleurs, avant de vous parler de ce nouveau livre de Paulin et de l’auto-destruction d’un pays que j’ai aimé, j’ai besoin de trouver mon souffle et mon calme (trop d’horreurs, trop de folie, trop de cruauté). Alors je vais vous parler d’abord de l’autre trilogie et des autres horreurs. En reprenant ce que j’en avais écrit dans mon Bloc-notes 2023 sous ce titre général et vague de : Mes lectures de toute une année (2022).
Frédéric Paulin : La guerre est une ruse (Agullo Editions/Gallimard, 2018)
Frédéric Paulin : Prémices de la chute (Agullo Editions, 2019)
Frédéric Paulin : La fabrique de la Terreur (Agullo Editions, 2020)
Cette trilogie est la chronique d’un quart de siècle de terrorisme islamiste qui commence en 1992 avec le début de la décennie noire algérienne et finit, provisoirement, avec le massacre du Bataclan de 2015. Il s’agit d’un ensemble remarquablement bien documenté dont la lecture a été rendue très vivante grâce à quelques héros de fiction attachants, un agent de la DGSE, à moitié algérien, un commandant-femme de la DST, la fille journaliste de l’agent DGSE, etc.
Le premier tome se passe presqu’entièrement en Algérie, depuis janvier 1992, lorsque l’Armée refuse d’accepter la victoire électorale du Parti islamiste et établit un régime d’exception, jusqu’en 1995 lorsque la France est frappée par les premiers attentats terroristes attribués au GIA algérien. Je rappelle que la décennie noire algérienne a entraîné la mort, selon les estimations, de 60000 à 200000 personnes. Frédéric Paulin suit assez systématiquement la théorie du complot, c’est-à-dire la relation coupable entre l’Armée et les Islamistes. Je me souviens de ce qui s’écrivait à l’époque dans certains journaux en France. Que certains massacres étaient accomplis par les militaires pour accuser les islamistes de sauvagerie. Je me souviens aussi que celui qui commençait seulement sa carrière d’écrivain, Yasmina Khadra, qui était passé par une école de cadets militaire et avait servi l’Armée, dénonçait avec violence ces théories complotistes, disant qu’il avait lui-même poursuivi avec ses camarades les maquisards islamistes dans la montagne et découvert des faits dont l’horreur dépassait toute imagination. Voici ce qu’il écrivait alors (Le Monde du 13 mars 2001) : « De telles horreurs ne peuvent être commises que par des mystiques ou des forcenés ; en tout cas par des monstres qui ne pourront jamais plus réintégrer la société et prétendre à la reprise d’une vie normale. Pour atteindre un tel degré de barbarie, il faut impérativement avoir divorcé d’avec Dieu et les hommes. Les soldats que j’ai connus dans le maquis gardent encore la foi ». Moi, à l’époque, j’avais tendance à plutôt croire Khadra, ne voyant pas des militaires perpétrer des massacres simplement pour faire accuser les islamistes.
Mais Paulin, lui, semble formel. Pour lui c’est la DRS, la Direction du Renseignement et de la Sécurité, dépendante directement du Ministère de la Défense, qui dirige tout. Celui qui en est le chef est un dur parmi les durs, Lamine Mohammed Médrène, dit Toufik. Il est l’un des principaux janviéristes qui ont décidé de bloquer le processus électoral qui allait donner la victoire au FIS en janvier 1992, il fait aussi partie du clan des éradicateurs, la ligne dure, et dirige la DRS de 1990 à 2015 ! Son adjoint est Smaïn Lamari, le général en tête de la lutte anti-terroriste est Athmane Tartag, dit Bachir, qui va succéder à Toufik en 2015 et le colonel M’hemma Djebbar est le chef du CTRI de Blida (Centre territorial de recherche et d’investigation). Si collusion il y a eu entre militaires et islamistes tous ces hommes y ont participé ou ont été au moins au courant. Quel aurait été leur intérêt ? Créer le chaos, dit Paulin, et, de cette manière, assurer leur survie. Paulin n’est pas toujours très clair sur la façon dont la collusion fonctionne. A un moment donné il semble même suggérer que le GIA est une création de la DRS. Plus sérieusement, il semble plus logique d’essayer d’infiltrer les islamistes, de les inciter à entreprendre certaines actions ou de leur faire porter le chapeau d’actions qui ne sont pas de leur fait. Que les dirigeants algériens aient intérêt à ce que la France les suive dans leur lutte, en particulier sur son territoire national, semble encore logique. Et on pourrait effectivement croire Paulin quand il explique comment l’enlèvement, le 24 octobre 1993, des trois fonctionnaires français, le couple Thévenot et Alain Fressier, et leur libération quelques jours plus tard, pourrait avoir été organisé par la DRS. Mais quoi penser de l’opération meurtrière effectuée dans une enclave sécurisée française, en août 1994, qui a coûté la vie à quatre gendarmes et deux fonctionnaires français ?
