Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Ainsi va le capitalisme financier...

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Le bouquin que Thomas Piketty a consacré à l’étude du « capitalisme du XXIème siècle » et qui conclut à une augmentation constante et criante du gap de richesse entre les super-riches, ces nouveaux aristos, et les autres, est un gros pavé de près de 1000 pages. C’est devenu un best-seller mondial, tout le monde l’a acheté, moi aussi. Mais presque personne ne l’a vraiment lu, moi non plus.
Mais pourquoi le lirais-je, au fond ? Cette histoire de la transformation du capitalisme classique en capitalisme financier je la suis depuis une bonne vingtaine d’années. Je la suis même au jour le jour. Et ceux qui ont des yeux pour lire peuvent le faire comme moi. Tiens, ne prenons que ce qui s’écrit dans les journaux au cours des deux derniers mois (avril et mai 2015) :
L’article le plus frappant est celui de Bernard Guilhon, professeur à la Skema Business School (un groupe international avec des campus en France, Chine et Etats-Unis). Il est intitulé : Comment le capitalisme scie la branche de l’innovation (Le Monde, 21/05/2015). « Alors que le marché des actions est censé, dans la théorie économique, financer les entreprises industrielles », dit-il, « ce sont ces dernières qui ont financé la Bourse (aux Etats-Unis) à hauteur de 399 milliards de dollars par an sur la période 2005-2014 : ce chiffre représente, en effet, la différence entre les actions émises sur le marché et les actions retirées du marché par suite de rachats d’actions et de fusions et d’acquisitions ». « Ces pratiques sont en grande partie responsables de la croissance des inégalités, de l’instabilité de l’emploi et de la baisse de la capacité d’innovation », ajoute-t-il. Car c’est surtout l’effet néfaste de ces pratiques - qui sont en fait un véritable détournement de biens de l’entreprise au bénéfice des actionnaires – sur la capacité de recherche et développement qui chagrine le professeur Guilhon. Il s’en prend en particulier à l’industrie pharmaceutique. Amgen qui est la plus grande entreprise de bio-pharmacie dans le monde a dépensé sur la période 2004-2013 108% de son revenu net en rachat d’actions et dividendes. Quant au bien-connu groupe Pfizer il a même dépensé 126% de son revenu net dans le même but et sur la même période ! Et, en même temps, lorsque le Congrès américain demande à l’industrie pharmaceutique les raisons du prix élevé des médicaments on leur répond que cela provient de « la nécessité de financer les dépenses de R&D ». De toute façon les pharmaciens ne sont pas les seuls : Intel a dépensé sur la période 2001 à 2012 70,2 milliards de dollars en rachats d’actions, nous apprend Bernard Guilhon. Et « IBM a procédé au cours du premier semestre 2014 à des rachats d’actions à hauteur de 11,8 milliards de dollars, soit 181% de son revenu net ». Quant à Hewlett-Packard « ils ont dépensé 133% de leur revenu net en opérations financières entre 2004 et 2011 ». Et ce qui frappe surtout Bernard Guilhon c’est que ces dépenses énormes faites pour satisfaire la Bourse et les actionnaires s’accompagnent d’une réduction systématique de leur effort de recherche. Ainsi « IBM a baissé son ratio dépenses de R&D sur ventes de 7,1% à 5,6% » entre 2004 et 2013. Et Hewlett-Packard a comprimé ses effectifs en 2013 de 17800 personnes et a annoncé une deuxième vague de licenciements en mai 2014 de 50000 salariés. Et dans le même temps, nous dit Bernard Guilhon qui n’a pourtant rien d’un marxiste, ces grandes entreprises profitent au maximum de l’effort de recherche entrepris dans les grandes Universités, utilisent toutes leurs ressources de lobbyistes pour pousser le Gouvernement à financer la recherche fondamentale et rachètent les start-ups innovantes quand leurs efforts de recherche semblent déboucher sur un avenir prometteur.
