(à propos de son livre de mémoires : Confessions d’un bon à rien, Grasset, 2022)
J’ai hésité pendant un moment à maintenir ce titre, me disant qu’on pourrait le trouver de mauvais goût. A comparer un homme, citoyen israélien d’aujourd’hui, qui n’a cessé depuis le début à estimer que les Palestiniens devaient avoir leur Etat et que les colonies étaient à proscrire, aux Français et autres Européens qui ont protégé des Juifs, en d’autres temps et au péril de leurs vies. Mais depuis que les électeurs israéliens ont à nouveau choisi de donner la majorité à cette ordure de Netanyahou, je n’ai plus ces scrupules. D’autant plus que sa majorité est composée des partisans les plus radicaux du Likoud, d’un parti religieux ultra-orthodoxe et d’un parti d’extrême-droite dont le chef, Itamar Ben Gvir, avait arraché un morceau de la voiture de Rabin, clamant : « On est arrivé jusqu'à ce symbole. On arrivera jusqu'à lui ». Quelques semaines plus tard Rabin était assassiné.
Je connaissais Barnavi par les prises de position toujours très modérées qu’il avait publiées dans la presse et par ses apparitions à la télé en compagnie de la représentante des Palestiniens, Leïla Chahid. Et je m’étais demandé comment cet homme, visiblement de gauche, avait pu devenir Ambassadeur de l’Etat d’Israël en France et défendre les positions officielles de son Gouvernement. J’ai donc commencé à lire ses Mémoires en me reportant tout de suite au chapitre intitulé : Ambassadeur de Sharon. Et compris que c’était Barak qui l’avait nommé alors que l’Ambassadeur précédent était mort subitement d’un accident cardiaque (dans les bras de sa maîtresse, dit-on). Et que, si Barnavi n’appréciait Barak que modérément, même s’il était travailliste (et même devenu le chef du Parti à un moment donné), c’était Shlomo Ben-Ami qui était alors Ministre des Affaires étrangères et l’ami de longue date de Barnavi qui l’avait proposé pour ce poste. Et convaincu Barnavi d’accepter. Cela s’est passé en décembre 2000. De toute façon cela n’a pas duré. Dès le mois de mars suivant Barak a perdu les élections et c’est Sharon qui est devenu chef de Gouvernement. Barnavi pense d’abord à démissionner puis décide de rester (voir plus loin) et Sharon le garde jusqu’en août 2002. En fait ce n’est d’ailleurs pas Sharon qui le vide. C’est le travailliste Peres qui est alors le Ministre des Affaires étrangères de Sharon. Et le fait annoncer à Barnavi par un fonctionnaire subalterne de son Ministère. Je vois que Barnavi n’a pas plus d’estime pour ce personnage que moi. Voyez ma note de mon Bloc-notes 2017 écrite initialement en 2013 et intitulée La défunte solution à deux Etats. J’y débutais avec un cri de colère : Shimon Peres, alors Président de l’Etat d’Israël, venait à Paris déclarer que la seule solution du conflit était la solution de deux Etats. Quelle incroyable hypocrisie, m’étais-je dit. Alors que Netanyahou dirigeait le gouvernement et, ajoutais-je : « alors qu’on sait parfaitement que Netanyahou y est viscéralement opposé depuis toujours, que de toute façon la colonisation systématique entreprise depuis ces dix ou vingt dernières années l’a rendue impossible (ce qui était son but), qu’on est même arrivé aujourd’hui à une situation devenue pratiquement irréversible, que le même Netanyahou vient de former un Gouvernement avec un Ministre de la défense totalement opposé au gel de la colonisation et qui a, dans le passé, traité les Palestiniens de « cancer », avec un Foyer juif dont le chef, Naftali Bennett, a déclaré qu’un Etat palestinien représenterait un suicide national, et qui aura des postes clés : Ministre du commerce et de l’économie (avec autorité sur les affaires religieuses, Jérusalem et la diaspora juive) et Ministre du Logement (donc de l’expansion des colonies) ». Barnavi cite le jugement sur Peres de son ami Shlomo Ben-Ami : « Shimon a la tête dans les étoiles et les pieds dans la merde ». « C’était assez bien vu », dit Barnavi.
Il faut peut-être rapidement rappeler quelques dates. C’est en 1993 que les accords d’Oslo sont signés. Arafat reconnaît Israël et Rabin l’OLP (septembre 1993). En 1994 Israël signe la paix avec la Jordanie. Et Rabin est assassiné le 4 novembre 1995 après une terrible campagne de haine. Je crois me souvenir que la veuve de Rabin avait refusé à Netanyahou d’assister à l’enterrement. Barnavi confirme : « quant à moi je le détestais (Netanyahou) depuis le temps où il excitait les foules contre Rabin ; comme tant d’autres, je le tenais pour l’un des principaux responsables de son assassinat ». Ailleurs il parle de « pourriture morale » à son propos et le traite de « voyou ». Le travailliste Peres devient Premier Ministre en 1996. Puis perd les élections contre… Netanyahou. Incroyable. Comme si les citoyens voulaient donner raison à l’assassin. Netanyahou reste au pouvoir de 1996 à 1999. C’est alors que le travailliste Barak remporte les élections. Il devient Premier Ministre le 17 mai 1999 et le reste jusqu’au 7 mars 2001 lorsqu’il perd à nouveau contre Sharon.
Barnavi n’a suivi Oslo que de loin. Il est d’abord Universitaire et historien avant d’être politicien. Mais il trouve que le vers était dans le fruit dès l’origine. Deux choses l’inquiétaient, dit-il, « l’ambiguïté et la conditionnalité ». L’horizon était trop incertain. « …L’on s’était embarqué dans un voyage extraordinairement long et tortueux, chaque étape étant conditionnée par celle d’avant et conditionnant celle d’après. Il aurait fallu au contraire agir vite et frapper fort, en allant droit à l’essentiel ». Je crois que Barnavi a raison. Des deux côtés on voulait ménager les opinions publiques. Alors qu’en réalité elles étaient prêtes, dit-il. Voire. Peut-être pas tellement côté israélien. Sinon comment expliquer l’assassinat de Rabin ?