J’ai écrit à Frédéric Paulin, par l’intermédiaire de son éditeur, pour lui demander s’il avait réussi à rassembler des preuves sur cette fameuse collusion Armée-GIA, mais il ne m’a pas répondu…
Avant de continuer il faut peut-être dire quelques mots sur Paulin lui-même. Il était journaliste quand il a participé à Gênes à un fameux G8 et y a été littéralement traumatisé par l’incroyable violence policière qui a marqué cet évènement. Il le raconte à nouveau dans une interview du Monde (Macha Séry, Le Monde du 26 septembre 2021) : « Au début, la fête promettait d’être exceptionnelle », raconte Paulin. « Il y avait 500 000 personnes, un méga concert de Manu Chao, des langues de toute l’Europe ». Et puis voilà qu’on déploie 25000 policiers. Berlusconi venait de revenir au pouvoir et son vice-président du Conseil était le néo-fasciste Gianfranco Fini. Alors ils vont casser des « communistis », faire 600 blessés et un mort. Paulin en a gardé une grande méfiance de tous les corps constitués. C’est peut-être pour cela qu’il règle systématiquement ses comptes avec les supérieurs de Tedj Benlazar, d’abord, ceux de la DGSE qui ne croient rien, qui veulent des preuves. Et dans les deux autres volumes, avec ceux du Commandant Laureline Fell, la DST, devenue plus tard par fusion avec les RG, la DGSI. Les supérieurs ne croient jamais rien. Minimisent les menaces. Mais il est bien possible que Paulin ait raison. Car, après tout, quels sont les attentats que nos services de sécurité ont réussi à empêcher ? La politique, les egos, s’immiscent dans un travail où ils n’ont pas leur place. Et le problème n’est pas seulement français. Les Américains n’avaient-ils pas suffisamment d’éléments pour prévoir et, peut-être, empêcher le nine-eleven ? Et la principale raison de l’échec n’a-t-elle pas été la concurrence entre CIA et FBI ?
Le deuxième tome de la trilogie de Paulin commence en 1996 avec des attaques à la kalachnikov de quelques truands dans la région lilloise qui semblent avoir des liens avec une filière yougoslave. Et se termine avec l’attentat du 11 septembre 2001, l’attaque des tours de New-York. Ce que Paulin raconte sur la Brigade El Moudjahidin qui combat avec les Bosniaques musulmans m’a intéressé. Car je savais déjà, après avoir lu ce que racontait Emir Kusturica dans son livre : Où suis-je dans cette histoire ?, qu’Izetbegovic et ses amis n’avaient jamais été les gentils musulmans modérés que l’on nous a décrits en Occident (PHL par exemple). Voir ma note intitulée Kusturica et les Serbes sur mon site Bloc-notes 2011. Or la Brigade a des liens avec Al-Qaïda.
