Maalouf et la nostalgie levantine
C’était il y a vingt ans. Vingt ans déjà ! Je racontais dans mon grand Voyage autour de ma Bibliothèque, mes expériences malheureuses en Iran (F comme Ferdousi) et mes escales au Liban. Pour récupérer, pour respirer, pour retrouver la joie de vivre, la douceur de vivre, le bonheur. Et je commençais le passage sur le Liban ainsi :
En ce temps-là Beyrouth était le paradis, et sur ce paradis régnait mon ami Fouad.
Et je racontais que j’avais connu Fouad à Centrale, qu’en 3ème année nous étions voisins de chambres, qu’il m’avait initié au café turc et à la cardamome (et moi au jambonneau alsacien), que nous devisions ensemble, que nous parlions d’Israël, déjà, qu’on a fait le Carnaval de Cologne ensemble, bref, que nous étions devenus amis, et que, plus tard, il a toujours été prêt à m’aider quand je suis venu au Liban pour mon travail, m’a trouvé un délégué pour le Moyen-Orient, des locaux, un avocat pour créer une société et surtout, qu’il m’a toujours reçu comme un roi quand je débarquais à Beyrouth, qu’on allait dîner soit dans les petits restaurants en bord de mer, du côté de la Grotte aux Pigeons, soit dans la montagne, sur des tables en bois en plein air, un petit ruisseau au milieu, les lumières de la ville à nos pieds, des mezzés sans fin, le vrai café arabe, et qu’après nous faisions les boîtes de la rue Hamra, et puis qu’avant de nous coucher on allait encore boire, à une échoppe en bois, un jus fait de tous les fruits de la Bekaa et, ajoutais-je, c’était là le dernier bonheur de ces soirées si parfaites qu'elles font presque mal parce que vous savez qu'elles doivent finir et que vous soupçonnez, peut-être déjà, qu'elles ne se reproduiront plus...
Plus tard, au début de ce qu’on appelait pudiquement les « évènements », Fouad s’était installé à Paris, développant avec ses frères l’entreprise paternelle, mais surtout tirant son spleen, dans un bel appartement qui donnait sur le Parc Monceau. Et moi, exilé moi aussi, mais au Luxembourg, je lui téléphonais à chaque passage à Paris et allais boire un verre chez lui. Et lui me parlait de l’ancien Beyrouth, de la maison de ses ancêtres, des photos de Bonfils qu’il collectionnait, des livres aussi et même d’anciens manuscrits. Et puis un jour il me dit : reste dîner si tu veux, j'ai invité Amin Maalouf. L’écrivain n’était pas encore très connu à l’époque. Et on ne pouvait se douter qu’il entrerait un jour à l’Académie française. Mais il venait de faire un coup d’éclat (c’était en 1983) avec Les Croisades vues par les Arabes !
J’ai lu deux de ses romans qui ont suivi, Samarcande (1988), une rencontre improbable entre Hassan Sabah, le fondateur de l’Ordre des Assassins, le poète et astronome Omar Khayam et le grand homme d’Etat des Seldjoukides, le grand-vizir Nizam-el-Molk, et puis Les Jardins de Lumière (1991), biographie très romancée de Mani. Mais je n’étais pas convaincu. Et j’ai failli rater Le Rocher de Tanios (1992) parce qu’il avait eu le Prix Goncourt et que je me méfie des Goncourt. Mais cela aurait été vraiment dommage. J’ai trouvé le livre superbe. J’en parle dans mon tour des littératures méditerranéennes. C’est la Montagne libanaise, celle des Maronites et des Druzes. Une Montagne qui leur a servi de refuge. Une Montagne, aussi, dont un pan tombe dans la mer, et qui n’est pas seulement enracinement mais appelle également au voyage. Et aussi à l’exil. L’auteur du Rocher de Tanios, après avoir fini de raconter son histoire, va s’asseoir lui-même sur ce rocher mythique. Et c’est ainsi que le roman s’achève : « Derrière mon épaule, la montagne proche. A mes pieds la vallée d’où monteraient à la tombée du jour les hurlements familiers des chacals. Et là-bas, au loin, je voyais la mer, mon étroite parcelle de mer, étroite et longue comme une route ».