Quant à l’échec de Camp David, Barnavi semble accepter l’explication officielle. La faute à Arafat. Il reconnaît néanmoins que la rencontre de Barak avec Arafat chez Clinton était tardive et mal préparée. « Il avait misé d’abord sur Assad, puis, lorsqu’il a décidé qu’un accord avec la Syrie était hors de portée, il s’est rabattu sur les Palestiniens et a imposé à un Clinton réticent un sommet organisé en catastrophe ». Dans mon souvenir c’était pire : Barak essaye d’abord de négocier une paix avec le Liban mais les Libanais lui disent qu’ils ne peuvent rien signer tant que le problème palestinien n’est pas réglé. C’est alors qu’il s’attaque à Assad qui exige qu’on lui rende le plateau du Golan. Ce qu’il ne peut plus faire, d’abord parce que l’Armée estime qu’il faut y rester pour mieux protéger le nord de l’Etat d’Israël, puis, parce qu’il y a déjà de nombreux colons qui y sont installés. C’est seulement à ce moment-là qu’il décide subitement de reprendre les négociations avec les Palestiniens aux Etats-Unis, alors que d’ici six mois des élections sont prévues en Israël et que Clinton va quitter le bureau ovale. Pourquoi n’a-t-il pas eu le courage de commencer par les Palestiniens ? Arafat est réticent car il sait bien qu’il faut du temps pour préparer un tel sommet. Pourtant, dit Barnavi, Barak « était allé plus loin qu’on imaginait jusque-là possible, plus loin que Rabin n’avait jamais osé aller : près de 90% de la Cisjordanie, un échange territorial pour le restant, toute la bande de Gaza, la division de Jérusalem ». Qu’est-ce qu’il voulait de plus, Arafat, demande Barnavi. Le retour ? Rêve fou. Je ne suis pas d’accord avec Barnavi. C’est vrai qu’Arafat demandait le retour des Arabes exilés en Israël mais il savait parfaitement, comme Barak et Clinton, que c’était une condition totalement impossible à satisfaire (peut-être simplement une compensation financière ?). Mais la véritable pierre d’achoppement c’était Jérusalem. Il ne suffisait pas de diviser, il fallait encore accepter que la partie arabe de Jérusalem fasse partie de l’Etat palestinien et en soit la capitale. Sur ce point-là Arafat ne pouvait pas signer car il lui fallait l’accord des Etats arabes. Parce que pour les Musulmans Jérusalem est aussi leur ville sainte. En tout cas c’est ainsi que l’histoire est restée dans mon souvenir. Mais pour Barnavi le « véritable vilain de l’affaire » est Arafat, un « Arafat retors, qui n’a jamais su troquer son treillis de chef de guerre contre le costume de chef d’Etat ». Peut-être…
Ce que je ne savais pas c’est que Clinton a encore essayé de conclure malgré tout en publiant des « paramètres » « censés fournir une base acceptable par les deux parties pour une résolution de leur conflit », m’apprend Barnavi : « Etat palestinien souverain », « annexion par Israël de 4 à 6% de la Cisjordanie » (là où se trouvent le gros des colonies), cession de terres israéliennes « à titre de compensation », séparation à Jérusalem selon « ce qui est arabe aux Palestiniens, ce qui est juif aux Israéliens », « reconnaissance du droit du retour… à l’intérieur de l’Etat palestinien », « retrait graduel des troupes israéliennes » et « leur remplacement par une force internationale ». Israéliens et Palestiniens « endossent ses paramètres », dit Barnavi, mais « avec des réserves ».
Mais tous ces efforts, méritoires pour Clinton, n’aboutissent à rien. Il est trop tard (parce que, pour moi, Barak est parti trop tard). Quelques mois plus tard Clinton est remplacé par Bush junior qui n’y connaît rien. Barnavi, devenu Ambassadeur à Paris, essaye de convaincre le Quai d’Orsay et l’Elysée de lancer une initiative française et européenne sur la base des « paramètres », mais l’Europe est trop lourde à bouger. Et quelques mois plus tard encore Barak est remplacé par Sharon.
Barnavi n’a pas de chance. Dès son arrivée en France il est obligé de défendre la position d’Israël dans l’affaire de la deuxième Intifada. Cela a commencé avec la promenade irresponsable de Sharon sur l’esplanade du Temple, « un geste politicien cynique destiné à la consommation intérieure », dit Barnavi, mais qui n’a pas eu l’importance de la mort de l’enfant palestinien dans les bras de son père, pense-t-il. Ce qui nous ramène à Enderlin dont j’ai parlé sur mon Bloc-notes 2019, voir : Enderlin et les juifs de France. Je rappelle que Charles Enderlin était le correspondant d’Antenne 2 et que c’est son photographe qui avait pris les images de ce père coincé entre les lignes des Palestiniens de l’Intifada et l’armée israélienne et qui avait eu l’enfant qu’il tenait entre ses bras tué par un tir israélien. Barnavi ne parle guère d’Enderlin ; il ne le cite qu’une seule fois. Mais on comprend un peu mieux, sans pouvoir bien sûr l’excuser, pourquoi Enderlin s’est attiré autant de haine pour avoir maintenu son point de vue. Qui n’était rien d’autre que la vérité. Il n’empêche. Le mouvement de l’intifada prend de plus en plus d’importance et la riposte israélienne devient de plus en plus meurtrière. Barnavi sait qu’Arafat ne l’a pas déclenché, mais trouve qu’il a tort de « chevaucher » le mouvement. Et lui, en tant qu’Ambassadeur, doit justifier Israël. Lui qui, politiquement, se situe même plutôt à la gauche de la gauche. Mais à la violence on ne peut opposer que la violence, dit-il.