Mais pourquoi, grands dieux, me demanderez-vous, ces entreprises éprouvent-elles le besoin de racheter leurs propres actions ? C’est bien simple : c’est que la Bourse ne s’intéresse guère au ratio bénéfice net sur chiffre d’affaires. Leur seul ratio : le bénéfice (brut ou net ou additionné des amortissements) par action. Un ratio facile à améliorer : on rachète ses actions et on les annule. Le tour est joué : le ratio s’améliore mathématiquement et la valeur des actions restantes monte ! Mais le plus grave dans cette histoire, je dirais même criminel, c’est de verser 100% ou même plus du bénéfice net d’une entreprise à ses actionnaires, que ce soit en dividendes ou en rachats d’actions. Je parle là à partir de ma propre expérience de dirigeant d’entreprise. Le bénéfice net d’une entreprise quelle qu’elle soit ne peut être attribué entièrement à l’actionnaire. D’ailleurs aucune entreprise familiale n’agirait de la sorte. C’est d’abord une énorme sortie de trésorerie dont l’entreprise peut avoir besoin dans le futur. C’est surtout qu’il faut à tout prix penser au développement futur (et pas seulement à la R&D) : ce sont les besoins en fonds de roulement qui augmentent inexorablement pour de multiples raisons : inflation, croissance du chiffre d’affaires, besoins d’investir à une hauteur supérieure aux amortissements actuels (donc pas seulement en R&D mais aussi en machines et équipements) et puis aussi, pourquoi pas, en amélioration du revenu des salariés. Car le résultat  d’une entreprise n’appartient pas seulement aux propriétaires, le plus souvent fugaces, de l’entreprise mais aussi à ceux qui ont œuvré pour sa réussite. Or c’est au chef d’entreprise d’être l’arbitre de cette allocation de ressources. C’est lui qui est d’abord responsable de la survie de l’entreprise. C’est là qu’intervient l’intégrisme financier de l’Ecole de Chicago. Et c’est ainsi qu’on achète le PDG pour qu’il n’agisse plus que dans l’intérêt exclusif et immédiat de l’actionnaire. On l’achète par sa rémunération et, surtout par son intéressement à la valeur des actions. On y reviendra.
En attendant, je vais vous citer un rapport réalisé au sein du MEDEF lui-même, de notre propre MEDEF alors qu’il s’appelait encore CNPF, le rapport d’un certain Viénot (il est cité dans le fameux bouquin de Jean Peyrelevade, Le Capitalisme total, publié au Seuil en 2005). Il est vrai que ce rapport date un peu puisqu’il date de 1995. A l’époque  il s’agissait de définir le rôle du Conseil d’Administration (et celui des fameux administrateurs indépendants). Dans ce rapport l’entreprise est considérée « comme un agent économique autonome, poursuivant des fins propres distinctes de celles de ses actionnaires, de ses salariés, de ses créanciers dont le fisc, de ses fournisseurs et de ses clients, mais qui correspondent à leur intérêt général commun, qui est d’assurer la prospérité et la continuité de l’entreprise (c’est moi qui souligne, surpris d’être pour une fois 100% d’accord avec l’organisation patronale). Le comité considère que l’action des administrateurs doit être inspirée par le seul souci de l’intérêt de la société considérée ». Ce rapport doit être bien oublié aujourd’hui. Et pas seulement par le MEDEF.

