Mort d'une langue (l'alsacien)

Difficile quand on s’occupe pendant quatre mois de poésie alsacienne comme je viens de le faire, de ne pas s’intéresser à la langue elle-même. A l’état où elle se trouve. A sa survie.
Je viens de finir la lecture de la grande étude que lui a consacrée Dominique Huck, professeur émérite du Département de dialectologie de l’Université de Strasbourg, un Département qu’il a d’ailleurs longtemps dirigé. Son titre : Histoire des langues de l’Alsace (publié aux éditions de la Nuée bleue de Strasbourg, en 2015). En réalité l’ouvrage ne parle de l’histoire de la langue depuis l’origine jusqu’au moment du rattachement de l’Alsace au Royaume de France (au XVIIème siècle) que pendant 50 pages sur un total de 500 (c’est entre le IIIème et le Vème siècle que les Alamans se sont définitivement installés sur la rive gauche du Rhin submergeant la population celte d’origine et que la langue germanique a remplacé le latin des occupants romains). C’est donc avant tout l’histoire du combat entre la langue française et les deux expressions de la langue allemande, l’alsacien et l’allemand standard ou haut-allemand.
C’est même plus : 250 pages sont consacrées à la période qui va de 1945 à aujourd’hui. C’est vraiment de l’histoire contemporaine. L’histoire de la fin du combat. Par l’élimination de l’un des combattants : l’alsacien.

La préhistoire :
Je ne dis pas que l’histoire qui précède cette « lutte finale » ne soit pas intéressante elle aussi. A plusieurs points de vue. Que la royauté s’en foutait un peu de l’usage des langues par ses sujets, on le savait. L’important c’est qu’ils obéissent. Au Roi. Et qu’ils oublient leurs habitudes républicaines, celles de la Décapole (les dix villes) et surtout celle de Strasbourg où régnaient les guildes, où les aristocrates n’avaient pas voix au chapitre et où l’Evêque était interdit de cité. On savait aussi que le principal souci de Louis XIV était de contenir la religion protestante. J’ai raconté ailleurs ce qu’a dû supporter le pauvre de Dietrich, maire de Strasbourg.

On savait peut-être moins combien les Jacobins de la Révolution étaient radicaux dans leur condamnation des parlers régionaux. J’avais déjà été amené à lire Saint-Just grâce à Rithy Panh qui essayait, vainement, de comprendre les Khmers rouges : les Institutions républicaines, 6ème fragment, des affections) et j’avais été effaré comme Rithy Panh par ce radicalisme qui fait que l’idéologie écrase l’humanisme (où est l’homme là-dedans ? demande Rithy Panh). Dominique Huck cite longuement Barère qui s’exprime au nom du Comité du Salut public ainsi que l’abbé Grégoire (en 1794). On y retrouve ce même radicalisme. « Nous avons observé », dit Barère, « que l’idiome appelé bas-breton, l’idiome basque, les langues allemande et italienne ont perpétué le règne du fanatisme et de la superstition, assuré la domination des prêtres, des nobles et des praticiens, empêché la révolution de pénétrer dans neuf départements français et peuvent favoriser les ennemis de la France ». Et à propos de l’Alsace : « L’habitant de la campagne qui parle la même langue que nos ennemis, et qui se croit ainsi bien plus leur frère et leur concitoyen que le frère et le concitoyen des Français qui lui parlent une autre langue et ont d’autres habitudes ». C’est là une idée particulièrement pernicieuse qui ne cessera de poursuivre les Alsaciens pendant les deux siècles qui vont suivre et même jusqu’à aujourd’hui : ce sont des Boches puisqu’ils parlent allemand. On croit souvent que c’est une idée allemande de baser la notion de nation sur la communauté de langue. Mais c’est une idée qui habite aussi les têtes françaises. Et puis l’idéologie devient radicale. Pourquoi devrions-nous supporter les dépenses nécessaires pour traduire nos lois dans les langues locales ? demande-t-il. « Comme si c’était à nous à maintenir ces jargons barbares et ces idiomes grossiers qui ne peuvent plus servir que les fanatiques et les contre-révolutionnaires ! ». L’abbé Grégoire est plus mesuré non dans ses propos mais par le fait qu’il préférerait la persuasion à la coercition. Mais il déteste les « 30 patois qui continuent à rappeler les anciennes Provinces que nous avons détruites ». Et il en veut particulièrement à ceux qui sont des dialectes italiens ou germaniques : « Au nombre de patois, on doit encore placer l’italien de la Corse, des Alpes-Maritimes, et l’allemand des Haut et Bas-Rhin, parce que ces idiomes y sont très dégénérés ». Et il conclut : « On peut uniformiser la langue d’une grande nation… une république une et indivisible, l’usage unique et invariable de la langue de la liberté… pour extirper tous les préjugés, développer toutes les vérités, tous les talents, toutes les vertus, fondre tous les citoyens dans la masse nationale… il faut identité de langage… ». Comme si le français n’avait pas été la langue de la Monarchie la plus absolue de toute l’Europe alors que les villes d’Alsace étaient déjà des quasi-républiques dès le XIVème siècle et que la Corse avait fait la révolution au XVIIIème siècle bien avant Paris et avait demandé à Rousseau de lui préparer une Constitution pour sa République ! J’ai parlé de ces écrits jacobins à mon collègue de l’Anthologie de poésie des langues minoritaires de France, le poète corse. Il m’a répondu : vous pensez si je connais tout cela : j’en ai fait le sujet de ma thèse de doctorat !