Pourtant Barnavi avait tout pour réussir à Paris. Il connaissait tous les intellectuels qui comptent. Il connaissait à fond la France et son histoire. Et il était non seulement parfaitement francophone (vous parlez vraiment très bien le français pour un étranger, lui avait dit bizarrement Balladur lors d’une visite en Israël) mais aussi parfaitement francophile. Comme il a beaucoup d’humour ses portraits de personnalités sont souvent savoureux. Barak qui, lorsqu’il le reçoit pour sa nomination, lui « explique la France », alors qu’il n’y connaît rien et que l’Universitaire et historien Barnavi en « a fait son métier ». Sarkozy, « volubile et virevoltant, ne tenant pas en place ». Balladur qui lui fait remarquer qu’il ne doit pas s’adresser à lui en disant Monsieur le Ministre mais Monsieur le Ministre d’Etat. Strauss-Kahn qu’il invite à dîner en compagnie de Peres en visite à Paris et qui fait du gringue et même du pied à la jeune et charmante épouse de Barnavi (il s’était remarié) et à propos de qui il dit : il avait toutes les chances de devenir Président de la République. Ce n’est pas parce qu’il est juif qu’il a échoué mais à cause de ses mœurs. Ce qui montre bien que la France n’est pas antisémite ! Claude Lanzmann qui l’invite à déjeuner parce qu’il a « des choses à lui dire » et qui en fait, avait surtout des choses à lui dire sur lui. Il est d’ailleurs un peu gêné par le personnage et « le statut d’icône » qu’il avait atteint. « Il avait imposé Shoah comme le dit final et insurpassable sur le génocide des Juifs, dont le nom même était désormais le seul autorisé ». Barnavi se demande si « le gigantisme du film » ne « faisait pas tort à son propos ». Et il est mal à l’aise, dit-il, avec « la présentation du lieu du crime et de ses acteurs locaux, les Polonais ». Jospin, Delanoé et d’autres socialistes français sont de vieilles connaissances. A propos de Jospin il raconte une histoire qui garde toute son actualité. Il le rencontre à un dîner chez des amis communs. Il était Ministre de l’Education sous Rocard, trois collégiennes se présentaient voilées en classe à Créteil. « Toi qui a un regard décalé », dit-il à Barnavi, « que devrais-je faire à ton avis ? ». « Il faut frapper fort avant que tout se délite », lui répond Barnavi. « Tout commence à l’école, nous autres Israéliens sommes bien placés pour le savoir. Dans un autre registre, et avec toutes les différences que l’on sait Ben Gourion a cédé sur l’école et maintenant l’autonomie des ultra-orthodoxes est ingérable ». Cela se passait à l’automne 1989. Jospin n’a rien fait. Et il a fallu attendre 2004 pour enfin voter une loi portant interdiction des signes religieux à l’école. Et qui semble déjà dépassée aujourd’hui…
Barnavi est aussi fasciné par Védrine, « adepte résolu de l’école réaliste des relations internationales », un « Kissinger à la française ». Il a des relations cordiales avec lui. Et approuve ce qu’il a dit lors d’un ultime débat avec lui organisé par le Figaro avant le départ de Barnavi. Il en avait assez de servir de « bureau des pleurs » aux Palestiniens alors que les discours sérieux se passaient à Washington. Alors il renoue le dialogue avec Israël et demande aux Palestiniens de faire preuve de réalisme. Mais « l’opinion israélienne et la communauté juive de France » ne lui ont pas su gré. Trop de malentendus. Et puis, dit Barnavi, Védrine ne prête pas assez attention à « la dimension irrationnelle, passionnelle, voire panique des comportements humains ». « Ne me dis surtout pas que les Etats sont des monstres froids », dit Barnavi à Védrine plus tard, lors d’un colloque à Doha. C’est un vieux cliché. « Comment ne pas voir que ces monstres supposés froids sont régis par des hommes et des femmes au sang chaud, dont les affects déterminent les décisions au moins autant, et parfois davantage, que la raison calculatrice ? Ton problème est que tu es trop cérébral ». Voilà une vérité toujours aussi actuelle. Voyez Poutine et sa décision de faire la guerre à l’Ukraine…
Barnavi parle aussi avec une certaine admiration de son adversaire politique en France, Leïla Chahid, la représentante de l’Autorité palestinienne. « Grande bourgeoise, issue d’une faille palestinienne illustre apparentée au clan des Husseini », « redoutable » débatteuse, mais « intéressante », « éloquente, cultivée et charmeuse, elle était en définitive une modérée, avec laquelle nous partagions le même objectif », dit-il encore. Il croit aussi savoir que ses relations avec Arafat étaient aussi mauvaises que celles de Barnavi avec Peres. Nous la connaissons bien ici au Luxembourg. D’ailleurs depuis qu’elle s’est retirée en Belgique, chaque fois qu’elle vient ici elle couche chez nos amis Michel et Eliane qui ont créé au Luxembourg, il y a 20 ans déjà, le Comité pour une Paix juste au Proche-Orient.
