Voyage littéraire avec Hugo Pratt
(à propos de Hugo Pratt, la traversée du labyrinthe de Jean-Claude Guilbert)
En cherchant une BD pour ma petite-fille chez le spécialiste luxembourgeois, Fantasy Box, je suis tombé en arrêt devant un livre sur Hugo Pratt. Il s’agit d’un assez gros pavé (près de 500 pages) que lui a consacré son ami Jean-Claude Guilbert, voir Hugo Pratt, la traversée du labyrinthe, édit. Plon, 2015 (la première édition date de 2006 mais a été revue et considérablement augmentée). Je n’ai pas pu résister à l’acquérir car j’ai toujours trouvé que Corto était unique. Tout me plaît chez lui. Le dessin, le personnage, les dialogues, la poésie, la culture. Je note d’ailleurs tout de suite que s’il y a un personnage qu’on ne devrait pas faire revivre alors que son créateur est mort c’est bien celui-ci. Or c’est bien ce qu’on est en train de faire : la première aventure du nouveau Corto vient de paraître. Mais on ne peut faire revivre l’esprit d’Hugo Pratt…
Jean-Claude Guilbert dit avoir été l’ami intime de Hugo pendant 15 ans. Admettons. A vrai dire je trouve qu’il en fait un peu trop, insistant à tout bout de champ sur cette amitié-là : le mois dernier j’ai été visiter une exposition qui se tient dans un petit local, dans le XIXème, appelé pompeusement Espace Reine de Saba (consacré à l’Ethiopie), exposition intitulée : Hugo Pratt – Jean-Claude Guilbert : sur les traces de Corto Maltese – L’amitié mystérieuse ! Et, en plus, l’expo est consacrée à la vente de certains objets relatifs à Pratt appartenant au couple Guilbert-Tesfayé (l’épouse, aujourd’hui décédée, de Guilbert était éthiopienne). Guilbert a également été l’ancien rédacteur en chef du magazine Planète (ce qui explique probablement son inclination pour l’ésotérique chez Pratt) et du Magazine de l’Aventure sur TF1.
Son livre n’est pas le premier consacré à Pratt que j’ai lu. Je dispose également dans ma bibliothèque du fameux Hugo Pratt : Corto Maltese, littérature dessinée publié chez Casterman en 2006 sous la direction de Vincenzo Mollica et Patrizia Zanotti (je crois me souvenir que la définition : littérature dessinée est de Pratt). Mollica et Zanotti étaient tous les deux des amis très proches de Pratt. Mollica a réalisé l’une de ses dernières interviews. Quant à Patrizia Zanotti elle a été sa coloriste et est toujours « l’ange gardien » de son œuvre. Mais beaucoup d’autres amis ont collaboré à ce livre dont Michel Pierre qui est l’un de ses collaborateurs et biographes. J’ai aussi regardé plusieurs émissions de télé où apparaissait Pratt, dans sa maison, sa très grande bibliothèque (où j’ai entendu parler pour la première fois des Plaines d’Abraham de Curwood et aussi de Zane Grey). J’ai visité (avec Annie qui apprécie Corto elle aussi) l’expo que la (défunte) Pinacothèque de la Place de la Madeleine lui avait consacrée (et c’est là que j’ai acquis en très grand format et en noir et blanc la Ballade de la Mer salée et apprécié la magnificence du noir et blanc de Pratt quand il est dans ce format-là : 32x40). Et j’ai bien sûr de nombreux albums de Corto et, surtout, la collection presque complète des 22 numéros parus en France du magazine Corto Maltese (j’en reparlerai).
Jean-Claude Guilbert ne suit pas un plan très rationnel (on ne peut pas demander aux gens de Planète d’être rationnels) mais j’ai eu plaisir à suivre son chemin labyrinthique et je vais me laisser aller à le suivre encore. Et aux digressions que ce parcours permet de développer.
Guilbert commence par la triade Celtiques – Ethiopiques – Helvétiques. Et se demande si, en choisissant ces titres, Pratt n’a pas pensé à ces œuvres célèbres qu’il aimait beaucoup : les Lusiades de Camoëns, les Géorgiques de Virgile et les Ethiopiques d’Héliodore d’Emèse. Et pour prouver que Pratt connaissait bien le roman d’Héliodore il raconte qu’il se faisait traiter de Théagène par lui. Il faut dire que le roman d’Héliodore d’Emèse est un roman d’amour grec du IIIème siècle relatant les aventures tumultueuses de Théagène et de Chariclée.
Il se trouve que je me suis pas mal intéressé à ces romans grecs du début de notre ère, paraissant entre le Ier siècle avant J.C. et la fin du IVème après J.-C., m’étonnant que cette époque plutôt rude ait vu éclore tellement d’histoires d’amour tendres. Et même naïfs quand on pense au Daphné et Chloé de Longus (je dispose de la très belle traduction de ce roman par l’érudit Jacques Amyot dans une publication, joliment illustrée, de l’éditeur J. Tallandier, parue en 1890). Il est vrai que les Amours de Leusippe et de Clitophon d’Achille Tatius (fin du IIIème siècle) sont nettement plus érotiques (mon édition a été publiée à l’Enseigne du Pot cassé à Paris, rue de Beaune, en 1930 et la traduction est de Perron de Castéra). Et la belle du roman de Chariton, Callirhoé, a une puissance érotique formidable. Voir : Chariton : Le Roman de Chairéas et Callirhoé, traduction Georges Molinié, Les Belles Lettres, Paris, 1979 (on pense qu’il est du début du IIème siècle). Quant à l’héroïne des Ethiopiques d’Héliodore, Chariclée, si elle est chaste, en plus d’être belle et courageuse, c’est qu’elle est une prêtresse consacrée au service d’Artémis, une bacchante ! En tout cas, même si, à ma connaissance, on ne trouve pas trace de ces romans dans les aventures de Corto, même quand il rêve, on se dit qu’ils ont dû intéresser Pratt car ce sont aussi, pour la plupart, de véritables romans d’aventures. Les aventures de Callirhoé commencent à Syracuse, au Vème siècle avant J.C., et se poursuivent à Milet, sous domination perse. Les aventures du roman de Tatius se déroulent dans l’Egypte d’avant la conquête d’Alexandre (même si Leusippe et Clitophon sont censés visiter le grand phare d’Alexandrie !). Celles des Amours d’Abrocome et d’Anthia, Histoire éphésienne de Xénophon d’Ephèse, tout aussi tumultueuses, font beaucoup voyager elles aussi (j’ai une très vieille traduction, peut-être la première, qui date de 1769). Il en est de même de celles des héros du roman d’Héliodore d’Emèse qui est censé se passer en Egypte encore. Mais si le titre du roman est les Ethiopiques c’est qu’on y rencontre beaucoup d’Ethiopiens, probablement plus fictifs que réels, mais que Héliodore considère d’un regard chaleureux et admiratif, dit l’un des contributeurs à un colloque tenu sur le Roman grec à l’Ecole Normale Supérieure en décembre 1987 (Raoul Lonis : Les Ethiopiens sous le regard d’Héliodore. Voir : Le monde du roman grec, Presses de l’Ecole Normale supérieure, 1992). Les Ethiopiens tels que la Grèce antique voit ces habitants du « bout du monde » sont peut-être fictifs mais les mythes et légendes qui sous-tendent cette vision reposent sur des réalités historiques prestigieuses (royaume de Méroé du Haut-Nil, populations guerrières sub-égyptiennes, royaume d’Axoum). Voilà qui a dû intéresser tout particulièrement notre Hugo Pratt qui a fait la guerre au Négus, sous l’uniforme mussolinien, à 14 ans.
En me replongeant dans tous ces romans et découvrant de temps en temps quelques notes savoureuses (c’est ainsi que le traducteur anonyme, du XVIIIème siècle, des Amours d’Abrocome et d’Anthia observe que « ces deux époux préfèrent les supplices et la mort à l’infidélité, espèce de vertu grecque qui ne ferait pas fortune dans le siècle où nous sommes »), je suis bien tenté de les lire ou relire tous. Certains de ces romans, je l’ai déjà dit, sont de véritables romans d’aventures avec moult brigands, pirates et naufrages. On fait de l’exotisme avant l’heure, en parcourant d’autres pays, d’autres cultures ou d’autres époques. Et les couples sont en butte à beaucoup de pressions et de tentations. Quelquefois la femme est « souillée » mais on lui garde quand même son amour (comme, bizarrement dans certains romans coréens ou vietnamiens, le fameux Kim vân Kiên de Nguyên Du, par exemple). Et puis j’apprends, toujours grâce au colloque, que les Ethiopiques ont servi de modèle au roman posthume foisonnant de Cervantès : Les Aventures de Sigismonde et de Persilès (voir : Alain Billault : Cervantès et Héliodore. Voir aussi dans ma bibliothèque : Persilès et Sigismonde ou les Pèlerins du Nord, traduction Bouchon Dubournial, édit. Méquignon-Marvis, Paris, 1822, en deux volumes. Pèlerins du Nord parce que Persilès est le prince cadet de l’Islande et Sigismonde la princesse de Frislande, et doivent fuir parce qu’ils s’aiment, comme doivent le faire Théagène et Chariclée qui est elle aussi de sang royal).