Le XIXème siècle est moins jacobin. D’ailleurs Napoléon n’a, comme moi, appris le français qu’à l’école. Et n’est-ce pas lui qui a dit, paraît-il : laissez les baraguiner en allemand pourvu qu’ils ferraillent en français ? Mais c’est aussi un siècle où l’Alsace s’intègre solidement dans l’ensemble français, économiquement et socialement. Les Alsaciens se sentent français. La langue française progresse mais lentement. L’école primaire pratique encore l’allemand. Mais le taux d’illettrisme est beaucoup plus faible que dans le reste de la France. Un recteur déclare en 1860 : l’Alsace est une région où tout le monde sait lire mais c’est dans une langue étrangère. Aussi cherche-t-on de plus en plus à imposer le français comme langue d’enseignement à l’école primaire en opposition aux Eglises, et surtout à la protestante. La classe supérieure néanmoins, ainsi que les notables de la classe moyenne, parlent le français (comme langue d’usage) et maîtrisent l’écrit aussi bien du français que de l’allemand. Il y a là un véritable bilinguisme dans les couches supérieures. Cela m’avait déjà frappé quand j’étudiais les revues régionalistes et que je découvrais souvent des gens cultivés qui écrivaient en français dans la Revue d’Alsace et en allemand dans l’Alsatia ou les Chroniques littéraires du Club Vosgien. Le cas le plus étonnant m’a paru être celui de cet érudit strasbourgeois, Charles Schmidt, grand spécialiste des Cathares, le premier à avoir mis en évidence le lien historique entre catharisme et dualisme, écrit en français sa fameuse Histoire et Doctrine des Cathares (en 1848) et en allemand sa grande étude des Mystiques rhénans (Meister Eckhart, 1839), ce qui ne l’empêche pas de s’intéresser au dialecte alsacien de Strasbourg (Wörterbuch der Strassburger Mundart) et au dialecte en général (Historisches Wörterbuch der elsässischen Mundart). Cela fait rêver. Rêver à une Alsace bilingue d’aujourd’hui.

1870 – 1945 :
Avec la guerre de 1870 et l’arrachement brutal de l’Alsace à la France par Bismarck le problème de la langue en Alsace va être durablement marqué par l’idéologie nationaliste. Et il l’est probablement encore aujourd’hui dans certains cercles de l’Education nationale et chez certains politiciens. Même alsaciens.
Et l’Empire wilhelmien n’autorisera pas l’enseignement du français en primaire. Et les Alsaciens qui vont protester contre cette mesure sont les pères de ceux qui vont réclamer l’enseignement de l’allemand en primaire après la guerre de 14 (je pense à la famille Dahlet par exemple). Mais j’ai déjà raconté tout ceci au tome 3 de mon Voyage autour de ma Bibliothèque (Notes 12 pour l’histoire de l’Alsace jusqu’en 1914. Notes 12 – suite 1 pour l’autonomisme de l’entre-deux guerres).
Il y a un point néanmoins qu’il faut toujours rappeler et que l’opinion publique française n’a pas été capable de comprendre à l’époque c’est qu’à la fin de la guerre, en 1918, l’Alsace avait été allemande pendant 48 ans et que c’est bien long. Un demi-siècle ! Ce qui fait que le gros de la population ne comprenait pas le français. Que l’opinion publique de « l’intérieur » ne le comprenne pas on pouvait l’admettre, mais que les autorités politiques n’en aient pas été capables c’était inadmissible. Remarquez : les autonomistes ont quand même gagné la partie, puisque l’Alsace a pu garder le Concordat (et l’a encore aujourd’hui) et que, finalement, un certain nombre d’heures d’enseignement d’allemand ont été réintroduites dans le primaire.
Il y a plus. Et c’est là un évènement nouveau : les intellectuels avaient participé à la vie culturelle allemande. Des écrivains et des poètes. Et ils ont aimé la langue allemande. Oui, pourquoi pas ? Difficile à comprendre pour un monolingue français, mais la langue allemande a ses beautés elle aussi ! C’est ainsi que certains d’entre eux ont préféré rester en Allemagne après la guerre de 14-18. C’était le cas du poète alsacien-lorrain Yvan Goll (né Isaac Lang à St Dié, en 1991, d’un père alsacien et d’une mère lorraine de Metz) qui a fréquenté les cercles de poètes et d’artistes de Berlin jusqu’à l’avènement de Hitler (il était juif). Voir ce que j’en dis dans mon Voyage au tome 6 : Yvan Goll et ses Chansons malaises. C’était aussi le cas de René Schickele, l’auteur de la grande trilogie alsacienne, das Erbe am Rhein, qui s’est installé après la guerre de l’autre côté du Rhin et qui n’est revenu en France qu’en 1932 quand il a vu monter le nazisme. En France où il s’est mis à l’écriture en français sur le tard. D’autres écrivaines ou poétesses ont dû quitter l’Alsace en 1918 à leur corps défendant. Lors de mes recherches sur la poésie dialectale je suis tombé sur Lina Ritter, née à Village-Neuf dans le Haut-Rhin, dont le mari, Docteur Paul Potyka, était bien né à Strasbourg mais de parents allemands et donc expulsé en 1918 (sortez les chleuhs !). Lina n’avait pas le choix. Elle a suivi son mari (qui sera plus tard un anti-nazi notoire) et ils se sont installés en Pays de Bade. Mais quand, beaucoup plus tard, après la deuxième guerre mondiale, elle s’intéresse à nouveau à la vie culturelle alsacienne et coopère à la radio avec une chronique en dialecte et des pièces radiophoniques de 1947 à 1952, elle en est de nouveau chassée. Parce qu’elle est allemande ! Plus tard encore elle revient. Avec un pseudonyme (il lui reste de l’humour) : Pantaléon Meyer ! Plus dramatique encore était le cas de Marie Hart, née Marie Hartmann en 1865 à Bouxwiller. Tombée amoureuse d’un Allemand, cultivé, riche et passionné de chevaux, elle l’épouse au grand désespoir de sa famille très francophile (elle raconte cette histoire dans son roman en dialecte : D’r Herr Merkling un sini Deechter, 1913). Alors que, ruinée, elle enseigne le français aux jeunes filles en pleine période allemande, elle est expulsée en 1918 avec son mari (toujours pour les mêmes raisons) et reste sans ressources dans une Allemagne exsangue. Et a encore la force de raconter cette histoire, toujours en alsacien dans un ouvrage intitulé Üs unserer Franzosezit. André Weckmann et son amie Emma Guntz ont repris la vie de Marie Hart dans un ouvrage intitulé Das Land dazwischen, paru chez Salde, à Strasbourg, en 1997. C’est un ouvrage savoureux, mais aussi dramatique par moments, que j’ai découvert lors de mes recherches sur les poètes alsaciens et qui raconte, sous la forme d’une pièce de théâtre, l’histoire d’un village imaginaire nommé Dachsweiler, pendant une période qui couvre plus ou moins celle qui va de la guerre de 1870 à celle de 1914, avec toutes les vicissitudes de ce pays dazwischen, ce pays entre-deux, les opinions politiques des uns et des autres, les problèmes que posent les amours avec ceux d’ailleurs, soit Parisiens, soit Prussiens, la dictature prussienne, l’affaire de Saverne, et tout ceci dans le foisonnement de nos langues, allemand pour le récit, alsacien ou français pour les dialogues. Emma Guntz a fait le chemin inverse : née Emma Linnebach en Pays de Bade, en 1937, elle épouse un Alsacien, un médecin strasbourgeois et joue un rôle important sur le plan du dialecte en Alsace après la guerre.

