Vigoleis et l'Île du second visage
(Albert Vigoleis Thelen, le grand inconnu de la littérature allemande du XXème siècle)
C’est un internaute de Genève qui, après m’avoir dit combien il avait apprécié ce que j’avais écrit sur mon site Voyage de Traven, m’a parlé pour la première fois de ce Vigoleis, de son livre (Die Insel des zweiten Gesichts – Aus den angewandten Erinnerungen des Vigoleis), me demandant si je connaissais cet écrivain qui était, disait-il, le grand méconnu de la littérature allemande du siècle dernier. Non, je ne le connaissais pas mais cela m’a bien évidemment interpellé et je me suis hâté de me procurer ce livre au titre si étrange.
Et voilà. Je viens de terminer de le lire (900 pages !) et je reste abasourdi. En réalité j’ai tout de suite été estomaqué, dès les premières pages, aussi bien par le contenu que par la forme.
Le contenu d’abord. Comment le qualifier ? Roman picaresque moderne ? Oui, peut-être. Encore qu’à la base tout semble être authentique, autobiographique (il passe continuellement – et plaisamment – de la première personne de l’auteur à la troisième, celle du héros Vigoleis, ce qui permet, très astucieusement, de se regarder en prenant de la distance, se jugeant et s’interrogeant). Mais, en même temps, tout est exagéré, caricaturé, baroquisé. A un moment donné il m’a fait penser à Céline, à cause du style aussi, ou plutôt à cause de l’originalité du style qui n’a rien à voir avec celui de Céline mais joue surtout sur une époustouflante richesse du vocabulaire, celui des qualificatifs, puisé à la fois dans tous les plus anciens et les plus gros dictionnaires officiels et aussi dans une imagination débordante, une créativité qui touche au génie. On en parlera encore.
Quelle est l’histoire ? Celui qui est né Albert Thelen dans un petit patelin de Rhénanie et qui s’est adjoint ce deuxième prénom de Vigoleis, pêché quelque part dans la littérature du Moyen-Âge, débarque en 1931, avec Béatrice, sa compagne helvétique issue d’une famille d’intellectuels bâlois mais qui aurait quelques gouttes de sang Inca (c’est du moins ce qu’il raconte), à Palma de Majorque où, croient-ils, le frère de Béatrice, qui porte le nom d’un réformateur suisse plutôt sévère, Zwingli, et qui est connu ici sous le nom de Helvetico, serait à l’article de la mort. Ils s’aperçoivent bien vite que s’il est exsangue c’est à cause des exigences sexuelles de la Puta qui lui a mis la main dessus… C’est le début de la première de ces histoires folles : Zwingli les oblige à loger avec lui et son égérie (qui a une fillette de 13 ans qui excite déjà les jeunes garçons de la ville en dansant dans la rue). Vigoleis qui avait déjà excité la colère et l’esprit de vengeance de la Puta, qui s’appelle Pilar, en refusant, in extremis, ses avances (tout en le regrettant au fond), va s’immiscer dans la raclée que la Pilar passe à sa Mini-Pilar, causant ainsi une véritable éruption volcanique chez la première : vociférations terribles, couteau brandi (Béatrice a le bon réflexe : un seau d’eau), puis la hache qui casse tout ce que Vigoleis et Béatrice possèdent, et d’abord le piano pas encore payé qui devait servir à Béa pour donner des leçons. Et tous les deux doivent quitter le logis. Et ils n’ont plus guère de sous, ayant dans leur grande bonté et leur naïveté, payé tous les créanciers qui s’étaient présentés à eux avec les dettes qu’avaient contractées, disaient-ils, le malheureux Zwingli…
