Planteurs-écrivains (suite)
(Voir aussi, dans Bloc-notes 2013 : Salgari et Pierre Boulle - Pierre Boulle : dernières oeuvres - Trois planteurs-écrivains et dans Voyage autour de ma Bibliothèque : Le pantoun dans Malaisie de Henri Fauconnier)
L’ami Jérôme Bouchaud, installé en Malaisie, qui avait repris mon article Le pantoun dans Malaisie de Henri Fauconnier pour le publier sur son site www.lettresdemalaisie.com, a profité d’une visite du petit-fils de Henri Fauconnier pour lui donner copie de mon étude. Celui-ci l’a remis à son père, Roland Fauconnier, qui m’a contacté par la suite et auquel j’ai pu rendre visite dans son appartement du 7ème d’où l’on voit le dôme doré des Invalides et qui est rempli de livres et de dossiers non seulement sur son père Henri et son Prix Goncourt mais aussi d’impressionnantes archives sur toute la famille Fauconnier.
Une famille qui a la particularité d’avoir de tout temps gardé copie de sa correspondance et dont la fratrie de Henri était aussi remarquable puisque l’une de ses sœurs, Geneviève, a eu le prix Femina quelques années après le Goncourt de Malaisie pour un roman intitulé Claude (toujours chez Stock), que le frère Charles avait un don pour la peinture et le dessin (voir ses illustrations de l’édition du Pacifique de Malaisie) et la plus jeune sœur pour la musique. La famille semble avoir gardé précieusement ses racines charentaises. Roland s’apprêtait à aller passer l’été dans sa maison familiale des Charentes et m’a servi, bien sûr, un Pineau des Charentes délicieux !
Je n’ai pas osé lui demander son âge, à Roland Fauconnier, mais s’il avait près de 80 ans en 2002 comme me l’a dit mon autre relation malaisienne, Serge Jardin de Malacca, quand a été tourné le documentaire La Maison des Palmes pour la 5, il doit en avoir près de 90 aujourd’hui, mais semble toujours en pleine forme intellectuelle et physique. D’ailleurs il paraît qu’il a été lui-même planteur à un moment de sa vie, planteur de canne à sucre, au Brésil, dans l’Etat de Sao Paulo.
Roland Fauconnier a eu la grande gentillesse de me donner de nombreuses précisions concernant son père et son œuvre, de m’envoyer plus tard encore un certain nombre de corrections à propos de mon texte et de me faire cadeau du livre des Lettres à Madeleine 1914 – 1919, livre épuisé mais dont il a racheté, en partie, le stock restant à l’éditeur. C’est le recueil des lettres envoyées du front à sa fiancée Madeleine par Henri Fauconnier. Annie les a lues (je n’ai encore eu le temps que de les feuilleter) et a trouvé qu’elles étaient non seulement très émouvantes mais qu’elles démontraient, déjà, qu’il était un véritable écrivain.
Serge Jardin m’avait aussi parlé d’une thèse réalisée lors de son séjour en Malaisie sur mes trois écrivains-planteurs par une certaine Aurélia de Vauthaire. Ce qui m’a été confirmé par Roland Fauconnier (« les de Vathaire étaient à l’Alliance française de Penang et étaient très amis de Pierre Lainé »). Il m’a donné son adresse e-mail et celle-ci, très gentiment, elle aussi, m’a passé sa thèse par le net. Thèse imposante (587 pages), intitulée : Les écrivains-planteurs français de caoutchouc en Malaisie. 1905-1957, et soutenue à l’Université de La Rochelle en juin 2009. Cette thèse est avant tout une très belle étude de l'épopée du caoutchouc, avec ses hauts et ses bas. Sur le plan littéraire, que ce soit pour Fauconnier ou pour Boulle, cela ne m’apprend pas beaucoup plus que je ne sache déjà. Même si elle a eu accès à des documents qui ne sont pas facilement accessibles (articles et lettres de Fauconnier, émissions radiophoniques et interviews de Pierre Boulle).