Mais revenons à l’ouvrage de Dominique Huck. Son grand avantage c’est de toujours truffer son Histoire de chiffres. Dans la mesure où ils sont disponibles. Or je trouve les taux de connaissance des différentes langues par la population alsacienne en 1936 particulièrement intéressants. Des chiffres que je ne connaissais pas quand j’ai étudié l’histoire de l’autonomisme de l’entre-deux guerres. Donc, voici ces chiffres (1936) : connaissance du français : 55%, de l’alsacien : 82%, de l’allemand : 72%. Les deux derniers chiffres montrent que les autonomistes, avec quand même le soutien de toute la population, ont finalement gagné la partie. Le dialecte est toujours aussi vivant, la connaissance de l’allemand plus que satisfaisant. Et cette connaissance a été simplement obtenue par l’introduction de deux heures d’allemand par semaine à partir du deuxième trimestre de la deuxième année scolaire (primaire) ! Ce qui n’aurait pas été possible, il faut le reconnaître, sans que la presque totalité des élèves pratiquent encore le dialecte. Mais les défenseurs du français ont de bonnes raisons d’être modérément satisfaits eux aussi : on a mis moins de 20 ans pour obtenir que plus de la moitié de la population sache la langue sacrée de la République. Il y a un autre point positif à mes yeux, c’est qu’en même temps près de la moitié des Alsaciens sont devenus bilingues. Je vois mes parents par exemple, nés en 1907 et 1909 : ils étaient parfaitement bilingues français-allemand (et trilingues avec l’alsacien). Ils ne faisaient pourtant pas partie de la haute bourgeoisie. Mon père était fils d’épicier et a fait des études d’ingénieur-géomètre à l’Ecole d’Ingénieurs de Strasbourg. Et ma mère n’avait pas fait d’études supérieures du tout, même pas le bac : et pourtant, elle parlait le français presque sans accent et je l’ai entendue parler un parfait hochdeutsch. Et ma tante, sa sœur bien plus âgée, née en 1899, et n’étant jamais allée à l’école française, parlait elle aussi très bien le français. Même si sa bibliothèque, assez conséquente, ne contenait que des ouvrages en allemand (il faut dire que mon oncle, plus âgé, ne parlait guère le français).