C’est ainsi que s’ébauche la deuxième des aventures rocambolesques du couple rhénan-helvétique. Mais avant cela il faut que je dise un mot sur la forme (tant pis, j’anticipe), le style, l’incroyable prolifération des mots, ici les qualificatifs de la Pilar. Chaque fois que la Puta du Zwingli revient à la surface elle est désignée par un autre terme. L’allemand est probablement aussi riche que le français en ce qui concerne l’appellation des putains, putes, filles de joie, filles publiques, prostituées, etc. Mais Vigoleis crée chaque fois un nouveau mot parfaitement explicite de la chose. Et toujours marqué par l’humour, bien sûr. Il n’empêche, on dirait que, plus il déteste quelqu’un, plus son imagination se défoule. Et dans ce jeu c’est Pilar qui gagne, haut la main, la première place. Même Hitler que Vigoleis exècre bien avant qu’il n’arrive au pouvoir, ne vient qu’au deuxième rang. Et le mot Pilar déteint même sur les objets qu’elle utilise : ainsi le lit où elle laisse libre cours à son exubérance sexuelle, ainsi que tous les lits dont on parlera plus tard et qui servent aux mêmes ébats, s’appelleront des pilardières ! Personnellement je reste persuadé qu’une telle œuvre est intraduisible. Justement à cause de ce jeu continuel avec les mots. Même si je me souviens que l’Alsacien Johann Fischart a réussi à traduire Rabelais en allemand, ce qui n’est pas rien (Affentheuerliche (Affen = singe au lieu de Abentheuerliche = aventureux) und ungeheuerliche Geschichtschrift von Thaten und Rhaten der Helden Grandgoschier, Gorgellantua und Pantagruel, Königen von Utopien). Mais notre grand pamphlétaire protestant du XVIème siècle était lui-même l’un des plus grands virtuoses de la langue de toute la littérature allemande et son invention linguistique valait bien celle de Rabelais (et puis comme le fait remarquer l’auteur de romans populaires bavarois, Ludwig Ganghofer, qui, dans sa jeunesse, a soutenu une thèse sur le sujet, sa tâche était facilitée par le fait que les géants de Rabelais étaient déjà assez grossièrement germains !). En tout cas l’œuvre de Thelen a bien été traduite, d’abord en néerlandais (Thelen pratiquait lui-même le néerlandais, avait beaucoup de sympathie pour les Hollandais, avait vécu en Hollande et c’est son éditeur hollandais qui l’avait poussé à mettre ses histoires par écrit et voulait l’éditer lui-même), puis en français (c’est mon interlocuteur genevois qui me l’avait affirmé), voir : Albert Vigoleis Thelen : L’île du second visage – Extraits des souvenirs appliqués de Vigoleis, traduction : Dominique Tassel, éditeur Fayard, 1988 (vous noterez quand même qu’il écrit : extraits…). Et sur le net je découvre qu’il existe également une traduction anglaise, que le traducteur, Donald O. White, a commencé à y travailler dès le début des années 80, qu’il a timidement publié quelques échantillons de son travail dans des revues en 2002, mais que ce n’est qu’en 2010 qu’il a osé la faire éditer, sa traduction, d’abord en Angleterre (Galeo Publishers) puis aux Etats-Unis, en 2012 (The Overlook Press), où elle a été immédiatement hautement louée par la critique littéraire du New York Times, voir : Albert Vigoleis Thelen : The island of the second sight – From the applied recollections of Vigoleis.
