André Weckmann et l'allemand
Ce n’est qu’en 1997 – André Weckmann avait plus de 70 ans et réalisé le plus gros de son œuvre – que Peter André Bloch, le professeur de langue de l’Université de Haute Alsace, membre de l’Académie d’Alsace, et par ailleurs grand spécialiste de Nietzsche, rencontre le poète et lui propose d’éditer toute son œuvre poétique en dialecte en l’illustrant très largement d’interviews, de commentaires et de réflexions et en le rendant accessible aux pauvres monolingues en traduisant autant que possible les poèmes alsaciens en allemand et français et en s’arrangeant pour que tous les autres textes soient bilingues. Cet immense travail a été publié en sept volumes entre 2000 et 2007. Sept volumes qui sont passionnants à lire. D’abord parce que c’est le dialogue de deux humanistes d’une ouverture hors du commun. Et, ensuite, parce qu’on en ressort avec la ferme conviction qu’André Weckmann a été un géant de notre littérature alsacienne. Très probablement le dernier géant à être capable de la faire éclater dans ses trois composantes : français, alsacien et allemand. Ou, comme les deux amis l’expriment quelquefois : le français et les deux formes de l’allemand, dialecte et standard.
André Weckmann dit quelque part – mais je n’ai plus trouvé la référence exacte – qu’après la guerre les trois langues étaient affaiblies, la française parce qu’on ne l’avait plus pratiquée pendant les 5 années de l’annexion allemande, l’alsacienne, parce qu’on savait bien qu’elle était en danger (le linguiste Paul Lévy l’avait déjà annoncé avant même 1930 dans sa fameuse Histoire linguistique d’Alsace et de Lorraine) et l’allemande parce qu’elle avait été salie. Je ne sais plus si c’est le terme qu’il avait employé, mais c’était le sens. L’allemand, à nos yeux, était devenu la langue des SS, de Hitler et de ceux qui les avaient suivis. De ceux qui avaient mis la terre entière à feu et à sang, qui avaient assassiné nos jeunes gens et qui avaient commis le plus horrible crime d’extermination scientifique de 6 millions de juifs (encore que ce crime-là, on a mis des années à en comprendre la véritable dimension). André Weckmann dit qu’il a mis du temps à surmonter ce rejet, que c’est seulement quand il a fait la connaissance du groupe de 47, Heinrich Boll, Günter Grass, Siegfried Lenz, etc. d’Ernst Wiechert aussi, qu’il s’est réconcilié avec la langue et que ce n’est qu’après avoir encore observé un certain temps de latence qu’il s’y est mis à l’allemand et qu’il a finalement publié son premier livre en allemand : Sechs Briefe aus Berlin, en 1969 (après un premier roman en français, Les Nuits de Fastov, en 1968).
Voilà un point qui m’intéresse tout particulièrement. D’abord parce que moi aussi j’ai eu ce rejet et que, lorsqu’Annie m’a demandé de parler allemand avec mon fils qui avait de grandes difficultés avec la langue à l’Ecole européenne de Luxembourg, je n’ai pas voulu le faire. Parce que, confusément, je n’avais pas envie d’être l’Allemand pour mon fils. Question d’image. Ce qui montre bien – et c’est naturel – que la langue a une image, l’image d’une identité.