Après cela je n’ai plus rien lu de lui. Et plus aucun livre qui parlait du Liban. Du Liban détruit. De l’autodestruction libanaise. Sur ce plan-là j’étais devenu presqu’aussi sensible qu’un vrai Libanais. Car je n’avais pas seulement connu le Liban de Fouad qui était grec-orthodoxe. J’avais aussi connu les maronites, grâce à notre agent, nos clients, mes délégués successifs pour le Moyen-Orient, dont le dernier, Tony Saad, disait : mais si les Libanais sont assez fous pour détruire ce paradis, qu’ils y aillent, qu’ils s’exterminent tous. Ce Tony Saad dont la mère était une Eddé et son grand-père et ses grands-oncles de grands commerçants, importateurs de voitures anglaises et installés également en Syrie, en Irak et en Iran. J’avais été reçu chez la mère de Tony et j’avais connu l’hospitalité libanaise, la table toujours ouverte, toujours prête à recevoir les amis et les amis des amis. Et puis j’avais vu le début de la fin, assisté un soir à l’hôtel Carlton à la mise en vente par ceux qui allaient émigrer définitivement, de vieux tapis persans et de bien d’autres objets de valeur. Et, sur le chemin de l’aéroport, j’ai vu un gamin traverser la route, portant une Kalachnikov en bandoulière. Et je n’allais plus jamais retourner dans le pays. Même si nous avons encore continué à travailler au Liban, même pendant la pax syriana, installé, entre autres, des passerelles pour réparer tous les trous d’obus dont était constellée la Tour Murr. Mes monteurs, mon ingénieur chantier y sont encore allés. Moi, plus jamais.
Alors je savais que Maalouf avait écrit ce roman, Les Désorientés. Roman du retour des amis qui s’étaient dispersés, retour des exilés, souvenirs, nostalgie. Il avait paru l’année dernière. J’ai longtemps hésité. Et puis l’autre jour je le vois à nouveau dans ma librairie de Luxembourg, je le feuillette et… je l’achète.
Et très vite, dès les premières pages, c’est la jouissance. Jouissance de la nostalgie. Mais pas seulement. C’est que très rapidement on retrouve ce qu’on avait aimé. Et c’est difficile à définir. Car c’est tout un ensemble. Beauté des paysages, beauté des femmes, merveilleuses femmes mûres, intelligentes, piquantes, amitié entre hommes, tendresse pour les femmes, pour les hommes aussi, plaisirs simples de la table, l’arak, la pipe à eau, le hachich, tous les fruits du paradis, l’art de vivre. A la fin du livre le héros principal qui tient son Journal, dit ceci : « Ma grande joie est d’avoir retrouvé, au milieu des eaux, quelques îlots de délicatesse levantine et de sereine tendresse ». Délicatesse levantine et sereine tendresse. Cela dit tout.
J’ai d’abord été étonné de ce mot : levantin. Mot qu’on retrouve plusieurs fois dans le texte. Or, pour moi, les Levantins c’était toute cette classe d’hommes qui vivaient en marge de l’Empire ottoman, Italiens, Français, Grecs, Juifs, Arméniens, parce que historiquement ils y remplissaient un rôle essentiel dans l’Empire, financier et commerçant, activités interdites aux Musulmans (ou dédaignées par eux). Balladur, chez nous en France, est issu de cette population levantine de Turquie (Smyrne ?). Alors pourquoi Maalouf applique-t-il ce terme de levantin à ces bourgeois et intellectuels libanais ? Peut-être par analogie. J’ai toujours été frappé par ce qui unissait les cultures de la Méditerranée orientale, surtout celles des citadins évolués d’Athènes, d’Istanbul, de Beyrouth et d’Alexandrie. Pas seulement le café turc ou grec ou l’ouzo qui devient ailleurs raki ou arak. C’est peut-être l’Empire ottoman qui en est la cause et les mélanges entre populations qu’il a entraînés. En tout cas je trouvais beaucoup de points communs – et bien plus profonds que le café turc ou l’arak – entre les gens que j’ai eu l’occasion de fréquenter, mon agent en Grèce, du temps où je travaillais encore à Fives-Lille, au nom d’armateur, mon agent d’Istanbul, plus tard, Ahmed Kapanci, qui avait été élève de l’école des Frères Saint Joseph qui existait aussi au Liban, et peut-être dans le temps en Egypte, et qui écrivait un français si précieux, et ceux que j’ai connus au Liban et, aussi, de tous ces personnages, aujourd’hui disparus que nous peint Lawrence Durrell dans son Quatuor d’Alexandrie…