Si ces traductions ne peuvent, à mon avis, rendre l’extravagance linguistique de Thelen – et qui fait jouir le lecteur qui possède la langue allemande – elles sont au moins capables d’emporter le lecteur lambda monolingue dans le tourbillon de ses histoires. Comme celle qui suit la bagarre avec la Puta (mais attention, je ne vais pas vous les raconter toutes) : voilà nos deux tourtereaux (dont l’un a échappé de justesse à la tentation de l’adultère) sans logis et sans ressources. Et abandonnés par celui qui les avait attirés sur cette terre étrangère, ce frère qu’ils étaient venus sauver de la mort et qu’ils n’ont pu délivrer de la putain. Arrive alors un personnage un peu douteux, mais ami du frère, et qui leur propose une solution. Solution particulièrement économique. On attelle un âne à une carriole, on y met les quelques bagages qui leur restent (les livres surtout) et on les conduit hors de la ville à ce qui ressemble à une ferme et où règne un autre personnage haut en couleurs, Arsenio, (on comprendra bientôt que c’est un chef de la pègre locale, surtout contrebandier, trafiquant d’opium – plus tard on fera même la connaissance d’un Allemand, ancien capitaine de la Marine, qui commande un petit sous-marin rescapé de la première guerre mondiale et bien utile pour ce genre de trafics – mais qui pratique aussi d’autres activités défendues comme le proxénétisme par exemple). On les accueille gentiment, leur donne à manger et puis on les conduit jusqu’à un grand bâtiment qui semble abandonné et où on leur assigne une des chambres, tout ce qu’il y a de plus étroite, de plus spartiate, non meublée, juste un lit et, tiens comme c’est bizarre, un bidet en fer blanc ! Il y a un long couloir, des chambres de part et d’autre. Vides. Ancien couvent, pense Béatrice. Ou auberge de jeunesse ? Il faudra attendre la prochaine organisation d’une feria tauromachique sur l’île pour saisir la véritable nature de l’édifice quand de toutes les chambres s’élèveront les halètements qui accompagnent assez généralement la copulation humaine et les cris si stridents mais ô combien émouvants censés signaler l’explosion imminente de l’Orgasme. Vigoleis qui avait déjà quelques soupçons et Béatrice qui n’en avait pas comprendront alors que les lieux qui les abritent sont un immense bordel temporaire, particulièrement actif lorsque toreros, picadors et autres héros de l’arène viennent se libérer de leur stress et se vider de leur semence avant l’épreuve du lendemain, tout en demandant à la Sainte Vierge dont l’image, éclairée et honorée par une petite lampe à huile rouge, est bien en vue sur un petit autel placé dans le couloir, de les protéger de la corne vicieuse de la Bête (je commence à croire que Vigoleis a déjà contaminé mon style habituellement si sobre !).
Mais il ne faudrait pas non plus croire que les Mémoires de Vigoleis sont œuvre pornographique (même si quelques lecteurs s’en plaindront après leur publication en Allemagne et que Vigoleis et son éditeur soient obligés de se laver de tout soupçon de ce genre devant les tribunaux). Non, non, d’ailleurs l’énoncé succinct de la suite des aventures en l’île de Don Vigo et Donna Beatrix le montrera. Même s’il faut quand même se rendre compte que dans un pays aussi sévèrement sous la coupe de l’Eglise que l’était à l’époque l’île de Majorque, le vice tend forcément à se cacher plus qu’ailleurs dans ces maisons que l’on dit closes et qui payent d’ailleurs souvent leur loyer – comme pour obtenir le pardon de leurs péchés – à l’Evêque ou au Monastère du lieu.
Alors la suite ? Toujours aussi rocambolesque. D’abord ils acceptent pour gagner un peu leur croûte, de faire les guides pour des touristes allemands arrivant par bateaux entiers sous le sigle Kraft durch Freude (la Force par le plaisir). On est déjà sous Hitler dont le régime est très friand de ce genre de mottos ridicules et quelquefois bien sinistres comme le Arbeit macht frei (le travail rend libre) tendu au-dessus de l’entrée des camps de travail dont certains étaient des annexes des camps de la mort. Remarquez : les Allemands n’ont pas attendu Hitler et son homme de marketing Goebbels pour inventer ce genre de slogans comme celui-ci qui m’a toujours profondément choqué à cause de toute la suffisance, le sentiment de supériorité, qu’il traduit : an deutschem Wesen soll