Cela m’intéresse aussi parce que j’ai été confronté plusieurs fois à ce problème dans mes études récentes. Soit politiques : quand Martin Schultz, Président du Parlement européen a critiqué certaines politiques israéliennes, et que le Président de la Knesset a répondu que la dernière chose que les Israéliens pouvaient accepter c’est d’être critiqués dans la Langue des SS. Alors que Schultz croyait parler, avais-je écrit, dans la langue de Goethe, Schiller et Heine. Soit dans mes études littéraires. Sur Paul Celan par exemple. Lui dont la mère lui lisait des poèmes en allemand dans son enfance et qui avait été tuée dans un camp d’un coup de revolver dans la nuque par un gardien allemand. Un membre du Groupe des 47 a dit, à propos de Celan : de toute façon on ne peut plus écrire de la poésie après la Shoah. Celan, non seulement, a continué à écrire de la poésie, même une poésie qui évoquait la Shoah, mais il l’a même fait dans cette langue allemande. Et il a bien fait. Ce sont justement les écrivains juifs de langue allemande qui ont montré que cette langue était de toute façon aussi la leur. J’ai montré ailleurs (Voyage autour de ma Bibliothèque, tome 5, Ecrivains juifs de langue allemande) quelle part immense ils avaient prise dans la littérature allemande, qu’ils aient été Allemands, Autrichiens, Tchèques ou originaires d’autres pays d’Europe de l’Est. Et que, quoi qu’on fasse, pour beaucoup d’entre eux, elle avait été la langue de culture, souvent dans leur enfance. Marcel Reich-Ranicki, le pape de la critique littéraire allemande, quand il s’apprêtait à quitter sa Pologne natale, poussée par sa mère, pour rejoindre à Berlin ses oncles maternels (et qu’il s’appelait encore simplement Marcel Reich), son institutrice lui dit : tu vas dans le pays de la culture, mon enfant ! C’était d’ailleurs souvent la mère qui parlait l’allemand et représentait l’ouverture, alors que le père représentait la tradition religieuse. C’était le cas de Marcel Reich-Ranicki, de Paul Celan et de cet autre écrivain qui vient de mourir, Aharon Appelfeld, et qui est également originaire de Cernovic comme Celan. Et pour les parents d’Elias Canetti, Juifs Spaniols établis en Bulgarie, l’allemand n’était pas seulement la langue de la culture mais la langue de leur amour. Quant à Elias Canetti lui-même, il a continué à écrire en allemand après la guerre, sans se poser la moindre question. Comme beaucoup d’autres écrivains juifs de langue allemande. Quelquefois même quand ils se sont établis en Israël, comme Leo Perutz.
Tout ceci pour dire que chacun peut trouver ce qu’il veut dans sa langue. Et qu’aucune langue n’est innocente. Même le français peut représenter pour beaucoup la langue du colonisateur. Mais cela n’a pas empêché Frantz Fanon d’écrire ses pamphlets en français. Et l’écrivain algérien Kateb Yacine a proclamé après l’Indépendance : le français est mon butin de guerre !
En tout cas, pour en revenir à André Weckmann, une fois le saut fait, la pratique de l’allemand a été également une jouissance. Comme d’ailleurs, dit-il, pour ses collègues, les poètes Conrad Winter et Adrien Finck. Mais André Weckmann a pratiqué plus que les autres ce qu’il a appelé plus tard la triphonie. C’est particulièrement frappant dans ses pièces dramatiques et burlesques à la fois, en particulier la Helena, guerre de Troie à la sauce alsacienne (qui démarre lors d’un match de foot du Racing Sparte contre Troie), un « divertimento » en 15 chants introduits en allemand et commentés en français, les dialogues étant tous en alsacien. « Ce mélange de mes langues se donnant la main, se glissant l’une dans l’autre, me procure une grande jouissance », dit-il à Peter André Bloch, « Et finalement ne s’agit-il pas d’une seule langue en trois expressions, trois respirations, trois musiques, formant cette harmonie dont je ne cesse de rêver pour mon petit pays, mini Haemet ? ». Quant à Bloch il trouve que « cette multiphonie fait naître une transparence extraordinaire des modes et qualités expressifs des différents langages ». Et comme « les textes sont de la plume du même auteur, il en résulte une lecture comparative fascinante… ».
Il n’empêche que l’allemand dit standard n’a pas la même relation avec le dialecte que le français. Maintenant que le dialecte a pu s’affirmer à nouveau, écrit André Weckmann (c’était à une époque où il avait retrouvé un certain optimisme), il est peut-être temps de retrouver une vérité originelle. « Les deux expressions, issues d’une même racine, sont solidaires, se complètent, sont deux mélodies distinctes mais ne forment qu’un seul chant », dit-il encore. C’est peut-être pour cela qu’André Weckmann a écrit ce merveilleux poème qui est aussi un bel hommage à la langue allemande. Le poème s’intitule Betbur. C’est le nom d’une église romane d’un village disparu situé pas loin du village natal de Weckmann. Une église qu’il a souvent visitée avec toujours beaucoup d’émotion. Voici le début du poème :
Les épis courts et drus du jeune blé, lances vertes aux reflets métalliques.
Et le chemin de terre de l’humilité rongé par la prêle et l’ortie et soudain
une éruption d’aubépine, vague rose et blanche dévalant du talus.
L’église au milieu de son kirchhof, au milieu de sa cour des défunts,
douzième siècle alaman et chrétien, rustique roman.
La porte est ouverte, un oiseau s’y laisse glisser.
Betbur, mère d’un village disparu on ne sait quand ni comment,
Betbur tassée dans son sillon.