Henri Fauconnier
Voici les éléments nouveaux que je retiens de la thèse d’Aurélia de Vathaire : On a d’abord confirmation que Fauconnier avait « la Malaisie dans la peau » (lettre à sa femme) et qu'il n'était pas raciste du tout (c'est Chardonne qui l’affirme, lui qui a eu plus tard des sympathies pour le régime de Vichy, souhaitant même la victoire de l’Allemagne nazie!). Voici ce que dit Chardonne : « …Pour s’attacher ces êtres compliqués (tamils et malais), il faut d’abord les connaître, c’est-à-dire les aimer. Henri Fauconnier aimait les indigènes. Il admire le peuple malais, qui est très raffiné, et il ne pense pas que le premier devoir du blanc soit d’éduquer l’indigène. Nous pouvons nous élever à son contact. Le rapprochement des Européens et des autres races doit se faire par la compréhension et l’amitié » (cité par A. de Vathaire et extrait des Nouvelles Littéraires de décembre 1930). Il cherchait à comprendre l'âme malaise, dit A. de Vathaire (mais quand on a lu Malaisie, on le sait bien) et elle cite Anthony Burgess qui aurait dit que Malaisie était le seul livre où l'auteur avait compris les Malais. Fauconnier était à la fois un homme d'action et un poète-philosophe, dit-elle encore (c'est rare mais cela se trouve). Et on apprend aussi qu'il a écrit sur le métier de planteur dans des articles de revues. Et qu'une Malaisienne chinoise, Choi Kim Yok a fait une thèse de maîtrise sur Malaisie (Une étude de littérature exotique, Malaisie de Henri Fauconnier, mémoire de maîtrise soutenue à la Sorbonne en 1978-79) et qu'elle a trouvé que la structure du roman en quatre chapitres rappelait celle du pantoun.
Que m’a appris Roland Fauconnier sur son père et son œuvre ?
C’est Chardonne, de son vrai nom Jacques Boutelleau, Charentais lui aussi, qui était son ami et qui l’admirait beaucoup (même si Henri Fauconnier n’a jamais partagé ses idées vichyssistes, plus tard, lors de l’occupation), qui l’a poussé à publier son roman dès que possible alors que, pour Henri, il n’était pas terminé. Chardonne avait de nombreuses relations dans les milieux littéraires et était co-éditeur de Stock Et c’est finalement Stock qui l’a publié en mettant sur la page de garde : en préparation : Malaisie II. Un livre qui n’a jamais été écrit. Mais cela fait que « la fin du roman est peut-être un peu tronquée » (c’est Roland Fauconnier qui le dit). Il l'a tronquée en laissant le lecteur imaginer la suite à son gré. J'ai rassemblé pour Didier Millet des Editions du Pacifique, dit Roland Fauconnier, un certain nombre de notes éparses qui faisaient partie de son travail réalisé soit au cours de l'année 1930, soit dans les années 1931 à 1935 environ, soit à la demande insistante de Robert Stiller, son traducteur polonais. Ces notes étaient séparées et non datées. En tout cas pour lui, Rolain, dans l’esprit de Henri, ne devait pas envisager le suicide comme je l’ai suggéré dans mon article mais aller se cacher dans une tribu (les Dayaks ?) après avoir exercé la justice selon sa conviction propre. Qui était Rolain ? lui ai-je demandé. Rolain était Henri plus âgé, plus mûr, alors que Lescale est Henri plus jeune et plus innocent, m’a-t-il répondu.
Et les pantouns ? Leurs traductions ? Il semble certain que si Henri n’avait pas traduit les pantouns cités en malais cela était délibéré comme je l’avais pensé. Cela donnait un certain air de mystère, de secret, d’exotique aussi peut-être. Ceux qui savaient le malais pouvaient comprendre et découvrir qu’il y avait effectivement un lien entre le déroulement du récit et les poèmes cités. Les autres, non. Tant pis pour eux. Il s’est également amusé à en inventer lui-même des pantouns, m’a dit Roland Fauconnier (je suppose que ce sont ceux que Smaïl dit à la fille du Rajah), dont certains ont été cités dans des études savantes comme des pantouns authentiques, ce qui les a beaucoup amusés, Stiller et lui, me dit encore Roland Fauconnier. Il aimait beaucoup les pantouns. C’est après la publication du roman qu’il a été contacté par ce Polonais qui l’a beaucoup admiré, Robert Stiller, et ils ont échangé une correspondance fournie pendant plusieurs années de suite. Henri avait quand même préparé les fameuses traductions que l’on trouve dans l’édition du Pacifique. C’était en 1954 au moment où le Club du Beau Livre avait voulu sortir une nouvelle édition de Malaisie. Roland Fauconnier les a trouvées, ces traductions, manuscrites, et a décidé de les publier en annexe dans l’édition de 1996. Pourtant, me dit-il, « mon père les considérait comme approximatives et n'en était pas très satisfait, arguant qu'une traduction ne peut jamais être vraie, surtout de poésies et surtout si ramassées ».