die Welt genesen (c’est le caractère allemand qui guérira le monde). En alsacien on dit : Sie hànn de Grattl (cela leur est monté à la tête). Ils ne l’ont pas perdue, d’ailleurs, cette suffisance (il n’y a qu’à écouter les dernières diatribes du Directeur de la Bundesbank contre l’Italie et autres pays dits du Sud, y compris la France et, aujourd’hui même contre le Directeur de la Banque Européenne), mais laissons cela. Vigoleis a un profond mépris pour les touristes en groupe en général et pour les touristes allemands en particulier depuis qu’ils ont adopté avec enthousiasme l’autre guide, le Führer. Et comme il n’a de toute façon pas envie d’étudier tout ce qu’un bon guide de Majorque devrait savoir il leur raconte n’importe quoi mais avec un bagout et un sérieux qui fait qu’ils gobent tout. Que le restaurant qui leur sert un repas dégueulasse est un lieu sacré inévitable puisque Cervantès y a écrit pendant 95 nuits à la lumière d’un cierge son inestimable Don Quichotte (le jour il dormait comme le font d’ailleurs la plupart des écrivains, ajoutait-il). Quand les touristes lui montrent un objet noir dans un cadre en bois qu’il voit mal dans l’ombre de la crypte de l’église de Valdemosa et lui demandent ce que c’est, il invente sur le champ une histoire de peste au Moyen-Âge, des processions la nuit à la lueur des torches, Dieu qui met fin au fléau et une torche miniature que l’on a réalisée plus tard en souvenir et placé là. Puis vient un guide espagnol qui explique à un autre groupe de touristes, à la grande confusion de Vigoleis, qu’il s’agit d’un clou de la Sainte Croix ! Et quand il s’aperçoit que deux propriétaires se disputent, chacun prétendant que c’est dans une chambre qui lui appartient, à lui, partie d’un vieux couvent abandonné, toujours à Valdemosa, que George Sand et Chopin ont fait l’amour, il décide de scinder les groupes de touristes en deux avec deux guides différents, chacun visitant l’une des chambres objets du litige et chacun obtenant ainsi sa vérité (un vrai jugement de Salomon).
Mais Vigoleis rencontre encore bien des personnages étranges (ou même carrément bizarres). Tellement étranges qu’on est quelquefois pris d’un doute. Mais dans ce cas il faut revenir à la déclaration de l’auteur en tête du livre : tous les héros de ce livre vivent ou ont vécu… En cas de doute c’est la vérité qui décide. Alors il y a :
Un mendiant, roi des mendiants, sale et bossu et dont on découvre, le jour de sa mort, que la bosse était fausse et qu’elle était remplie de billets et d’actions : c’était un millionnaire.
Un juif millionnaire lui aussi mais dont la fortune est restée en Allemagne qui dicte des milliers de lettres à Vigoleis destinées aux juges nazis et qui, finalement, on ne sait par quel miracle (un filon espagnol), arrive à ses fins, récupère sa fortune et, au lieu de récompenser Vigoleis, lui réclame deux pesetas pour un billet de train non payé. Et pourtant je ne suis pas devenu antisémite, dit Vigoleis, car il y a aussi des chrétiens honnêtes, ajoute-t-il plaisamment.
Un général allemand, héros de guerre, qui réclame sa pension à Hindenburg et écrit un livre de guerre entre deux armées de singes.
L’écrivain anglais Robert Graves qui fait dactylographier par Vigoleis (qui a une excellente machine à écrire) les manuscrits du roman qu’il écrit, retiré dans une petite station de montagne, et qui sera connu plus tard sous le titre de I, Claudio.
Un cercle d’intellectuels anarchistes qui l’adopte et lui confie leurs projets d’attentats à la bombe.
Un groupe de rebelles du Honduras entourant un général qui prépare son pronunciamiento et qui propose un poste de futur Ministre de la Culture à Vigoleis.
Le comte Harry Kessler, diplomate, pacifiste, mécène, amateur d’art et intellectuel connu dans toute l’Europe, qui dicte à Vigoleis ses Mémoires (Mémoires qui ne seront jamais achevées ni entièrement publiées, le comte étant mort en 1937 à Lyon).
Une grande et ancienne famille d’aristocrates majorquins, les Suredas, complètement ruinés dont le vieux patriarche, totalement sourd, souffre affreusement d’hémorroïdes qui le font rester des heures sur son trône, la porte ouverte, utilisant son temps pour apprendre le grec qu’il déclame à haute voix, et qui adore parler de Goethe avec Vigoleis (et le fils Pedro, qui est peintre, devient son grand ami).