Au loin voguent les prés, le maïs, le houblon jusqu’à la falaise verte.
Lumière brisée tombe des Vosges, coulée diaphane bleuissant les verts,
verdissant les bleus, ocrant les argiles.
…
Et puis soudain :
Bet bur, prie rustaud.
Revit le peuple qui a été, qui aurait dû rester, qui ne l’est plus qu’à moitié.
Des lambeaux de prières, Vater unser der Du bischt, glissent le long des murs,
caressent les marques des tâcherons, s’agglutinent dans les ogives.
C’est ma langue, celle d’entre toutes les langues, tissant le silence de Betbur.
C’est ma langue étranglée dans la cathédrale, y enfouie, y perdue, qui ressuscite ici,
qui suinte des dalles, qui pleure des chapiteaux, qui tinte d’une cloche
qu’une main invisible… vient de toucher.
Frisson de bronze. Echo couleur vieil or rouille. Chant du couchant.
Abendrot. Note perdue par Bach. Vibration ténue, pénétrante.
Elle se transmet à toutes mes fibres, tous mes sens, à mon âme.
C’est de l’allemand. C’est le ditsch lent, adouci, chuintant, diphtongé des
dimanches du Sud germanique, mélange de langue populaire et de langue sacrée :
Vater unser der Du bischt. Weisch dü ? Sais-tu?
Je sais que je suis né ici, m’entends-je répondre à la voix qui m’interroge,
qui me confirme. Que je suis né dans cette crèche, dans ce nid
sous le chapiteau couvé par cet oiseau.
Je sais qu’on a laissé la porte ouverte pour que je puisse appréhender le monde.
Qu’on l’a laissée ouverte pour que je puisse rentrer au bercail.
Je rentre. Guidé par la main invisible. La main qui tire la corde et fait
vibrer la cloche. Bronze doux et contenu, chant d’âme.
Mon âme chante un amour ditsch.
Les affranchis ont un sourire entendu là-haut sur leurs crêtes cérébrales.
Car l’allemand pour eux, c’est quoi : ces casques à pointe, ces croix gammées,
ces grosses nanas nattées et wagnériennes,
ces Gretchen laiteuses, ces blonds fadasses, ces pas cadencés,
ces Professeurs Knatschké, ces Eric von Stroheim…
ou encore des langueurs de brumes, des fantasmes d’elfe, les jambes
de l’Ange bleu, les moustaches de Fassbinder, un tambour de Dantzig…
ou encore les suicidés de Stammheim, les capitaux en Mercedes,
les skins néo-nazis et les canonniers de la Bundesliga ?
Je balaie tout cela d’une poignée d’orties. Ça c’est l’allemand des autres.
Le mien est de noisette et de blé. Le mien a la voix de la tourterelle.
Le mien est fleur de tilleul. Le mien est de Vater unser. Le mien c’est :
schlof biewele. Le mien c’est : kumm schatz. Le mien c’est : Röslein rot.
L’aubépine qui enveloppe mon chemin.
Le mien c’est d’avant tout. Le mien c’est d’après tout. C’est le lait et les lèvres.
Le mien se touche, se caresse, se boit, se mange, se prie,
se rit, se rêve, se vit.
Le mien c’est cette cloche de Betbur.
Et je baise la main qui l’a effleurée et je recueille le souffle de voix cuivre doux,
le porte à ma joue, m’y chauffe le cœur : j’en aurai besoin désormais
pour être.
Je m’y coucherai pour mourir.
Et l’oiseau s’envole de son nid. Il chante maintenant du tilleul :
Ephata ! Ouvre-toi ! Et chante la cloche : Ephata !
Le soleil tombe d’une des fenêtres d’ouest qui m’enveloppe. Le cocon glisse sur les dalles,
glisse sous le tilleul, glisse dans le sillon, glisse dans l’aubépine.
Je marche dans la plaine.
La plaine ouverte, toutes clôtures renversées. La plaine conciliant son
amour ditsch avec sa fraternité française.
Et il me semble que tout peut commencer, enfin !
Voilà. Il paraît que la Zeit a écrit que c’était là le plus beau poème de louange de la langue allemande qui soit. Un poème de louange de l’allemand écrit en français, quel beau paradoxe bien alsacien. Mais il y a encore autre chose : à le relire attentivement, ce poème, je me demande si c’est bien un hymne à l’allemand ou si cela ne serait pas plutôt un hymne à l’alsacien…