Notre Ministre Macron appelle ce nouveau capitalisme un capitalisme « naïf » (voir l’article du Monde du 25 avril 2015 : Retrouver l’esprit industriel du capitalisme). Ce n’est certainement pas l’adjectif que j’aurais choisi. Il n’empêche : ce ministre que la gauche de la gauche exècre exprime un certain nombre de vérités. L’Etat s’est désengagé d’abord, puis les investisseurs institutionnels (« la part des actions françaises cotées dans le bilan des investisseurs institutionnels a été divisée par 2,5 entre 2000 et 2015 »). Qui a pris leur place ? Ni les investisseurs individuels ni les fonds de pension français inexistants (à cause du système de retraite par répartition). « La France est donc entrée dans une ère de capitalisme naïf qui a conduit à privilégier les intérêts d’actionnaires aux stratégies à court terme : c’est pour eux le cours de bourse quotidien qui compte, et c’est donc la spéculation qui motive », dit notre Ministre qui connaît bien la question puisqu’il a travaillé dans la Banque et les fusions-acquisitions. « C’est une folie économique », dit-il encore, « mais c’est surtout un suicide industriel : une stratégie de développement industriel se construit sur un horizon de cinq à dix an, pas sur une échéance trimestrielle ». C’est plein de bon sens. Un article de l’année dernière d’Annette Tonnelier (Le Monde du 30 avril 2014), intitulé Le CAC 40 a basculé sous le contrôle des investisseurs internationaux, confirmait d’ailleurs cette évolution néfaste : en 1999 « 36% des poids lourds hexagonaux » étaient détenus par des non-résidents, en 2012 ce pourcentage était monté à 46,3%, en 2014 on avait atteint 49,9%. Et si on tient compte des détentions d’actions non déclarées (en-dessous de 5%) on peut estimer à juste titre que « le seuil de 50% est, de fait, déjà dépassé » (déclaration de Maxime Mathon, porte-parole d’Alphavalue). Alors, que propose notre Ministre ? Favoriser l’investissement des particuliers (développement du PEA), remobiliser les investisseurs institutionnels (les fonds des Caisses de Retraite), et, surtout, « favoriser intrinsèquement une vision de long terme – les actionnaires familiaux, les actionnaires salariés, les actionnaires publics et les fonds longs (français, européens et internationaux) ». Et pour ce faire il accorde le droit de vote double à tous les actionnaires qui ont conservé leurs titres au moins deux ans. Est-ce efficace ? Voire. J’aurais préféré qu’il différencie sur le plan fiscal le bénéfice distribué ou non, en favorisant la part du bénéfice qui reste à la disposition de l’entreprise…

On achète les PDG, ai-je dit. Beaucoup d’articles qui le disent sans le dire. « Votre patron est-il trop payé ? » (article de Valérie Segond dans Le Monde du 5 mai 2015) : aux Etats-Unis, rapporte le syndicat AFL-CIO, le ratio du revenu moyen des PDG des sociétés cotées au S&P, rapporté au salaire ouvrier moyen, est passé de 48 en 1983 à 331 en 2013. On ne trouve pas ces ratios dans l’article de Valérie Segond, à part la déclaration du patron de Proxinvest qui estime qu’une « rémunération globale (de PDG), pour être acceptable, ne devrait pas dépasser 240 smic, soit 4,8 millions d’euros ». Etre acceptable par qui ?  De toute façon avec un tel chiffre, Loïc Dessaint, directeur général de Proxinvest, ne s’engage pas beaucoup. En effet, la rémunération moyenne des Présidents exécutifs du CAC 40 étaient, en 2013, de 4 millions, ceux du SBF 120 de près de 3 millions. Mais ce qui frappe surtout c’est qu’en France également, comme l’explique Jean-Claude Sobel, fondateur de la société de conseil en rémunération, Essere Associés, « la structure des rémunérations a changé radicalement en trente ans. Alors que le salaire fixe et avantages contractuels représentaient l’essentiel des packages des dirigeants, et que le variable était peu développé, aujourd’hui c’est l’inverse ». Et, effectivement, on constate qu’en 2013, le fixe ne représentait que 26% de la rémunération moyenne du dirigeant d’une société des CAC 40 et 27,9% dans le cas du SBF 120. Le code du MEDEF, dit Xavier Fontanet, ancien PDG d’Essilor, retient une proportion de 25% pour le fixe. Et la raison de toute dette évolution ? Comme on le dit dans l’article : « Les investisseurs ont en effet poussé les conseils d’administration à plus aligner les rémunérations sur la performance boursière de l’entreprise ». Le mot « Création de valeur » est devenu le maître-mot. Création de valeur pour la Bourse !