Finalement l’un des problèmes que Barnavi rencontre en France c’est celui des Juifs de France. Il s’étonne un peu de trouver en France une communauté juive particulièrement « sioniste ». Peut-être plus passionnément attachée à Israël que d’autres communautés juives à travers le monde. Et qui s’explique probablement par le fait qu’elle soit devenue majoritairement séfarade avec l’Indépendance de l’Afrique du Nord. Charles Enderlin, dans son livre, Les Juifs de France entre république et sionisme (Seuil, 2020) l’explique très bien. Voir aussi ma note de mon Bloc-notes 2020 : Enderlin et les juifs de France. Au fond il n’y a rien de vraiment surprenant à ce fait. Les Juifs originaires d’Afrique du Nord n’ont pas la même mémoire collective que les Juifs ashkénazes qu’ils soient Juifs du Pape, Juifs alsaciens ou Juifs originaires d’Europe de l’Est. Ils ont vécu en milieu arabe, sont eux-mêmes restés un peu orientaux, et ont connu une République française restée encore pétainiste même après le débarquement des alliés en Algérie. Le Monde du 3 novembre dernier vient encore de rappeler cette douloureuse histoire que j’ai déjà évoquée ailleurs dans mes notes. Voir Le Monde du 3 novembre 2022, La Mémoire occultée de l’opération Torch par Corinne Bensimon. Je rappelle les faits : Churchill convainc Roosevelt de débarquer en Afrique du Nord pour sauver le canal de Suez, l’expédition est lancée avec 100000 soldats qui doivent atteindre l’Algérie et le Maroc, où sont stationnés 100000 soldats français qui ont juré fidélité à Pétain, les pieds noirs sont farouchement pétainistes et antisémites notoires (déjà à l’époque de Crémieux et de Dreyfus), des réseaux de résistance se forment dont le plus efficace est celui de José Aboulker à Alger qui rassemble 400 jeunes résistants dont les trois quarts sont juifs. C’est grâce à ce réseau que les Américains débarquent à Alger sans pertes alors qu’à Oran et au Maroc l’armée française les combat (1346 morts côté français dont 999 au Maroc, et 479 tués côté américain). Tout ceci se passe le 8 novembre 1942. Mais les Américains ont besoin d’un responsable français avec qui négocier la suite. Roosevelt méprise profondément de Gaulle (il faudra un jour expliquer ce sentiment qui devient à un moment donné complètement irrationnel). Et il choisit de s’allier d’abord avec Giraud puis, en l’absence de celui-ci, avec l’amiral Darlan, le « dauphin de Pétain ». Darlan commande le cessez-le-feu et Roosevelt le laisse continuer le régime de Pétain. Heureusement il est assassiné deux mois plus tard, mais Giraud qui le remplace est lui aussi un fervent de « la révolution nationale ». Les appelés juifs sont envoyés dans des camps au Sahara casser des cailloux. Douze conjurés dont José Aboulker sont arrêtés. Il y avait déjà 15000 « indésirables » enfermés dans des camps au sud (communistes, nationalistes, républicains espagnols, gaullistes, francs-maçons et juifs). Les 110000 juifs ont perdu la nationalité française avec l’abolition du décret Crémieux (du moins ceux qui en avaient profité pour l’acquérir), on a commencé à les dénombrer et à les spolier. De Gaulle n’arrive à Alger qu’en mai 1943 et doit composer avec Giraud à la tête du Comité français de libération nationale créé sur place. Ce n’est pourtant qu’en octobre 1943, un après le débarquement, que le décret Crémieux est à nouveau aboli et c’est en novembre que Giraud est enfin évincé et que de Gaulle seul président du CFLN nomme Aboulker compagnon de la Libération avec son cousin Roger Carcassone qui avait agi à Oran et deux autres résistants tués par les Vichystes, Jean Dreyfus et le capitaine Alfred Pillafort. On comprend donc, comme l’écrit l’auteure de l’article, que ces événements largement méconnus en France, sont restés, au contraire, vivaces dans la mémoire des Juifs originaires d’Algérie. Il n’empêche : Barnavi est obligé à plusieurs reprises de leur rappeler qu’il n’est pas leur représentant, ni le représentant d’Israël auprès de la communauté juive de France. Je suis l’Ambassadeur de l’Etat d’Israël auprès de la République française, leur dit-il. Il faut dire que la communauté juive de France n’est pas la seule responsable de ce quiproquo. Combien de fois nos gouvernants ont-ils invité les Premiers Ministres d’Israël pour commémorer un fait d’antisémitisme commis en France ! L’historienne Suzanne Citron, elle-même juive, en était choquée : En juillet 2017, elle invectivait Emmanuel Macron, comme j’aurais aimé le faire, quand il invite Netanyahou à la commémoration de la rafle du Vél’dHiv : « Je dénie formellement toute justification à la présence d’un homme cautionnant les exactions et les méfaits de la colonisation israélienne en Palestine et je récuse la sempiternelle et démagogique confusion entre antisémitisme et critique de l’Etat d’Israël » (voir mon Bloc-notes 2018, Décès de Suzanne Citron.
Alors parlons-en, de l’antisémitisme. Barnavi en parle longuement. Il a mis ses idées en forme de « thèses », dit-il. Et il en cite 10. J’ai moi-même étudié longuement l’histoire de l’antisémitisme pour pouvoir dire qu’en gros je suis d’accord avec lui (voir sur mon site Voyage, tome 1 : Antisémitisme et identité juive. « L’antisémitisme est un phénomène historique », il est « né du christianisme » qui, lui, « n’est pas racial » et donc que « l’antisémitisme racial n’est pas un simple prolongement de l’antisémitisme chrétien ». « L’antisémitisme racial n’est pas non plus le résultat automatique de la modernité ». D’accord. Il n’empêche qu’il est apparu en même temps que le monde moderne. « Le sionisme politique est né de l’antisémitisme européen, l’Etat d’Israël de son excroissance monstrueuse, la Shoah ». Oui, encore d’accord, même si le sionisme politique avait justement pour but la création de cet Etat d’Israël. Même si, effectivement, sans la Shoah il ne serait jamais devenu aussi puissant. Et que pour moi, comme pour certains intellectuels israéliens, Israël a tort de faire de la Shoah sa référence suprême (voir ce que dit Avraham Burg l’ancien Président de la Knesset, dans son livre : Vaincre Hitler. Je l’ai rappelé dans ma note citée ci-dessus, La défunte solution des deux Etats : la Shoah a complètement imprégné la vie et la façon de penser en Israël. Sa présence obsédante a d’innombrables répercussions souterraines, dit Burg. Et d’abord sur « la conception israélienne de la sécurité et de la force, les peurs et les paranoïas, les obsessions et les craintes perpétuelles… »). Mais revenons à Barnavi. « L’antisémitisme musulman contemporain est fils de l’antisémitisme racial européen ». Peut-être. Je n’en sais rien. Barnavi parle des Protocoles des Sages de Sion, devenus bestseller dans les pays arabes. Il n’empêche : aujourd’hui l’antisémitisme musulman contemporain, en Occident comme dans le monde arabe ou, plus largement musulman, est fils du problème palestinien. Barnavi le reconnaît d’ailleurs plus ou moins. Et si je parle de monde musulman c’est que le conflit est presque devenu religieux. Daoud le regrettait amèrement. Voir ma note intitulée Les Chroniques de Kamel Daoud dans mon Bloc-notes 2017. Dans une chronique de 2012 Daoud exprime déjà l’idée que la Palestine souffre du fait qu’on en a fait une cause panarabe et une cause de messianisme islamique. Il revient à plusieurs reprises sur cette idée dans des chroniques de 2014 : La cause palestinienne est trop arabisée et islamisée, écrit-il, une solidarité basée sur l’ethnie, la race, la religion piège les Palestiniens, la cause palestinienne sert à tout dans le monde « arabe » d’aujourd’hui sauf à secourir les Palestiniens. Sauf que la religion est tout aussi importante du côté des Israéliens, ulta-orthodoxes et autres intégristes. Aujourd’hui plus que jamais avec l’alliance qui est en train de se mettre en place entre Netanyahou, extrême-droite et ultra-orthodoxes. Alors que du côté arabe le Maroc et certains Etats du Golfe tendent la main à Israël et semblent sacrifier la Palestine.
