Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Mythes et Crimes de guerre. Août 14

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(L’incroyable comportement de l’Armée allemande lors de l’invasion de la Belgique, puis de la France en août 1914 : plus de 5000 civils tués, plus de 14000 édifices brûlés. Les mythes des francs-tireurs et des mutilations)
Je savais que des histoires horribles circulaient au cours de la guerre de 1914 sur les « barbares allemands » qui coupaient les mains à de pauvres civils. Je savais aussi qu’une des raisons qui a été avancée sur l’étrange silence des alliés pendant la deuxième guerre mondiale sur le génocide des juifs est que « l’on ne voulait pas que les Allemands croient que l’on allait recommencer à répandre des rumeurs sur des horreurs comme en 14 ». Mais je ne savais pas que ces rumeurs reposaient sur une réalité : les tueries de masse opérées par les troupes allemandes au moment de l’invasion de la Belgique au mois d’août 1914. Et que la raison avancée pour ses tueries était un mythe auquel les Allemands ont cru dur comme fer : le mythe des francs-tireurs, d’où la croyance à une levée en masse des civils belges contre l’armée. Et que des deux côtés on en est revenu à des mythes moyenâgeux : ils coupent les mains, les oreilles, les seins, les nez et arrachent les yeux…
Ce sont deux historiens, professeurs au Trinity College de Dublin, John Horne et Alan Kramer, qui ont conduit une longue étude transnationale en fouillant les archives et les bibliothèques de 8 pays et en s’appuyant sur les institutions et historiens de tous les pays concernés. Elle a paru en anglais en 2001, en allemand en 2004 et en français en 2005. Voir : John Horne et Alan Kramer : 1914. Les Atrocités allemandes. La vérité sur les crimes de guerre en France et en Belgique, édit. Tallandier/Texto, 2011. Les résultats de cette étude sont aujourd’hui indiscutables et indiscutés. Mais tout simplement effarants. Qu’on en juge :
Dès le départ c’est le siège de Liège où les Allemands se voient confrontés à une résistance à laquelle ils ne s’attendaient pas. Cela se passe entre le 5 et le 8 août. Et cela se conclut par : 850 civils tués (c'est-à-dire fusillés ou utilisés comme boucliers humains), 1500 édifices brûlés (c'est-à-dire intentionnellement brûlés). Et l’ensemble des 13 régiments d’infanterie y sont impliqués. Pas loin de Liège il y a Visé : 600 maisons brûlés, 630 civils déportés, 23 tués. Plus tard encore à Liège il y a encore 60 tués et 38 maisons brûlés ; à Schaffen : 23 tués ; à Aarschot : 156 tués, 400 civils déportés (cela se passe entre le 19 août et 6 septembre), à Andenne et Seilles : 262 tués ; à Namur des civils sont utilisés comme bouclier humain ; à Tamine : 383 tués. Et puis il y a Louvain : 248 tués, un quart de la ville détruite, la grande Bibliothèque de l’Université pleine de livres anciens et de collections médiévales (300000 volumes) est brûlée. Cela fera un scandale international ! Autre drame énorme à Dinant sur la Meuse : 674 civils tués (10% de la population de la ville), destruction de la plus grande partie de la ville, 400 citoyens déportés. Nouveaux incidents à Bouvignes et à Spontin : 121 maisons détruites (sur 161). On tue encore dans les Ardennes, à Anloy et Neufchâteau, à Tortigny (63 tués) et à Arlon (122 tués).
Puis on arrive en France. A Gomery, à la frontière, 60 prisonniers français, soldats et civils sont tués ainsi que 150 soldats blessés ; à Ethe 218 habitants sont tués dont 30 enfants ; Baranzy est rasé (86 maisons sur 106). En Meurthe et Moselle on tue et on viole à Audun-le-Roman et 388 maisons sont détruites (sur 400) ; à Fresnoy-la-Montagne 51 civils, femmes et enfants, sont tués ; à Longuyon : 61 tués ; à Nomény près de Nancy : 55 tués ; à Gerbéviller : 60. Et cela continue encore pendant la marche sur Paris (mais entre-temps les civils ont fui). C’est ainsi qu’à Haybes, dans la Marne, 596 maisons sont détruites sur 623.