Le troisième tome commence plus tard, en décembre 2010, quand Mohamed Bouazizi s’immole par le feu en Tunisie. Ce qui conduit au départ de Ben Ali en janvier 2011, à la révolution en Egypte et à l’abandon du pouvoir par Moubarak en février 2011, puis aux soulèvements en Lybie, et la mort de Khadafi en octobre 2011, aux soulèvements en Syrie et la suspension de la Syrie par la Ligue arabe en novembre 2011. Puis vient la longue liste des attentats en France : Mohamed Merah, en 2012, les frères Kouachi et le massacre de Charlie Hebdo en janvier 2015. Et pour finir la grande tuerie du Bataclan en novembre 2015 sur laquelle se termine la trilogie. Auparavant Tedj Benlazar est mort d’un accident cardiaque en Syrie, son amie Laureline Fell est mise à la retraite, et le petit-fils de Tedj Benlazar est autorisé par sa mère, Vanessa Benlazar à assister au concert mortel. On ne sait pas s’il y survit…
C’est en 2018-2020 que Frédéric Paulin a écrit les trois tomes de sa trilogie, aidé et encouragé par le jeune éditeur Agullo (créé en 2015). Finalement son œuvre est bien noire. Nécessaire mais noire. D’abord parce qu’on a du mal à comprendre pourquoi nos grands services de sécurité n’ont pas pu nous protéger un peu plus, pourquoi ils ont mis tant de temps pour comprendre ce qui se passait. Et puis on n’est toujours pas plus avancé pour comprendre comment tant de jeunes se sont laissés prendre, se sont laissés convaincre, se sont laissés convertir à une fausse religion. Paulin est comme nous, comme l’un de ses héros, le mari de Vanessa Benlazar, qui s’est fait professeur dans un endroit, Lunel, d’où les jeunes partent par dizaines pour la Syrie. Vanessa aussi cherche le contact, suit un jeune jusqu’en Syrie également, cherche à le sauver, mais surtout à le comprendre. On ne peut pas tout expliquer par l’environnement social ou économique, ça ils le comprennent. Mais alors quoi ? La recherche de la violence, l’attirance pour la guerre ? La religion vraiment ? Un certain idéalisme ? Le pouvoir des réseaux sociaux ? Car à la fin les spécialistes semblent comprendre que la conversion ne se fait plus ni dans les mosquées, ni dans certaines officines, mais sur le net. Et les filles dans tout ça ? L’attirance pour un garçon ? J’arrête. A quoi bon…
Je voudrais revenir une dernière fois au premier tome, à la conviction de Paulin pour ce qui est de cette fameuse connexion entre l’Armée et le GIA, la collusion. Je ne me fais aucune illusion sur la morale des généraux algériens. Sur ce plan-là je suis persuadé qu’ils en seraient parfaitement capables. Non, ce qui me gêne c’est que, dans notre monde de fake-news, il n’y a plus aucune réalité qui ne soit aussitôt questionnée. Et qu’une contre-vérité est échafaudée. L’actrice Marion Cotillard, qu’on peut supposer, a priori, être quelqu’un d’intelligent, peu de temps après avoir reçu un Oscar, a mis en doute la réalité de l’attaque des tours. Et le kiné tunisien d’Annie, après l’attentat de Charlie, lui a dit qu’il trouvait bizarre que Hollande ait été sur les lieux si rapidement après les faits et que le policier d’origine nord-africaine abattu froidement par les deux frères n’ait pas saigné. A se demander, dit-il, si ce ne sont pas les Services secrets qui ont commis l’attentat. Pour le mettre sur le dos des Islamistes…
Frédéric Paulin : Nul ennemi comme un frère (1975 – 1883) (Agullo, 2024).