Mais revenons à Hugo Pratt. Et à cette triade Celtiques – Ethiopiques – Helvétiques qui, pour Jean-Claude Guilbert, constituent les « trois coups » pour accéder au « théâtre dessiné » d’Hugo Prat. Et commençons par les Helvétiques, onzième et avant-dernière aventure de Corto. Pleine d’ésotérisme elle aussi comme les deux autres. Bizarre pour cette Helvétie à la réputation si réaliste et si matérialiste et qui, d’après Orson Wells, n’aurait rien inventé d’autre que le coucou ! Hugo Pratt qui a vécu 15 ans en Suisse, jusqu’à sa mort en 1995, cherche à nous persuader que tout au contraire ce pays est plein de mystères, de légendes, de secrets profonds que les Suisses gardent aussi précieusement que ceux de leurs banques (du moins jusqu’à aujourd’hui). N’est-ce pas en Suisse que Mary Shelley a inventé ce monstre de Frankenstein ? Et Paracelse, le grand alchimiste, l’inquiétant créateur d’homoncules, n’était-il pas suisse ? D’ailleurs c’est à un congrès d’alchimistes, à Sion, dans le Valais, que Corto se rend avec son ami le Professeur Jeremiah Steiner de l’Université de Prague (la capitale de la Kabbale). Au passage ils rendent visite à Hermann Hesse installé à Montagnola dans le Tessin. Les Helvétiques ont été publiées par Casterman directement en couleurs en 1988. Et d’abord dans leur Revue Corto Maltese de septembre 1987 (N° 14), avec une introduction de Hugo Pratt lui-même, et suivie de diverses notes, l’une sur l’alchimie suisse (une note complètement farfelue d’un Italien André Malby, intitulée La Suisse venue du fond des temps, qui m’apprend entre autres que le Christ ne serait pas mort sur la croix, qu’il se serait enfui d’Israël avec sa compagne et qu’il aurait parmi ses descendants le roi Dagobert !), une autre sur l’épée Durendal puisque, dans son rêve, Corto doit se battre contre le Chevalier Klingsor armé de cette épée légendaire (voir : Escalibur, Durendal ou Joyeuse, les épées magiques des glorieux héros par Armanda Flaschar), une autre encore sur Klingsor lui-même (Clinschor, Klingsohr, Klingsor… le mythe aux trois visages d’Armanda Flaschar encore. Dans les Helvétiques, Corto lui demande, au Chevalier : « quel Klingsor, êtes-vous ? Le Chevalier du Mal, celui de la Rose alchimique ou bien le Chevalier mélancolique ? ». « Tous les trois », lui répond Klingsor. Ce qui est vrai, selon la manière dont évolue la vielle légende) et puis, pour finir, une note sur Hermann Hesse, l’ermite de Montagnola, l’homme qui, dit l’auteur de la note, « consacra toute sa vie à la recherche de l’unité cachée de l’esprit humain » (voir L’homme révolté de Claudine Legardinier).
C’est dans les Helvétiques que des squelettes invitent Corto à la danse macabre de Saint-Saëns et qu’il doit réciter le poème qui l’a inspiré et dont l’auteur est – comme chacun devrait le savoir – mais ce que moi je ne savais pas, et que j’ai appris depuis – d’Henri Cazalis, alias Jean Lahor. Voici les vers que Corto récite, corrigé à un moment donné par les squelettes :
« Zig et zig et zig, la mort en cadence
frappant une tombe avec son talon
la mort, à minuit joue un air de danse,
Zig et zig et zig, sur son violon
le vent d’hiver souffle et la nuit est sombre
des gémissements sortent des tilleuls
des squelettes blancs se glissent dans l’ombre,
courant et sautant sous leurs grands linceuls
Zig et zig et zig, chacun se trémousse,
on entend claquer les os des danseurs… »
Et puis :
« mais, psit ! tout à coup on quitte la ronde… »
Ce que Jean-Claude Guilbert complète ainsi :
« …on se pousse, on fuit, le coq a chanté ».
En réalité le texte de Corto complété par Guilbert n’est que la partie publiée en exergue sur le livret accompagnant la partition. Le texte complet comporte encore quelques séquences plutôt lascives (une dame, marquise ou baronne s’abandonne à un pauvre charron, un couple lascif s’assoit sur la mousse, un voile est tombé, la danseuse est nue) et se termine ainsi :
« Oh ! la belle nuit pour le pauvre monde !
Et vive la mort et l’égalité ! »
Ce qui m’a aussi beaucoup amusé c’est la séquence de la fameuse épée Rosenschwert : c’est le fil de l’épée qu’il faut passer pour accéder au château du Graal. Une vieille symbolique que l’on retrouve aussi bien dans les écritures sacrées de l’Inde (le pont Chinvat) que chez Zoroastre, ce pont qui relie la terre au ciel et qui se révèle large pour les justes et étroite comme le fil de l’épée pour les impies. Or que fait Corto ? Il retourne l’épée et la met à plat ! (« tout cela n’est pas un grand problème », dit-il).
Avant même d'avoir lu les Celtiques je savais combien Hugo Pratt appréciait Chrétien de Troyes et le monde de la Table ronde. « C’est par Chrétien de Troyes que je suis entré dans le monde des Chevaliers de la Table ronde, que j’ai abordé Perceval, le mythe du Graal. Chrétien de Troyes est certainement l’écrivain qui m’a le plus fait rêver », dit Pratt dans un de ses livres de souvenirs (Hugo Pratt: Le désir d’être inutile). C’est aussi Guilbert qui nous parle des trois dames de la cour que fréquentait Chrétien de Troyes, Marie de Champagne, sa mère, Aliénor d’Aquitaine et la poétesse Marie de France, la mystérieuse dont on se sait pas grand-chose (Marie ai nom, si sui de France) et qui est l’auteure de cette si belle image du Chèvrefeuille et du Coudrier que l’on trouve dans ses Lais :
« Comme le chèvrefeuille était
Quand au coudrier s’en prenait :
Quand il s’y est enlacé et pris
Et tout autour du fût s’est mis,
Ensemble ils peuvent bien durer;
Mais qui, si on les veut séparer,
Le coudrier meurt bien vite
Et le chèvrefeuille pareillement. »
Il y a effectivement plusieurs histoires des Celtiques où apparaissent des figures et mythes celtes. Il y a une de ces histoires qui me plaît beaucoup, Songe d’un matin d’hiver, inspirée bien sûr aussi de Shakespeare, une histoire qui débute à Stonehenge, et que j’aime surtout à cause du dessin, magnifique, d’une grâce incommensurable du petit Puck et de la fée Morgane. On y trouve aussi une histoire qui raconte la fin du Baron rouge où je note une erreur manifeste, inhabituelle pour Pratt : le Baron rouge abat un aviateur anglais qui s’appelle Lawrence et l’apprend à sa mère au téléphone en lui disant : j’espère qu’il est de la famille de ce voleur de femmes qui a enlevé Tante Frieda ! Or je suis formel : le Baron rouge était le cousin des trois sœurs von Richthoffen (le trois Grâces les appelait leur père) et non leur neveu. D’ailleurs elles n’avaient pas de frère et ne pouvaient donc avoir un neveu du nom de Richthoffen. Je me suis beaucoup intéressé à Frieda (et même à ses sœurs) à propos de D. H. Lawrence (voir les trois versions de Lady Chatterley au tome 5 de mon Voyage autour de ma Bibliothèque).
Je ne dispose pas des Ethiopiques de Pratt dans ma Bibliothèque BD, mais je me souviens de les avoir lus. Je me souviens de Cush, l’ami musulman de Corto, de l’idylle entre le frère de Cush et la fille chrétienne d’un Ras (la séquence est intitulée : il y a d’autres Roméos et d’autres Juliettes). Et je connais l’histoire d’Hugo Pratt, le père fasciste, fonctionnaire colonial en Abyssinie conquise par les Italiens, le fils qui y débarque à 10 ans (en 1937) et qui y reste 6 ans. « Des années très importantes pour ma formation », confie-t-il à son ami, l’écrivain vénitien, Ongaro (voir : une soirée avec Pratt, l’Orson Welles de la bande dessinée par Alberto Ongaro dans : Hugo Pratt, Corto Maltese, littérature dessinée, ouvrage déjà cité), « Je me suis rendu très vite compte que les pays dits coloniaux me plaisaient bien plus que ceux qui les avaient conquis. Je m’habituais aux Abyssiniens, Eux s’habituaient à moi. Brahane, un garçon éthiopien qui avait fait la guerre contre les Italiens et se voyait désormais contraint d’être serviteur chez nous, était mon meilleur ami. Une amitié très importante, grâce à lui j’ai appris l’abyssinien et le swahili, des langues que je parle encore bien aujourd’hui, et j’ai appris à connaître les coutumes et la culture du pays… ».
Il ne faut pas s’étonner alors de découvrir cette scène dans les Ethiopiques où Corto offre à boire à Cush, choquant délibérément l’officier anglais qui lui rappelle qu’il « est interdit aux indigènes de boire dans la résidence ». Guilbert dit que « Cush est le héros prattien africain par excellence ». Il réapparaît dans les Scorpions du désert (1977). « Guerrier dankali, tiers-mondiste de la tribu des Beni-Amer, homme de foi et de combat, romantique, subtil, révolutionnaire, cultivé, à la fois très dur, très sentimental et très drôle », dit Guilbert. Cultivé certainement, puisqu’il récite un poème du poète arabo-andalou Abd Al-Aziz Ben Al-Quaburnuh !
« Sans le savoir », dit encore Pratt à Ongaro, « je développais une caractéristique qui allait devenir propre à mon personnage de Corto Maltese : l’amour et le respect des cultures différentes de la nôtre, l’habitude de faire ses propres choix ». On peut d’ailleurs faire une parenthèse à ce sujet : qu’en est-il exactement des opinions politiques d’Hugo Pratt ? Voici ce qu’il dit à Michel Pierre, son biographe (voir Je ne suis pas jaloux de Corto Maltese, d’ailleurs je peux le faire disparaître, par Michel Pierre, dans Hugo Pratt, Corto Maltese, littérature dessinée, ouvrage cité) : « Ses sentiments antifascistes (ceux de Corto) ne sont pas contestables, pas plus que son engagement aux côtés des Républicains irlandais en 1917 ni que son respect pour certains peuples colonisés, et parfois le soutien qu’il leur apporte. Si vous voulez, on peut dire que Corto Maltese traverse l’Histoire avec une certaine nonchalance, mais qu’il est toujours d’un côté, celui de la liberté. Corto est un progressiste ». « Comme Hugo Pratt ? », lui demande alors Michel Pierre. « Pourquoi pas ? Du moins j’essaye de l’être. Disons que je me situe toujours à gauche, gauche, entre deux pôles : l’anarchisme et le communisme, mais les credo et les directives d’où qu’ils viennent, me gênent. Je reste libertaire ». Je n’en avais pas douté.