Au total on a les témoignages pour 129 incidents, 5146 tués et 32 cas d’utilisation de boucliers humains. Dans 113 incidents il y a destruction systématique des maisons par incendie ou explosion : au total au minimum : 14100 édifices.
Comment expliquer de tels crimes ? Explication du côté allemand : un mythe : les francs-tireurs, la guerre populaire. Il paraît qu’à la fin de la guerre de 70 il y a eu effectivement des francs-tireurs qui ont attaqué les troupes prussiennes en France. Et que les officiers supérieurs de l’Armée allemande ont mis en garde leurs troupes contre l’éventualité de telles pratiques et indiqué la meilleure façon de les combattre : fusiller et terroriser. Les autorités belges ont bien sûr immédiatement élevé de violentes protestations, ont établi des commissions d’enquête et ont mis en garde leurs administrés, demandant aux maires de collecter les armes présentes dans leurs communes. De toute façon, aujourd’hui, les historiens sont formels : si on ne peut jamais exclure la possibilité de quelques cas isolés, il n’y a jamais eu de guerre populaire en Belgique, pas de francs-tireurs et pas de cas prouvés d’agressions des agresseurs allemands (la Belgique était neutre et sa neutralité avait été garantie par les autres nations européennes) par des civils belges. Alors on cherche d’autres raisons : les nouvelles armes, rapides et qui tirent de loin ; la panique des soldats devant une défense à laquelle on ne s’attendait pas, devant des tirs dont on ne voyait pas l’origine (et ces cas de panique ont effectivement été prouvés, même que certaines unités allemandes se sont tirées dessus…) ; les échos (c’était le cas à Dinant : l’armée française était positionnée de l’autre côté de la Meuse et côté Dinant il y avait des falaises qui renvoyaient l’écho) ; l’effet de cumul : plus on avait fusillé des civils parce que c’étaient des « francs-tireurs », plus la théorie des francs-tireurs était avérée et justifiait les massacres suivants (mécanisme connu de l’auto-renforcement du mythe) ; le fait que la Belgique n’avait pas de conscription, pas d’Armée mais une garde civile divisée en garde active qui participait légalement aux combats et en garde passive qui ne participait pas mais gardait des fusils à la maison, et que tout ceci pouvait créer des confusions (mais, souvent, quand le maire avait collecté les fusils et les avait gardés à la marie on fusillait le maire parce que, disait-on, il préparait le soulèvement populaire) ; la très grande méfiance des troupes prussiennes protestantes envers les prêtres catholiques : c’est ainsi que de nombreux curés ont été faits prisonniers ou fusillés parce qu’on les accusait de prêcher la révolte armée ou de donner des signaux aux ennemis du haut de leurs clochers (encore un mythe que je connais bien puisque ma famille maternelle a été accusée par les Français, cette fois-ci, de faire des signaux aux avions allemands et a été emprisonnée dans un camp en Ardèche) et c’est ainsi que l’on expliquerait aussi le crime de la destruction de Louvain qui était alors le principal siège de l’Eglise catholique en Belgique.
Il n’y avait pas seulement le mythe « franc-tireur ». Un autre mythe est encore apparu. Des deux côtés. Celui des mutilations, faisant de l’ennemi un barbare. Côté allemand on croit que les Belges éborgnent, châtrent ou décapitent les cadavres des soldats – ou même des soldats vivants, blessés – et ces faits sont rapportés par des journaux. Côté belge et surtout français on rapporte que les « barbares » allemands coupent les mains des enfants et les seins des femmes… Ceci n’a rien de surprenant à mes yeux. La cruauté est le propre de l’homme (c’est d’ailleurs ce qui le distingue des autres animaux) et la cruauté est évidemment précédée par l’imagination. De même que l’on imagine la souffrance de l’autre quand on le torture, de même on est tout à fait capable d’imaginer ce que l’autre pourrait nous faire subir à partir du moment qu’on le considère comme un « barbare ».