Roland Fauconnier a terminé un manuscrit prêt à être publié de près de 350 pages, intitulé Henri Fauconnier : œuvre et renoncements. Pourquoi renoncements ? Renoncement d’abord à la plantation. La plantation n’a été pour lui qu’un moyen d’atteindre l’indépendance financière, me dit Roland Fauconnier. Dès le départ il savait qu’il voulait écrire. Mais il a aussi renoncé à l’écriture. Même s’il a encore publié les nouvelles de Visions (j’avoue, à ma grande honte, que j’ignorais l’existence de cette œuvre alors qu’elle se trouve bien en évidence dans la liste de Serge Jardin !) Plus difficile à expliquer. Peut-être qu’une fois installé en Tunisie il se trouvait bien et n’avait plus envie (à un moment Roland Fauconnier me dit : mon père était un peu paresseux. Difficile à croire). Peut-être des problèmes familiaux : la Tunisie (Radès se trouvait tout près de Tunis) était le résultat d’un compromis avec sa femme : Henri ne pouvait plus vivre en Europe (ce n’était pas seulement une question de climat : la guerre de 14 l’avait dégoûté définitivement de l’Europe) et sa femme ne voulait pas s’en éloigner trop. Et puis des problèmes de vue (Roland Fauconnier donne d’ailleurs des explications à ce sujet dans une note dans l’édition du Pacifique). Un peu plus tard Roland Fauconnier m’a dit qu’il a déposé son manuscrit auprès d'un éditeur. Espérons que le livre verra le jour.
Pierre Boulle
Sur Pierre Boulle Aurélia de Vathaire nous apprend qu'il a toujours « regretté de n'avoir jamais pénétré le monde asiatique » (dans un article de 1991 sur ses souvenirs de planteur), qu'il s'est documenté pour son Pont de la Rivière Kwai auprès de deux planteurs (Merveille et Schalbart) qui lui ont raconté leur vie dans les camps japonais (émission radiophonique de janvier 1980), et que son roman sur la plantation, le Sacrilège malais, a été, bien sûr, reçu avec une hostilité totale par la Socfin (qui l’a considéré comme un sacrilège perpétué contre elle-même…).
Aurélia dit qu’un « autre planteur français du groupe Rivaud, travaillant au Cambodge, Jacques Conia, a écrit un roman virulent, un tableau célinien de la vie de l’assistant et de l’organisation d’une grande plantation ». Son roman est malheureusement épuisé : Jacques Conia : La Saignée blanche, Denoël, 1955.
C’est sur France Inter que Pierre Boulle a été interviewé tous les jours entre le 3 décembre 1979 et le 8 janvier 1980 et qu’il a fourni de nombreux détails inédits sur sa vie et son œuvre. A. de Vathaire a pu consulter la transcription qui en a été faite par l’Association des Amis de l’œuvre de Pierre Boulle.
Elle rapporte également des détails intéressants sur son début de carrière. Avant de faire Supélec il avait d’ailleurs passé une licence de science à la Sorbonne. Son premier job : la Centrale thermique de Lourches dans le Nord-Pas de Calais. Le Provençal qu’il était ne pouvait bien sûr qu’être malheureux dans cette région charbonnière (« la poussière noire qui flottait sans cesse dans l’air », « la saleté assez prononcée des maisons des mineurs »). Et en plus il éprouve une grande solitude (la Centrale est petite, « il n’y avait que deux ingénieurs, le Directeur, que je voyais assez rarement, et moi », et « l’unique hôtel abritait un pensionnaire unique, moi »). Après six mois il quitte Lourches et trouve un poste à Clermont-Ferrand où il travaille à l’électrification rurale de l’Auvergne. Il aime l’Auvergne et les Auvergnats mais « rêve d’un ailleurs ». Et demande à son Ecole de le prévenir s’ils ont une offre pour un poste à l’étranger ou aux colonies. C’est ainsi qu’il va se faire embaucher par la Socfin…
Roland Fauconnier aime beaucoup l’œuvre de Pierre Boulle, me dit-il. Il pense qu’il a eu une aventure plutôt tragique avec une femme de la plantation (en sait-il quelque chose ? Ou le déduit-il simplement comme moi de ce qui est raconté dans le Sacrilège malais ?) . Il m’a aussi raconté qu’un de ses cousins germains est arrivé à la Socfin en même temps que lui et était devenu un de ses plus proches amis. Il s’agit très certainement de Christian Van den Berg, fils de la sœur de Henri, Genviève Fauconnier-Van den Berg. Ce que confirme A. de Vathaire sur la base d’un témoignage de Josette Van den Berg : « Nous étions liés, mon mari et moi-même, par une vieille et solide amitié… ». Il faut même croire que Pierre Boulle était un joyeux drille puisque, dit-elle, mon mari, Pierre Boulle, Robert Barbier et Gérard Louyot formaient « un joyeux quatuor que nous appelions les quatre mousquetaires ».