Le roman de Maalouf est d’une construction parfaite. Le héros principal, Adam, prof d’histoire, qui s’était exilé en France, tient un Journal des événements, ce qui permet à l’auteur, de changer, de temps en temps, de perspective, en citant des extraits du Journal. Adam qui faisait partie d’une bande d’amis très unis, de différentes origines, un peu marxistes, et qui avait émigré dès le début des événements, reçoit un appel d’un ancien ami, à l’article de la mort, Mourad, un ami avec lequel il avait coupé les ponts à cause de sa « trahison », trahison de leurs idéaux, car il s’était laissé entraîner dans une faction plutôt maffieuse, pour sauver sa maison ancestrale de la Montagne, celle justement où les amis se réunissaient d’habitude. Mourad avait été sous la menace d’un autre clan du village qui proclamait avoir des droits sur la maison, une histoire typique de la Montagne libanaise ! Mais à cause de cela, il met la main dans l’engrenage, profite du système, devient ministre, gagne beaucoup d’argent et a même indirectement du sang sur la main. Ce qui me fait de nouveau penser à l’ami Fouad qui a souvent répété – Annie vient encore de me le rappeler – qu’ « il ne retournerait jamais au Liban car trop de gens ont du sang sur les mains » ! Adam accepte malgré tout de prendre l’avion pour Beyrouth mais quand il arrive Mourad est mort. Il reprend alors l’idée que lui suggère la veuve : faire revenir les anciens du groupe pour une réunion de souvenirs à Beyrouth. C’est ainsi qu’il contacte d’abord Albert, émigré aux Etats-Unis : Albert avait été tellement désespéré à l’époque qu’il avait organisé son suicide, mais avant de pouvoir réaliser son projet, s’est fait kidnapper, un de ces enlèvements souvent crapuleux qui étaient monnaie courante à l’époque. Son enlèvement à lui était d’un autre type : enlèvement pour échange. Son geôlier, un brave garagiste, voulait récupérer son fils, enlevé précédemment dans le quartier d’Albert. Mais le fils est mort. Et malgré tout, finalement, Albert est libéré, il a pu sympathiser avec son geôlier, rester en contact avec lui, au point qu’à son retour c’est l’ancien geôlier et son épouse qui l’accueillent à l’aéroport !
Le deuxième est Naïm, un juif, émigré lui au Brésil. Pourquoi au Brésil et pas en Israël ? Parce que son père désapprouvait la création d’Israël. Les juifs avaient vécu la pire et la plus horrible persécution de toute leur histoire, disait son père, mais était-ce une raison d’imposer une autre injustice à des Millions d’Arabes en les expulsant de leurs terres ancestrales ? Aujourd’hui qu’Israël existe, on va le soutenir ce pays juif, bien entendu, mais y habiter et participer à l’injustice ? Non. C’est ainsi que Maalouf effleure les uns après les autres, tous les problèmes qui se sont posés et se posent encore, pas seulement au Liban mais au Moyen-Orient tout entier. Et au passage on apprend que Naïm est l’autre nom du Paradis. Il est donc malgré tout assez souvent question du paradis dans ce roman…
Il y avait aussi un couple d’amis inséparables dans le groupe, Ramez et Ramzi, le premier étant musulman (sunnite je suppose), l’autre chrétien (maronite je suppose), amis depuis le lycée, ayant encore fait des études d’architecte ensemble, puis ont décidé de s’associer, ont créé un bureau à Beyrouth très rapidement détruit par les bombardements, puis à Londres, axé sur le développement des pays du Golfe. Un peu comme Fouad et ses frères encore qui s’étaient concentrés eux aussi sur ces pays-là, éclairage des pistes d’aéroport, mâts d’éclairage géants (du Français Petitjean) illuminant les aires de rassemblement des pèlerins de La Mecque, câblage et équipement électrique de maisons individuelles en Arabie Saoudite et à Dubaï, etc. Les deux architectes ont beaucoup de réussite et deviennent très riches. Quand Adam contacte Ramez, celui-ci, maintenant installé à Amman, vient le chercher en avion privé, possède Mercedes d’argent, villa superbe et femme charmante, mais son compagnon a tout abandonné, brusquement, sans explication, du jour au lendemain et s’est retiré et isolé dans un petit couvent de montagne, très difficile d’accès. Quand, plus tard, Adam réussit à l’y retrouver malgré tout, Ramzi sort progressivement de son