Une milliardaire américaine qui héberge dans sa villa un cercle de dames adeptes de la Christian Science (car elle est persuadée que leur science l’a guérie d’un rein malade), qui se bat elle aussi contre des vautours de la finance américaine qui l’ont volée et qui a un mari aristocratique, un comte hongrois, qui vit en Autriche (et qui dépense tout ce qu’il peut pour satisfaire ses pulsions sexuelles). Et la milliardaire adore Vigoleis et Béatrice qui le lui rendent bien. Et elle les nourrit quand ils crèvent de faim.
Mais ce n’est pas tout. Vigoleis et Béatrice vivent encore bien d’autres aventures. Il y a un enfant que Vigoleis doit adopter jusqu’au moment où l’on s’aperçoit que l’intermédiaire a essayé de lui filer son frère adulte et handicapé mental. Il y a un de ces pots de chambre spéciaux à l’Espagne dont le fond est décoré d’un œil (l’œil de Dieu, dit-on) que Vigoleis part acheter chez une brocanteuse et puis revient à sa place avec un vieux corbeau qui a mauvais caractère.
Et puis vient la fin qui est dramatique. La guerre civile éclate. Majorque est très rapidement sous la coupe de Franco. Des groupes de jeunes phalangistes passent Majorque au peigne fin et tuent tout ce qui est réputé républicain ou libéral et tout ce qui ne croit pas au Christ, toujours au nom du même Christ (et l’Eglise officielle applaudit, sauf un prêtre qui prêche la paix et qui est tiré de sa chaire et est fusillé sur les marches de l’église et un évêque qui confiera une lettre de témoignage à Vigoleis pour la lui faire remettre à l’Archevêque de Paris). Le fils d’un Argentin, simplement parce qu’il se déclare athée, est cloué au tronc d’un arbre (même pas digne d’une croix). Majorque a connu, paraît-il, les plus atroces massacres de la guerre civile espagnole. Vigoleis perd son humour. Il échappe miraculeusement au massacre car les milices phalangistes s’allient aux Nazis qui ont noyauté le groupe des Allemands de l’île et exécutent pour eux la basse besogne des assassinats (une fois qu’on a commencé à tuer…). Or Vigoleis qui n’arrête pas de clamer haut et fort sa haine pour Hitler et ses sbires, est en tête de liste de ceux qu’il faut éliminer. Par une chance inouïe Vigoleis et Béatrice jouissent de quelques semaines de vacances dans la montagne dans une villa que leur a prêtée une amie de la milliardaire. Ils ne se doutent de rien et quand ils réapparaissent leurs amis (et leurs ennemis) croient qu’ils sont ressuscités des morts (Comment, vous n’avez pas été fusillés ?). Enfin, après moult démarches et une entrevue homérique avec le consul allemand, vrai nazi ou nazi de circonstance, on ne sait, ils obtiennent un tampon sur leurs passeports et sont admis par les Anglais sur un navire britannique qui les sauve de l’enfer. Dernier avatar : le bateau, censé rejoindre Marseille, tout à coup change de route et se dirige vers Gênes. C’est alors que l’écrivain autrichien et opposant politique, Franz Blei, se lève et explique au capitaine que presque tous les Allemands du bateau sont ou juifs ou opposants au régime nazi et qu’il les condamne sûrement aux camps ou à la mort s’il continue sa course vers l’Italie mussolinienne (on est en 1936). Et l’Anglais, bien que complètement innocent en matière politique, se laisse convaincre, va faire escale à Barcelone et ceux qui veulent sont transférés sur un autre navire britannique à destination de Marseille. Les aventures de Vigoleis en l’île se terminent là.