Après la deuxième guerre mondiale :
C’est après la deuxième guerre mondiale que les choses vont complètement changer sur le plan linguistique. D’abord parce que cette fois-ci l’allemand n’était pas seulement la langue de l’ennemi mais celle des nazis. Ce qui a empêché les Alsaciens de résister à la nouvelle politique linguistique du Gouvernement. Car la seule politique possible pour sauver à la fois le dialecte et cette situation privilégiée de bilinguisme aurait été de continuer à préserver un petit quota d’heures d’allemand dès les classes primaires. Mais il n’y a pas eu de résistance non plus de la part des maîtres alsaciens. Je me souviens que Charles Bohly, le cousin de ma mère, instituteur comme son père et ses oncles, était d’abord en faveur de l’enseignement de l’allemand en primaire et, un peu plus tard, quand on a de nouveau abordé le sujet avec lui, il avait changé d’avis. Impossible, nous dit-il, les enfants n’auraient de bonne connaissance d’aucune des deux langues. Il semble, quand on lit Dominique Huck, qu’on n’avait pas une bonne opinion du bilinguisme à l’époque. On croyait même que cela pouvait avoir une mauvaise influence sur l’intelligence (!). Alors que, un peu plus tard, on a fait beaucoup d’études à ce sujet, au Canada, en Suisse, et on a essayé de démontrer l’inverse. De toute façon, comme je l’ai écrit dans une note de mon Voyage, au tome 3, sur le bilinguisme et le multilinguisme, si cela n’augmente pas l’intelligence, cela l’ouvre, bien évidemment (voir ce qu’en dit Steiner).
Et puis il y avait la pression des autorités politiques qui ne voulaient à aucun prix être entraînés à nouveau dans les querelles du passé. Donc faire vite. Et rendre les choses irréversibles. Et puis il y avait l’Education nationale. Là on était resté foncièrement républicain, et républicain cela voulait dire : une seule langue, la langue nationale. Et puisque cette fois-ci ils se sentaient soutenus par les politiques ils allaient foncer.      
Il paraît que celui qui a inventé le fameux slogan : c’est chic de parler français, nous rapporte Huck, ne voulait pas déprécier le dialecte, il voulait dire : c’est chouette (c’est chic, c’était une expression scoute, croyait-il). Mais même ce slogan que l’on voyait partout, même dans les tramways strasbourgeois, n’a pas réveillé les Alsaciens. D’ailleurs je crois qu’ils ne se sont pas vraiment rendu compte que leur dialecte pouvait mourir un jour.
Moi j’avais dix ans en 45 et je ne connaissais pas un mot de français. On a encore eu trois mois de classe de 7ème avec une maîtresse alsacienne qui nous a un peu facilité le passage. Et puis, en 6ème, on a eu comme prof de français Jean-Louis Bory, qui avait eu le Goncourt avec Mon Village à l’heure allemande et ne connaissait pas un mot de cette langue allemande. Personnellement je ne me souviens pas qu’on nous ait interdit de parler l’alsacien en cours de récréation. Les moments les plus pénibles dont je me souviens, je l’ai déjà raconté, c’est quand on s’est moqué de nos erreurs, qu’on ne comprenait pas la différence entre un homme bon et un bonhomme et que c’était le maître lui-même qui en rigolait avec des élèves de « l’intérieur ». Ce n’est qu’au moment de la distribution des prix que Jean-Louis Bory s’est rattrapé en disant son admiration pour ses élèves qui ont dû apprendre en même temps le français, l’anglais et le latin (tout en continuant d’ailleurs, par autorisation spéciale, l’allemand). Et l’autre grande souffrance cela a été la lecture du premier livre en français (Dickens : les Chants de Noël dans la Bibliothèque verte. Pauvre Dickens, je lui en ai voulu longtemps). Mais je crois que c’est la même chose chaque fois que vous vous lancez courageusement pour la première fois dans la lecture d’un livre dans une langue étrangère (anglaise par exemple. Et pourtant quel plaisir, plus tard !). Et puis tout s’est bien passé. Cette immersion totale dans la langue nouvelle. Et l’année suivante nous étions déjà plus forts en orthographe et grammaire que les élèves de « l’intérieur » !
Ce qui est triste c’est que je n’arrive plus à me rappeler aujourd’hui à quel moment on est passé au français entre copains. Il y avait quand même pas mal d’élèves qui venaient d’ailleurs au Lycée de Haguenau, fils de fonctionnaires, juifs d’Afrique du Nord, Alsaciens restés en France pendant la guerre. Moi j’avais un bon copain en 3ème  et en  seconde, fils d’un ingénieur de Pechelbronn, qui ne parlait pas l’alsacien, plus tard encore, en Mathélem, Gérard, plus âgé que nous, qui avait eu le crâne ouvert par une mine, ne parlant lui aussi que le français. Par contre avec les Haguenoviens, je suppose qu’on a continué en alsacien. Avec mon copain d’enfance du quartier, Roby, aussi, ça j’en suis sûr. Et puis en taupe au Lycée Kleber de Strasbourg on est passés au français c’est certain (1952-55). La raison est bien simple : il y avait plus de francophones que de dialectophones. Beaucoup de Lorrains à cause de la réputation de la taupe strasbourgeoise. Mais ce n’était pas la seule raison car il y avait aussi beaucoup d’Alsaciens venant de lycées de toute l’Alsace.
A la maison on continuait à parler l’alsacien. Mais je crois me souvenir que lorsque je parlais de politique avec mon père ou de sujets plus intellectuels on passait déjà au français. Je crois que c’est là un point important qui vaut la peine d’être développé. L’alsacien est un dialecte. Et on a vu quelles sont les qualités d’un dialecte. J’en ai parlé à plusieurs reprises à propos de la poésie. Les images, le discours direct, le rejet des termes abstraits. Tout ce qui est excellent pour la poésie, mais un handicap pour le raisonnement intellectuel. C’est là que les locuteurs  du dialecte ont besoin de faire appel à la langue de culture (ou quel que soit son nom). Le grand linguiste Paul Lévy dont la grande Histoire linguistique de l’Alsace et de la Lorraine publiée en 1929 est un véritable monument et qui avait prédit avec beaucoup de lucidité le déclin du dialecte, écrit dans sa conclusion : « l’insuffisance du dialecte pour toutes les manifestations qui s’élèvent tant soit peu au-dessus du commun, rend la connaissance et l’emploi du haut-allemand indispensables ». Je ne dis pas que les Luxembourgeois ou les Suisses aient besoin dans ce cas à passer au hochdeutsch, mais comme ils ont cette langue à leur disposition ils peuvent importer dans leur dialecte les mots et les expressions dont ils ont besoin. Je trouve d’ailleurs le jugement de Paul Lévy un peu méprisant. Nos paysans et nos ouvriers n’étaient pas des imbéciles et savaient très bien exprimer leurs connaissances, leurs jugements, leur bon sens et leur sagesse dans leur dialecte. Je me suis rendu compte de cette capacité qu’a le dialecte de s’élever jusqu’à la langue de culture en étudiant les poèmes d’Emile Storck et en découvrant ce jugement de Jean-Paul Sorg : Voilà des vers… qui réussissent, comme peu d’autres, à accomplir la langue, à la porter à un degré de maturité qu’on ne soupçonnait guère, une richesse et complexité maximale, un niveau de perfection sémantique, grammaticale... Conclusion : si on avait voulu on aurait pu… Or les Alsaciens, au fur et à mesure qu’ils ont acquis une bonne connaissance du français, vont trouver plus facile de continuer leur discours dans cette autre langue de culture qui est à leur disposition. Et ceci d’autant plus qu’avec les années le français leur est devenu plus accessible que l’allemand. Parce que l’Education nationale l’a voulu ainsi.
Dominique Huck, dans les pages qu'il consacre à l’histoire de la période allant de 1945 aux années 2010, ne nous épargne aucun détail, aucun fait, aucun chiffre. Il trouve que la décennie 1960-70 fonctionne comme une bascule. Parce que c’est « l’arrivée à l’âge adulte de générations dont la langue scolaire exclusive, la langue écrite et la langue de l’espace public officiel est le français ». En même temps le français est considéré par ces générations comme la langue de la modernité alors que le dialecte est déprécié socialement et culturellement (une image confortée par les autorités et les couches dominantes). Et l’allemand c’est le passé. Quant aux chiffres (ceux de 1962) ils montrent une progression exponentielle du français : il est connu par 81% de la population. Mais les deux variantes de l’allemand n’ont pas encore baissé : 85% savent l’alsacien, 80% l’allemand.