Et, malgré cela, Pierre Boulle - A. de Vathaire le montre bien - est de plus en plus désillusionné. Travail de bureau, industrialisation, rationalisation, tout heurte son caractère individualiste, son désir d’aventure et d’exotisme. Et ce qu’il ne peut vivre dans la vraie vie il va le vivre dans le monde qu’il crée par l’écriture. Personne ne pose cette question, peut-être idiote : n’y a-t-il pas été incité par l’exemple du premier des écrivains planteurs, Henri Fauconnier lui-même ?
Pierre Lainé alias Christian de Viancourt
« En 1977 Pierre Lainé m'avait invité à dîner à mon passage en Malaisie dans son repaire malais installé chez lui dans sa maison de fonction de Kuala Lumpur. Très sympathique, je n'avais pas imaginé à l'époque son penchant pour l'opium! », raconte Roland Fauconnier. C'est lui aussi qui m'apprend que Pierre Lainé s’était marié avec une Malaisienne chinoise (ce qui m’a été confirmé par Serge Jardin).
Son étude couvrant une période qui se termine en 1957 (année de l’Indépendance), A. de Vathaire ne donne plus beaucoup d’informations supplémentaires sur Pierre Lainé si ce n’est que les fameux cailloux, des granulés que lui et ses amis font brûler et dont ils inhalent la fumée, commençant ainsi à se droguer à Singapour, étaient des dérivés de morphine mélangés à d’autres drogues. Pierre Lainé a été un des premiers planteurs européens à prendre sa retraite en Malaisie et à s’intégrer véritablement dans le pays, dit-elle. Mais, en même temps, il s’est beaucoup entremis pour conserver une certaine influence en Malaisie de la culture française en restant actif dans l’Association française de Malaisie et dans l’Alliance française à Kuala Lumpur et à Penang (il était Président honoraire de l’Alliance française de Penang jusqu’en 2008). C’est d’ailleurs à Penang qu’il est mort en 2011.
L’épopée du caoutchouc
Voici comment Roland Fauconnier décrit l'arrivée de son père à Singapour dans le manuscrit qu’il vient de remettre à son éditeur :
« En présentant la lettre de recommandation pour Bornéo que lui avait envoyée l’oncle de son jeune élève Alexander, Henri va rencontrer plusieurs fonctionnaires avant d’aboutir chez le secrétaire du Gouverneur. Tous lui confirment qu’être planteur de caoutchouc dans l’Etat du Selangor, en péninsule malaise, ne peut être comparé à un travail à Bornéo, quels que soient les avantages qui lui ont été offerts. Et le secrétaire lui donne une lettre de présentation pour le Président du Syndicat des Planteurs d’Hévéas des Etats Malais, Mr W.W. Bailey, « the rubber king », qui est un homme charmant et leur sera d’excellent conseil et un bon appui.