Un dernier mot encore à propos des Ethiopiques et de l’Abyssinie. Ses jeunes années africaines lui ont encore apporté autre chose, à Hugo Pratt : l’expérience et l’amour de la Femme. Il en parle, nous dit Guilbert, dans son récit autobiographique, En attendant Corto. Il avait 14 ans quand, les alliés ayant vaincu en Afrique, son père étant détenu dans un camp, sa mère souhaitant s’en rapprocher, elle l’emmène à Dirédaoua, en pays danakil (les compagnons de Rimbaud) et ils sont internés dans un camp. Il y avait cinq mille femmes dans ce camp, dont les putains du bordel L’aigle blanc, alors pour lui et ses 14 copains, c’était le paradis ! « A 14 ans Hugo Pratt n’avait peut-être pas fini de grandir », dit Guilbert, « mais il avait déjà fini de comprendre comment reproduire la vie et comment la perdre » (son père allait mourir dans son camp et sera enterré là-bas). Alors Hugo Pratt n’arrêtera plus jamais d’essayer de comprendre le monde des femmes. Et celui qui veut vraiment le comprendre, ce monde-là, il n’a jamais fini de l’explorer. Moi je n’ai jamais eu ce problème : j’ai su dès le départ qu’il était insondable. Ce qui fait son charme… Mais on comprend aussi que le héros de Pratt, ce Corto fait à son image (mentale), n’en a jamais fini non plus avec les femmes. On en a même fait un livre : Michel Pierre et Hugo Pratt : les femmes de Corto, Casterman, 1997 (que j’ai acquis à la fameuse expo de la Reine de Saba). C’est Jean-Jacques Mandel qui interviewe Pratt à propos de ce livre (voir : Les femmes de Corto de Jean-Jacques Mandel dans Hugo Pratt, Corto Maltese, littérature dessinée, ouvrage cité). On y apprend – on s’en serait douté – que beaucoup de femmes de Corto étaient des femmes qu’avait connues Pratt (pas nécessairement au sens biblique du terme d’ailleurs). Shanghai Li (c’était la nièce de Chang Kaï Chek), Bouche dorée (Pratt l’a rencontrée à Bahia), et même Louise Brooks (Louise Brookszowyc) : là je suis vraiment jaloux, j’adore cette femme, la Loulou, l’intellectuelle, la Pandora du film de Pabst (ah, oui, bien sûr, Pandora, encore un mythe cher à Pratt !). Pratt raconte à Jean-Jacques Mandel qu’il a pu lui rendre visite, par le plus grand des hasards, dans sa villa de Rochester, quelques mois avant sa mort, à la grande fureur de cet autre dessinateur italien, encore bien plus érotomane que Manara, Guido Crepax, qui l’avait prise pour modèle pour sa Valentina mais n’avait jamais essayé de la rencontrer elle-même…
Si la façon dont Pratt dessine les femmes montre combien il les aime, dévoile toute sa sensualité, il reste néanmoins plutôt pudique, surtout si on le compare à son ami érotomane Manara. Encore qu’il faudrait connaître toutes ses illustrations, comme celle de Sindbad, et surtout celle du Vénitien Baffo (qui fait partie des conteurs libertins étudiés par Guillaume Apollinaire, voir : L’œuvre libertine des Conteurs italiens, I : les Conteurs du XVIIIème siècle, Abbé Casti, Giorgio Baffi, Patricien de Venise, Domenico Batacchi, intro, essai bibliographique et notes par Guillaume Apollinaire, Bibliothèque des Curieux, Paris, 1910). Guilbert cite l’un des sonnets de Baffo :
« Ecoute, peintre ; tu vas me peindre une femme,
Sans chemise, telle que Dieu l’a créée,
Avec les cheveux blonds, le chignon défait,
Et une fleurette sur la tête, à la putain ;
Tu tâcheras qu’elle ait une figure de Madone,
Les tétins blancs et délicats,
Que l’on aperçoive un peu de fessier,
Et autant que possible de la moniche… »
Il faut croire que Pratt s’est exécuté. Les moniches il savait les dessiner. Guilbert nous en fournit la preuve. Voir : Giorgio Baffo : Sonnets érotiques, illustrations d’Hugo Pratt, Vertige Graphic, 1998.
Jean-Jacques Mandel, dans son interview, à propos des Femmes de Corto, compare Corto à Maqroll, le héros du Colombien Alvaro Mutis. J’ai beaucoup aimé Mutis et j’ai une demi-douzaine de ses romans dans ma bibliothèque, tous racontant des aventures de Maqroll el Gaviero (les plus beaux étant probablement La Neige de l’Amiral et Ilona vient avec la pluie parus chez l’éditrice Sylvie Messinger en 1989). Il faudrait que je les relise pour être capable de faire une comparaison approfondie des deux personnages, mais à priori, je trouve que Maqroll est beaucoup plus tragique (même dans ses amours), plus conscient de l’absurdité du monde que Corto, bien loin de la nonchalance de ce dernier. Mais quelle admirable poésie imbibe tout l’univers d’Alvaro Mutis !
Puisqu’on a parlé de Pandora, parlons donc de la Ballade de la mer salée (d’abord publiée en noir et blanc, en 1967), puisque c’est là qu’elle a paru pour la première fois : Pandora et son cousin Caïn, naufragés recueillis par le terrible Raspoutine, apparaissant lui aussi pour sa première, et puis, enfin, voilà, pour la première fois, le marin Corto attaché jambes et bras en croix sur un radeau par ses matelots mutinés. La grande aventure peut commencer. Guilbert nous signale que Pandora était aussi « le nom du navire de guerre chargé de rapatrier manu militari les mutins du Bounty » et se demande qui inspira Pratt : « le navire ou la fille ? ». Le mythe, bien sûr. Quant au triangle formé par Raspoutine et les deux cousins, il me fait penser à celui du Loup des Mers de Jack London formé par le cruel Wolf Larsen et le couple qu’il héberge sur son bateau, Humphrey van Weyden et Maud Brewster (voir : Jack London : The Sea-wolf, édit. The Macmillan Cy of Canada, Toronto, 1910).
C’est dans la Jeunesse de Corto (1981) que Pratt raconte la rencontre entre Corto Maltese et Jack London (l’histoire est également racontée par Michel Pierre dans le numéro 8 du magazine Corto Maltese, voir La vie de Corto, chapitre 4 : le Soleil levant, 1904-1905, texte de Michel Pierre, aquarelles de Hugo Pratt). Cela se passe en Mandchourie, bien sûr, où Jack London est correspondant de guerre, un correspondant furieux, parce que les Japonais l’empêchent d’assister aux combats (je me suis pourtant aperçu dernièrement en feuilletant le livre de photographies prises par Jack London et qu’on n’a publié que récemment qu’il avait quand même pu prendre un grand nombre de clichés intéressants, tant des Japonais que des Russes. Voir : Jeanne Campbell Reesman, Sara S. Hodson et Philip Adam : Jack London, photographe, édit. Phébus, Paris, 2011. C’est une véritable mine d’or que ces chercheurs ont réussi à dénicher, 12000 clichés, conservés à la Bibliothèque Huntington en Californie, et que la seconde femme de London, Charmian Kittredge, y avait déposés. C’est un travail considérable, de dix ans, que ces chercheurs ont accompli, et qui donne une nouvelle dimension à Jack London : il était, aussi, un grand photographe américain ! Voir ce que j’en dis, en post-scriptum, Jack London, photographe, à ma note sur Jack London, écrivain rebelle, au tome 4 de mon Voyage autour de ma bibliothèque). Dans Corto, la Jeunesse (1904-1905), celui-ci ne fait pas que rencontrer London : c’est également London qui lui présente Raspoutine, lui demandant de l’emmener car il est déserteur (et assassin, déjà) et reste attaché au Tsar.
Guilbert trouve que c’était « très malin de la part d’Hugo Pratt d’avoir choisi Jack London pour parrainer l’extravagante amitié entre Corto et Raspoutine ». Au temps de leur jeunesse à tous les deux, en Mandchourie, en cette année 1905. Cette même année le Polonais Hendryk Sienkiewicz recevait le Nobel, ajoute-t-il. Que Pratt semble avoir remarqué également, quelqu’un qui a « beaucoup écrit, beaucoup voyagé et qui, toute sa vie, fit montre d’une infatigable curiosité ». C’est drôle, mais moi aussi je prenais Sienkiewicz pour l’auteur du seul Quo vadis ? jusqu’à ce que je découvre dans une librairie polonaise aujourd’hui disparue, proche du Quai Saint Michel, qu’il a écrit bien d’autres livres, romans historiques entre autres, et surtout un remarquable roman patriotique relatant la résistance des Polonais contre les Chevaliers teutoniques, un très beau livre aux accents épiques, voir : Henryk Sienkiewicz : Les Chevaliers teutoniques, édit. Parangon-L’Aventurine, Paris, 2002.