Je reviens au style. Il y a encore une autre caractéristique de la manière Thelen : c’est ce qu’il appelle lui-même son style cactus. Comme sur les grands cactus du Mexique où des branches poussent soudain un peu n’importe où, se détachant du tronc principal, ainsi les digressions toujours savoureuses de Vigoleis naissent soudainement au milieu de son récit, plus ou moins longues, interrompant celui-ci, maintenant en haleine, tout en nous offrant la jouissance de ses réflexions, de ses rapprochements, et de ses souvenirs d’enfance et de jeunesse. Et c’est là qu’on découvre un nouveau plaisir à lire cette Île du second visage : c’est la personnalité de l’auteur lui-même qui s’ouvre à nous. Un homme profondément humaniste, pas intéressé pour un sou par les sous, un idéaliste, presque naïf (c’est du moins ainsi que les autres le jugent), bon, honnête (mais sans ostentation quand même), un homme libre, ne cachant guère (au contraire) ses opinions sur les Nazis (une bande de gangsters), sur les Allemands (tombés en masse sous le charme empoisonné d’un charlatan criminel), sur la religion (une Eglise qui n’a plus rien à voir avec l’enseignement du Christ), sur l’incroyable compromission (plus : la collaboration) des églises allemandes aussi bien protestantes que catholique (le Pape et son concordat honteux). Lui, en tout cas est incapable de la moindre compromission. Si le portrait de l’auteur ressort aussi nettement du livre c’est aussi, me semble-t-il, grâce à la technique employée, je l’ai déjà dit, à ce dédoublement entre l’auteur qui parle à la première personne et le Vigoleis livresque dont on peut présenter les actes et les pensées avec une certaine distanciation et un humour, finalement plutôt pudique. Il y a bien d’autres aspects de sa personnalité que l’on découvre encore : sa passion, partagée avec Béatrice, pour les livres, sa curiosité, sa sympathie pour les Hollandais et leur culture, son intérêt, un peu mystérieux pour moi, pour les mystiques espagnols (découverte fascinée de Thérèse d’Avila) et portugais (Texeira de Pascoaes qu’il traduit en allemand et en néerlandais et qui les héberge de 1939 jusqu’en 1947 sur son vignoble du Nord du Portugal). J’avoue que j’ai un peu de mal à comprendre cette passion pour les mystiques. Croit-il en quelque chose ? Un au-delà ? Un Créateur ? Ou est-ce simple panthéisme ? Il ne s’explique guère sur ce point. Il faudrait lire ses traductions de Pascoes (mais je ne sais si j’en ai envie). Enfin il y a le conteur : Vigoleis, comme probablement le vrai Thelen, est un conteur fantastique, à l’imagination débridée et qui est capable, en société, de démarrer au quart de tour. Le conteur oral existe donc avant le conteur écrit. Et c’est parce que son ami, l’éditeur hollandais, en tombe d’admiration qu’il le presse de se mettre à l’écriture. Là il faut dire un mot de Béatrice, du couple solide qu’ils forment jusqu’à la fin de leur vie commune : ils avaient évidemment énormément d’opinions et d’intérêts communs, littérature, art, politique, mais Vigoleis se demande plusieurs fois pourquoi elle ne le quitte pas, alors qu’il est incapable de lui offrir une vie matérielle convenable, qu’ils crèvent souvent littéralement de faim et qu’à un moment ils sont même tout près de se suicider. Mais Vigoleis semble oublier ce qu’il lui offre à Béatrice : son imagination débordante. Jürgen Pütz qui écrit la postface à son livre (du moins dans mon édition de List Taschenbuch de 2014) raconte que lorsqu’il se décide finalement à écrire son Île du second visage, au cours de son séjour à Amsterdam en l’année 1952, il lit tous les soirs à sa Béatrice les pages qu’il a rédigées pendant la journée et ils sont souvent pris tous les deux de véritables crises de fou rire. Pendant toute sa vie Béatrice n’a jamais dû s’ennuyer à ses côtés. Et quand une femme ne s’ennuie pas auprès de son compagnon elle n’a aucune raison de le quitter !