Je vais tout de suite dire ce que je n’aime pas chez Paulin. Bien sûr, il a besoin, puisque son récit a la forme d’une fiction, d’introduire des personnages fictifs qui font ou accompagnent l’action. Et, d’une façon générale, ces personnages sont bien choisis, les faits sont véridiques et les personnages qu’ils fréquentent authentiques. Ce qui m’énerve c’est qu’il se croit obligé d’introduire des histoires d’amour. Or ces histoires-là sont presque toujours mal venues ou totalement invraisemblables. Comme le conseiller d’Ambassade Kellermann amoureux d’une chiite. Ou le fils de la famille maronite qui a choisi l’exil et une carrière politique en France qui épouse la fille d’un politicien véreux corse ami de Pasqua, qui devient juge, mais qui a quelques légèretés avec un autre personnage important de l’histoire, l’agent des services secrets français, Christian Dixneuf ! Mais heureusement Frédéric Paulin a l’art de conter et de rapporter la succession des événements avec beaucoup de brio, d’essayer aussi de les expliquer (ce qui est plus difficile encore), de telle façon qu’une fois commencé ce bouquin on ne peut plus le lâcher. Car les faits racontés sont réels. Dans l’article que le Monde consacre au livre et à son auteur on apprend qu’il a un doctorat en sciences politiques et qu’il connaît, comme il dit, « le travail de recherche », ce que je veux bien croire. Le travail documentaire qu’il a fait est certainement énorme. Et le résultat est d’autant plus étonnant qu’il ne connaît guère le Liban et qu’il n’était qu’un enfant quand tout a commencé.
Moi j’ai d’abord connu le Liban grâce à un excellent ami que je me suis fait, pour la vie, lors de ma dernière année à l’Ecole centrale en 1957-58 alors que ma chambre de la Maison des Elèves de la rue de Cîteaux dans le XIIème se trouvait tout près de la sienne. Il s’appelait Fouad, son nom de famille était celui du premier Président de la République libanaise, Charles Debbas (je ne lui ai jamais demandé s’il était de la famille) et il était de religion grecque-orthodoxe. Et déjà à l’époque il me parlait des Palestiniens (étaient-ils déjà au Liban ?) et du tonneau de poudre qu’ils représentaient (il ne croyait pas si bien dire). Quant au Liban, c’est bien plus tard que je me suis rendu à de nombreuses reprises, à partir de l’année 1970, lorsque j’ai pris la direction d’une entreprise au Luxembourg. J’y allais pour y créer un bureau de représentation pour le Moyen-Orient, engager un délégué commercial, voir des clients (des Maronites) et, plus tard, pour y « respirer » lorsque je revenais de Téhéran après m’être battu avec des membres de l'une des 20 grandes familles méprisantes et hypocrites avec laquelle j’avais eu le malheur de créer une entreprise. Je raconte tout cela au tome 2 de mon Voyage, dans un chapitre intitulé F comme Ferdousi et où je commence à parler du Liban en termes dithyrambiques : « En ce temps-là Beyrouth était le paradis et sur ce paradis régnait mon ami Fouad ! ».
Que la présence des Palestiniens ait été la première cause du début de la guerre civile, Frédéric Paulin le confirme : c’est le fameux massacre des passagers palestiniens d’un bus par les phalanges chrétiennes de Pierre Gemayel dans la banlieue de Beyrouth le dimanche 13 avril 1975. Il n’empêche que ce même dimanche c’est un Palestinien qui a tiré la première balle, en passant devant l’église, blessant Gemayel et tuant son chauffeur.