Il faut dire que Hugo Pratt avait une bibliothèque immense. Guilbert nous parle de ses écrivains préférés. Et d’abord de ceux que Pratt lui-même a cités pour son biographe Dominique Petitfaux dans Le Désir d’être inutile (ouvrage cité). D’abord des auteurs « de culture universitaire », ensuite des auteurs « de culture populaire ». Parmi les premiers, Rimbaud, Kipling, Coleridge, Yeats, Chrétien de Troyes, Shakespeare, Borges (et Homère). Les seconds : London, Curwood, Zane Grey, Kenneth Lewis Roberts, B. Traven, Edgar Wallace, Rider Haggard. Ce ne sont d’ailleurs pas les seuls puisqu’il avait également mentionné Bruce Chatwin, disant que c’est après avoir lu son En Patagonie, qu’il est retourné en Argentine (Guilbert cite encore deux autres livres de Chatwin : Utz et Qu’est-ce que je fais là ?. Je ne connais pas.).
Jack London est assez présent dans la Jeunesse de Corto. Pratt l’admire, bien sûr. Il raconte même qu’il a repris deux fois une histoire de London dans laquelle un prisonnier utilise une ruse (se disant immortel) pour être tué en échappant à la torture. Pour ce qui est de B. Traven je crois que ni Pratt ni Guilbert ne le connaissent vraiment. Ou du moins n’ont pas tout lu de lui. « Vie mystérieuse, né en Prusse, a parcouru le monde, Bruno Traven le pseudonyme le plus connu ». Tout ceci est faux. Ceux qui ont lu mon B. Traven, écrivain rebelle au tome 4 de mon Voyage le savent. Bien sûr, il a gardé le secret de sa naissance, peut-être même ne le connaissait-il pas lui-même. Et il n’a jamais, au grand jamais, utilisé le prénom de Bruno (ni celui de Benjamin que croit avoir entendu Guilbert). Et il n’a jamais parcouru le monde. Quand Guilbert dit qu’il s’appelait en réalité Feige, cela montre qu’il a lu le bouquin de Wyatt : or on sait que Wyatt s’est complètement fourvoyé (voir : Will Wyatt : The Secret of the Sierra Madre, the man who was B. Traven, édit. Doubleday and Cy, New-York, 1980). Je suis également en complet désaccord avec la façon dont Guilbert compare London et Traven : « un immense détail les sépare. L’un ne cessa jamais de pousser son cri à la face du monde, livre après livre. C’est Jack London. L’autre étouffa le sien en restant un mystère permanent pour ses millions de lecteurs. C’est B. Traven. ». Et en plus Guilbert croit voir chez London la « face lumineuse » de Pratt et chez Traven sa « face crépusculaire ». Complètement aberrant. Et complètement faux. On sait parfaitement que si Jack London a été un splendide combattant du socialisme, toujours opposé au compromis (signant Yours for the revolution), il a aussi laissé tomber, à un certain moment de sa vie, ses convictions socialistes (en particulier quand il a attaqué la Révolution mexicaine et défendu l’intervention militaire américaine au Mexique) et que certaines de ses idées flirtaient avec du racisme. Alors que Traven était plus anarchiste que socialiste et c’est peut-être justement pour cette raison qu’il n’a jamais arrêté de condamner l’injustice où qu’elle apparaisse. Le malheur c’est que l’œuvre complète de Traven n’a jamais été traduite en français et que Lacassin ne s’y est jamais vraiment intéressé (peut-être ne connaissait-il pas l’allemand ?).
Rien à dire par contre à propos de ce qu’écrit Guilbert sur Rider Haggard et Kipling. Je prétends moi aussi, comme London et Pratt, que Kipling n’a jamais été l’affreux raciste et colonialiste britannique que certains ont décrit. Je connais la grande amitié qui a lié Haggard et Kipling et leur correspondance. Je sais ce que Burroughs doit à Haggard et Kipling pour son Tarzan et ses aventures africaines. J’ai raconté tout cela dans mon Voyage, au tome 2, dans ma note Haggard et Kipling. Par contre je ne savais pas qu’Edgar Wallace avait été en relation avec Kipling. Je le connaissais en tant qu’auteur de romans policiers, plutôt mineur. J’ai d’ailleurs déniché dans la bibliothèque de ma fille, deux de ces romans, le Tueur (mauvaise traduction du titre anglais, the Gunner) et les Quatre Justiciers. Or là, grâce à Pratt et Guilbert, je le découvre comme un écrivain prolixe, ayant eu un succès considérable entre les deux guerres, auteur d’un roman africain, Bozambo et coopérant au scénario de King-Kong ! Le net en dit encore plus : l’écrivain le plus lu en Angleterre dans les années 20 (celui qui préface les Quatre Justiciers le traite d’homme qui dicte plus vite que son ombre) et 160 films tirés de ses romans ! Lors de mon dernier séjour parisien j’ai rendu visite à la librairie L’amour du Noir, rue du Cardinal Lemoine, qui disposait effectivement d’une bonne douzaine de ses romans policiers, même certains en anglais, mais aucun de ses romans africains (j’ai finalement acheté un ensemble de ses romans policiers publiés dans la collection Bouquins).
Pratt a été influencé par les trois. Même par Wallace puisqu’il écrit dans Le désir d’être inutile : « Ses récits d’aventures africaines ont été l’une des grandes références de mon enfance. J’ai aussi beaucoup aimé Bozambo, le film que Zoltan Korda avait tiré du roman d’Edgar Wallace, Sanders of the river… ». Pour ce qui est de Haggard on peut citer « l’histoire baptisée la cité perdue d’Amon Râ, dans Ann de la jungle », où, dit Guilbert, « l’influence de Rider Haggard est évidente ». Mais c’est surtout le personnage que Pratt crée en 1984, Cato Zoulou – que je ne connais pas – un personnage réel, selon Guilbert, Catone Milton, impliqué dans la mort malencontreuse du prince Napoléon, qui est sorti des romans zoulous de Haggard. La mort du prince, transpercé par les sagaies des Zoulous, était surtout malencontreuse pour les Anglais qui étaient censés le protéger. Pas pour moi, voir ce que j’en dis dans mon Voyage, tome 2, Peuples d’Afrique du Sud (Zoulous, Bushmen, Boers). Dans Corto, la Jeunesse (1904-1905), London, constamment présent, discute de l’œuvre de Haggard avec un collègue journaliste. Quant à Kipling, dans les Scorpions du Désert, les deux héros évoquent sa très belle nouvelle La Lumière qui s’éteint, en parlant de chameaux « bisharins ». Et, finalement, Pratt illustre de magnifiques aquarelles les poèmes de Kipling traduits par Dominique Petitfaux (voir : Rudyard Kipling : Poèmes, illustrations Hugo Pratt, introduction Franco Buffoni, traduction Dominique Petitfaux, édit. Vertige Graphic, 1995). C’est probablement à propos de ces poèmes que Pratt déclare : « Aujourd’hui encore je m’étonne de voir comment de nombreux critiques de la culture officielle parlent en mal de Kipling auquel, même si c’était un écrivain de l’époque victorienne et impérialiste, on reconnaît le mérite d’avoir été le premier à écrire des poèmes contre la guerre et à reconnaître la valeur des différentes races qui ont combattu contre les Anglais ».
Vient alors un autre trio : Curwood-Zane Grey-Kenneth Roberts. Ceux qui lui inspirent ses récits du Nord canadien. James Oliver Curwood a été l’un de mes auteurs préférés dans mon enfance, et même ma pré-adolescence. Comme pour beaucoup d’autres gens de ma génération. Grâce à la Bibliothèque Verte qui publiait non seulement ses trois livres-cultes d’animaux : Kazan, Bari chien-loup et Grizzly, mais d’autres histoires encore, du grand Nord, les Chasseurs d’Or, les Chasseurs de Loups, Nomades du Nord, etc. Mais je ne connaissais pas ce livre qu’Hugo Pratt avait cité dans cette interview que j’avais vue à la télé. Ce n’est que lors de mes séjours à Toronto où nous avions acheté une filiale qui nous donnait beaucoup de soucis que David Mason, l’un des libraires-antiquaires de la ville chez qui je passais pas mal de temps quand je le pouvais, pour déstresser, me parlait de lui en me vendant toutes les premières éditions de Curwood de son stock. C’est ainsi que j’ai d’abord acquis ses romans animaliers : Kazan (qui date de 1914), Baree, son of Kazan (1917) et Grizzly King (1916). Je me suis d’ailleurs souvent demandé comment comparer ces romans avec les histoires de chiens de Jack London, surtout Croc-blanc, car Jerry dans l’île et Michael, chien de cirque, étaient plus tardifs, postérieurs à ses voyages dans les mers du sud et moins bons (c’est d’ailleurs dans Jerry que l’on apprend, si je me souviens bien, que les Cannibales de ces îles font la distinction entre cochon court, c’est-à-dire, cochon tout court, et cochon long, l’homme). Or White Fang (Croc-blanc), dont j’ai également une première édition, date de 1905. On peut donc supposer que Curwood le connaissait au moment d’écrire Kazan et Bari, comme il devait connaître les histoires du Nord de London : The Call of the Wild date de 1903 et la collection de nouvelles, The Son of the Wolf de 1900 (toutes ces oeuvres de Jack London ont d’ailleurs également paru dans la Bibliothèque Verte). Personnellement je crois que tout auteur animalier (je pense à l’Allemand Hermann Löns par exemple) a tendance à humaniser ses bêtes, à les faire penser et agir comme des humains. Or, sur ce plan-là, mais pour être sûr il faudrait tout relire, je crois que Curwood est supérieur à London, en faisant plus intervenir l’instinct que le raisonnement, peut-être simplement parce qu’il a eu plus que London l’occasion d’observer ses bêtes et d’aimer ses chiens (il avait d’ailleurs un chien appelé Kazan). Le Grizzly de Curwood a, comme on sait, servi de base au film L’Ours de Jean-Jacques Annaud et la scène où le chasseur est surpris par l’ours alors qu’il n’a plus son fusil et que l’ours l’épargne, non seulement se trouve dans le roman mais c’est une histoire qui est vraiment arrivée à Curwood et qui a été une vraie illumination de Damas pour lui : après cela il a non seulement abandonné la chasse lui-même mais est devenu un grand défenseur de la conservation de la vie sauvage.