C’est dans la décennie suivante, 1970-1981, qu’a lieu le début de ce que Huck appelle la « substitution linguistique » et le premier recul sensible du dialecte. Il fait d’ailleurs deux observations intéressantes. D’abord, dit-il, ce combat des autorités pour l’imposition de la langue française qui est d’ailleurs, dans les faits, ce que j’ai toujours pensé, un combat contre l’allemand, n’aurait pas pu réussir aussi facilement si on n’avait pas traversé en même temps une époque de forte transformation sociale et économique. Essentiellement dans le monde rural : modernisation, mécanisation, exode rural, et transformation de la vie rurale qui se rapproche du mode de vie urbain. Ensuite les autorités ne sont toujours pas satisfaites. Le préfet du Bas-Rhin continue à mettre en garde (en 1971) : attention, la partie n’est pas encore gagnée ! Ce qui a pour effet de réveiller ceux qui sont concernés, les Alsaciens. Qui commencent à comprendre le danger. Et, la même année, un sondage montre que 85% des Alsaciens sont en faveur de l’enseignement de l’allemand à l’école élémentaire. Il y a un autre fait qui caractérise cette période de « substitution linguistique », c’est le fait que connaissance du dialecte ne veut pas dire usage du dialecte. Or c’est de là, me semble-t-il, que provient la baisse dramatique du taux de transmission que Huck étudie régulièrement jusqu’aux années 2010. La façon la plus naturelle de transmettre l’alsacien à ses enfants, celle qui demande le moins d’efforts, c’est de le parler en famille, entre parents. Si l’usage disparaît à la maison, la transmission est terminée. J’ai rencontré dans ma vie professionnelle des cas de transmission volontaire, comme ce couple d’Américains d’origine russo-arménienne qui parlaient à leurs enfants, exclusivement, le père en russe, la mère en arménien. Et l’un de mes neveux, ayant épousé une jeune fille d’origine russe, a décidé de faire de ses deux enfants des bilingues franco-russes (avec l’aide d’une école quand même). Mais ce sont là des cas individuels. On ne peut pas amener toute une population à agir de la sorte.
La décennie qui suit, 1981 – 1991, Dominique Huck la considère comme celle de « l’irréversible recul de l’alsacien ». Pourtant quand on lit les merveilleux entretiens entre André Weckmann et Peter André Bloch, deux véritables humanistes, qui s’étirent sur 7 brillants volumes de l’œuvre poétique complète de Weckmann, publiés sous la direction du Suisse Bloch, d’abord chez Oberlin, puis chez Hirlé, à Strasbourg entre 2000 et 2007, on a l’impression que Weckmann avait repris espoir au moment de l’avènement de Mitterand, avec Lang à la culture et Savary à l’éducation. Pour la première fois, en 1982, le Professeur agrégé d’allemand peut enseigner l’alsacien à ses élèves. Il publie même une grammaire de l’alsacien et joue avec les mots et la syntaxe pour les amuser. 
Et pour la première fois l’Education Nationale semble vouloir faire un effort pour l’enseignement de l’allemand. On expérimente même plusieurs voies : cours d’allemand dans l’enseignement primaire, début de ces cours à des âges de plus en plus précoces, même en maternelle, et même des essais d’enseignement dit bilingue où certaines disciplines sont enseignées en allemand comme au Luxembourg ou dans les écoles européennes. Et en 1991 un Recteur déclare que « l’allemand présente, du point de vue éducatif, la triple vertu d’être à la fois l’expression écrite et la langue de référence des dialectes régionaux, la langue des pays les plus voisins et une grande langue de diffusion européenne et internationale ». Tout ceci est bien beau (on aurait pu s’en apercevoir avant). Je me souviens avoir rencontré le sénateur Goetschy ici au Luxembourg – je crois dans les années 80 – venu étudier le système éducatif luxembourgeois. Je me rappelle même qu’il se disait catastrophé par la difficulté de trouver des jeunes journalistes de la Radio connaissant suffisamment l’allemand pour aller faire des reportages dans le pays de Bade (le sénateur était très engagé dans ces questions. Comme le colloque qu’il allait organiser à Colmar en juin 1994 sur les langues régionales en Europe, voir : Langues Régionales et Relations Transfrontalières en Europe, sous la direction de Henri Goetschy et André-Louis Sanguin, édit. L’Harmattan, Paris). Et puis l’utilité de l’allemand pour une région frontalière qui accueille de nombreuses entreprises allemandes et suisses et envoie tous les jours 80000 frontaliers travailler de l’autre côté du Rhin ou en Suisse alémanique me paraît quand même d’une évidence indiscutable. Utile si les moyens humains pour réaliser ces objectifs existent, ce qui ne semble pas toujours être le cas. Mais pour ce qui est du premier intérêt de cet enseignement, selon le Recteur, renforcer la connaissance d’une langue qui est la référence culturelle des dialectes, il était probablement trop tard. Trop tard pour soutenir les dialectes, leur insuffler de la vigueur et assurer leur survie. Et trop tard pour profiter de la connaissance du dialecte pour acquérir celle de l’allemand sans la moindre difficulté.
Les soutiens au dialecte venaient, au cours de la même période, surtout du privé. Et un peu de la Région quand même qui a créé en 1994, avec les départements, un organisme auquel ont été déléguées les questions culturelles et linguistiques (sans vraiment définir une politique) et qui s’appelle aujourd’hui Office pour la langue et la culture d’Alsace (OLCA). Côté privé, en 1974 déjà, un Comité pour le droit au dialecte à la maternelle avait été constitué et dix ans plus tard, en 1984, c’est un Comité pour l’enseignement obligatoire de la langue et de la culture régionale qui s’était formé. Et en 1991 c’est la création d’une Association pour le bilinguisme dès l’école maternelle, ABCM – Zweisprachigkeit. Cette Association privée gère aujourd’hui 11 écoles, emploie 100 salariés et accueille 1200 élèves de 3 à 11 ans. Et un Alsacien de New-York, m’apprend le poète-journaliste Jean-Christophe Meyer, a créé FILAL, Fonds international pour une langue alsacienne, qui a pour but de créer des maternelles où l’on ne parlerait que l’alsacien (des crèches immersives en dialecte) !
Et pourtant… Cette ouverture tardive des autorités ne change plus grand-chose. D’ailleurs l’Assemblée Nationale ne suit pas. Une Proposition de loi sur la promotion des langues et cultures de France de mai 1984, par exemple, ne sera jamais discutée. Et les moyens humains mis en œuvre ne seront jamais suffisants, encore plus au niveau primaire qu’au niveau secondaire, tant sur le plan de la qualité que sur celui de la quantité. Et, d’après tout ce que j’entends, la situation est encore pire aujourd’hui. Le résultat : on manque d’études statistiques pour la période, mais une enquête faite en 1989 auprès des lycéens d’Alsace est assez probante. Moins de 6% parlent l’alsacien généralement, 7% à mi-temps, 22% parfois (avec parents ou grands-parents), 65% jamais.
Je terminerai l’histoire de cette décennie importante avec ce qu’en dit André Weckmann (au tome IV de son œuvre complète). Il a trouvé, malgré tout, que c’étaient des « années euphoriques ». Parce que pour la première fois un recteur (Pierre Deyon) « associa le mouvement culturel alsacien… à l’élaboration d’une politique scolaire hardie, rompant avec le jacobinisme déculturant ». Mais l’euphorie n’a pas dû durer. « La porte… ne fut qu’entrebâillée ». Lui-même dut arrêter ses cours innovants en 1989. Et à la radio débarquait une « commissaire » (83 – 85). « Une commissaire élégante, sans bottes et sans kalachnikov, qui continue son déblayage, imperturbablement, impitoyablement ». Plus de pièces radiophoniques en alsacien. Obsolète. Poésie en dialecte ? Connais pas. L’allemand ? Les auditeurs n’en veulent pas. On évacue sur France Culture. Tout en français. « La pensée unique jacobine, malgré Jack Lang, continuait son travail de destruction des différences ». Et André Weckmann finit avec un poème sonnant le glas. Le glas d’une langue :

