Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Décès de Suzanne Citron

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En janvier dernier, à 95 ans, est morte une grande dame, l’historienne Suzanne Citron. J’ai eu affaire à elle il y a un peu plus de quatre ans, non pour des questions d’Histoire, mais parce qu’elle était veuve du grand spécialiste de Giono, l’un des éditeurs de ses œuvres complètes dans la Pléiade, et surtout l’auteur d’une brillante biographie, très littéraire, de Giono, Pierre Citron (qui était d’ailleurs également musicologue et spécialiste de Balzac). C’est elle qui m’avait contacté parce qu’elle avait eu connaissance de mon étude de la relation Giono – Blanche Meyer et de l’influence de cette dernière sur un tournant dans l’écriture de Giono. Et surtout sur quelques-unes de ses œuvres, dont son chef d’œuvre, le Hussard sur les toits. Or j’avais critiqué Pierre Citron, comme les autres Universitaires, spécialistes de Giono, d’avoir étudié énormément d’aspects extérieurs à ses romans, paysages, faits divers, généalogie, mais avoir complètement passé sous silence cette liaison, sous la pression, sans doute de la famille de Giono (et probablement de Giono lui-même, mais il est mort avant la publication finale de l’édition complète de la Pléiade). Ce que Suzanne Citron voulait me dire c’est que son mari avait probablement pris conscience de cette insuffisance et avait voulu publier avant sa mort un ouvrage parlant des amours de Giono et de leur influence sur l’œuvre, mais qu’aucun éditeur ne voulait prendre le risque de sa publication et qu’il avait finalement remis le manuscrit à la Bibliothèque Nationale (en 1998). Elle me signalait l’article qu’elle avait écrit à ce sujet dans la Revue Histoires littéraires, le numéro 55 du 3ème trimestre 2013, et où elle exposait les grandes lignes du manuscrit de Giono. Elle me disait d’ailleurs que Pierre Citron n’avait pas une trop bonne opinion de Blanche Meyer et que, de toute façon, pour lui, elle n’avait été qu’une parmi d’autres maîtresses de l’écrivain, et que l’on pouvait également trouver des traces de ces femmes-là dans d’autres de ses écrits, plus anciens.

Moi qui suis un grand admirateur de Giono, surtout de sa deuxième période, que j’appelle stendhalienne, j'ai longuement étudié l’histoire de Blanche, surtout les traces qu’elle a laissées d’abord, bien évidemment, dans Pour saluer Melville, et ensuite dans tout le cycle du Hussard. C’est cela qui m’a intéressé, et non, bien sûr, ces aspects que Giono lui-même a appelés, un peu rapidement je trouve quand on connaît ses escapades, des histoires de bête à deux dos ! J’avais d’abord publié mon étude au premier tome de mon Voyage autour de ma Bibliothèque, sous le titre L’amour au temps du choléra (octobre-novembre 2007), après avoir été alerté par un article de Josyane Sauvigneau dans le Monde littéraire, parlant du livre d’Annick Stevenson (Blanche Meyer et Jean Giono, qui date de 2007 et que j’ai tout de suite lu, bien sûr) et être entré en contact avec Annick Stevenson d’abord, puis avec Hubert Nyssen lui-même qui avait été le premier à signaler l’affaire des 1300 lettres de Giono bloquées à l’Université de Yale, dans une communication, qui doit dater de 2004, à l’Académie Royale de Belgique. Et puis j’ai téléchargé la thèse que l’Universitaire américaine, Patricia Le Page, avait consacré aux lettres, en 2004 également, et ai ajouté en post-scriptum, une analyse des principaux thèmes de la dite thèse. Plus tard j’ai fusionné les deux textes et ai publié le résultat sur mon site Carnets d’un dilettante sous le titre : La Dame blanche de Jean Giono (daté 2007 – 2011).

Après avoir pris connaissance des nouvelles données communiquées par Suzanne Citron, j’ai publié une nouvelle note sur cette affaire sur mon site Bloc-notes de 2014, sous le titre : Jean Giono et les ordres étranges (note du 10/03/2014). Car, effectivement, c’est ainsi que Giono aurait appelé, paraît-il, ces pulsions, bassement sexuelles, auxquelles il ne pouvait guère échapper malgré tout l’amour qu’il portait à sa pure Elise ! Et c’est d’ailleurs le titre que portait le manuscrit de Pierre Citron : Les Ordres étranges – sur les Amours de Giono. J’y parlais des deux autres amours de Giono révélées par Pierre Citron, Simone Théry et Hélène Laguerre, mais revenais également à la thèse de Patricia Le Page, car, entre-temps, comme je le raconte, j’avais eu, grâce aux hasards et aux failles de la toile, copie complète des fameuses lettres séquestrées (qui se trouvent maintenant, imprimées et reliées, dans ma bibliothèque). Et j’y affirmais que je n’avais guère modifié mon point de vue sur l’importance de Blanche. Une Blanche que Giono avait mythifiée. Et à laquelle il avait cruellement reproché qu’elle n’était pas conforme au mythe.