Mais David Mason m’a également fait connaître – et acheter – les romans de Curwood qui parlaient de la guerre entre Français et Anglais au Canada : d’abord The Black Hunter, a Novel of Old Quebec (1926), et puis, The Plains of Abraham, cher au cœur d’Hugo Pratt (1928), et encore d’autres romans qui se passent au Québec et que je ne connaissais pas : The Flaming Forest (1921) (une histoire dont le héros est David Carrigan, sergent de la Police montée et qui a sûrement inspiré Hugo Pratt), The Country beyond (1922) et A Gentleman of Courage (1924). Et c’est David Mason qui m’a raconté que l’Américain Curwood aurait épousé une Québécoise, ce qui expliquerait sa sympathie, telle qu’elle ressort de ses romans, pour les Canadiens français. Ce qui semble faux : les biographies de Curwood que l’on peut trouver sur le net montrent qu’il s’est marié deux fois, mais chaque fois avec une Américaine. Alors avait-il une amie québécoise ? Ce qui est sûr c’est qu’à partir d’une certaine époque il passait chaque année six mois dans le grand Nord canadien. Ce qui est sûr aussi c’est qu’il décrit toujours avec beaucoup d’amour de belles Québécoises, qu’il exprime toujours beaucoup de sympathie pour les coureurs de bois français, métis, Indiens aussi et qu’il décrit la nature de ce grand Nord avec un amour fou, une vraie passion, au point qu’on l’a même comparé à l’ermite de Walden dans le Massachussets, Henry David Thoreau, ce qui n’est pas tout à fait faux car il y a dans sa description de la nature certains accents mystiques !
The Black Hunter et The Plains of Abraham se veulent être des romans historiques. Disons que ce sont plutôt des romans d’amour et d’aventure placés dans un contexte historique, le premier dans les années 1754-56 alors que les premières escarmouches commencent, jusqu’à la déclaration de guerre officielle, le deuxième qui se termine lors de la grande bataille perdue par la France dans les Plaines d’Abraham au pied de la ville de Québec où les deux généraux français et anglais, Montcalm et Wolfe, sont morts et qui constitue la fin de la Nouvelle France (et quelques années plus tard a commencé la guerre de l’Indépendance américaine). Mais Curwood s’est consciencieusement documenté (il était journaliste à l’origine). De nombreux personnages historiques jouent un rôle dans ces romans. Curwood fustige tout particulièrement la morgue des aristocrates français et la corruption des cercles gouvernementaux de la colonie (le Marquis de Vaudreuil, le Gouverneur de tous les Canadas, François Bigot, le dernier Intendant de la Nouvelle France et sa bande, etc.). Et puis, tout en décrivant la sauvagerie des tribus indiennes il accuse gravement les Blancs des deux côtés de payer leurs alliés indiens pour les scalps qu’ils rapportent. Ce sont les pieux Puritains qui ont commencé, puis les Français et les Anglais ont suivi leur exemple, et payant non seulement pour les scalps indiens mais aussi pour ceux des Blancs, femmes et enfants compris. Zane Grey dont je vais encore parler rapporte les mêmes faits à propos de la guerre conduite par les Anglais contre les Américains dans l’Ohio. Les deux, Zane Grey et James Oliver Curwood ont d’ailleurs défendu l’image des Indiens. Dans les préfaces à ses deux romans historiques Curwood révèle qu’il a une arrière-grand-mère Mohawk et il écrit à propos de la fameuse cité cachée des Sénécas où des femmes blanches étaient gardées prisonnières dans des conditions très humaines et civilisées, qu’il est « fier de pouvoir rendre compte du côté noble du caractère indien, malheureusement annihilé pendant des siècles par l’égoïsme et la prévention de l’homme blanc. L’Indien », ajoute-t-il, « était le plus grand de tous les patriotes, car il était le plus épris et le plus grand amoureux de son pays. Dépouillé, soumis, annihilé, il est mort en sauvage ».
Zane Grey, à priori, ne m’intéressait pas. C’est à cause de ce qu’en disait Hugo Pratt dans cette fameuse interview, que j’ai acheté, chez un libraire-antiquaire américain, ces deux romans de la « Frontière » : Betty Zane (première édition, 1903) et The last Trail (1909) qui sont le premier et le troisième volume d’une trilogie (le deuxième est The Spirit of the Border) qui racontent les exploits de la famille Zane, ancêtre de l’auteur, colons courageux installés au bord de la rivière Ohio, quelque part au voisinage de ces régions qui sont devenus plus tard les Etats de l’Ohio, du Kentucky et de la West Virginia. C’est le Colonel Ebenezer Zane qui a créé le Fort Henry qui a subi de nombreuses attaques de la part des Indiens, en 1777 d’abord puis la dernière par les forces combinées des Anglais et de leurs alliés Indiens, le 11 septembre 1782, que l’on considère aujourd’hui comme étant la dernière bataille de la guerre d’Indépendance américaine et lors de laquelle Elizabeth (Betty) Zane, la sœur du Colonel, avait accompli son fameux fait d’armes, allant chercher sous le feu de l’ennemi un sac de poudre qui faisait cruellement défaut aux assiégés. A l’endroit de ce fameux fort se trouve aujourd’hui la ville de Wheeling.
Personnellement j’ai trouvé que les deux romans de Zane Grey étaient très bien écrits, bien meilleurs à mon point de vue que ceux de Fenimore Cooper. Magnifiques descriptions de la nature, beaux portraits de ces « bordermen », de ces tueurs d’Indiens aussi que sont l’un des frères Zane, Jonathan et les frères Wetzel, historiques eux aussi : souvent ces hommes sont devenus des tueurs fous après avoir vu leurs femmes et leurs enfants tués et scalpés. Mais on y voit aussi des beaux portraits d’Indiens, dont la fameuse princesse indienne, Myeerah, du peuple Huron, amoureuse d’Isaac Zane !
Je suppose que Zane Grey n’a pas été traduit en français comme d’ailleurs, étrangement, les deux romans historiques de Curwood. Alors qu’ils ont été traduits en italien, que Pratt les a lus à l’âge de 9 ans et les a fait rééditer en dessinant les couvertures des deux romans. Il a aussi lu Betty Zane au même âge, dit-il, et dans la Revue Corto Maltese, à la fin de l’Eté Indien (Numéro 8 de la Revue) il dit ceci : « Le roman Les Plaines d’Abraham me faisait rêver lorsque j’avais neuf ans et j’y suis attaché plus qu’à tout autre… Si je n’avais pas lu Curwood ou Zane Grey à cette époque-là, qui sait si je me serais penché un jour sur l’histoire de la frontière américaine ? ». Cela me rappelle Kenneth White, le grand poète de l’exotisme, l’inventeur de la géo-poétique, qui a écrit dans la préface à La Route bleue (Grasset et Fasquelle, 1983) : « Le Labrador. C’est l’année de mes onze ans que ce pays, la terre que Dieu donna à Caïn, comme le désigna le capitaine Cartier, me fit signe. Cela je le dois à un livre et aux images qu’il contenait : des Indiens, des Esquimaux, des montagnes, des poissons et des loups blancs hurlant à la lune. C’est ainsi que, dès votre enfance se gravent dans votre esprit des images (et vous pouvez vous estimer heureux que ce soient des images comme celles-là) et que, trente ans plus tard, vous les poursuivez toujours, après avoir effectué dans l’intervalle diverses excursions, plus ou moins hasardeuses, plus ou moins fertiles, dans les champs de la vie et de la connaissance ». Et il explique le choix du titre : « Mais qu’est-ce qu’une route bleue, me direz-vous. Je n’en sais pas trop rien moi-même. Il y a le bleu du grand ciel, bien sûr, il y a le bleu du fleuve, le majestueux Saint-Laurent, et, plus loin, il y a le bleu de la glace… ». Mais c’est autre chose encore, dit-il, et plus que cela. Peut-être la découverte de « l’Orient » par le passage du Nord, « ce passage parmi les silences bleus du Labrador. Peut-être l’idée d’aller aussi loin que possible – jusqu’au bout de soi-même… » Peut-être. « La route bleue c’est peut-être tout simplement le chemin du possible », conclut-il.
Personnellement j’aurais dit : c’est la route du rêve. Et cela me fournit une transition idéale vers ce véritable chef d’œuvre qu’est Le Passage du Nord-Ouest de Kenneth Roberts. Voici ce que Roberts a mis en exergue à son roman : « Le Passage du Nord-Ouest, dans l’imagination de tous les hommes libres, est un raccourci qui mène à la gloire, à la fortune et à l’aventure – une route secrète vers Golconde et l’Orient mystique. Nous sommes entourés d’hommes qui cherchent leur Passage du Nord-Ouest personnel en sacrifiant trop souvent leur santé, leurs forces et même leur vie à cette recherche ; mais qui peut dire qu’ils ne sont pas plus heureux dans leur quête vaine mais pleine d’espoir que ces gens plus sages et plus abrutis qui restent assis dans leur fauteuil, qui ne risquent rien, et, se moquent, en riant jaune, de ces chercheurs et de leur jusqu’auboutisme – cette panacée pour tous les malheurs de ce monde monotone » (en anglais : this humdrum world).
