Une féministe indonésienne en 1900
C’est en étudiant, pour mon Voyage autour de ma Bibliothèque, la version anglaise du Quatuor de Buru, l’œuvre majeure, toujours pas traduite en français dans son intégralité, du grand écrivain indonésien Pramoedya Ananta Toer que j’ai découvert celle que, dans son œuvre de fiction, il appelle le plus souvent « la jeune fille de Jepara ».
On sait que dans les pays occidentaux, surtout anglo-saxons, le mouvement féministe a commencé à se développer dès le XIXème siècle. Mais on est toujours un peu étonné quand on découvre des femmes courageuses qui, ailleurs dans le monde, ont osé s’opposer à la toute-puissance des mâles. J’avais déjà découvert cette étonnante Sud-Africaine, Olive Schreiner, fille de missionnaires allemands, complètement autodidacte, vivant dans une ferme perdue au milieu du Karoo, devenue écrivaine, combattante politique et féministe convaincue (entrant même en relation avec celui que l’on considère généralement comme le premier sexologue, Havelock Ellis) (voir mon Voyage, Tome 2, Ecrivains sud-africains). Mais trouver à la même époque une féministe chez les colonisés des Indes néerlandaises en plein pays musulman où règne la polygamie et où, chez les aristocrates d’où est issue la jeune Kartini, on enferme les filles devenues nubiles chez elles jusqu’à ce qu’elles soient en âge de se marier, c’est nettement plus surprenant !
La tétralogie de Buru est une vaste fresque historique au cœur de laquelle on trouve la vie romancée du premier éditeur de journaux autochtone, Tirto Adi Suryo, qui a eu un rôle essentiel non seulement dans le domaine journalistique mais aussi dans l’éveil de l’idée nationaliste grâce à la création des premières associations indigènes à laquelle il a fortement contribué. La période dans laquelle se déroule l’histoire qui nous est contée dans les quatre tomes du Quatuor de Buru, et qui va des années 1890 à la fin de la première guerre mondiale, est une période cruciale pour toute l’Asie de l’Est. L’ère Meiji a déjà commencé en 1868 mais c’est en 1894 que le Japon envahit la Mandchourie et c’est en 1905 que ce pays asiatique vainc un pays européen, la Russie. La Révolte des Boxers date de 1900, et dès les premières années du nouveau siècle une jeune génération de Chinois fait mûrir l’idéal nationaliste pour finalement réussir à établir la République de Sun Yat-sen en 1911. Et les Philippines voisines se révoltent contre leurs colons espagnols et établissent la République en 1899 déjà. Les Indes néerlandaises, pour beaucoup de raisons sont largement en retard par rapport à l’évolution de leurs voisins de l’Est et du Nord (dispersion et manque d’unité entre les îles du vaste archipel, retard dans l’éducation à l’européenne voulue par les colons, étroite coopération d’une classe d’aristocrates autochtones – les régents, leurs familles et leurs assistants – avec l’administration hollandaise – les résidents). Pramoedya, dans la meilleure tradition du roman historique (l’écrivain, avec sa fiction, approche la vérité de plus près, disait Alexandre Dumas, que l’historien), mêle fiction et Histoire. On y trouve donc de nombreux personnages historiques, Hollandais, Eurasiens et autochtones. Et, parmi ces derniers, le personnage le plus important, à côté de celui qui personnifie Tirto (Minke dans le roman), est bien cette jeune fille de Jepara dont le véritable nom, avec son titre de princesse, est Raden Adjeng Kartini. Parce qu’elle a été une pionnière, un symbole, même si sa vie a été courte et qu’elle a été très loin de pouvoir réaliser tout ce qu’elle aurait voulu.