L’histoire n’était d’ailleurs pas terminée. Après avoir lu ma note un poète-chanteur, grand admirateur de Giono lui aussi, qui connaissait d’ailleurs l’une des filles de Giono, m’a écrit et signalé encore une autre maîtresse de Giono, une femme célèbre née en Tunisie, mais algérienne, kabyle je crois, écrivaine et chanteuse, Taos Amrouche, la sœur de l’écrivain Jean Amrouche : il faut croire que cet homme, ce Giono, était un homme à femmes ! Mais peu importe. Et puis c’est Suzanne Citron qui fait de nouveau parler d’elle à propos de Giono. Dans le journal Libération, numéro daté du 4 décembre 2014, paraît, sur deux pages, un article écrit à la suite d’une interview de Suzanne Citron, intitulé : « Blanche n’était pas l’unique », Suzanne Citron revient sur les amours de Jean Giono et signé par Claire Devarrieux. C’est ma nièce Magali qui avait découvert l’article en question et la phrase qui parlait de moi : « Au sujet de cette affaire on lira avec profit le Blog érudit du Luxembourgeois Jean-Claude Trutt ». Ce qui a, bien sûr, fait rigoler toute ma famille ! Merci !

Or c’est justement l’histoire Taos Amrouche qui a conduit Suzanne Citron à revenir sur « cette affaire ». Car, quelques mois plus tôt, avaient paru aux Editions Joëlle Losfeld, les Carnets intimes de Taos Amrouche. Et, à cette occasion, les « gioniens », dit l’auteure de l’article, racontaient qu’ils la connaissaient aussi, depuis longtemps, cette liaison-là, puisque Taos l’avait déjà racontée dans son roman auto-biographique, L’Amant imaginaire (paru d’abord chez Robert Morel, en 1975, puis réédité chez Joëlle Losfeld) ! En tout cas l’article était illustré d’une grande photo qui date de 1951 sur laquelle sont regroupés, autour du couple Giono, de nombreux amis, dont Suzanne Citron que l’on voit assise au premier rang, à droite, à côté d'Aline, l'une des filles de Giono (Pierre Citron est au fond, tout en haut de la photo). Ce qui semble prouver qu’elle connaissait personnellement Giono depuis fort longtemps et qu’elle n’était pas aussi ignare concernant les questions littéraires relatives à son œuvre qu’elle semblait le faire croire dans le mail qu’elle m’avait adressé (Pierre Citron connaissait Giono déjà avant la guerre puisqu’on sait qu’il a participé aux réunions du Contadour en 1938).

La notice nécrologique concernant Suzanne Citron, parue dans Le Monde du 25 janvier 2018, signée Antoine Flandrin, révèle d’ailleurs une forte personnalité. Elle invective encore tout récemment Emmanuel Macron, comme j’aurais aimé le faire, quand il invite Nétanyahou à la commémoration de la rafle du Vél’dHiv : « Je dénie formellement toute justification à la présence d’un homme cautionnant les exactions et les méfaits de la colonisation israélienne en Palestine et je récuse la sempiternelle et démagogique confusion entre antisémitisme et critique de l’Etat d’Israël ». C’était en juillet 2017. La grande historienne Suzanne Citron avait 95 ans. Et elle avait parfaitement le droit de parler ainsi. Juive lorraine, résistante, arrêtée, internée à Drancy en juillet 44 et libérée par l’arrivée des alliés, elle avait toujours combattu toutes les injustices. Les guerres d’Algérie et d’Indochine, les méfaits de la colonisation, les massacres de Madagascar et de Sétif. Et l’enseignement de l’histoire de France, nationaliste et sclérosée. Longtemps professeure d’histoire en lycée, l’agrégée d’histoire a ensuite enseigné à l’Université, tout en entamant un long combat pour un renouvellement de la façon de concevoir l’histoire de France et son enseignement. Quand le nationaliste Chevènement, devenu Ministre de l’Education Nationale, rétablit une histoire nationale plaçant la France au centre du monde, elle démissionne du Parti Socialiste (1985). On peut suivre ses combats en lisant ses livres : L’Ecole bloquée en 1971 chez Bordas, réflexion d’après mai 68. Enseigner l’histoire aujourd’hui – La mémoire perdue et retrouvée en 1984 (aux Editions ouvrières). Et puis, en 1987, Le Mythe national – L’histoire de France revisitée, dont il faut lire, paraît-il, la dernière édition de 2016 mise au jour par l’historienne (Editions de l’atelier). Des combats qui ne sont pas terminés. Malheureusement. Mais, heureusement, nous apprend Antoine Flandrin, d’autres historiens continuent, grâce, entre autres, à une association créée par elle en 2011 (elle avait 89 ans !) : le collectif Aggiornamento histoire-géographie, dont la principale animatrice, aujourd’hui, est l’historienne Laurence DeCock !

C’était une grande dame, vous dis-je !