Mais revenons à Barnavi et à la France. Les Français d’aujourd’hui ne sont pas antisémites, affirme Barnavi. « L’antisémitisme classique, chrétien ou racial, conservateur ou révolutionnaire, qui sévissait sous la troisième République et s’est épanoui avec la divine surprise de son effondrement (dixit Maurras, c’est-à-dire en 40) n’est plus que l’ombre de lui-même », écrit-il. Le problème c’est le communautarisme qui est un phénomène nouveau en France et contraire à son essence. Mais la réalité est que la France abrite à la fois « la deuxième communauté juive dans le monde » en-dehors d’Israël et « la plus forte communauté arabo-musulmane d’Occident au moment même où elle semble avoir épuisé ses capacités intégratives ». Un problème que nous connaissons bien et qui a de nombreuses raisons impossibles à analyser en détail ici, dont les principales sont géo-sociales et économiques. Et qui ne génère pas seulement de l’antisémitisme mais surtout de l’islamisme intégriste et terroriste. Mais quand Barnavi affirme : « l’antisémitisme en France aujourd’hui n’est rien d’autre que l’antijudaïsme grossier et pogromiste des banlieues », je suis un peu gêné, trouvant que c’est peut-être quand même un peu simpliste. Surtout qu’il semble reprocher à la République d’être trop faible pour y répondre. Ainsi qu’à la gauche. Je suis aussi gêné quand il cite Alain Finkelkraut qui écrit dans son livre Au nom de l’autre. Réflexions sur l’antisémitisme qui vient, Gallimard, 2003 : « ce que les progressistes reprochent désormais aux Juifs ce n’est pas d’être différents ; c’est de vouloir le rester ». Je préfère de loin quand il cite celui qu’il dit être son ami, l’historien Michel Winock et son livre La France et les juifs, de 1789 à nos jours (Seuil 2004) et que j’ai moi-même abondamment cité dans ma note intitulée Enderlin et les juifs de France. Et à qui il prend la conclusion : « Le combat contre l’antisémitisme est une entreprise de longue haleine ». Pour cela il faut une « vigilance civique » d’abord, ne laisser rien passer. Il faut aussi que la République soit vigilante, faire respecter les principes et les lois. Enfin agir à l’école, se servir d’un outil qui est l’histoire. Plus que jamais après le drame de Samuel Paty.
Que peut faire Israël dans ce contexte ? Surtout pas ce qu’a fait Sharon, dit Barnavi : « appeler publiquement les Juifs de France à venir rejoindre leurs frères en Israël, seul pays du monde où ils seraient protégés de la fureur pogromiste de leurs voisins ». Absurde et insultant, dit Barnavi. A la fois pour la République française et pour la communauté juive de France. Nous sommes bien d’accord.
« Comment cela finira-t-il ? », demande-t-il encore. « Comme Michel Winock, je pense que cet antisémitisme d’importation n’aura qu’un temps, le temps de faire la paix au Proche-Orient », répond-il. Malheureusement cela ne sera ni demain, ni après-demain si Netanyahou réussit à former son gouvernement avec ses trois composantes funestes. Dans le Monde du 16 novembre 2022 on pouvait lire la contribution d’une sociologue franco-israélienne, directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Eva Illouz, qui se dit sioniste, contribution intitulée : La troisième force politique en Israël représente ce qu’on est bien obligé d’appeler un fascisme juif. Itamar Ben Gvir, le chef de Sionisme religieux, « voit dans la violence un recours légitime pour défendre la terre, la nation et Dieu », écrit-elle. C’est un terroriste qui a défendu des terroristes et admiré Baruch Goldstein, celui qui a abattu 29 Palestiniens qui priaient à la mosquée d’Ibrahim. Et c’est un élève du rabbin Meir Kahane qui prônait trois solutions au problème des Arabes : soit rester en Israël avec un statut juridique inférieur de résident étranger (c’est l’apartheid à vie), soit partir avec une compensation financière, soit être expulsé de force. Bonjour la paix…
C’est en février 2001 que Barak est battu par Sharon. Barnavi se demande s’il ne devrait pas démissionner, mais décide finalement de rester. Après tout, le nouveau gouvernement est celui d’une coalition Likoud-travaillistes et puis l’Ambassadeur est d’abord au service de l’Etat avant d’être un valet de son gouvernement. Sharon visite Paris en juillet. Sa réputation est atroce. « Soldat brutal et politicien retors », dit Barnavi. Il est le père de la colonisation sauvage des « Territoires palestiniens ». Et il était le général en chef lors de la guerre du Liban quand les milices libanaises ont commis les horribles massacres de Sabra et Chatila. Mais après tout – c’est moi qui le dit – ce sont les guerriers chrétiens qui ont tué des enfants en faisant éclater leurs têtes contre des murs dans le camp palestinien, non les Israéliens ! Mais finalement il « est très différent de l’image de brute épaisse que j’avais de lui », reconnaît Barnavi. « L’homme est courtois, de contact facile, non dénué d’humour ». Et Sharon veut que Barnavi reste. « Il fait du bon boulot », dit-il à son acolyte plus critique, le journaliste Uri Dan. S’il avait su à ce moment-là tout ce qui allait lui tomber dessus : intensification de l’intifada, répression de plus en violente par les Israéliens, siège de la résidence d’Arafat et, finalement, occupation militaire de la Cisjordanie, il ne serait peut-être pas resté. C’est finalement Peres qui met fin à ses fonctions après une ultime manifestation d’hypocrisie : un jour, lors d’un voyage à Paris, « il se lamente de la brutalité excessive de la répression ». Alors qu’il est « le numéro deux du Gouvernement », dit Barnavi. C’est en août 2002 que Peres le fait appeler par le directeur du personnel des Affaires étrangères pour l’informer que « le ministre ne souhaite pas renouveler son contrat ».