Mais il y a d’autres aspects de cette histoire qui m’intéressent. Et d’abord comment expliquer l’attitude des officiers supérieurs de l’Armée allemande. Car je ne puis croire que cette armée était une armée indisciplinée. Que ce soient de simples soldats ou des caporaux ou même des officiers subalternes qui aient pu se permettre d’aller fusiller des civils sans être couverts par leur hiérarchie militaire. Or ils ont été couverts. On a de nombreux exemples. Des ordres ont été donnés sur un simple témoignage sans recherche d’aucune preuve, sans procès, sans interrogation des coupables présumés. Plus encore : la théorie du franc-tireur a été lancée par la hiérarchie elle-même avant même le début des combats. Et puis il faut revenir au contexte des conférences internationales qui ont eu lieu à la fin du XIXème siècle et qui ont abouti à des conventions (Genève et La Haye) censées « civiliser » la guerre. Au cours de ces conférences on a discuté entre autres du droit au soulèvement populaire en cas d’agression d’un pays. La hiérarchie militaire allemande n’a jamais accepté un tel droit même si plus tard l’Allemagne a signé la IVème Convention de La Haye (1907) qui définissait les conditions de guerre populaire et de la levée en masse ainsi que les droits et devoirs d’une armée envers les civils d’une manière générale. En Allemagne le Kriegsbrauch et plus tard la Felddienstordnung (le Règlement militaire en campagne) n’en faisaient guère mention. Le Grand Etat-major allemand refuse le droit des civils à résister. « L’article 2 de la Convention ne concorde pas avec le point de vue allemand », dit-on. Un règlement de la Cavalerie va encore plus loin : « les francs-tireurs doivent être pendus au meilleur arbre le plus proche ».
Il faut lire ce que les deux historiens disent des valeurs qui dominent l’armée allemande avant la guerre de 14, c. à d. celles du corps des officiers. Nationalisme militariste issu, au moins partiellement, du conservatisme aristocratique prussien. Or un soulèvement populaire est étroitement lié aux idées de républicanisme et de révolution ! Ce nationalisme est aussi opposé aux ennemis intérieurs, social-démocratie et catholicisme (voir le Kulturkampf de Bismarck et l’opposition des députés alsaciens-lorrains catholiques, souvent prêtres, au Reichstag), ce qui explique à nouveau la méfiance envers les prêtres en Belgique. Influence aussi du pangermanisme et du darwinisme social. Ce dernier point me paraît particulièrement dangereux : il permet de tout justifier, supériorité allemande, races inférieures. La guerre c’est le droit du plus fort justifié biologiquement. Les théories nazies ne sont pas loin, on y reviendra. Et puis il y a les théories de l’efficacité : les considérations humanitaires sont du sentimentalisme, de l’émotion facile, elles sont en contradiction avec la nature et l’objet de la guerre. Traiter durement la population civile permet de terminer la guerre plus rapidement. La guerre la plus cruelle est la plus humaine parce que plus courte. D’ailleurs il ne faut pas oublier, ajoutent encore nos deux historiens, que les horribles méfaits des Allemands dans le Sud-Ouest africain, le véritable génocide des Herreros, ont été complètement approuvés par le Grand Etat-Major allemand !
Or les anciens de l’Armée allemande, après la guerre, continuent à cultiver les mêmes valeurs. On le constate quand on suit ce que devient cette histoire après l’armistice de 1918. Car elle continue. Elle est largement mentionnée dans le traité de Versailles bruyamment contesté par ces mêmes milieux. Encore quelque chose que j’ignorais et qui est probablement ignorée par presque tout le monde. Ce que j’ai du mal à comprendre. Car cela montre qu’il y a une continuité dans les idées qui règnent sur toute une partie de la Nation (dont des élites) et que ces idées conduisent elles aussi, au moins autant que le mouvement völkisch dont on a tellement parlé, vers l’acceptation du nazisme.