Ils se concertent, se déterminent, descendent leurs bagages, et laissent repartir le Victoria, qui emporte alors vers Bornéo le destin virtuel de la vie qu’ils ont tant rêvée et qu’ils n’auront pas. Henri, muni de ses « précieuses lettres de piston », prend le soir même le petit vapeur côtier de Penang, « bondé de Chinois », qui le dépose le lendemain matin à Port Swettenham. De là, il prend le train jusqu’à Klang, capitale de la zone des plantations d’hévéas, puis, ayant réservé une chambre au rest-house, part en rickshaw à une heure décente de l’après-midi jusqu’au bungalow du riche planteur. Mr. Bailey est en famille et l’accueil est très cordial : Have a cup of tea ! »
Il y a beaucoup d’aspects qui m’ont intéressé dans la thèse d’Aurélia de Vathaire. C’est évidemment d’abord l’histoire du caoutchouc. On constate qu’elle est loin d’être linéaire. Elle dépend au début bien sûr de l’essor de l’automobile. Puis vient le boom de la première guerre mondiale. Dans l’entre-deux guerres c’est la finance qui s’en mêle. Surproduction, quotas, bourse, crise, etc. Lors de la deuxième guerre mondiale c’est la course pour le contrôle des plantations et, en même temps, le développement du caoutchouc synthétique. Et puis, plus tard, c’est la concurrence entre synthétique et naturel, le naturel est en perte de vitesse, même s’il a un avantage : la qualité. C’est le fameux latex essentiel aussi bien pour les préservatifs (voir le dernier roman de Pierre Boulle, Le Malheur des uns…) que pour le médical.
On voit aussi que les fameux palmiers à huile si décriés aujourd’hui, à cause de la déforestation et des terribles fumées dues aux incendies de forêts qui vont jusqu’à incommoder Singapour, ont commencé à se développer dès le début. « Le palmier à huile a été introduit en Malaisie à partir de Sumatra en 1911 », raconte Roland Fauconnier. « Cette même année, Adrien Hallet, ex agronome au Congo Belge où il avait travaillé dans une petite huilerie de palme, a vu à Sumatra les mêmes palmiers Guinéensis d'une telle vigueur qu'il s'était, avec l'avis positif de Fauconnier, décidé à commencer une pépinière industrielle de palmiers à Sumatra. C'était la première au monde ». « En 1913 », rapporte A. de Vathaire, « Henri Fauconnier les transplante en pépinières sur sa plantation de Rantau Panjang. Ce sont (probablement, on en discute) les premières graines de palmiers à huile plantées en Malaisie ».
On trouve aussi dans la thèse d’Aurélia de Vathaire un certain nombre de détails qui m'ont intéressé sur la fusion Hallet-Rivaud et sur la rencontre entre Hallet et les 4 frères Rivaud (une sacrée famille d'ailleurs ces Rivaud : deux Centraliens, un Polytechnicien et un Cyrard, rapporte-t-elle, mais je n’ai trouvé dans l’annuaire de Centrale aucun ancien de ce nom).
Mais c’est surtout le portrait qu’elle fait de Robert Michaud qui m’a passionné (le Chaulette du Sacrilège malais de Pierre Boulle). Tout a d'ailleurs commencé avec la création de l'agence centrale et la mise en place de Philippe Langlois. C'était le début d'une direction centralisée. Et puis arrive Michaud. Complètement autodidacte. Né en Tunisie, veut d’abord faire des études d’agronomie, mais décide finalement d’entrer directement dans la vie active et contacte Hallet qui l’apprécie tout de suite. Henri Fauconnier également. Cela devait quand même être un sacré bonhomme. J'ai un peu changé d'avis sur lui. Tout n'était pas mauvais chez lui. Quand il est arrivé, l'industrie du caoutchouc vivait une période incertaine et les plantations de la Socfin en Malaisie étaient déjà nombreuses et d'origines diverses. Il était donc normal (je le dis parce que j'ai eu un peu le même genre de problèmes à résoudre à mon modeste niveau : 8 ou 9 PME européennes, 4 lieux de fabrication, monoproduit, donc à diversifier, pas de BE, pas d'organisation export, bagarres entre nationalités), il était normal, dis-je, qu'il développe la R et D, l'organisation commerciale, la standardisation (source d'économie), le reporting, l'image commune (moi aussi j'ai fait une "Bible"). Et le résultat était là : la Socfin n'a pas eu à licencier et elle a été la plus performante en Malaisie. Le premier devoir d'un dirigeant n'est-il pas d'assurer la survie de son entreprise? Ou est-ce que cela a commencé à déconner?