as lit schaeidzaeiche
fer e mànn
schlaet d gruuss glock zeerscht
fer e fräü d zwaeit
fer e keend
lit s klaen gleckel ellaen

un fer e spruuch
litte se uf frànzeesch

(différentes façons de sonner le glas
pour un homme,
on commence par la grosse cloche,
pour une femme par la seconde,
pour un enfant
on ne sonne que la petite cloche.

Pour une langue défunte,
Le glas est sonné en français.)

Le dernier chapitre de l’ouvrage de Huck, consacré à la période allant de 1991 aux années 20, est intitulé : Vers une fonction symbolique de l’alsacien ?
Dans l’année scolaire 1994-95 il n’y avait plus que 8% de dialectophones en maternelle. En 1999 une « étude de l’histoire familiale » indiquait que 39% d’Alsaciens déclaraient encore parler l’alsacien (c. à d. près de 500000 !), mais chez ceux nés après 1970 cette proportion était inférieure à 25%. Et puis, de toute façon, savoir parler une langue ne veut pas dire, automatiquement, la pratiquer. En 2001 on constatait un taux de transmission de l’alsacien aux enfants de 15 % (et 12 % chez les 18-34 ans). Et en 2006 l’Académie de Strasbourg constatait que moins de 3% de l’ensemble des élèves de l’école primaire parlaient encore le dialecte (et 15% un peu !).
Mais laissons là les chiffres. Huck estime que le taux de connaissance du dialecte ne peut qu’évoluer en se rétrécissant. A la fois, dit-il, par un « effet mécanique de non-transmission » et par un « effet de manque d’usage ».

Avant de passer à la conclusion je voudrais encore parler d’un facteur responsable du déclin du dialecte, peut-être insuffisamment traité par Dominique Huck, et qui est celui de l’évolution de la société, que dis-je, la révolution, l’avènement du monde moderne. Ce que le linguiste Paul Lévy a su prévoir d’une manière remarquable dès 1929 (date de sa thèse et de la publication de sa grande Histoire déjà citée). Voici ce qu’il écrivait dans sa conclusion (voir aussi ma note sur la culture régionale au Tome 3 de mon Voyage) : « Le jour viendra où le français l’emportera. Quand cela ? Personne ne le sait, même approximativement; tout ce que l’on peut dire, c’est que ce sera une affaire de générations. Cependant vu l’intensité de la vie moderne et des mouvements de population, l’évolution dans l’avenir sera sans doute plus rapide et plus radicale que jamais dans le passé. Chemin de fer et téléphone, la vie économique d’aujourd’hui avec ses continuels déplacements de toute la population, le contact journalier des masses avec l’administration dans toutes ses branches, l’enseignement intensif, obligatoire et bien organisé, le service militaire général, l’éducation post-scolaire et les mille autres moyens de propagande et de propagation rendent de nos jours l’expansion d’une langue autrement efficace et rapide que dans les siècles passés ». Et Paul Lévy n’a pas pu tout prévoir. La diminution brutale de la paysannerie, celle du monde ouvrier et sa mutation par exemple. Même Claude Vigée, dans la postface pour un recueil de poésie de Ronald Euler, se demande : « Cela a-t-il encore un sens, alors que le dialecte alsacien authentique – avec la disparition rapide de la classe paysanne à la campagne, de la classe ouvrière établie de longue date à côté de la classe moyenne dans les villes – voit le nombre de ses jeunes locuteurs et de ses lecteurs diminuer avec chaque année ? ». Et puis si Paul Lévy parle de déplacements de populations il n’a quand pas pu prévoir l’ampleur des migrations et des mélanges que nous connaissons aujourd’hui en Alsace. Quelle est la proportion d’Alsaciens de souche vivant aujourd’hui en Alsace ? Je sais, souche est un mot horrible, mais si on étudie la « dialectophonie » il faut bien parler de cela, savoir quelle est la proportion de ceux qui viennent d’ailleurs et dont les parents n’ont jamais parlé le dialecte, la proportion aussi de mariages entre Alsaciens et gens d’ailleurs. Il n’y a qu’à voir notre propre famille : des trois frères et quatre cousines germaines qui ont vécu leur jeunesse ensemble dans la même ville de Haguenau, seuls deux ont épousé des Alsaciens et seul un vit encore en Alsace. Et l’un de mes neveux a épousé une Russe et l’un des fils des cousines est parti travailler en Finlande et a épousé une Finlandaise. Ce sont les hasards de la vie. Qui sont de plus en plus les hasards de la vie professionnelle.
La question des mélanges de populations est une question qui touche toutes les régions industrielles (elle ne peut toucher la Corse par contre) et qui explique aussi le recul des dialectes en Allemagne. Car il y a recul là aussi, les études existent, elles peuvent être trouvées sur le net. Et je suis un peu étonné de voir que Huck n’en parle pas. Vous pensez bien que si Siemens est installé en Bavière, ses cadres viennent de toutes les régions allemandes. Et ne vont pas se mettre à parler bavarois. Dernier point que mentionnent les études allemandes : c’est surtout chez les jeunes que le recul du dialecte est important. Et je l’ai constaté ici en parlant avec des frontaliers allemands, des kinés venant de l’Eiffel (Bitburg) ou de Trèves où l’on parlait, en principe, le même francique que le Luxembourg. Le kiné venant de Trèves rigolait : le dialecte, mais c’est fini, c’est pour la Oma, la grand-mère. Pourquoi ce recul chez les jeunes générations ? Plus de modernité encore ? Les SMS ? Les réseaux sociaux ? Probable. En tout cas voilà des aspects que semblent ignorer nos défenseurs du dialecte alsacien. Et qui ne vont certainement pas dans le bon sens !  