Le problème de la rémunération excessive des PDG est aussi relevé par la presse américaine. C’est ainsi que j’ai eu récemment entre les mains l’International New-York Times (numéro du 13 avril 2015) et que je suis tombé sur cet article de Gretchen Morgenson, intitulé Comparing worker’s paychecks to the C.E.O.’s. Très difficile à trouver les chiffres, dit la journaliste. Alors qu’une loi approuvée par le Congrès en 2010 imposait leur publication dans les bilans. La SEC proposait de comparer la rémunération du CEO (chief executive officer) avec le salaire médian de l’ensemble des salariés de l’entreprise. Un groupe d’avocats de Washington, plutôt de gauche mais reconnu pour la fiabilité de ses études, indique que le ratio rémunération du CEO par rapport à celle, usuelle, de l’ouvrier, est passé de 20 en 1965 à 259,9 en 2013 ! Un analyste en rémunération basé en Californie, Equilar, a étudié les chiffres de 2014 connus pour 64 sociétés et a trouvé que la rémunération médiane de leurs CEO était de 11,5 millions de dollars (une étude plus récente, basée sur les chiffres connus début mars pour 100 entreprises, donne un chiffre encore plus élevé : 14,3 millions de dollars). La journaliste a alors demandé à deux spécialistes, Dean Baker, fondateur du Center for Economic and Policy Research et Nicholas Buffie, un autre chercheur, d’en déduire des ratios. Malheureusement elle ne donne ces ratios que pour quelques cas extrêmes (Disney : 2238, Microsoft : 2012, Oracle : 1183), ce qui n’est évidemment pas significatif. De toute façon ce qui est certain c’est que l’explosion des rémunérations des PDG américains provient elle aussi de l’importance qu’y a pris la part variable, et en particulier le gain réalisé sur les actions qu’on leur a cédées. Bernard Guilhon donnait les indications suivantes : « Aux Etats-Unis, les gains réalisés par les 500 dirigeants américains les mieux payés sur les actions qu’ils détiennent représentaient 66% de leur rémunération globale en 2009 et 82% en 2012, bonus non compris (!) ».
Tout ceci me rappelle – mais vous n’allez pas me croire – que le Banquier J. P. Morgan qui, à ma connaissance du moins, n’était pas un communiste, avait fixé comme règle que le rapport entre la rémunération du top-management et le salaire moyen de l’entreprise ne devait pas dépasser 20 !

Si le Capital a pris une telle importance aux Etats-Unis cela provient aussi de la diminution impressionnante de l’importance des syndicats. Cela fait d’ailleurs partie, on le comprend bien, du nouvel intégrisme financier. L’article de Stéphane Lauer intitulé Le déclin inexorable des syndicats américains fait le point (Le Monde du 2 mai 2015). En 1954 34,7 % des salariés américains étaient syndiqués. Ils ne sont plus que 10,8 % en 2015. Et si on se réfère au seul secteur privé il est même inférieur à 7%. Alors qu’au Canada le taux de syndicalisation est encore de 27,2% et même en Grande Bretagne, après le passage thatchérien, il est encore de 25,4%, supérieur même au taux allemand (17,7%). Le journaliste cite l’ancien Ministre du Travail de Bill Clinton, aujourd’hui professeur à Berkeley, qui dit : « L’extinction des syndicats aux Etats-Unis a été un choix politique ». Remarquez : la confrontation entre syndicats et capital a toujours été très violente aux Etats-Unis. Et moi-même je me souviens que nous avions un gros client au Colorado, construction, brasseries et autres activités, qui avait créé un véritable mur anti-syndicats, licenciant immédiatement tout salarié soupçonné de vouloir créer un syndicat dans l’entreprise. Et je me souviens aussi de la tendance dans les années 90 de l’industrie automobile de vouloir se délocaliser dans les Etats du Sud non syndiqués. Et, aujourd’hui encore, le plus grand groupe de distribution du monde, Wal-Mart, interdit tout syndicat dans ses supermarchés. Mais on est allé plus loin. La moitié des Etats américains ont adopté une législation dite de Right-to-Work. Ces lois « interdisent les accords syndicaux avec les employeurs et privent les organisations des cotisations versées par les salariés ». La Loi sur les faillites (le fameux Chapter eleven) « permet à une entreprise de se réorganiser et d’annuler tous les accords négociés précédemment avec les syndicats ». Et « les cabinets de conseil pour éviter la formation de syndicats (« Union avoidance ») se sont multipliés ». Barack Obama a dénoncé l’offensive des Républicains contre les syndicats. « Ce n’est pas un hasard », a-t-il dit, « si l’émergence de la classe moyenne aux Etats-Unis a coïncidé en grande partie avec celle des syndicats, des travailleurs qui s’unissaient pour de plus hauts salaires ». « En même temps », dit Stéphane Lauer qui est le correspondant du journal à New-York, « les inégalités n’ont cessé de se creuser. Les 3% les plus riches concentrent aujourd’hui 54,4% de la richesse contre 44,8% en 1989, selon les chiffres de la Réserve fédérale ». De toute façon toutes les études montrent qu’il y a une corrélation évidente entre le déclin du syndicalisme et la montée des inégalités de revenus. Deux professeurs des Universités de Harvard et de Washington montrent qu’entre 1973 et 2007, alors que le taux de syndicalisation perdait 26 points, « les inégalités de salaires dans le privé bondissaient de 40% ». « Une proportion significative de l’accroissement des inégalités des salaires est clairement corrélée à l’érosion en cours de la syndicalisation », dit Lawrence Mishel, Président de l’Economy Policy Institute.  Dans un ouvrage collectif publié par la Cornell University, The State of working America, on constate que « le déclin syndical expliquerait un tiers de l’accroissement des inégalités de salaires constatées de 1973 à 2007 chez les hommes et un cinquième chez les femmes ». Selon le professeur Rosenfeld de l’Université de Washington, « un salarié de la construction gagne aujourd’hui en moyenne 10000 dollars (constants) de moins qu’en 1973 ». D’après le Bureau of Labor Statistics, « en dix ans, le salaire horaire moyen chez les constructeurs automobiles a chuté de 22% (ajusté de l’inflation) et de 23% chez les équipementiers ». Et le syndicat AFL-CIO rapporte qu’ « un salarié qui travaille dans un Etat Right-to-Work gagne en moyenne 5971 dollars de moins par an que dans un Etat qui n’applique pas ces lois ». Quant au Prix Nobel d’économie, Joseph Stieglitz, il constate dans son ouvrage The Price of Inequality, paru en 2013, « que lorsque les syndicats étaient forts, la productivité et le salaire horaire réel progressaient de pair dans l’industrie ». De pair, notez-le bien !
La situation va-t-elle changer dans l’avenir ? Avec ce taux pourtant bien bas du chômage ? L’ancien ministre Reich en doute fortement. « La toile de fond des créations d’emplois, c’est une insécurité permanente avec de plus en plus de contrats indépendants qui ne donnent aucune sécurité. Il n’y a plus de contre-pouvoir face aux grandes entreprises et à Wall-Street », dit-il. Et il déplore que « la plupart des jeunes Américains ne peuvent pas se souvenir du temps où les syndicats étaient suffisamment forts pour jouer un rôle dans le champ économique et politique ».
Voilà. Tout est dit. L’intégrisme financier est solidement installé. Les grandes entreprises sont de plus en plus grandes. Et donc de plus en plus fortes. La finance règne. Les Etats américains sont infestés. Les Etats européens sont impuissants. Et incompétents. Et la culture du combat syndical est morte. Oubliée…

Pour donner l’exemple d’une autre manifestation de cet intégrisme financier américain, parlons de l’éducation et de son financement ou plutôt de son non-financement (public). C’est aussi un bon symbole du rejet de la notion de solidarité et du mépris de l’éducation (du moins pour les moins riches). Le Monde avait consacré une double page au problème, intitulée L’irrésistible escalade de la dette étudiante aux Etats-Unis (28 avril 2015). L’auteur est là encore le correspondant du journal à New-York, Stéphane Lauer. La raison de cette escalade ? L’explosion du coût des études universitaires et le déclin des aides publiques. Le journaliste commence par un exemple : un étudiant en droit : il a dû, rien que pour l’inscription à Berkeley, payer 165000 dollars, a souscrit un emprunt de trente ans, n’a toujours pas trouvé, deux ans après avoir eu son diplôme, de job d’avocat, et doit faire face depuis lors à des traites mensuelles de 1240 dollars. Il n’est pas le seul. « Ils sont aujourd’hui plus de 40 millions » à être endettés de la sorte. « 11 millions de plus qu’il y a 7 ans ». Et les sommes empruntées en moyenne par chaque étudiant ont doublé. « Fin 2014, le montant