Est-ce que la guerre civile libanaise a été une guerre de religion ? J’ai raconté dans un texte de mon Bloc-notes 2013 consacré à un très beau livre de Maalouf et intitulé Maalouf et la nostalgie levantine une scène vécue dans un restaurant chic de Beyrouth, Chez Pierre, où je déjeunais avec Fouad. On était probablement aux prémices des « évènements » et j’avais dû parler de guerre des religions : et voilà, ai-je écrit, que Fouad s’est tourné brusquement vers la table à côté, où dînait un avocat qu’il connaissait, et qu’il lui demande : penses-tu qu’il y a un problème de religion au Liban ? Et l’autre de répondre : mais pas du tout. Tu vois, me dit Fouad : lui est sunnite, moi grec-orthodoxe, on est amis, on travaille ensemble. La religion n’est pas un problème ici ! Bien évidemment il n’y avait aucune raison pour que sunnites et grecs-orthodoxes, qui représentaient le haut du panier de la bourgeoisie libanaise se tapent dessus. Je suppose que l’avocat en question est parti à Paris comme Fouad, une fois que les choses sérieuses ont commencé. Ceux qui vont se battre plus tard, ce sont les Maronites, les Druzes et les chiites, ces derniers étant de loin les plus défavorisés sur le plan social. Mais bizarrement, dans le roman de Maalouf (les Désorientés), à un moment donné, la question de la religion est également posée. Par la femme de l’un des exilés libanais qui se sont tous retrouvés à Beyrouth à l’occasion de l’enterrement de l’un des anciens membres de leur bande. Elle est venue les rejoindre, surtout son mari qui tarde à rentrer et semble avoir retrouvé un amour raté de sa jeunesse, la belle Sémiramis. Comment se fait-il, demande l’épouse argentine, que les religions aient une telle importance chez vous ? Pas du tout, répondent-ils, elles ont peut-être moins d’importance encore que chez vous. Ce n’est pas la foi qui importe ici, c’est le clan dont vous faites partie. Oui, c’est peut-être une façon de présenter les choses. Mais du moment que c’est la foi qui fait le clan…
De toute façon les gens qui se battent dans une guerre de religion ne se battent pas pour un article de foi. Les Protestants ne vont pas guerroyer contre les Catholiques pour les punir d’adorer la Sainte Vierge. Ils se battent contre quelqu’un qui est différent, ou plutôt qui appartient à un groupe différent. Or s’il est différent c’est parce qu’il a une religion différente. La religion isole et est donc la cause de tout. Même si on se bat quelquefois pour une raison qui n’a plus rien à faire avec la religion. Le roi très catholique français a soutenu les protestants allemands pendant la guerre de trente ans, simplement pour embêter le Roi d’Espagne et accessoirement Empereur d’Allemagne. Mais dans le cas précis du Liban il y a quand même un facteur qui a joué et qui a quelque chose à voir avec la religion. D’abord c’était le seul pays arabe où les Chrétiens étaient censés être majoritaires. Et, ensuite, le Liban était un pays un peu factice, créé par scission de la Syrie par les Français et muni d’une Constitution faite pour protéger à jamais la partie chrétienne du pays. Or la présence importante d’une composante palestinienne, très majoritairement musulmane, constituait forcément aux yeux des Chrétiens une menace.
Frédéric Paulin, en privilégiant la création d’une fiction par rapport à une histoire détaillée et datée des évènements, prend le risque de rater quelque chose. La grande explication des raisons d’agir des uns et des autres. Il parle bien d’autres Chrétiens que la famille Gemayel, de Frangié dont le fils Tony est tué par les phalanges et des Chamoun, mais il n’explique pas les raisons des dissensions entre Chrétiens (Gemayel veut unifier toutes les milices chrétiennes, mais Frangié, l’ancien Président et chef des Maronites du Nord a d’autres intérêts. Et Camille Chamoun a sa propre milice et d’autres intérêts lui aussi). Il présente le Druze Kamel Joumblatt comme un grand ennemi des Chrétiens, mais oublie d’expliquer sa position : il se disait « arabiste » et avait créé le Mouvement national qui réunissait chrétiens et musulmans et se disait défenseur des Palestiniens. Il raconte la première intervention syrienne mais n’explique guère pourquoi Chrétiens et Syriens sont alliés dans un premier temps (les Syriens veulent éviter que les Chrétiens s’allient aux Israéliens et qu'ils facilitent l’entrée de ceux-ci au Liban jusqu’aux frontières de la Syrie et, en même temps, ils veulent contrôler les Palestiniens). Sur d’autres points Frédéric Paulin est plus clair. Il montre la coopération ultérieure très intéressée entre Chrétiens de Gemayel et Israéliens (la rencontre secrète entre Gemayel et Sharon). Il décrit dans les moindres détails la façon dont Amal, l’organisation politique des chiites, commence à se diviser et