Il faut dire que je connaissais Kenneth Roberts bien avant d’en avoir entendu parler par Hugo Pratt. Je dispose même de son roman capital dans les deux langues (Northwest Passage, 1ère édition signée par l’auteur, Doubleday, Doran & Company Inc., New-York, 1937 et Le Grand Passage, traduction Pierre-François Caillé, édit. Stock, 1941). C’est l’histoire d’un héros historique véritable, le colonel Rogers, une espèce de surhomme, et ses rangers de Nouvelle-Angleterre, racontée par un héros fictif, Langdon Towne, ayant participé à ses exploits et qui va se faire peintre portraitiste d’Indiens (je me demande si Roberts ne s’est pas inspiré pour faire le portrait de celui-ci, du célèbre peintre d’Indiens, George Catlin, bien que celui-ci ne soit pas originaire du Massachussets mais de Pennsylvanie et qu’il ait vécu plus tard, début du XIXème). Le roman est divisé en deux : la première partie raconte leur raid incroyable fait en plein territoire québécois jusqu’à un village d’Indiens Abécassis, particulièrement cruels, à Saint-François tout près du Saint-Laurent, où ils tuent tout le monde et réussissent, la plupart du moins, à rentrer chez eux malgré les coureurs de bois français et leurs alliés Indiens, le terrain affreusement difficile et le manque total de nourriture. La deuxième partie, peut-être moins intéressante, montre la fin malheureuse de Rogers, trahi et persécuté par un certain nombre d’officiels véreux. J’ai dévoré le livre d’une traite, malgré ses 700 pages (en anglais), car il est absolument passionnant à lire, et, en plus, écrit, surtout le début, avec beaucoup d’humour, un humour pince-sans-rire, humour britannique. Et puis j’ai découvert, une fois de plus, que le Lac Champlain que j’ai eu l’occasion de visiter professionnellement, avait été le lieu en ces temps-là de féroces batailles : ici les rangers de Roger traversent le Lac en canoés, alors que les Français et leurs amis indiens sont à l’affût (septembre 1759). Et, dans The Black Hunter de Curwood, c’est le groupe du Black Hunter et ses amis qui le traversent après la défaite anglaise du Fort William George et qui découvrent les restes macabres d’un massacre de Français (été 1755), tous scalpés (j’avais été rendre visite à un inventeur, Monsieur Hazelett qui avait mis au point un système original de coulée continue que j’allais vendre plus tard au Département d’Electro-Métallurgie du groupe Ugine. Son bureau d’études était installé au bord du lac, entièrement vitré, les projeteurs venaient au bureau en bateau, lui-même mutilé par la polyo skiait malgré tout, le matin, dans les collines environnantes et arrivait au bureau à 11 heures. J’avais pris un petit avion jusqu’à Burlington, puis loué une voiture, c’était en plein hiver, toute la campagne sous la neige, absolument idyllique. Je n’aurais jamais pu imaginer que là avaient eu lieu, deux siècles plus tôt, les combats les plus sanglants entre Anglais et Français ! Après cela j’ai continué en voiture – la frontière canadienne était toute proche – pour aller rendre visite à Montréal à mon ami Langlade). Que dit Pratt de Kenneth Roberts ? « De tous les romanciers qui ont raconté les guerres des frontières, Kenneth Roberts est celui qui a fait le plus de recherches historiques… Kenneth Roberts connaît par cœur les études de Francis Parkman, et est le seul à recréer de façon convaincante toute la société de la Nouvelle-Angleterre du XVIIIème siècle… J’ai eu la chance de profiter de lui pour ma bande dessinée Wheeling et mon livre, Le roman de Criss Kenton, qui racontent la même histoire selon deux codes différents, celui de la bande dessinée et celui du roman ». Parkman était non seulement un très grand historien américain mais, en plus, il a passé sa vie à étudier l’aventure française en Amérique du Nord, un continent qui, au fond, aurait pu être français, puisqu’on occupait des terres depuis le Pôle Nord jusqu’à La Nouvelle-Orléans (mais nos Rois n’en ont pas voulu, sans compter les autorités pourries de Québec dont parle Curwood (Vaudreuil, etc.). Guilbert cite un ouvrage en 21 volumes (!) de Parkman qui n’a jamais existé, du moins dans la bibliographie de Parkman (Indian place names in New-England) et semble ne pas connaître son œuvre majeure en 12 volumes qui se trouve dans ma bibliothèque : Francis Parkman : France and England in North America, édit. Little Brown & Cy, Boston, 1898 (Pionneers of France in the New World, The Jesuits in North America, La Salle and the Discovery of the great West, The Old Regime in Canada, Count Frontenac and New France under Louis XIV, A Half Century of Conflict, 2 vol., Montcalm and Wolfe, 2 vol., The Conspiracy of Pontiac and the Indian War after the Conquest of Canada, 2 vol., The Oregon Trail). J’ai même une biographie de Parkman : Charles Haight Farnham : A Life of Francis Parkman, édit. Little Brown & Cy, Boston, 1901. De cette œuvre magnifique il semble que seuls deux volumes ont été traduits en français : la Piste de l’Oregon (voir : Francis Parkman : La piste de l’Oregon – A travers la Prairie et les Rocheuses (1846-1847), édit. Payot, 1993, et Les Jésuites en Amérique du Nord. Je trouve cela assez scandaleux. Cela montre le peu d’intérêt des Français pour leur ancienne Nouvelle France. Constantin-Weyer semble avoir été du même avis que moi. Grand-père maternel de mon ami Roland Medawar, ici à Luxembourg, il avait eu le prix Goncourt en 1928 (voir : Maurice Constantin-Weyer : Un homme se penche sur son passé, Les Editions Rieder, Paris, 1928) et avait longtemps vécu au Canada où il a fait toutes sortes de métiers (même cow-boy, bûcheron et trappeur) et avait même été marié pour un temps avec une métisse indienne. Dans la préface à son ouvrage sur l’aventure française au Canada (voir : Maurice Constantin-Weyer : Autour de l’épopée canadienne – Figures et épisodes, édit. Floury, Paris, 1940), il parle de cet « ouvrage de vaste envergure que Francis Parkman, le grand écrivain américain, a consacré à la rivalité entre la France et l’Angleterre sur le continent américain ». « C’est un ouvrage en douze forts volumes », dit-il. « Je déplore que les conditions de la vie intellectuelle en France ne permettent guère à un éditeur de se laisser tenter par la traduction de ce monument qui n’a pas d’équivalent chez nous, du moins en ce qui concerne l’histoire de la France dans le Nouveau Monde ». Le livre de Constantin-Weyer sur « l’épopée canadienne » est une collection d’essais plutôt courts portant sur certains évènements ou faisant le portrait de quelques hommes ayant joué un rôle majeur dans cette histoire, comme Jacques Cartier bien sûr, ou La Salle ou Montcalm. Il n’est d’ailleurs pas plus tendre que Curwood pour les autorités du Québec au XVIIIème siècle : Montcalm « avait au flanc deux flèches bien plantées : la concussion, qui s’appelait Bigot ; la trahison, qui s’appelait Vaudreuil ». Il fait aussi le portrait du colonel Rogers et ce qu’il en dit colle si près à ce que raconte Kenneth Roberts que j’ai bien l’impression qu’il devait connaître le Passage du Nord-Ouest. Quand on regarde la bibliographie de Constantin-Weyer on se dit d’ailleurs que nous avons, nous aussi, quelques écrivains qui parlent de coureurs de bois, d’Indiens et du grand Nord. Il n’est pas le seul, puisqu’on a aussi Gustave Aimard dont Guilbert recommande la lecture et j’ai suivi son conseil et acheté ses romans publiés dans la collection Bouquins sous le titre général des Trappeurs de l’Arkansas avec une introduction et des notes par le grand spécialiste du roman d’aventures et Professeur d’Université, Matthieu Letourneau (voir son site : le roman d’aventures). Mais je ne les ai pas encore lus et je ne sais pas s’ils valent la peine car j’ai l’impression qu’avec Aimard le roman d’aventures est un peu devenu roman populaire, du genre feuilleton.
Pour bien montrer la fascination que ces images de l’histoire américaine ont exercée sur Pratt, Guilbert cite tous les titres qu’il a publiés et qui la racontent Et d’abord Wheeling qui date de 1962 (ou qui a été commencé en 1962) et qui a été (re)publié, en noir et blanc, par Casterman en 2012. Sans beaucoup d’explications, malheureusement. On y retrouve beaucoup de personnages de Zane Grey : le Colonel Zane, Betty Zane, les tueurs d’Indiens Jonathan Zane et Lew Wetzel, les chefs indiens Logan et Cornstalk, le renégat Simon Girty (à qui, bizarrement, dit Guilbert, Pratt a prêté sa propre physionomie, ce qui semble vrai), et puis aussi le fameux Major Rogers du North West Passage. Mais le héros principal de cette œuvre importante (285 pages en format livre) est un personnage fictif, un jeune Américain, Criss Kenton, qui porte les idées de Pratt : à la fin, dégoûté de ces guerres sanglantes, il n’a qu’une idée, partir vers l’Ouest, en paix avec les Indiens, et se faire fermier. A la suite de Wheeling, Casterman publie 33 « Légendes indiennes » qui dateraient de la même période (1962), sans autre explication, une fois de plus. De qui sont-elles ? De Pratt ? Il n’en signe qu’une seule, celle qui rappelle l’histoire du peuplement (Naissance du Peuple indien). Pour le reste on y trouve beaucoup de noms de tribus, des éléments de la vie indienne, mais aucun mythe connu (Coyote, par exemple). On a d’ailleurs l’impression qu’elles ont été écrites pour une revue de BD pour la jeunesse. Une des histoires relate un fait que je crois réel, l’histoire du peuple Cherokee par l’un des leurs qui a appris l’écriture, Séquoia.