Conclusion :
Dans sa conclusion Huck parle de « normalisation de la situation linguistique alsacienne », voulant dire par là qu’elle se rapproche des « situations linguistiques que connaissent la plupart des autres régions de France ». Ce qui n’est pas réjouissant ! Et pourtant il a l’air de laisser un espoir. Quand il ajoute : « C’est à la société, à ses élus, aux autres acteurs majeurs de sa vie sociale, culturelle et économique, aux citoyens de décider si cette situation doit être laissée en l’état pour qu’elle puisse aller à son terme, si elle doit être aménagée pour en modifier quelques éléments ou si une intervention plus radicale est souhaitable pour en modifier son devenir ». Croit-il vraiment à ce qu’il dit là ? Qu’une autre évolution est possible ? J’ai des doutes. En tout cas tous les poètes avec lesquels j’ai correspondu à l’occasion de mon projet d’anthologie, y croient. Comme Sylvie Reff qui m’écrit à propos de l’initiative des sentiers de poètes (il y en a déjà sept) : ces « Dichterwaij, sentiers de poètes en alsacien, qui, depuis neuf ans environ, fleurissent dans tous les coins de l’Alsace » sont « comme si la langue rejaillissait du sol ».
Dominique Huck cite quelqu’un (peut-être Eugène Philipps) qui aurait dit : aucun peuple ne change de langue volontairement. C’est évident, cela vient toujours d’une contrainte imposée plus ou moins directement par une autorité supérieure. La question est plutôt de savoir pourquoi un peuple s’y soumet. Quand j’ai commencé à m’intéresser à la culture et à la littérature de l’Insulinde (Malaisie et Indonésie) j’ai eu du mal à comprendre comment les habitants de l’île de Java qui représentaient la très grande majorité de l’archipel indonésien ont pu accepter que le Gouvernement, au moment de l’Indépendance (Soekarno), décide soudain de faire du malais la langue officielle et commune de toute l’Indonésie (il y avait quelques raisons pour le faire, bien sûr). Eh bien ils l’ont fait. Et le passage du javanais au malais devenu bahasa indonésienne s’est effectué sans heurts, semble-t-il. Et pourtant il n’y avait aucune intercompréhension entre les deux langues.
Mais le cas de l’Alsace était particulier. Il y avait le lien étroit qui existait entre l’alsacien et l’allemand. Et il y avait l'idéologie. Double idéologie. L’idéologie de la Révolution, de la République, français langue unique, véhicule de l’instruction et de la culture et de toutes les valeurs de la France. Cette idéologie a joué dans toutes les provinces de France pour écraser les langues minoritaires. Mais en Alsace est venue s’y greffer une deuxième idéologie, nationaliste, patriotique. L’Allemagne était l’ennemie. Elle l’était déjà lors de la Révolution. Elle l’était de nouveau devenue en 1870 et l’est restée jusqu’après la deuxième guerre mondiale. Or les Alsaciens ne pouvaient épouser cette idéologie-là après la première guerre mondiale. Ils ne le pouvaient pas puisque, à cause du lien indissociable entre le dialecte et la langue de culture, l’allemand était leur langue ! Et on a vu qu’entre les deux guerres les Alsaciens, au grand complet, n’ont jamais cessé de soutenir les Autonomistes sur le front de la langue. Encore en 1936 quand Blum a voulu rallonger la durée de l’instruction obligatoire en Alsace à cause du temps perdu à apprendre l‘allemand (voir ce que j’en dis dans mon Histoire de l’autonomisme entre les deux guerres). Mais après la deuxième guerre mondiale les choses étaient différentes. Je l’ai dit. La langue allemande était devenue celle des Nazis. Elle était devenue plus difficile à défendre. Elle l’est encore pour le Président de la Knesset (on va quand même pas se faire engueuler par le Président du Parlement européen dans la langue des SS !). André Weckmann lui-même a eu quelques réticences à se remettre à l’écriture en allemand. Il le raconte dans ses conversations avec Peter André Bloch. Il a fallu qu’il rencontre le Groupe des 47 pour le faire revenir à cette langue. Et alors avec quel plaisir ! Voir André Weckmann et l’allemand sur mon site Bloc-notes.
Et, en faisant la guerre à l’allemand, les autorités l’ont en même temps fait au dialecte. Cela me paraît évident. Beaucoup de gens ont aussi reproché aux autorités d’avoir donné de l’alsacien une image avilissante. Primaire, barbare, débile. Les poètes l’ont dit, Claude Vigée dans ses souvenirs, André Weckmann, Adrien Finck. Mais je ne crois pas que cela a eu l’importance qu’ils attribuent à cet aspect des choses. Et ils ne devraient pas trop reprocher leur passivité aux Alsaciens. André Weckmann, dans un poème, écrit : s elsasser mül esch fül worre (la bouche alsacienne est devenue paresseuse). Les Alsaciens ont été les victimes de l’Histoire. Fatalitas !
Je vois bien que mes frères bien plus jeunes que moi ne se posent plus de questions à ce sujet depuis longtemps. Ils me regardent avec un peu de commisération m’occuper de poésie alsacienne. Et moi ? J’avais déjà souvent évoqué la question dans mes écrits passés. Dans un texte qui date de 1992 au tome 3 de mon Voyage (Germain Muller) et un autre, plus tardif (2004) qui parlait de culture régionale et du dialecte. En 1992 j’écrivais déjà : « Le problème aujourd'hui ne me préoccupe plus. Il n'y a que de temps en temps, quand j'entends des bribes de mots, j'ai quelques spasmes d'une douleur sourde, celle que l'on a quand on sent que tout à coup quelque chose d'irrémédiable s'est perdu, qui avait un lien avec sa mère, sa grand-mère, sa terre, la même douleur sourde que devait ressentir, tout en suivant avec une infinie attention sa piste, tout là-bas dans les forêts obscures qui longent la rivière Ohio... le dernier des Mohicans. ». Maintenant on est en 2018. J’ai 83 ans. J’ai quitté l’Alsace à 20 ans, en 1955. C’est encore plus loin. C’est cette étude de la poésie alsacienne qui a, un peu, rouvert l’ancienne blessure. Je crois, en tout cas, que les poètes ont raison de persévérer. Essayer encore, et encore, de la préserver l’ancienne langue matricielle. Pour pouvoir dire comme Allheilig dans la préface à l’avant-dernier tome de sa Petite Anthologie de la Poésie alsacienne : il fallait « sauver l’héritage de nos pères, cet héritage précieux. Obtenir les circonstances atténuantes lorsque le tribunal de l’Histoire nous condamnera tous pour non-assistance à langue en danger. ».
Et je finirai avec ce très beau poème d’André Weckmann encore, intitulé justement, Finale :