l’influence grandissante de l’Iran après l’avènement de Khomeini, pour finir par la formation de ce qui sera plus tard le Hezbollah. Et il montre l’hostilité envers les Occidentaux en général, mais surtout envers la France, de la Syrie et, encore plus, de l’Iran (l’histoire de l’Eurodif, le milliard prêté par le Shah et non remboursé à Khomeiny, etc.). D’ailleurs il insiste beaucoup sur cette partie de l’histoire, les faiblesses de la France, ses illusions, sa croyance en sa puissance et la possibilité d’être amie à la fois des Chrétiens, des Palestiniens et des Israéliens. Dans l’article du Monde on écrit : « Paulin aime avant tout explorer la lente déchéance d’un ancien Empire, la France, qui s’accroche à ses dernières zones d’influence dans ses anciennes colonies ». Son éditeur ajoute, toujours d’après l’article, qu’il « creuse son sillon sur le rétrécissement de la France ». C’est vrai mais ce rétrécissement était inéluctable. Et on ne peut quand même pas reprocher à Mitterrand d’avoir permis au chef de l’OLP de sortir sain et sauf du Liban après l’intervention de l’armée israélienne. Mais tout ce que fait un Etat occidental dans cette poudrière suscite des ennemis. Avoir de bonnes relations avec Israël est un péché mortel. Protéger les phalanges chrétiennes ennemies mortelles des Palestiniens, aussi. Et dans l’histoire de l’Iran Mitterrand hérite de la politique bien imprudente en matière nucléaire de son prédécesseur (Eurodif). Remarquez, je ne défends pas Mitterrand et ce que Paulin raconte sur les relations folles avec les terroristes gauchistes d’Action directe, le fameux capitaine Paul Barril, est probablement, et tristement, vrai (voir la fameuse lettre adressée à Rouillan et publiée par le Canard). On sait aussi – ce qui ressortait déjà de sa trilogie algérienne – que Paulin critique constamment les chefs des divers organismes chargés de la sécurité et du renseignement, qui veulent des preuves avant d’agir et qui agissent trop tard. Et dans le cas du Liban la facture est salée. D’abord l’assassinat d’un Ambassadeur qui continue à circuler sans voiture blindée, puis le terrible massacre de nos parachutistes (48 tués, de nombreux blessés). Et quand on voit la façon dont nos forces étaient éparpillées par petits groupes dans différents quartiers de Beyrouth, dont beaucoup musulmans hostiles, on ne peut que s’étonner que la facture n’ait pas été encore plus lourde.
Mais, peut-être, plutôt que de démêler les multiples causes de ce drame, ce qui intéresse Paulin c’est de comprendre comment des hommes a priori normaux peuvent devenir des tueurs et des monstres. C’est l’éternelle question. Quand j’ai fait mon tour littéraire de la Méditerranée (voir mon Voyage, 1er tome, Littérature méditerranéenne) je suis tombé d’abord sur deux livres qui parlaient de la guerre (un roman en français d’Andrée Chedid, La Maison sans racines, et un roman en arabe d’Elias Khoury, Un Parfum de Paradis) que j’ai refusé de lire (mon souvenir de la guerre était encore trop proche), puis l’étude d’un tueur que j’ai lu quand même : Même les tueurs ont une mère d’un journaliste-reporter, Patrick Meney. « Marwan, le tueur de Chiyah, est un être humain comme nous », avais-je écrit. Il a 15 ans quand il fait la connaissance de son initiateur palestinien avec lequel il commence à se battre durement contre les Syriens. « Ensuite c’est l’admiration du fusil, du guerrier, de son pouvoir de tuer. Vient l’entraînement au camp des Palestiniens à Baalbek où on lui apprend tout : le maniement de toutes les armes jusqu’au lance-flammes et au bazooka, la meilleure façon de piéger quelqu’un à la dynamite et puis la lutte à l’arme blanche et la meilleure façon de tuer ». C’est comme quand, à l’armée, on nous a fait faire du close-combat, avais-je écrit encore : « on apprend à connaître les points sensibles du corps humain et à vaincre sa propre sensibilité, sa propre répugnance à frapper pour tuer ». Dans les combats dans la montagne il apprend à lutter pour sa survie. Puis, quand il revient dans son quartier, il devient sniper sur la ligne verte : « comme tireur d’élite il jouit de voir ses victimes abattues comme le chasseur (encore un primitif) qui voit son gibier culbuter » (« tous les mois une dizaine de victimes »). Autre facteur important mis en lumière par Meney : l’effet du groupe : « Marwan fait toujours partie d’un groupe, que ce soit les Palestiniens ou Amas. C’est le groupe qui lui donne la légitimité, le libère de toute entrave ». Et quand ce même groupe se retourne contre les Palestiniens, lui aussi, comme les Chrétiens quelques années auparavant, massacre les innocents et on assiste à cette scène insupportable : « la partie de football avec un bébé vivant palestinien jusqu’à ce que sa tête va éclater contre un mur ».