mutisme. Ramez avait déjà raconté que son ami n’avait pas été heureux en mariage (une femme méchante, envieuse) mais ce n’était pas là la raison principale de son abandon de toute vie active et des plaisirs matériels. « Au commencement de ma vie », dit Ramzi, « je rêvais de construire le monde, et au bout du compte, je n’ai pas construit grand-chose. Je m’étais promis de bâtir des universités, des hôpitaux, des laboratoires de recherche, des usines modernes, des logements décents pour des gens simples, et j’ai passé ma vie à bâtir des palais, des prisons, des bases militaires, des malls pour consommateurs frénétiques, des gratte-ciels inhabitables ; et des îles artificielles pour milliardaires fous ». Qu’y faire ? On ne pouvait dire à une Altesse : « non, je ne vous construirai pas un huitième Palais, vous en avez déjà sept autres que vous utilisez à peine ». C’est l’argent du pétrole. Il rend les gens fous. Le pétrole serait-il un cadeau empoisonné pour les Arabes ? Mais quand on regarde aujourd’hui rien que les Emirats dont chacun a son grand aéroport international (je me souviens de l’époque où Sharjah qui n’est qu’à 20 km de Dubaï a décidé de construire le sien), avec leurs centres commerciaux de luxe géants (et cela commence dans les aéroports), leurs pelouses artificielles, leurs installations de sports d’hiver artificielles et ces tours de Dubaï qui comme celle de Babel cherchent à atteindre le ciel, on ne peut qu’être d’accord avec Ramzi. C’est le pétrole du Diable.
Et puis il y a encore la belle Sémiramis. Je crois que si, dans ma jeunesse, j’avais rencontré une fille s’appelant ainsi, j’en serais tombé immédiatement amoureux rien qu’à cause de son nom. Sémiramis était restée. Elle avait construit avec l’argent de son père un hôtel (Hôtel Sémiramis, bien entendu) et une maison à côté. Avec une terrasse d’où l’on voyait la mer, et la ville au loin. En appuyant sur un bouton un maître d’hôtel lui montait son petit-déjeuner ou, le soir, l’immuable mezzé et du champagne (quand, plus tard, Naïm participe au repas du soir, il est scandalisé par le champagne et réclame au maître d’hôtel un arak authentique). Et bientôt Adam qui couche à son hôtel, retombe sous son charme et participera non seulement au mezzé du soir mais aussi au petit-déjeuner qui vous fortifie après une nuit d’amour. Il faut dire qu’il en avait déjà été amoureux dans sa jeunesse mais avait raté le coche parce qu’il avait été trop timide pour l’embrasser quand il en avait eu l’occasion. C’est un autre de leurs amis de jeunesse, Bilal, qui en a profité. Et Bilal et Sémiramis allaient vivre un amour passionné. Mais Bilal, on ne sait pourquoi, s’est tout de suite engagé dans une faction et est allé faire le coup de feu. Les raisons qu’évoque l’auteur, ne sont pas claires (Bilal est littéraire, veut devenir écrivain, rêve de ceux qui ont vécu la guerre d’Espagne, Hemingway, Orwell, etc…). En tout cas il est musulman, peut-être chiite. Et il est aussi l’un des premiers à être tué. Sémiramis ne s’en est jamais consolé. Alors Adam essaye d’entrer en contact avec son jeune frère. Et se retrouve face à face avec un islamiste barbu. Mais intelligent. Nidal. Intéressante conversation entre les deux. Qui devient vite duel. « Ce que tu ne veux pas voir », dit Nidal, « c’est qu’en Occident tout ce qui émane de nous est regardé avec hostilité ». Et cette hostilité-là est ancienne. Elle est là depuis des siècles. « Depuis quatre cents ans, nous n’avons pas envahi un seul pays d’Occident, ce sont eux qui nous envahissent, eux qui nous imposent leur loi, eux qui nous soumettent et qui nous colonisent, eux qui nous humilient. Nous n’avons fait que subir, subir, subir… ». Adam ne se laisse pas faire. S’ils nous haïssent, il faut dire que nous les haïssons aussi. Et si nous sommes vaincus c’est peut-être aussi notre faute. « Les vaincus sont toujours tentés de se présenter comme des victimes innocentes. Mais ça ne correspond pas à la réalité, ils ne sont pas du tout innocents. Ils sont coupables d’avoir été vaincus. Coupables envers leurs peuples, coupables envers leur civilisation. Et je ne parle pas seulement des dirigeants, je parle de moi, de toi, de nous tous… ». Et tu vas me dire que c’est