C'est quand le pouvoir rend aveugle et qu'on n'a plus de contrôle. Quand on manipule les gens. Quand on en fait des robots. Quand on ne respecte plus leur dignité humaine. Et Pierre Boulle a eu tout à fait raison de critiquer tous ces aspects de son Michaud ! Traiter le problème par la satire. Aurélia de Vathaire reprend trois exemples racontés avec humour dans le Sacrilège. La bureaucratie poussée à l’extrême qui, à un moment donné, devient ridicule, surtout dans le contexte de ce pays tropical que les planteurs ont choisi par esprit d’aventures (mais le reporting en lui-même ne peut être critiqué). La folie des grandeurs : la fameuse construction du bungalow de Bukit Taggar. J’en ai déjà parlé. Serge Jardin m’avait déjà raconté que Pierre Lainé avait confirmé que l’histoire était exacte. A. de Vathaire donne des précisions complémentaires : c’est la fameuse Maison Ronde et l’architecte était un Quat’zarts installé à Singapour. Toute l’histoire était complètement grotesque et montre bien que Michaud était devenu fou ! D’ailleurs quand on voit sa Maison des Palmes à lui, celle construite pour la Socfin et que l’on peut voir dans le film documentaire du même nom (dont je parlerai encore), avec ses portes rondes, on ne peut que faire le même constat : il était pris de mégalomanie. Le troisième exemple est celui de la standardisation. La scène est totalement hilarante : Aurélia la cite entièrement : « M. Bedoux, ingénieur polytechnicien, spécialisé dans les questions d’organisation de travail, membre français de la firme internationale Ratio (!), débarqua en Malaisie britannique, pays où les poètes en sarong célébraient à l’ombre des cocotiers, la spiritualité de l’univers, en vue de rationaliser la saignée de l’hévéa brasiliensis, d’analyser les gestes de Ramasamy, le saigneur tamil et de les coordonner en une synthèse stylisée et économique ». Et le Tamoul se moque bien sûr complètement du pauvre ingénieur français qui n’y comprend rien et part écrasé par son échec ! Mais là encore il y a à boire et à manger. Les méthodes d’analyse des gestes de l’ouvrier inventées par Taylor ont d’abord servi à le forcer à augmenter son rendement (base du calcul de la prime de rendement) mais elles ont également pu servir à améliorer son travail, à le rendre moins pénible et, surtout, elles ont permis d’étudier le coût de revient d’un produit et à améliorer ce coût déjà au stade de sa conception (je m’en suis servi dans ce but). Mais cela montre surtout que l’autodidacte Michaud était à l’écoute de ce qui se faisait dans le monde !
La Maison des Palmes
Voici ce que Roland Fauconnier me dit à ce propos : « Quant à la Maison des Palmes, oui, il y a eu confusion dans tous les esprits entre la Maison des palmes de Rolain, celles qu'Henri a fait construire successivement sur le site de Rantau Panjang qui dominait la Selangor (années 1906, puis 1910, puis rafistolages successifs jusqu'à la fin de la crise en 1932-33 - en fait je ne sais quand), et enfin, celles construites sur les plans de Robert Michaux pour remplacer, au même endroit, les précédentes. Il était alors devenu le Directeur général de la Socfin en Malaisie et avait le goût de la splendeur (voir le Chaulette du Sacrilège malais de Pierre Boulle). Toutes les surfaces des pièces ont été multipliées par deux, les portes rondes, la piscine, le plongeoir et la salle de bains au dessous de sa chambre sont de lui. Mais il avait conservé le style de la toiture, les beaux bois exotiques extérieurs, les chambres de l'étage sans fenêtres mais seulement avec grillages anti-moustiques et pont promenade tout autour, comme sur un bateau, pour mieux entendre et respirer la forêt pendant la nuit...
La maison appelée dans la famille Rantau-Tinggi (et non plus Rantau-Panjang) fut incendiée par les Japonais et reconstruite à l'identique au retour des Occidentaux. Rantau-Tinggi était la maison privée d'Henri Fauconnier, alors que Rantau-Panjang était la maison de la Société (Plantations Fauconnier et Posth au début, Socfin ensuite). Henri Fauconnier la revendit à la Socfin vers 1921 quand il sut qu'il ne l'habiterait jamais plus avec sa famille ».
Roland Fauconnier m’a prêté son DVD du film documentaire, La Maison des Palmes, que Véronique Bonnet-Nora, fille de l’historien Pierre Nora, a tourné en 2003 (j’ai pu en faire des copies pour moi et pour Serge Jardin qui en avait assuré l’intendance : programme, rendez-vous, transports, etc. et n’avait jamais réussi à le visionner). La productrice était une amie de Bolloré (qui avait repris le groupe Rivaud), est venue en Malaisie avec lui et a trouvé qu’il serait intéressant de faire un film documentaire sur la plantation pour Arte, m’a dit Roland Fauconnier. Elle l’a d’ailleurs invité à venir en Malaisie pour cela et c'était une bonne chose puisqu'on y voit Roland Fauconnier se promener là où se trouvaient les plantations historiques et parler longuement de son père et de son aventure de planteur. Le film est beau même si certaines scènes où l'on voit des membres de je ne sais quelle tribu danser autour d'un feu ne donnent peut-être pas une image très juste de la Malaisie actuelle. La Maison des Palmes de Michaud y est longuement filmée. Elle est plutôt hideuse à mon goût, affreusement moderne, immenses salles de réception, portes rouges circulaires (!). « Ce n’est plus une maison malaise », me dit Serge Jardin, « c’est une maison d’ingénieur, énaurrrme ! ».