C’est dans le tome 2 de la tétralogie, Enfant de toutes les Nations, que Minke, qui est le portrait romancé de Tirto, entend parler de la jeune Kartini pour la première fois par une lettre de son amie, la fille de l’ancien résident libéral de la Croix (fervent avocat de la politique dite éthique). Elle raconte que ses lettres à Mademoiselle Zeehandelaar ont été lues dans des cercles de femmes en Hollande et que ces dames ont été étonnées de voir qu’une Indigène puisse écrire aussi bien en hollandais et combien les relations hommes-femmes qu’elle y décrit leur paraissaient arriérées. Dans le tome 3 (Traces de pas) Pramoedya imagine aussi que la fille Kartini écrit à Mei, l’amie de Minke, une Chinoise venue du continent propager au sein de la population chinoise des Indes néerlandaises les idées des jeunes nationalistes du Tung-meng-hui de Sun Yat-sen. Il raconte que Mei et Minke lui rendent visite à Jepara. La jeune Kartini s’enquiert de la condition féminine en Chine et puis évoque sa propre situation. Elle est éduquée mais prisonnière des usages de sa société, de son amour pour son père. Elle aurait pu continuer ses études en Hollande mais y a renoncé (par sacrifice pour son frère aîné ? Parce que son père n’était pas d’accord ?). Minke, exprimant là – on peut au moins le supposer – l’opinion de Pramoedya, l’admire énormément, pour son intelligence, sa pensée autonome, son amour pour le peuple, mais trouve qu’elle pourrait réaliser plus encore si elle en avait le courage. « Elle refusait d’accepter son sort de femme javanaise, où la femme est la propriété de son mari. Elle se rebellait contre ce genre de vie. Elle voulait quelque chose de différent. Elle savait ce qu’elle devait faire pour atteindre ce but, mais n’avait pas le courage de faire ce qu’il fallait pour cela. ». Pourtant, ailleurs dans le roman, Pramoedya prétend que ce sont les autorités hollandaises (le Gouverneur lui-même) qui ont donné l’injonction au père de marier sa fille et que le Résident de la zone Java Centre lui a même envoyé une liste de prétendants possibles. C’était la technique communément utilisée pour réduire une jeune fille au silence, dit-il. Si cela est vrai pouvait-elle s’y opposer ?
Quand on découvre dans un roman des personnages aussi intéressants, et que l’on sait être historiques, on a bien sûr envie de découvrir le personnage réel, la vraie Kartini. Et quoi de plus logique que de commencer par lire ses lettres. Ou du moins celles qui sont disponibles chez nous. Or une sélection des lettres de Kartini a été effectivement publiée en français, en 1960, et rééditée en 1990 par l’EFEO (voir Lettres de Raden Adjeng Kartini – Java 1900, édit. Forum Djakartra-Paris, Ecole française d’Extrême-Orient, 1999). Les lettres ont été sélectionnées et traduites par Louis Charles Damais, philologue et historien qui a vécu pendant trente ans à Jakarta. L’introduction et les notes sont de Jeanne Cuisinier, qui a été anthropologue et professeur à l’Université de Jogjakarta. Personnellement je trouve cette réédition un peu décevante. Ce n’est pas très glorieux, me semble-t-il, pour l’Ecole française d’Extrême-Orient, de se contenter de reproduire un ouvrage qui a été publié 40 ans plus tôt, sans y apporter le moindre élément nouveau. Avec tout le respect que je dois au grand islamologue Louis Massignon, la leçon de mystique musulmane qu’il nous sert dans sa préface me paraît complètement à côté du sujet. En plus il s’y déclare l’élève (rapport de disciple à maître, dit-il) d’un autre islamologue, Snouck Hurgronje, le père de la théorie de l’« association », mais qui a aussi été le conseiller du Général van Heutsz lors de la terrible guerre d’Aceh (on a pu voir le film qui la relate lors du festival de cinéma indonésien que l’Association Pasar Malam a organisée à Paris les 4 et 5 décembre derniers. Ce film, Tjoet Nja Dhien, de Eros Djaret, qui date de 1988, montre le combat mené jusqu’au bout par Nja Dhien, la veuve du grand chef rebelle Teuku Umar. Il est d’une dimension épique impressionnante et a été primé au Festival de Cannes en 1998). Snouck a fait plus : il a participé à la guerre et il a conseillé au Général de décimer en priorité tous les oulémas (islamologue mais pas islamophile !). Heureusement il y a les notes lumineuses de Jeanne Cuisinier, sur la langue, les mœurs et l’histoire. Même si, me semble-t-il, elle est un peu trop complaisante pour le régime et la situation sociale à l’époque où le livre a été publié (en 1960, c. à d. sous Soekarno). Et elle semble partager la thèse selon laquelle Kartini n’a pas été forcée de se marier et qu’elle a été parfaitement consentante à son mariage avec le régent de Rembang, thèse que ne semble pas partager Pramoedya (du moins dans le roman).