Alors parlons, un peu plus brièvement, si possible, de l’homme Barnavi, de ses origines, de son éducation, de sa carrière d’universitaire et d’historien et, pour finir, de son œuvre bruxelloise, le Musée de l’Europe, où l’Israélien se révèle un très grand Européen, fervent supporter de l’Union européenne.
Elie Barnavi est né en Roumanie en 1946. Son père était né en Bessarabie, s’est battu avec les Russes contre les Nazis, puis est revenu travailler comme dentiste à Bucarest. Sa mère était originaire d’une famille petite-bourgeoise de Moldavie, s’est réfugiée pendant la guerre avec ses deux enfants en Ouzbékistan où ils sont morts de malnutrition. Véritable drame qu’Elie n’a appris qu’une fois sorti de l’adolescence et qui avait définitivement empoisonné la relation du couple. Son père lui apprend le russe et l’hébreu et une certaine Madame Hélène lui enseigne le français, l’initie à la littérature française et est peut-être à l’origine de sa francophilie. Son père, ancien communiste déçu, devient sioniste et cherche à partir. Quand plus tard Elie demande à son père s’ils sont Roumains, celui-ci lui répond qu’ils sont juifs.
Barnavi fait à ce sujet une observation pertinente sur la différence entre Juifs d’Europe occidentale et Juifs d’Europe orientale. « En France, un Juif est d’abord français et ensuite juif », dit-il. « En Europe orientale, mosaïque d’ethnies, on était juif d’abord, en fait juif seulement, l’éthique nationale changeante et incertaine n’ayant de sens que pour l’ethnie majoritaire. En Occident le judaïsme était d’abord une confession, en Orient une nation… ». Ce qui me fait penser à la définition du Bundisme (voir ma note de mon Bloc-notes 2008 : Le Bund et le yiddish) : « Le Bund considère que la communauté juive constitue une nation », avais-je écrit, « une nation pas seulement définie par son histoire et sa religion mais aussi par ses particularités culturelles en général et sa langue. Une nation qui a le droit de vivre, en parfaite égalité de droits avec les autres nationalités, sur la terre où elle vit depuis des siècles et où elle a travaillé et pris sa part dans son développement économique ». Je m’étais souvenu de cette définition quand j’ai parlé de l’antisémitisme supposé des Polonais à propos de ce qu’y avait vécu Marcel Reich-Ranicki : en Pologne tout le monde considérait qu’il y avait deux « nations » dans le pays : les Polonais et les Juifs. Voir mon Voyage autour de ma Bibliothèque, tome 5, Marcel Reich-Ranicki. Mais j’en parlais aussi dans mon étude sur le génocide à propos du livre autobiographique de Czeslaw Milosz, Native Realm, voir mon site Voyage, tome 4, Vienne, Hitler et les Juifs.
Le père d’Elie était athée mais allait à la synagogue le jour du Nouvel An juif, jeûnait même à Kippour et faisait circoncire son fils, raconte Barnavi. Et Barnavi, aussi peu religieux que son père, impose également la circoncision à son propre fils. Qui lui, rompt la tradition pour le petit-fils de Barnavi, ce qui le fâche. Et ce qui nous vaut de longues réflexions à ce sujet, sa colère quand il entend qu’en Allemagne des voix s’élèvent contre cette pratique, que ce serait un dommage corporel fait à un enfant, etc. Cela n’a jamais empêché personne d’avoir une relation sexuelle satisfaisante, dit-il, et cela faisait partie de la judéité. Personnellement je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas rester attaché à ses racines juives sans se couper son prépuce. Mais je ne suis pas juif…
Finalement la famille arrive à sortir de Roumanie et débarque à Haïfa en 1961. A Tel-Aviv ils retrouvent des membres de la famille de la mère d’Elie. Aucun membre des deux familles n’a péri dans les camps. Et on ne parlait jamais, dit Barnavi, de ce que l’on appelait alors l’Holocauste. Ce qui fait que le choc des révélations faites au moment du procès d’Eichmann était d’autant plus énorme pour moi, dit-il. Et probablement pour beaucoup d’autres Israéliens encore. Ce qui était d’ailleurs certainement l’intention de Ben Gourion qui en avait organisé la mise en scène. Avec les conséquences que l’on connaît. La Shoah devenue mythe fondateur…
Le jeune Elie va tout de suite rejoindre un kibboutz dans le nord du Néguev. « Le kibboutz est sans nul doute l’invention sociale la plus originale des Juifs de Palestine », écrit Barnavi, « celle qui a fait rêver les jeunes en mal d’utopie à travers le monde ». Et il a raison. C’était effectivement le cas dans ma jeunesse. Beaucoup de jeunes, juifs ou non, y sont allés y passer des périodes plus ou moins longues. Et y ont été bien accueillis. Car l’institution était en général plutôt laïque. Pas de rabbin. Selon les préceptes du fondateur du sionisme qui clamait : les rabbins dans les synagogues, l’armée dans les casernes ! On sait ce qu’il en est devenu… En tout cas Barnavi y perfectionne son hébreu, travaille dur et s’endurcit, est « déniaisé » à 15 ans et y fait son éducation politique. Car on y est farouchement de gauche et ouvert au monde. Je ne sais pas ce qu’il en est aujourd’hui. Le kibboutz est toujours là, dit Barnavi, mais il a évolué. « Il a perdu sa charge idéologique comme sa fonction sociale. La cellule familiale s’est reconstituée…, les dortoirs des enfants ont fermé, l’industrie a pris le pas sur l’agriculture, la propriété privée et l’argent ont battu en brèche le collectivisme d’antan ». Il dit encore autre chose : « L’égalité absolue n’est pas dans la nature humaine ». Or, le kibboutz avait beau être égalitaire et les décisions importantes étaient bien prises lors d’assemblées générales, mais il me semble néanmoins, d’après tout ce que j’ai lu ou entendu, qu’automatiquement le groupe générait deux sortes de membres, les passifs qui constituaient le plus grand nombre et qui étaient d’autant plus passifs qu’ils n’avaient plus à s’occuper de rien, pas d’argent, pas d’enfants, dormant et élevés en commun, pas de soucis, et les actifs qui géraient et qui étaient donc les chefs ! Remarquez : il peut y avoir un certain bonheur à être passif et ne se soucier de rien. Je me souviens de certains Allemands de l’Est plongés subitement dans la société de l’Ouest et qui se plaignaient amèrement de devoir se battre pour gagner leur vie et se désolaient d’avoir perdu ce qu’ils appelaient une Dachkultur, une culture de l’abri !