L’aventure coloniale
La grande étude d’Aurélia de Vathaire a également le mérite d’analyser la relation humaine entre colonisateurs et colonisés. La différence entre la conception des premiers Français autour de Henri Fauconnier et celle des Anglais. Mais aussi l’évolution dans le temps de cette relation.
Au départ on importe la main d’œuvre. La tamoule, pour de multiples raisons : moins chère que la chinoise ou la javanaise, refus de la malaise de travailler à la plantation, pauvreté de l’Inde du Sud, situation misérable des basses castes, facilité d’importer de l’Inde, colonie britannique, volonté aussi de contre-balancer l’immigration chinoise. Mais cette main d’œuvre, il faut la chercher. Henri Fauconnier lui-même raconte qu’il est « parti à la chasse à l’homme en Inde dravidienne ». Et on connaît la dureté des contrats, surtout au début. On a connu cela ailleurs dans l’Océan Indien (voir l’Île Maurice où on a tellement importé de main d’œuvre après l’abolition de l’esclavage que l’île est aujourd’hui indienne aux deux tiers !). Plus tard les contrats deviennent un peu plus humains parce qu’il faut la garder la main d’œuvre ! Mais cette forte présence tamoule fait que c’est aussi avec les Tamouls que le contact est le plus étroit. L’apprentissage de leur langue est obligatoire (on le voit dans les romans de nos planteurs-écrivains) et le planteur, patron, juge, devient vite un peu comme leur père. Et les Tamouls traités comme des enfants. Mais il faut aussi apprendre la malais, non pas tellement pour communiquer avec les Malais qui sont les grands absents mais pour parler avec les Chinois, la langue malaise étant devenue la grande langue de communication dans tout l’archipel de l’Insulinde.
Dans le cadre de la Socfin les relations sexuelles avec les employées tamoules sont strictement interdites (mais pas avec les épouses des employés). Comme, par ailleurs, on ne veut pas que les célibataires s’attaquent aux femmes de leurs collègues, on les incite vivement à aller se détendre dans les bordels de Kuala Lumpur ou Singapour, mais on leur défend de vivre maritalement avec une indigène, fût-elle chinoise (voir L’Oreiller de Porcelaine).
D’une façon générale nos trois écrivains semblent nous faire croire que les Français se comportent différemment avec les indigènes que les Anglais, toujours hautains et méprisants. Ce qui est peut-être vrai. Il n’empêche que les règles de comportement de la Socfin sont plus ou moins basées sur les règles anglaises. Ce qui est certain, par contre, c’est que Henri Fauconnier se distingue de tous ses collègues et successeurs par l’intérêt sincère, et même l’admiration, qu’il porte aux Malais. En conclusion de la première partie de son étude qui porte sur la période 1905-1918, Aurélia de Vathaire écrit ceci : « Henri Fauconnier ne remet pas en question la colonisation – il est lui-même un colonisateur – mais il mène une réflexion sur le décalage des relations entre les Européens et les populations locales. Alors que la France prépare en grandes pompes l’Exposition coloniale de 1931, voici ce qu’il déclare : « Le colonisateur manque d’abnégation, sinon de bienveillance. Il se grise vite de sa puissance, de son prestige. Alors il devient sentimental comme un ivrogne et commence à croire qu’on l’aime au moment même où l’on commence à le haïr ou à le mépriser… On ne se fait aimer qu’en aimant soi-même, et par aimer, il faut commencer à comprendre… Et pourtant nous ne sommes pas méchants. Nous sommes seulement des Barbares. Nous avons voulu asservir d’autres peuples avant d’avoir atteint l’âge de raison ».