total de la dette étudiante s’élevait à 1160 milliards de dollars selon la Réserve Fédérale », nous dit Stéphane Lauer. Dix ans plus tôt, ce montant était de 346 milliards. Explication : « l’augmentation exponentielle des frais de scolarité du premier cycle universitaire » (c’est ce que les Américains appellent le « collège ») : 1120 % en 35 ans. « Aujourd’hui, les droits annuels représentent plusieurs milliers de dollars ». A régler, bien sûr, pendant au moins trois ou quatre ans pour atteindre le niveau licence ou master. Plus le coût de la vie. Or, en même temps, « les fonds alloués par l’Etat fédéral ont chuté de 40% », nous dit Stéphane Lauer. Alors qu’en 1965 une loi sur l’enseignement public établissait un excellent système de bourses, l’intégrisme financier commençait à mettre le système en question. Son Prophète ? Reagan. Dès la fin des années 70 (il n’était alors que Gouverneur de l’Etat de Californie) il considère que « financer l’université c’était gaspiller l’argent du contribuable ». Dans le système de valeurs de Reagan et de ses semblables, le « tax payer » est le Roi ! Or quand le Tax-Payer est Roi, la solidarité est souvent foulée aux pieds. Si Reagan a disparu, l’évolution continue. En Californie, les financements publics destinés à l’enseignement supérieur ont été réduits d’un quart entre 2008 et 2013. Et l’excellente Université de Virginie a perdu depuis 2008 la même proportion (27%) de financements publics et a dû augmenter ses frais de scolarité de 28%.

Pour finir je vais encore citer un autre article de la même veine paru, lui aussi, au cours de ces deux derniers mois, un article du philosophe et professeur à l’Université de Stanford, Jean-Pierre Dupuy, intitulé Dieu et le dollar. On sait qu’il y a un monde entre la conception américaine et la française de la laïcité ou, plutôt, comme cette notion est inconnue aux Etats-Unis, pour ce qui est de la relation entre la religion et la res publique. On sait aussi que le peuple américain est resté profondément religieux (même si, me semble-t-il, une certaine évolution est en cours). Mais on a peut-être tort de croire que l’importance donnée aux religions remonte forcément aux Pères fondateurs. Jean-Pierre Dupuy cite un livre paru récemment (en 2015) de l’historien Kevin Kruse, intitulé One Nation under God (avec le sous-titre suivant : How Corporate America invented Christian America). Il nous apprend qu’aussi bien l’affirmation In God we trust apposée sur le verso des billets de banque en dollars que la formule One Nation under God, indivisible, incluse dans le serment d’allégeance avec lequel on salue tous les matins le drapeau américain dans la plupart des écoles publiques, ne datent que de 1950. Au départ il y a le combat mené par les industriels des années 30 contre le New Deal de Roosevelt. Une œuvre diabolique : étatisme, régulation, rôle accordé aux syndicats. Alors « ils réussirent à enrôler quelques dizaines de pasteurs conservateurs pour prêcher le message que le christianisme et le capitalisme reposent sur les mêmes valeurs : ils récompensent l’individu en proportion de son mérite personnel ». Mais ce n’est qu’après la deuxième guerre mondiale que le message est arrivé jusqu’au sommet, au Président de la République, le Républicain Dwight Eisenhower. C’est à lui qu’on doit l’introduction de Dieu dans les billets de dollars et dans le serment patriotique. Alors Jean-Pierre Dupuy rappelle les théories de Max Weber qui « a montré que les affinités entre l’éthique calviniste de la prédestination et l’esprit du capitalisme étaient à la source du développement économique de la nation américaine ». Je connais bien ces théories mais ne crois pas que c’est là qu’il faut chercher la raison essentielle du développement sans entraves du capitalisme en Amérique. Mais que la conception calviniste peut être une excellente excuse pour un tel capitalisme. Il y a les Elus et les autres. Et on reconnaît les Elus à cause de leur prospérité. Il faut donc tout faire pour atteindre cette prospérité. Si on l'atteint c’est que Dieu nous a choisi, qu’on est un Elu (et on va tout faire pour que les voisins s’en aperçoivent). Ce n’est rien d’autre que du darwinisme social bourré d’hypocrisie et recouvert d’un habit religieux !
Et c’est aussi sur ce terreau que s’est développé l’intégrisme financier…