Après le kibboutz Elie rejoint à nouveau l’enseignement normal, mais n’y travaille pas sérieusement. Son oncle maternel, une forte personnalité prend les choses en mains, va voir la cheffe d’établissement qui dit qu’Elie va devenir un « Taugenichts », terme allemand (probablement il n’y avait pas d’équivalent en hébreu) qui signifie un bon à rien (d’où le titre des Mémoires). Alors son oncle le place à Jaffa, en internat, chez les Frères Saint Joseph, ces bons frères qui ont éduqué tellement de futurs francophones et francophiles d’Alexandrie, du Caire, de Beyrouth et d’Istanbul ! Et Elie se passionne à la fois pour l’histoire, son futur métier, et pour la langue française qu’il maîtrise bientôt aussi bien et même mieux que ses camarades, Français de souche.
Et puis il doit faire son service militaire, comme tous les jeunes Israéliens, avant d’entamer les études universitaires. C’est quelque chose qui pesait lourdement sur les jeunes Israéliens à l’époque, trois ans de service. C’est bien long. J’en sais quelque chose, moi qui en ai fait 28 mois, à cause de la guerre d’Algérie. Je me souviens du fils de notre agent en Israël, une famille d’origine roumaine elle aussi, vivant à Haïfa, au pied du Mont Carmel, où je leur ai rendu visite, des gens bien sympathiques qui m’envoyaient tous les Noëls une caisse de pamplemousses de Jaffa, et lui, trouvant ces trois ans qui l’attendaient bien longs, se demandant même s’il ne devait pas émigrer aux Etats-Unis. D’ailleurs le service militaire ne pèse pas seulement sur les jeunes. Les citoyens devaient faire des périodes en réservistes jusqu’à un âge avancé, 45 ans je crois. Je ne sais pas si la situation a évolué depuis. En tout cas voilà Elie parti à l’Armée, chez l’élite, les parachutes, et qui en profite pour changer de nom, adopter le nom, lui-même adopté, de son oncle : Barnavi (son vrai nom était Shkolnik, qui était pourtant pas mal, lié au mot école et signifiant peut-être étudiant ou érudit). Et puis éclate la guerre des six Jours et Barnavi y participe, entre même parmi les premiers au Mont du Temple à Jérusalem et peut toucher de sa main le Mur des Lamentations. C’était en 1967. Et, bien plus tard encore, en 1982, il doit participer, en officier réserviste, à la guerre du Liban, où il est chef d’un groupe de chars dans la montagne du Chouf. Une opération initiée par Sharon et appelée Paix en Galilée. Et qui n’a rien à voir ni avec la paix ni avec la Galilée, dit Barnavi. Pas étonnant, dans ces conditions, qu’Israël soit devenu une « nation militarisée », comme il dit. Et il cite une « vieille et amère plaisanterie » qui « veut qu’Israël soit une armée qui a un Etat ». Les considérations de Barnavi sont intéressantes. Il parle d’« osmose entre la société et son armée », d’absence d’armée « de caserne », d’« académie militaire ». « Les officiers de carrière israéliens sortent tous du rang ». Il est probable, d’après ce que j’en comprends, c’est qu’au départ l’armée s’est faite sous l’influence d’un sionisme séculier, originel, qui ne connaît ni religieux ni politique. Encore que, pendant longtemps l’armée a été dominée par la gauche, « avec une présence disproportionnée de kibboutzim ». Mais avec la montée du Likoud et celle d’un « néo-sionisme religieux », les choses sont en train de changer. Il existe aujourd’hui des cadres militaires qui sont des religieux et d’autres même des résidents des colonies de Cisjordanie. « Ce qui était naguère invraisemblable », dit-il. L’étude de la Bible sans esprit critique peut d’ailleurs être de la dynamite dans le contexte militaire, dit un professeur de psychologie de l’Université de Tel-Aviv cité par Barnavi : il se réfère au récit biblique de la Conquête de Canaan par Josué où Jéhovah commande à celui-ci de tuer tous les habitants sans exception parce qu’ils adorent d’autres dieux…
Et Barnavi conclut : « Deux conceptions opposées de l’armée et de la guerre cohabitent actuellement dans Tsahal », comme dans la société civile actuelle. « Pour l’une, toujours majoritaire – pour combien de temps ? – l’armée du peuple doit rester séculière, intégrative et soumise au pouvoir civil. Pour l’autre… l’armée est certes du peuple, mais celui-ci n’est pas souverain. Dieu seul est souverain, sa Torah est sa Constitution et les rabbins ses interprètes ».