Finale
Un wann
d werter àlli verbrücht
sen
bliitis d wärme
eme liise rüsche
ufem waj durich
sniëgsaeite
snetzesawende
wiene
flejjelschlaa
em owerot

(Finale
lorsque
tous les mots seront usés
nous restera une chaleur
dans son bruissement doux
à travers le non-dit
à travers l’indicible
comme un battement d’ailes
dans l’ocre rouge
du couchant)


Post-scriptum :
En parcourant l’étude de Dominique Huck, je n’ai pu m’empêcher de m’arrêter quelques fois à certaines questions purement linguistiques. Des questions qui m’ont toujours fasciné. C’est ainsi qu’à plusieurs reprises j’ai été frappé de retrouver des constatations que j’avais faites ailleurs.
D’abord le fait que garçons et hommes adultes sont plus attachés à cette langue que l’on dit maternelle que filles et femmes. Cela ressort des nombreuses statistiques dont l’étude est truffée. Les taux d’usage et de connaissance de l’alsacien sont systématiquement supérieurs, nettement, chez les garçons que chez les filles. C’est aussi avec les pères qu’on parle plus fréquemment le dialecte qu’avec les mères. On démontre le même phénomène dans la pièce das Land dazwischen d’Emma Guntz et d’André Weckman : les filles parlent bien plus volontiers français que les garçons, sont plus francophiles, et les mères poussent leurs enfants à bien étudier le français parce qu’elles pensent que c’est nécessaire pour leur réussite sociale. Et qu’elles semblent y attacher plus d’importance, à cette réussite sociale, que les pères. Or je me souviens que lors de nos premières vacances familiales après la guerre que nous avons passées à Mandelieu, logés chez un planteur de mimosas, sur la route du Tanneron, nous avions posé la question à notre hôte de la survivance du provençal (comme on le voit, ces questions m’intéressaient déjà à l’époque, j’avais quinze ans). Oui, oui, nous a-t-il répondu, je le pratique toujours, le provençal, nous le parlons entre nous, les hommes, au bistrot, en jouant aux boules. Les femmes, non. Les femmes beaucoup moins… Alors je me demande s’il ne s’agirait pas là d’un phénomène plus général. S’il ne faut pas chercher quelque lien avec la « virilité ». Plaisir de mâles à continuer à s’entretenir dans une langue devenue secrète parce qu’en voie de disparition. Ou attachement plus fort des hommes aux questions d’identité, comme le nationalisme, le patriotisme. La défense de la tribu…
Ce qui voudrait dire que Lotte Eisner, la grande experte du cinéma de Weimar, juive de Berlin, adjointe du patron de la Cinémathèque, qui a déclaré après la guerre que, pour elle, l’Allemagne était finie et que sa patrie, maintenant, n’était plus que la langue allemande, et qu’on ne devrait pas dire Vaterland mais Mutterland comme Muttersprache, aurait tort. Mais non, c’est Vatersprache qu’il faudrait dire. Langue paternelle !
Un autre fait m’a frappé. Huck parle quelque part de ces passages d’une langue à l’autre, de l’alsacien au français, dans la même phrase. Je crois qu’il appelait cela changement de code dans la conversation. Or je me souviens avoir observé la même chose à Beyrouth. Quand nous étions installés sur nos chaises longues sur la plage de l’Hôtel Saint Georges, mon ami Fouad au milieu des filles, peut-être ses anciennes maîtresses, à juger les sourires entendus et moqueurs qu’elles lui adressaient, je les entendais passer, eux aussi, dans le même élan, continuellement de l’arabe au français et réciproquement. Plus tard j’ai découvert un linguiste libanais, Sélim Abou, qui décrivait ce phénomène et l’appelait le « surdialecte ». Pour être plus précis le phénomène qu’il appelait ainsi c’était le mélange dans la même phrase de mots et d’expressions des deux langues. Profitant d’un côté des images de l’arabe et de l’autre de la précision du français.
Moi je comparais cela à la situation alsacienne. Je trouvais que l’arabe était leur « langue de la table et du lit » et le français la langue dont ils se servaient pour exprimer les idées. La seule différence qu’il y avait entre eux et nous c’est que l’arabe ne risquait pas de disparaître, étant la langue de la masse. C’est le domaine du français de ces élites chrétiennes qui allaient émigrer en grand nombre lors de cette guerre civile qu’ils appelaient pudiquement « les évènements », qui allait se rétrécir de plus en plus. Jusqu’à être supplanté presqu’entièrement par… l’anglais !