Qu’est-ce qui a fait que Henri ait été aussi différent ? C’est d’abord l’expérience de la guerre de 14, je l’ai déjà dit, une guerre tellement horrible qu’il lui a donné à tout jamais le dégoût de la civilisation européenne (il n’était pas le seul). C’est ensuite son éducation humaniste, son cercle de Barbezieux, un cercle qu’il est le seul à essayer de reformer en Malaisie où il fait venir toute sa famille. Sur ce plan-là A. de Vathaire apporte des informations intéressantes : la crainte généralement répandue parmi les familles européennes de la nature tropicale, de son climat, de la nocivité supposée pour les enfants. C’est une des raisons qui font que son épouse refuse de rester plus longtemps dans ce pays qui est un peu le paradis pour Henri et où il se voyait certainement vivre pour toujours. Je crois que cela a dû être une des plus grandes déceptions de sa vie.
Dans la période de l’entre-deux guerres, le fossé entre Européens et populations locales s’élargit, dit Aurélia de Vathaire. Ce sont les clichés du Tamoul « l’enfant pauvre », le Chinois « avide d’argent » et le Malais « fainéant et indifférent ». Les Français ont une vision positive de leurs relations avec les populations locales, dit-elle encore, alors qu’en réalité ils ont de moins en moins de désir de contacts avec eux. Le fait qu’il y ait de plus en plus de femmes (et d’enfants) dans la colonie favorise ce repli communautaire des Européens. Et elle cite un certain Michel Gilquin qui, dans son ouvrage La Malaisie (qui date de 1996), écrit : « Les sujets de Sa Majesté s’occupent de leurs plantations ou de leurs mines, entrecoupant leurs activités ennuyeuses dans la moiteur tropicale des clubs réservés aux Blancs. La certitude de dominer le monde pour toujours a assoupi les derniers aventuriers ». Et dans les clubs on s’adonne au rite du stengah, le whisky mélangé d’un peu d’eau de Seltz… Comme ailleurs dans l’Empire colonial britannique, l’Inde, la Birmanie de George Orwell…
C’est la deuxième guerre mondiale et l’arrivée des Japonais qui va tout bousculer. Des Asiatiques battent et humilient les Anglais, les Français, les Hollandais, les anciens maîtres du monde. Et les colonisés ne vont plus jamais regarder leurs colonisateurs de la même manière. Mais ce sont surtout les Chinois qui vont créer des guérillas armées après le retour des Européens. On en a des échos dans certains romans de Pierre Boulle (Les Voies du Salut) et même dans un roman policier que j’ai lu récemment et qui se trouvait sur la liste de Serge Jardin. Et puis, progressivement les Européens sont bien obligés de composer avec les Malais qui commencent à diriger le pays. Et puis c’est l’Indépendance en 1957. Certains resteront, s’intégreront même dans le pays, et c’est l’honneur de Pierre Lainé en particulier. Mais la Socfin reste fière de l’œuvre coloniale accomplie. Voici le dernier éditorial du Bulletin Socfin cité par Aurélia de Vathaire et qui fait le bilan du colonialisme, le jour de l'Indépendance, selon la doctrine Socfin (je le cite en entier parce que certaines formules sont vraiment cocasses) : « Nous avons enseigné à plusieurs millions d’Asiatiques de nouvelles idées et de nouveaux principes : le droit et le pouvoir de changer de gouvernement par le vote plutôt que par la voie des armes et du sang. Ils ont appris à voler plus vite que le cheval qui était leur maximum à travers les âges et plus rapidement que les bateaux primitifs. Nous leur avons appris de nouvelles idées de service, nous leur avons construit leurs premières usines, leurs premiers chemins de fer, des routes, des ports indigènes,… Nous et les autres Occidentaux leur avons apporté les sciences modernes, de nouvelles philosophies, de nouvelles machines…Nous leur avons appris la médecine moderne, la chirurgie, les soins dentaires et infirmiers, et nous leur avons donné de nouveaux médicaments puissants, la vaccination et l’inoculation pour prévenir les maladies qui les décimaient régulièrement. Et par-dessus tout, nous avons enseigné aux jeunes à courir, sauter et jouer, nous leur avons appris tous les sports, ce qui a profondément changé la vie de la jeunesse en lui donnant de la couleur et de la passion. Et nous leur avons permis d’apprécier les délices de la musique occidentale… C’était le Colonialisme ».
Voilà. Chacun appréciera. C’est ce qu’on a appelé il n’y a pas si longtemps en France : « les aspects positifs du colonialisme » !