Cinq clauses de « responsabilité » avaient été incluses dans le traité de Versailles, la clause 227 : responsabilité de la guerre, donc du Kaiser qui devait être extradé de Hollande et jugé, la clause 231 qui fixait les dommages de guerre, et les clauses 228 à 230 qui concernaient la responsabilité des actes criminels qui avaient été commis pendant la guerre. Cette conduite criminelle supposée de l’Allemagne est au centre des pourparlers de paix. C’est à cause de ces trois clauses de responsabilité, que les milieux nationalistes allemands vont appeler les clauses de la honte, qu’un premier Gouvernement chute et que le traité a les plus grandes difficultés à être approuvé par le Reichstag. Les alliés demandent l’extradition de près d’un millier de criminels de guerre dont la moitié sont considérés comme les responsables des atrocités commises en Belgique et en France. Il y a opposition générale : l’Armée, les Corps francs, la droite nationaliste. Les autres partis suivent en gardant une certaine distance. Le parti socialiste, la SPD, est ennuyé : ils ont une relation difficile avec l’Armée, ont peur de la droite populaire, ne sont pas convaincus, encore, de la justesse de la position des alliés (il faut dire que la propagande alliée sur les bras coupés, etc. a fait plutôt tort à la simple vérité des faits), ils doivent composer. Quant au Parti communiste allemand, il a la même position que le Parti communiste français : la guerre est généré par le capitalisme et les violences en sont le fruit naturel. L’affaire traîne jusqu’en 1920. Lassés, les alliés, sous la pression des Anglais et des Américains, acceptent que l’Allemagne juge ses criminels elle-même. La cour de Leipzig commence à siéger en 1921. On juge d’abord les causes anglaises (des histoires de sous-marins ayant attaqué des navires-hôpitaux) : cela se termine par la condamnation à des peines légères de subalternes. Puis on attaque une première affaire belge : un témoin, enfant à l’époque des faits, est simplement récusé parce que trop jeune. Puis le commandant Stenger, responsable de l’assassinat de prisonniers de guerre français, est acquitté.
Cela fait déborder le vase : on reprend l’exigence de l’extradition, Poincaré démarre des procès en contumace, les Belges en font autant. En 1924 1200 Allemands sont jugés coupables. L’Allemagne fait des procès en parallèle et les acquitte. Les deux camps restent irréconciliables. L’Allemagne nationaliste a besoin de se poser en victime d’un encerclement (un des arguments pour l’entrée en guerre : on notera que Hitler va utiliser le même argument, besoin de Lebensraum, d’espace vital), privée de la victoire par la trahison intérieure, et maintenant soumise à un traité de paix injuste. C’est un nationalisme de ressentiment. Quant à la « guerre des francs-tireurs », elle continue à être évoquée comme un fait avéré, indiscutable, dans les livres de souvenirs du Generalmajor Ludendorff et d’autres généraux allemands.
Et puis, le temps passant, on commence à chercher l’apaisement. En France c’est l’énormité du nombre des victimes des guerres de tranchée qui prend le dessus dans l’opinion publique aux dépens de l’affaire des crimes de guerre. Ce qui n’est pas le cas de la Belgique qui sait parfaitement le tort qui lui a été fait et qui a mené suffisamment d’enquêtes pour savoir qu’il n’y a jamais eu de francs-tireurs et encore moins une guerre populaire. Mais il y a Locarno en 1925 et l’Allemagne est acceptée à la SDN en 1926. Et pourtant, en 1927 encore une sous-commission du Parlement, le Reichstag, sort une étude intitulée « La guerre populaire belge », et en 1931 c’est le Ministère de l’Armée, la Reichswehr, qui publie un « Débat sur la guerre populaire belge ». Et puis arrive Hitler qui révise unilatéralement les accords de paix et qui déclare solennellement, en 1937, devant le Reichstag, qu’il révoque la signature de l’Allemagne du Traité de Versailles. Et avec le Traité disparaissent les 3 Schmachparagraphen, les 3 clauses de la honte. Jamais l’Allemagne ne mettra en doute, à part quelques individus, quelques mouvements isolés, et, peut-être à partir de la fin des années 20, le Parti socialiste, la réalité de cette fiction mythique, la guerre populaire belge et l’hypothèse fantaisiste des francs-tireurs. Il y a là une certaine arrogance qui est peut-être propre à ce peuple (je ne pense évidemment pas à Madame Merkel en ce moment, Dieu m’en garde…). Mais j’y vois surtout certaines mentalités, certaines valeurs propres – comme je l’ai dit au début de cette note – à l’aristocratie militaire prussienne et à une certaine droite nationaliste, qui font bon ménage avec celles du nazisme.
Notons pour finir que Hitler est quand même suffisamment intelligent pour exiger, au moment de s’engager sur le front de l’Ouest, que son Armée « fasse preuve de retenue dans leur comportement vis-à-vis de la population des territoires ennemies occupés » et que si francs-tireurs il y a ceux-ci doivent être jugés par une Cour martiale. Il est vrai qu’à ce moment-là la réputation internationale de l’Allemagne lui importait encore et qu’il voulait pouvoir compter sur l’aide de la France pour le cas où il aurait à envahir la Grande-Bretagne…