Mais auparavant, en 1947, il y avait déjà eu Indian Lore, et Indian River la même année, Sergent Kirk en 1953, principale oeuvre dessinée par Pratt lors de son séjour argentin (et qui est devenu plus tard le titre d’une Revue de BD italienne), Ticonderoga en 1957 (ici Ticonderoga est un coureur de bois, mais c’est aussi le nom indien d’un lieu-dit au sud du Lac Champlain où les Français occupaient un fort appelé Carillon et où ils ont infligé une défaite mémorable aux Anglais le 8 juillet 1758), Lobo Conrad en 1958 (une histoire de trappeurs). Et puis il y a ce très bel Eté indien raconté par Pratt et dessiné par Manara et publié dans les dix premiers numéros de la Revue Corto. A la fin de la BD, dans le numéro 10 (juillet 1986), Pratt raconte la fin du récit, prétend avoir tiré l’histoire de la chronique d’un témoin, Cosentino, reprend aussi la légende que l’écrivain américain Hawthorne rapporte dans la préface à sa Lettre écarlate, c’est-à-dire qu’il aurait trouvé dans le Custom House de Salem où il était employé, « une lettre A (pour Adultère) brodée sur une étoffe écarlate et un manuscrit de l’époque (1630) racontant l’histoire d’une femme et de sa fille qui faisaient l’indignation de la société puritaine de l’époque » (voir The Scarlett Letter dans : The complete Novels and selected Tales of Nathaniel Hawthorne, The Modern Library, New-York, 1965). « La trouvaille de Hawthorne est peut-être une invention », dit Pratt, « mais ce qui est sûr c’est que la Bibliothèque municipale de Salem, Massachusetts, renferme bien le manuscrit de Cosentino, et l’on y retrouve tous les faits que relate cette histoire merveilleusement dessinée par Milo Manara » (Un été indien).
Ce qui m’a incité à lire la Lettre écarlate de Hawthorne que je n’avais jamais lue. Et j’y ai trouvé énormément de plaisir. Une prose magnifique, des dialogues ciselés en anglais du XVIIIème siècle, et une histoire terrible, montrant toute la cruauté de cette secte de Puritains, faisant réfléchir aussi, sur le mal, et sur beaucoup d’autres choses encore. William C. Spengemann, professeur d’Université, qui a édité et commenté un Portable Hawthorne (les Américains aiment beaucoup ce qu’ils appellent des « portables » et qui comportent textes et extraits de textes d’un écrivain, accompagnés de bios et critiques, comme celui-ci : The Portable Hawthorne, edited by William C. Spengemann, Penguin Classics, 2005), écrit ceci qui m’a frappé comme une évidence : dans cette nouvelle « l’art de Hawthorne est prodigieux… Chaque mot a une telle charge de sens compacté, on ne voit pas arriver les phrases mais quand elles sont là elles semblent inévitables, chaque chapitre semble promettre une révélation qui, à la fin, ne paraît jamais complète. Nulle part, dans ce livre, on ne trouve le moindre fragment de remplissage, aucune description, aucun morceau de dialogue qui n’apparaîtraient pas, finalement, comme nécessaires à la compréhension de l’ensemble, aucun détail qui n’aurait pas son origine dans un motif caché de l’action et qui le révèle, même si c’est de manière énigmatique. Aucune prose, on peut l’affirmer sans risque, n’a jamais été aussi proche de ce qu’on définit le plus généralement comme de la poésie ». Lumineux !
L’histoire elle-même est très différente de celle de L’été indien et – il faut bien le dire – se meut à un autre niveau. C’est une relation triangulaire. D’abord Hester, jeune femme qui a fauté avec un pasteur, alors que son vieux et difforme et savant mari était prisonnier chez les Indiens, et qui est publiquement mise au pilori et condamnée par les autorités de Boston à porter toute sa vie, sur sa poitrine, la fameuse étoffe écarlate avec son grand A qui signifie femme adultère, mais qui, comme le dit Hawthorne, peut aussi signifier Ange (car Hester, dans sa vie recluse, devient un ange de miséricorde pour ceux qui en ont besoin) ou Amour car la relation entre elle et le pasteur était une relation d’amour, un amour qui va même se réveiller à nouveau quand elle voit la souffrance de son ancien amant. Le jeune pasteur est un bon pasteur pour ses ouailles mais un homme qui souffre de ne pas s’être accusé publiquement (car Hester n’a jamais révélé le nom de son amant et père de sa petite fille) et qui va souffrir encore plus quand le mari qui est revenu et qui a demandé à Hester de ne pas révéler son existence non plus, devine la culpabilité du pasteur, s’en fait son ami apparent tout en se réjouissant de ses tourments et creusant sa plaie. Car cet homme qui était un homme de science et de sagesse va être complètement détruit par la haine et la vengeance. Ce roman peut évidemment être interprété de diverses façons. Pour moi il montre comment un péché ou la loi qui fait de cet acte d’amour un péché ou l’incroyable dureté de ces Puritains qui est un péché contre la loi de charité du Christ ou, pour le dire plus simplement, comment le mal crée le mal. La souffrance infinie de Hester qui pourrait très bien se révolter contre l’ordre et frayer avec le Diable (l’Homme noir de la forêt, le roman en suggère la possibilité) mais qui résiste à la tentation et reste en vie parce qu’elle est mère et qu’elle a une petite fille, l’adorable mais faunesque Pearl (et Pearl aussi aurait pu tourner mal si, à la fin, la confession et la mort du pasteur n’avaient pas rompu le maléfice). Le mal chez le pasteur, le saint homme qui vit dans la duplicité et la souffrance de cette duplicité. Le mal chez le vieux mari submergé par sa haine (et qui est aussi un peu à l’origine du mal puisqu’il n’aurait jamais dû épouser une fille jeune qui ne pouvait l’aimer).
Je pense que ce roman de Hawthorne est aussi une condamnation de ses ancêtres Puritains dont on lui avait tant parlé dans son enfance. Dans la préface au roman il rappelle d’abord qu’il est né à Salem (donc là où s’est tenu le fameux procès des soi-disant sorcières en 1692), puis que son plus lointain ancêtre arrivé sur cette terre, « avec sa Bible et son épée », était aussi juge et législateur, gouverneur de l’Eglise des Puritains, persécuteur sévère, d’une femme Quaker entre autres, et que son fils était encore plus sévère, qu’il a joué un rôle important dans le martyre des fameuses « sorcières », au point que « leur sang a laissé une tache sur lui, une tache si profonde qu’elle doit marquer encore aujourd’hui ses ossements enterrés dans le cimetière de Charter Street, s’ils ne sont pas entièrement tombés en poussière depuis… ».
L’été indien de Pratt et Manara raconte une histoire bien différente. Le prêtre de cette bande dessinée, le révérend Black, est un authentique salaud qui a violé la toute jeune fille qu’il avait achetée comme esclave, son fils est encore pire que lui, et lorsque, plus tard, la fille devenue femme tombe amoureuse d’un coureur des bois et en est enceinte, elle est marquée au fer au visage. Le principal intérêt de cette histoire, à mon sens, est qu’elle montre la proximité des Indiens à cette époque et les relations proches et difficiles à la fois que les immigrants avaient nouées avec eux.
Comme on le voit on pourrait continuer encore longtemps ce voyage littéraire en compagnie de Pratt et Guilbert mais il faut bien finir, ou abréger au moins. Que dire encore ? Pratt aimait aussi beaucoup la poésie, dit Guilbert. On s’en serait douté. Les poètes Coleridge, Rimbaud, Yeats surtout. Il fallait bien s’attendre à qu’il fasse revivre Rimbaud dans ses BDs sur l’Ethiopie et la Somalie. Quant à Coleridge, son Poème du vieux marin apparaît dans La ballade de la mer salée, nous dit Guilbert, et c’est vrai : les deux cousins Groovesnore sont réunis dans une chambre du sous-marin commandé par le lieutenant Slütter, Pandora s’appuie sur une étagère de livres où l’on découvre des titres de Herman Melville (Moby Dick, Onoo et Typee) ainsi qu’un autre titre, imaginaire, Albatros, comme une énigme qui doit nous conduire au poème de Coleridge puisque le crime du marin est justement d’avoir tué l’albatros qui a sauvé l’équipage de la banquise (et qui en plus est sacré pour les marins) et c’est Caïn Groovesnore qui lit deux strophes à sa cousine, dont voici l’original anglais (le titre de cette longue et fameuse ballade de Samuel Taylor Coleridge est The Rime of the Ancient Mariner) :
Alone, alone, all, all alone,
Alone on a wide wide sea!
And never a saint took pity on
My soul in agony.
The many men, so beautiful!
And they all dead did lie:
And a thousand thousand slimy things
Lived on; and so did I.
Quant à Yeats que Pratt aimait tout particulièrement, nous dit Guilbert, à cause de ses réminiscences celtiques, on le retrouve dans les Scorpions du Désert où une belle espionne israélienne qui va être tuée par son amant à son arrivée au Caire, lit dans le train un livre du poète au titre inventé de Rosa alchemica.
Il y a aussi Ezra Pound qu’enfant, Pratt aurait vu à Venise. Et puis un écrivain un peu mystérieux – pour moi qui le rencontre souvent dans les catalogues de mon libraire anglais Robert Ellis de Londres, mais qui ne l’ai jamais lu, le Baron Corvo, en réalité Frederick William Rolfe, écrivain anglais – il est enterré sur l’île de San Michele et c’est un personnage-clé de la Fable de Venise ! C’est une farce du Baron qui fait partir Corto à la recherche, inutile, de la Clavicule de Salomon, l’émeraude magnifique ! Pratt allait se recueillir sur sa tombe, « pour le saluer comme un vieil ami », dit-il. C’est encore Guilbert qui le raconte. Comme il allait aussi visiter la tombe d’Edward John Trelawny, enterré à côté de son ami, le poète Shelley.