Frédéric Paulin ne cherche pas à faire d’études aussi fines. D’ailleurs la violence le rebute, Abel Mestre, l’auteur de l’article du Monde, le note. Pour Paulin c’est la barbarie des uns qui appelle la barbarie des autres. Comme l’effet que peut avoir la découverte du cadavre d’un jeune Phalangiste enlevé, torturé et émasculé. Son groupe de personnages principal est d’ailleurs une famille maronite. Le père est un membre important de la communauté et a participé à la formation des Phalanges, mais au fur et à mesure que la guerre évolue il devient de plus en plus désespéré. Par le chaos et la vision de la fin du Liban, d’un certain Liban. Et par ce que sont devenus ses fils. Et il se mure dans le silence. Son fils aîné, Edouard, est un chef qui devient de plus en plus dur. Michel, lui, ne veut pas devenir un tueur et part en Europe, un type un peu falot d’ailleurs (on verra si Paulin en fait quelqu’un de plus intéressant au deuxième tome de la trilogie). Quant à Charles, le plus jeune, il devient un vrai tueur cruel mais aussi un dealer avisé de haschich. Il y a même une scène surréaliste où l’on voit Charles faire un accord avec son pire ennemi, un Chiite. Ce qui est pourtant plausible quand on sait que les deux partis ont tiré leurs revenus de ce commerce, que le chanvre était planté dans la Bekaa, que c’étaient les Chiites qui l’occupaient et que les Chrétiens contrôlaient le port qui permettait l’exportation.
Dans la scène qui relate les massacres de Sabra et Chatila, dit Abel Mestre, Paulin ne fait qu’effleurer l’horreur. C’est vrai. J’ai lu bien d’autres reportages. Comme ce journaliste vu à la télé et que j’évoque dans une note de mon Bloc-notes 2012, intitulée Le Traumatisme du Mal : « Il était à Beyrouth. Au moment de l’invasion israélienne et des massacres des réfugiés palestiniens par les milices chrétiennes. Il a vu Chatila. Il est entré dans les maisons : des cadavres partout. Une femme le prend par le bras, l’emmène jusqu’à un camion frigorifique, ouvre la porte… et il voit des pieds d’enfants empilés les uns au-dessus des autres. Et cette vision ne le quitte plus jamais ». Il n’empêche, on voit chez Paulin, les 1500 Phalangistes entrer dans les camps en sachant parfaitement que les combattants sont partis et qu’ils ne rencontreront que des femmes, des enfants et des vieillards, on voit Charles tuer avec plaisir, et un groupe de Phalangistes entrer dans une maison, tuer toute la famille, sauf une fille qui crie comme une folle et qu’un des hommes tient par les cheveux et veut l’entraîner pour la violer et là c’est Edouard qui entre en scène, braque son revolver sur le front de la fille et tire. Est-ce de la cruauté ? Ou n’est-ce pas plutôt de la pitié ?