Die Insel des zweiten Gesichts est publiée en 1953 par l’éditeur Diederichs de Cologne. Thelen avait 50 ans et n’avait rien publié d’important auparavant. Ce ne fut pas un succès. Car pour commencer il lui manqua l’appui du fameux Groupe 47 qui régnait à l’époque sur la vie littéraire allemande. J’ai déjà parlé de ce Groupe à propos de la cruelle rebuffade qu’y reçut le grand poète Paul Celan. Présidé d’une manière autoritaire par un certain Hans Werner Richter, il était composé d’un certain nombre de jeunes écrivains et de critiques qui voulaient promouvoir une nouvelle littérature et repartir avec une langue purifiée, débarrassée du poids du passé. Alors quand Thelen lit des extraits de son livre en automne 53, ils sont choqués par son style baroque au vocabulaire foisonnant (eux qui le veulent sobre au contraire) et Richter a même des mots insultants : à réécrire, une langue d’émigrés… En fait, dit Pütz, Thelen est arrivé trop tôt, puisque 5 ans plus tard, en 1958, Günter Grass reçoit le prix de ce même Groupe pour le Tambour, une œuvre bien « baroque » elle aussi. Thelen, blessé, se retire alors dans sa coquille. Le public ne lui accorde pas non plus un accueil trop favorable. Ses diatribes contre les Eglises et sur la soumission du peuple allemand à Hitler n’ont peut-être pas été du goût de tout le monde, dit Pütz. C’était encore un peu tôt, ça aussi. Comme ses histoires de putains.
Il n’empêche : Diederichs a quand même réédité le livre 8 fois entre 1953 et 67, atteignant un tirage total de 47000 exemplaires et l’éditeur hollandais, van Oorschot, qui l’avait publié, en allemand, pour le seul marché hollandais, a dû le rééditer également. Mais après 1967 Diederichs renonce à toute nouvelle impression. Thelen ne fait absolument rien pour aider à la promotion de son œuvre, ne participe à aucune rencontre publique (ce qui ne m’étonne pas de lui) et se referme encore plus après un échec relatif de son deuxième livre, Der schwarze Herr Bahssetup. Il continue d’ailleurs à vivre à l’étranger, d’abord en Hollande, puis en Suisse. Ce n’est qu’en 1986 (il a plus de 80 ans) qu’il se décide à revenir habiter avec Béatrice en Allemagne, pas loin de son lieu de naissance. Il faut dire qu’entre-temps deux Présidents de la Bundesrepublik lui ont rendu hommage : Weitzsäcker lui accorde la Croix du Mérite de la République fédérale et Rau le titre de Professeur honoraire du Land de Rhénanie-Westphalie. Et puis tout à coup c’est Claassen qui décide de le rééditer : un recueil de poésie, Im Glas der Worte, en 1979, la Insel en hardcover en 1981 et le Schwarze Herr Bahssetup en 1983. Commence alors une véritable redécouverte du « grand Inconnu de la littérature allemande ». Suivent de nombreuses éditions en livres de poche (Ullstein, dtv). Et surtout un site internet de fans particulièrement actif : www.vigoleis.de, où les recherches se poursuivent, où l’on parle de sa nombreuse correspondance (c’est là, dit-on, qu’on retrouve l’auteur authentique de l’Île) et où l’on s’intéresse tout particulièrement à son vocabulaire. On cherche dans les dictionnaires où Thelen a lui-même puisé, comme par exemple cet ancien dictionnaire du frère aîné des Grimm (Jacob qui avait également publié la première Grammaire allemande et un livre célèbre de mythologie : Deutsche Mythologie). On devrait d’ailleurs bientôt publier un grand livre de vocabulaire de Vigoleis…
Albert Vigoleis Thelen semble enfin être reconnu pour ce qu’il est : l’un des grands virtuoses de la langue allemande. Et la Insel pour avoir été ce grand « événement » annoncé dès 1953, dans une critique parue dans la Welt, par le grand écrivain allemand qui vient de disparaître ces jours-ci, Siegfried Lenz. Et le « chef d’œuvre artistique » découvert dès 1954 par Paul Celan qui le mentionne dans une de ses lettres à son épouse et qui est lui aussi un ancien refoulé du Groupe des 47.
Et moi je suis heureux, moi aussi, de l’avoir découvert à mon tour, ce cher Vigoleis. Ce qui est extraordinaire quand on vieillit, ai-je mailé à mon correspondant de Genève – que je remercie ici pour sa suggestion – c’est qu’on découvre qu’on n’a jamais fini d’en faire, des découvertes. Encore et toujours. C’est là le véritable sel de la vie.