Après l’armée Barnavi peut enfin rejoindre l’Université. Bizarrement il choisit l’Université hébraïque de Jérusalem (hébraïque parce que l’enseignement est en hébreu). En fait pour fuir sa famille qui habite Tel-Aviv. Il trouve le vieux Jérusalem très beau, mais la vie nocturne inexistante et la religion pesante. Et puis il tombe amoureux, se marie et décide de revenir à Tel-Aviv et s’inscrit à l’Université libre de la ville. Chaque fois il choisit les sciences politiques qu’il trouve d’ailleurs très mal enseignées dans les deux Universités, et l’Histoire. A Tel-Aviv il a la chance de tomber sur un Professeur particulièrement remarquable. Mais spécialiste de l’histoire romaine. Et pendant un bon moment Barnavi étudie Rome. Tibère. Le préfet de Tibère, Séjean. Vous connaissez ? Moi pas. Il paraît pourtant que c’est là un « sulfureux et romanesque personnage » et que Ben Jonson, le dramaturge élisabéthain célèbre pour son Volpone, lui a consacré une pièce : Sejanus his Fall. Jusqu’au jour où Barnavi a une révélation : on connaît depuis longtemps toutes les sources textuelles disponibles sur l’époque romaine. Il n’y a plus rien d’inédit. Tout est connu. Ce qui n’est pas le cas pour le Moyen-Âge, les Temps modernes et le contemporain. Et puis Barnavi est attiré par le XVIème siècle. « Un siècle charnière où s’inventait la modernité française et européenne », dit-il, influencé par l’historien français Michael Harsgor.
C’est ainsi que Barnavi se présente à la Sorbonne en 1971. Et dévoile au directeur de thèses de Harsgor le sujet qu’il a choisi : « une étude sociale et politique des chefs de la Ligue parisienne, ceux que l’on appelait les Seize en référence aux seize quartiers de la ville ». Je n’ai pas l’intention de parler de la carrière universitaire de Barnavi ni de sa carrière d’historien tout-à-fait remarquable, mais au moins de ce sujet de thèse, parce qu’il est encore lié d’une certaine manière à Israël et au conflit palestinien. Voilà ce qu’il en dit : « La Ligue… était une organisation ultra-catholique d’inspiration nobiliaire apparue dans la dernière phase des guerres de religion ». C’était en 1585. Ce qui l’intéresse c’est « sa composante jusqu’au-boutiste, plébéienne et proto-démocratique », « la nouveauté radicale de l’organisation » qui annonce les partis révolutionnaires et, surtout, « l’usage politique du religieux, de la religion comme idéologie partisane ». « J’avais le pressentiment que le conflit israélo-palestinien sombrait de plus en plus dans la guerre religieuse », écrit-il. Et il ajoute : « Le Bloc de la Foi, le fer de lance de la colonisation des Territoires palestiniens, ne serait créé que trois ans plus tard, dans la foulée de la guerre du Kippour, mais les signes avant-coureurs étaient déjà là ». Et dans une toute récente interview accordée au Monde (20-21 novembre 2022, propos recueillis par Nathaniel Herzberg) il affirme encore son grand regret qu’on « ait laissé le projet sioniste se faire contaminer par cet élément irrationnel, messianique ». Et la même évolution a empoisonné la cause des Palestiniens. Dans la même interview il dit que deux ans après la publication de sa thèse sous le titre Le Parti de Dieu, « naissait au Sud-Liban le Hezbollah (en 1982), ce qui en arabe veut dire Parti de Dieu. Ce n’est pas un hasard. J’ai toujours été fasciné par les permanences dans l’histoire… ». Est-ce que Barnavi avait vraiment pressenti que le conflit israélo-palestinien deviendrait une guerre de radicalité religieuse au moment de choisir son sujet de thèse ? C’est-à-dire au tout début des années 70 ? Un peu étonnant. D’ailleurs il ne l’est toujours qu’en partie. En tout cas c’est un aspect de l’Histoire qu’il va encore explorer souvent dans ses publications dont l’une porte le titre significatif de Les Religions meurtrières (Flammarion, 2006).
J’en reste là même s’il y aurait encore beaucoup à dire sur sa remarquable carrière d’historien et d’universitaire, sur sa grande réalisation du Musée de l’Europe à Bruxelles dans laquelle cet Israélien se révèle être un grand Européen ! Sur l’homme surtout, son humour, son intelligence, sa modestie, ses convictions politiques (j’étais de gauche dans ma jeunesse, je le suis toujours, j’ai toujours su que la seule solution du problème c’était l’existence côte à côte de deux Etats souverains, je le crois toujours), son humanisme en un mot. On le lit avec un très grand plaisir et on a envie de rapporter bien des anecdotes qu’il raconte. Juste une pour finir : lorsqu’il habite Bruxelles, lui qui adore l’Opéra, fréquente assidument la Monnaie et découvre « les ravages provoqués par la prise de pouvoir du metteur en scène sur tout le reste ». Don Giovanni n’est plus dit de Mozart mais du metteur en scène Krzysztof Warlikowski et « le personnage sulfureux et tragique de Don Juan est présenté comme un vulgaire baiseur ». Dans Samson et Dalila présenté à Anvers les Philistins sont les Israéliens et les Hébreux les Palestiniens, « Dalila se fait sodomiser par le grand-prêtre de Dagon en rut » et Samson « prépare sa vengeance en ceignant une ceinture d’explosifs ». Mais le problème est général, dit-il : à Florence, dans Carmen, ce n’est pas Don José qui tue Carmen mais Carmen qui tue Don José ! Et plus jubilatoire, à Londres Barnavi a vu une Mégère apprivoisée où c’est « Catharina qui apprivoise Petruchio ». « Bien fait pour ce phallocrate de Shakespeare » dit-il. Et moi je jubile, fou furieux contre tous ces metteurs en scène qui se croient plus importants que les créateurs qu’ils sont chargés de montrer. Une déviance de plus de notre monde moderne. Bien innocente, il est vrai. Il y en a tellement d’autres…