Trelawny, aussi, est à l’origine d’une quête de Corvo, celle qui constitue la trame de La Maison dorée de Samarkand, encore une BD magnifique dont la publication débute dans le premier numéro de la Revue Corto (Edward John Trelawny aurait écrit dans ses Carnets de Grèce, qu’il avait caché le manuscrit des Mémoires de Grèce de Lord Byron « sous la lune », dans la Mosquée de Kalawny et que ce manuscrit indiquait comment trouver le « grand or » d’Alexandre le Grand). Il faut dire que Trelawny avait rejoint le groupe Byron-Shelley-Brummel en Italie après leur départ de Suisse (il paraît que Byron avait traversé les Alpes, voir Les Helvétiques). Trelawney qui était un ami sincère de Shelley et un soutien pour Mary après la mort mystérieuse du poète en mer, avait vite compris que Byron était quelqu’un qui se vantait beaucoup mais qu’au fond il était plutôt pusillanime. C’est ainsi qu’il l’a piégé publiquement à Londres en faisant semblant de prendre au sérieux ses rodomontades pour aller libérer la Grèce. Une Grèce où Byron allait mourir et où Trelawny allait devenir un véritable chef de guerre et leader de la révolution. Mais, surtout, j’ai dans ma bibliothèque ses plus incroyables Mémoires, ses Mémoires de Corsaire véritables, voir : Edward John Trelawny : Mémoires d’un gentilhomme corsaire, traduction Victor Perceval, introduction Michel Le Bris, édit. Phébus, 1988. La version française de ce livre merveilleux est déjà ancienne, publiée par Alexandre Dumas lui-même (qui l’admire et qui a peut-être mis son grain de sel dans la traduction), en 1856, en feuilletons, dans sa Revue Le Mousquetaire, sous le titre Un Cadet de famille. Car ce sont effectivement les souvenirs d’un cadet de famille, enfant rebelle d’un père brutal et avare, puis mousse, marin dans la flotte anglaise, finalement corsaire pour les Français, sillonnant l’Océan Indien, tombant follement amoureux d’une fille de cheikh arabe qu’il avait délivrée des pirates Marattes à la pointe nord de Madagascar, se mariant avec elle… et tout ceci raconté d’une manière directe, vivante, rageuse quelquefois, superbe en tout cas (c’est Mary Shelley, raconte Michel Le Bris, qui « réussit à obtenir de son ami que quelques passages trop rudes, ou trop licencieux, soient supprimés »). Il faut dire qu’il avait déjà épaté toute la bande Shelley-Byron, « tous réunis chaque soir au troisième étage d’une vieille bâtisse au bord de l’Arno », raconte encore Le Bris, « où ils écoutent bouche bée l’ahurissante histoire du gentilhomme corsaire ». Et dans une lettre de Mary Shelley, dénichée par Le Bris, celle-ci le décrit comme une sorte de chevalier errant, « moitié arabe, moitié anglais… taillé en Hercule, des cheveux d’un noir de jais, touffus et frisés come ceux d’un Maure, des yeux magnifiques, gris foncé ». Et elle ajoute : « Qu’il s’agisse de sang, d’horreurs, d’exploits à faire dresser les cheveux ou d’irrésistibles bouffonneries, il raconte ses aventures d’un même ton direct, énergique. Sa compagnie est un vrai régal. J’en suis tout excitée ! ». Personnellement je viens de les relire, ses Mémoires, et j’y ai pris un aussi grand plaisir que la première fois. J’ai d’ailleurs trouvé qu’il y avait une certaine symétrie entre ce corsaire anglais amoureux d’une princesse arabe et le Corsaire noir d’Emilio Salgari, ce prince malais amoureux d’une Anglaise qui vivent leurs vies de corsaires dans les mêmes eaux et qui, une fois leur aimée morte, se laissent aller à leur caractère sombre, sauf qu’on a affaire dans ce dernier cas à une fiction et que l’autre est une histoire vécue…
Et puis, pour finir, on arrive à Borges. Cela ne m’étonne guère. Il est difficile, il me semble, quand on navigue en littérature, de ne pas tomber un jour ou l’autre sur Borges. Je l’ai moi-même rencontré souvent, à propos de Don Quichotte, des Sagas islandaises, des traducteurs des Mille et une Nuits, des Belles endormies de Kawabata, que sais-je encore. J’étais complètement abasourdi quand j’ai appris que cet homme était devenu aveugle et continuait encore à lire, à travailler, à écrire et à rêver de bibliothèques. D’ailleurs cet auteur de la Bibliothèque de Babel est effectivement devenu Directeur de la Bibliothèque nationale de Buenos Aires en 1955 (alors que sa cécité était déjà bien avancée). Pratt, lui, écrit dans Le désir d’être inutile : « J’habite dans une bibliothèque, c’est la réalisation d’un des rêves de Borges. Mais il ne m’a pas été nécessaire pour cela de devenir bibliothécaire : je suis arrivé au même résultat en faisant l’inverse, en créant une bibliothèque autour de moi » (c’est, au fond, ce que j’ai réussi également). En tout cas Hugo Pratt qui, en plus, a beaucoup vécu et travaillé en Argentine, admire ce monument qu’est Borges. Dans la BD Tango qui est d’abord publiée dans le numéro 11 de la Revue Corto sous le titre : Argentina y todo a media luz, Pratt invente une station de métro nommée Borges, près de laquelle habite la belle Esmeralda, où il a rendez-vous avec son ami Fosforito et où il voit chaque fois une lune double dans le ciel : c’est très borgésien ! Et dans ce numéro 11 de Corto il publie également un article sur cette danse argentine que Borges a célébrée lui aussi, un article qu’il illustre d’aquarelles et qu’il intitule : Une note musicale tout en velours et satin coupable. Et commence ainsi : Fêlure, débauche, amour, jeu et mort… Le tango est une pensée triste qui se danse.
Mais il est vraiment temps d’arrêter ce voyage littéraire en compagnie d’Hugo Pratt et de Jean-Claude Guilbert. Parlerai-je encore de l’art d’Hugo Pratt ? Je ne crois pas. Je ne vois pas ce que je pourrais encore ajouter, moi le dilettante, à tout ce qui a déjà été écrit sur ce sujet. Par ses amis, ses biographes, ses collègues de la planète BD, les connaisseurs et les érudits, les conservateurs des musées (Expos du Grand Palais, de la Pinacothèque), Français et Italiens. Dans toutes ces publications, comme celle de Jean-Claude Guilbert, ou celle de Vincenzo Mollica et Patrizia Zanotti, ou celle de GEO (Numéro hors-série de novembre 2001 : Le monde extraordinaire de Corto Maltese), sans compter tous les écrits autobiographiques d’Hugo Pratt lui-même…
Si j’avais à ne citer qu’un seul de tous ces jugements, je crois que je choisirais celui-ci, de Vinzenzo Mollica : « Dans la brève, mais intense, histoire de la bande dessinée, même si cela paraît banal à dire, Corto Maltese représente l’événement le plus important. Il n’y a aucune autre œuvre et aucun autre auteur qui ait montré, concrétisé et approfondi les possibilités de la BD comme Pratt l’a fait avec Corto ».
Mais il y en a encore un autre, plus long, plus explicite et, à mon sens, extraordinairement pertinent. Et probablement pour Guilbert aussi puisqu’il l’a placé tout au début de son chapitre consacré aux « hommages post-mortem ». Il s’agit d’un article publié dans l’Observateur, en août 1995, de Marjorie Alessandrini. La première phrase de l’article citée par Gilbert est celle-ci : « C’est que le dessinateur brasse indifféremment la réalité, le mythe et l’imaginaire » et il me semble que c’est là justement que se trouve la première particularité de l’art de Pratt : il peut à tout moment y faire intervenir le rêve ou l’illusion. Voici la suite de l’article en question : « A travers les voyages de Corto, il tisse sur la planète un réseau qui englobe l’Abyssinie de Rimbaud et la Chine de Mao, le Buenos Aires de Borges et le Bahia de Jorge Amado. D’un continent à l’autre, il entrelace les fils de multiples correspondances, définissant un espace romanesque à la manière d’Umberto Eco, avec qui il avait bien plus qu’un point commun. L’aventure est aussi intérieure, mentale, voire ésotérique : dans cet univers, les sortilèges de Venise rejoignent les démons des Caraïbes, la harpe de la sorcière celtique répond aux prophéties de « Bouche dorée », la Brésilienne.
Pour transcrire en images et en bulles ce fabuleux voyage, Hugo Pratt s’est forgé un style unique, d’une élégance, d’une virtuosité époustouflantes. Stylisation idéale qui fait des paysages autant de tremplins pour l’imaginaire. Une ligne d’horizon, un bateau tache d’encre, quelques traits légers sur le ciel blanc pour matérialiser les oiseaux marins et voilà créé le grand océan baudelairien. La silhouette ondoyante d’un chat sur les pavés à peine esquissés, et nous voilà saisis par la nostalgie de Venise. Et quand le narrateur semble briser la continuité de l’action en jouant ainsi avec le vide, il s’agit, plus que de la respiration nécessaire à tout roman d’aventures, du véritable vertige de l’infini ».
Post-scriptum : Comme je l’ai indiqué au début de cet article, la maison Casterman a fait paraître, il y a peu, un nouvel épisode de Corto réalisé par deux Espagnols. Quelle que soit la virtuosité et l’intelligence de ces deux créateurs, je pense que Casterman a tort (mais eux, il n’y a que l’argent qui les intéresse) et je ne comprends pas que celle qui gère la mémoire de Pratt, son amie Patrizia Zanotti, ait accepté ce deal (il paraît que Pratt avait autorisé que Corto lui survive). On peut toujours trouver des dessinateurs capables de reproduire la manière de Pratt et des scénaristes créatifs capables de continuer ses aventures, mais personne ne peut se remettre dans la tête d’un Hugo Pratt !
Post-scriptum 2 : Cette note a été complétée et illustrée et reprise sur mon site Voyage autour de ma Bibliothèque au tome 5 sous le titre : C comme Corto. Voyage littéraire en compagnie de Corto Maltese et Hugo Pratt.