l’islam ? demande Nidal. Non, dit Adam. « La religion n’est qu’un élément du dossier. Pour moi elle n’est pas le problème. Elle n’est pas la solution non plus ». Et puis Nidal a une parole cruelle : « Quand tu dis nous, tu parles de qui ? ». Adam est touché. C’est vrai, se dit-il, « de quel côté est-ce que je suis, moi, l’Arabe chrétien qui vis depuis si longtemps en France. Du côté de l’Islam, ou du côté de l’Occident ? ». Ceci étant je dois dire à sa défense que les Libanais que j’ai connus se sont toujours proclamés Arabes. Même si intellectuellement parlant ils étaient plus proches des Européens que la grande masse des autres Moyen-Orientaux y compris leur propre peuple. Et quand on étudie l’histoire des Chrétiens d’Orient on constate que là aussi ils se sont d’abord vus comme faisant partie de cet Orient, différent de notre Occident. Ce n’est que quand ils étaient persécutés, ce qui leur est pourtant arrivé souvent dans leur longue histoire, qu’ils se sont tournés vers l’Occident, lui demandant de les protéger.
On en parle justement de ces Chrétiens d’Orient, quand Adam, acceptant l’invitation de Ramzi, va passer une nuit à son couvent. Et constate, lors du repas en commun le soir, que les autres moines, au nombre de sept, viennent d’un peu partout, des différentes régions de ce Moyen-Orient. Iraq, Syrie, Egypte, Israël, Liban aussi bien sûr. Et lorsqu’il entend les noms de tous ces lieux dont ils sont originaires, il leur demande : « Et vous pensez qu’il y a un avenir pour les communautés au sein desquelles vous êtes nés ? ». « Je prie, mais je n’ai pas d’espoir », lui répond après un long silence l’un d’eux qui a pris pour nom de moine celui de Chrysostome. Et un peu plus tard c’est Ramzi qui est devenu frère Basile qui lui répond : « Si tous les hommes sont mortels, nous les Chrétiens d’Orient, nous le sommes deux fois. Une fois en tant qu’individus – et c’est le Ciel qui l’a décrété ; et une fois en tant que communautés, en tant que civilisations, et là le Ciel n’y est pour rien, c’est la faute aux hommes ». Dans son Journal Adam se rappelle qu’il avait une fois dit à un coreligionnaire, en se vantant un peu : « Nos ancêtres étaient chrétiens quand l’Europe était encore païenne, et ils parlaient l’arabe bien avant l’islam ». Belle formule, lui dit son ami. « Retiens-là ! Elle ferait sur nos tombes une belle épitaphe ».
Il y a encore une très belle scène plus tard quand Adam se décide à aller découvrir la maison de ses parents, dans la montagne, avec Naïm et Sémiramis. Il n’en avait jamais parlé de ses parents, à ses amis. Ils étaient morts, très jeunes encore, dans un accident d’avion. La maison était leur fierté. C’était aussi, pour Adam, une époque heureuse. Quand ils la découvrent, Adam est d’abord un peu déçu, comme souvent, quand on constate que le rêve et la réalité ne coïncident pas forcément. Et puis Adam entraîne ses amis dans le terrain voisin, suit un chemin qui mène à un mur, leur raconte sa découverte de celle qui habite de l’autre côté du mur, la veuve d’un réfugié d’Iraq, à qui il devait donner le vieux nom de Hanum. Et voilà que la Hanum apparaît sur le chemin, toujours alerte, retour du passé, reconnaît son Adam et l’invite avec ses amis à entrer chez elle. Grande maison, piscine, jardin fleuri parfaitement entretenu, vue sur la mer. Le vieux Liban est toujours là. C’est un très beau nom, Sémiramis, dit la Hanum. D’où êtes-vous ? Je suis née en Egypte. Mes parents sont partis à cause de Nasser. Ah, les révolutions, dit la Hanum, elles ne nous ont jamais apporté que du malheur. Moi c’était celle d’Iraq. On ne peut pas généraliser, Hanum, dit Adam qui est prof d’histoire. Dans nos pays arabes peut-être, mais pas dans l’histoire européenne. Mais si, dit la Hanum, qui lit beaucoup. Regardez la Révolution d’octobre ! Voyez tous ces écrivains merveilleux d’avant, Tolstoï, Dostoïevski, Pouchkine, Tourgueniev, etc. Et après ? Pourtant c’est vrai qu’au Moyen-Orient (et en Iran aussi d’ailleurs) les Révolutions n’ont souvent apporté que des malheurs. Maalouf a écrit son roman en 2012. On ne connaissait pas encore toutes les conséquences du Printemps arabe. Tunisie, Libye, Egypte, Syrie. Pour le moment le résultat n’est guère brillant !