Il y a un autre personnage, une Chiite qui était secrétaire à l’Ambassade de France, et dont un Conseiller est secrètement amoureux, qui devient une ennemie féroce lorsqu’elle découvre que toute sa famille, qui habitait Chatila, a été assassinée. C’est elle qui trouve les jeunes qui sont prêts à mourir en martyrs en lançant les camions remplis de dynamite contre les objectifs. Le personnage est complètement invraisemblable mais c’est vrai que c’est peut-être la première fois, à ce moment, au Liban, que l’on a utilisé de saints kamikazes.
Le seul personnage qui a toute la sympathie de l’auteur, c’est l’agent des services secrets qui avait alerté vainement ses supérieurs et qui, à la fin, se trouve face à ces deux échecs majeurs : l’assassinat de l’Ambassadeur et le massacre du Drakkar. Comme le personnage principal de la trilogie algérienne et djihadiste, Tedj Benlazar, l’agent de la DGSE.
Pour finir je voudrais revenir à ce que me disaient mes amis libanais, d’abord Fouad à propos du tonneau de poudre palestinien (c’était en 1957/58 déjà), puis bien d’autres au tout début des « événements », à propos de l’influence des Etrangers : Syrie, Iran, Israël, bien sûr, et même les Occidentaux. Le début de tout, c’est vrai, c’est la création d’Israël et l’expulsion des Palestiniens de Palestine. On devrait se souvenir de cela, de la funeste Nabka, en ce moment où Israël continue sa destruction du peu de terre qui leur reste aux Palestiniens et fait tout pour chasser une fois de plus les derniers qui s’y accrochent. C’est surtout après le Septembre Noir de Jordanie (quand le Roi de Jordanie a réagi violemment avec ses Bédouins, lorsque l’équilibre ethnique fragile de son pays risquait d’être rompu et qu’en plus les Palestiniens avaient leur propre armée) que le gros des Palestiniens est arrivé au Liban. Les Syriens sont entrés une première fois au Liban, en venant d’abord au secours des Chrétiens (plus tard ils se retourneront contre eux), parce qu’ils ne voulaient pas que les Palestiniens deviennent trop puissants dans ce pays qu’ils considéraient comme faisant partie du leur et qu’ils s’infiltrent plus tard jusqu’en Syrie même. Quant aux Iraniens c’est à ce moment-là qu’ils débutent leur fameuse politique du chiisme extérieur (le Croissant chiite) en saisissant l’occasion qui leur est offerte par une partie des chiites libanais en train de se radicaliser. Et puis voilà qu’Israël revient en scène en envahissant tout le sud du Liban et poussant jusqu’à Beyrouth ! Quant aux nations occidentales elles croient que, couverts par l’ONU, elles peuvent apporter la paix dans ce malheureux pays. Et voilà que même les Américains sont frappés douloureusement (comme ils le sont à Téhéran même). Quant aux Français, on peut raisonnablement penser que c’est la Syrie qui est derrière l’assassinat de l’Ambassadeur (Paulin raconte que les soldats syriens ont tout vu et se sont bien gardés d’intervenir). Mais le Drakkar ce ne peut être que l’Iran. Je comprends bien qu’on ne pouvait continuer d’exécuter le contrat d’Eurodif après l’avènement de la République islamique, mais le fameux milliard ? N’aurait-on pas dû le rendre ?
Fouad, bien des années plus tard, est malgré tout rentré au pays après avoir épousé une bourgeoise libanise, veuve d’un Chehab (encore un nom de Président de la République). Et moi j’ai encore eu affaire avec des clients libanais architectes et promoteurs immobiliers. Mais ils n’étaient plus chrétiens, mais sunnites et ils ne parlaient plus français mais anglais !
Et aujourd’hui c’est la faillite totale du pays, sociale, politique, économique. Et on est toujours dans un Etat gouverné par les mêmes clans religieux. Et même si probablement le gros de la population voudrait en sortir de ce système, surtout les jeunes générations (voir par exemple le film : Le Déjeuner de Lucien Bourjeily), cela est devenu complètement impossible à cause du Hezbollah, conséquence ultime des Evènements tragiques.
Pauvre Liban !