Finalement c’est la femme d’Adam, Dolorès, une Argentine, qui vient rejoindre toute cette bande de vieux amis. Un peu parce qu’elle a peur qu’Adam se replonge trop profondément dans ses souvenirs, mais aussi pour le tirer des griffes de la belle et redoutable Sémiramis. Et elle pose les questions que nous les lecteurs avaient hâte de poser à l’auteur ? Comment vous êtes-vous trouvés au départ ? Vous qui semblez d’origines et de communautés différentes ? C’est parce que nous avions des idées en commun, de rébellion contre la société existante, un peu marxistes, un peu che-guevaristes aussi. Et puis chacun d’entre nous était un peu à part dans sa propre communauté. Et c’est aussi cela qui nous a unis. Et comment se fait-il, demande encore l’Argentine, que les religions aient une telle importance chez vous ? Pas du tout, répondent-ils, elles ont peut-être moins d’importance encore que chez vous. Ce n’est pas la foi qui importe ici, c’est le clan dont vous faites partie. Et voilà encore que je me rappelle Fouad. C’était tout au début des évènements. Nous dînions dans un restaurant chic, restaurent français, chez Pierre, quand on a parlé de guerre de religions et que Fouad s’est tourné brusquement vers la table à côté, où dînait un avocat qu’il connaissait, et qu’il lui demande : penses-tu qu’il y a un problème de religion au Liban ? Et l’autre de répondre : mais pas du tout. Tu vois, me dit Fouad : lui est sunnite, moi grec-orthodoxe, on est amis, on travaille ensemble. La religion n’est pas un problème ici !
Amin Maalouf ne relate jamais, dans son roman, la chronologie des événements. Ce n’est que par ses effets sur le groupe d’amis que la guerre civile est évoquée : enlèvement d’Albert, engagement et mort rapide de Bilal, émigration d’Adam, d’Albert et de Naïm, destruction du bureau d’architecture de Ramez et de Ramzi et leur déménagement, et « trahison » des idéaux du groupe par Mourad. Et on ne parle pas non plus des causes de cette guerre. Parce que ce n’est pas le sujet du livre, parce que les causes en sont multiples et complexes et que c’est le choix fait par Maalouf. Ceci étant, pour moi qui ai suivi tout ce drame dès le départ, je sais bien qu’il y a eu des éléments déclencheurs mais je suis aussi persuadé que l’élément catalyseur a été la présence des camps palestiniens au Liban. Le fameux tonneau de poudre évoqué par Fouad dès les années 57-58. Evocation tristement prémonitoire.
Je ne vous raconterai pas la fin de l’histoire. Elle n’est pas particulièrement heureuse. Mais c’est un roman qu’il faut lire quand on s’intéresse au Liban et au Moyen-Orient arabe. Evidemment on ne fait qu’effleurer les problèmes. Mais ils ont le mérite d’être posés. Et pour ceux qui ont connu le Liban d’avant c’est un livre qui vous émeut. Quand Adam sort du restaurant très islamisé où il avait déjeuné avec Nidal, il se dit que le monde a changé et qu’on n’y peut rien. Que Nidal et ses amis font partie du Liban d’aujourd’hui, qu’ils sont « au diapason du temps ». Et que lui-même en est loin, qu’il est « d’une autre époque, prématurément révolue ». « Mais je demeure persuadé que c’est quand même moi qui ai raison et que c’est l’humanité qui s’égare », se dit-il….