Et puis il y a les lettres elles-mêmes. Très touchantes, pleines de candeur aussi, surtout les premières quand elle explique sa situation à sa nouvelle amie Stella (c’est une Hollandaise de conditions modestes, employée aux postes, mais très engagée dans la politique et surtout le mouvement féministe). « Oh ! vous ne savez pas ce que c’est que d’aimer ce temps jeune, ce temps nouveau, votre temps, de tout son cœur et de toute son âme, tandis qu’on a encore les pieds et les mains liés, qu’on est enchaînée aux lois, us et coutumes de son pays, auxquels il est impossible d’échapper » (Lettre à Stella du 25/05/1899). « Lorsque j’eus douze ans, on me reprit à la maison, je dus retourner dans ma prison. Je fus enfermée à la maison, complètement à l’écart du monde extérieur… Des amis européens… avaient fait tout leur possible pour amener mes parents à d’autres pensées, pour les faire revenir sur cette décision si cruelle pour moi, enfant jeune et heureuse de vivre, mais ils ne purent rien obtenir… et je dus entrer dans ma prison. J’ai passé quatre longues années entre quatre murs épais sans jamais rien voir du monde extérieur. Comment ai-je pu y résister, je ne sais – mais ce que je sais, c’est que ce fut épouvantable » (Même lettre). « Et quant au mariage ici, oh ! dire qu’il est misérable est une expression encore trop douce ! Comment pourrait-il être autrement alors que les lois sont faites de telle façon que tout est pour les hommes et rien pour les femmes ? alors que la loi et la doctrine sont toutes deux pour l’homme – alors que tout lui est permis ? » (Même lettre). Dans sa lettre à Stella du 18/08/1899 elle explique l’affreuse et compliquée étiquette qui règne au logis princier même entre frères et sœurs. Elle s’en moque. Elle l’exècre. Dans sa lettre du 06/11/1899 elle s’élève contre la polygamie qu’autorise le Coran : « Jamais, oh jamais je ne pourrai aimer… Comment estimerais-je quelqu’un qui, marié et déjà père de famille, parce qu’il a assez de la mère de ses enfants, amène une autre femme chez lui, légalement mariée selon le droit musulman ? Et qui ne le fait pas ? Et pourquoi ne le ferait-on pas ? Ce n’est pas un péché, encore moins une honte, la doctrine musulmane permet aux hommes d’avoir quatre femmes à la fois… » « J’appelle péchés tous les actes qui font souffrir autrui », ajoute-t-elle (Même lettre). Et un peu plus loin : « Comprends-tu maintenant la profonde répulsion que j’ai pour le mariage ? Je ferais le travail le plus humble avec reconnaissance et amour, s’il pouvait me protéger du mariage et me rendre indépendante. Mais je n’ai pas le droit de faire quoi que ce soit, à cause de la position de mon père ». Comment croire que 4 ans après avoir écrit cela elle ait pu accepter de se marier (avec un veuf) sans la moindre réticence et même qu’elle en ait été heureuse ? Dans son introduction Jeanne Cuisinier écrit : « Toutes les lettres écrites après son mariage expriment un grand bonheur et témoignent d’une parfaite communion de pensées entre elle et son mari ». Le problème c’est que Louis Charles Damais n’a sélectionné que 19 lettres sur la centaine écrites par Kartini et que seules 9 sont des lettres adressées à Stella. Or c’est avec Stella qu’elle s’entretient le plus librement. Les autres qui sont adressées à Rosa Abendanon-Mandri, l’épouse d’origine portoricaine du Directeur de l’Education aux Indes néerlandaises (et de tendance « politique éthique »), à son mari, J. H. Abendanon, à leur fils et à une autre amie (Mme H. G. de Booij-Boissevain) sont plus conventionnelles. Dans sa lettre à Stella du 12/01/1900 elle parle de la situation du petit peuple, de la grande misère (financière) des fonctionnaires indigènes, de l’insuffisance criante du système éducatif. Elle critique l’aristocratie javanaise qui ne veut pas que les enfants du peuple s’instruisent et pourraient alors « être pris dans ses rangs par le Gouvernement ». Et puis elle parle du racisme de certains Hollandais. Elle l’a déjà ressenti, enfant, à l’école. « Que de peine ai-je eue, enfant, à l’école, où les instituteurs et beaucoup de camarades de classe nous étaient si hostiles ! » Et elle cite plusieurs exemples où de jeunes Indigènes éduqués ont été punis ou grossièrement insultés parce qu’ils avaient osé s’adresser à un Hollandais dans leur langue. « Combien de fois », dit-elle encore, « ne nous a-t-on pas adressé la parole en malais de cuisine alors qu’on savait très bien que nous parlions hollandais ! ». Mais elle reconnaît aussi qu’il y a des Hollandais sincères qui exposent les maux du système colonial comme les journalistes de De Locomotief (fameux journal libéral de Semarang) par exemple. Et elle termine par cette phrase : « Il en va ici comme du mouvement féministe chez vous. Le Javanais s’émancipe. ». Et dans les deux cas ceux qui cherchent à contrecarrer le mouvement ce sont ceux qui ont été les maîtres pendant des siècles (des femmes et des jeunes filles d’un côté, des Javanais de l’autre). Dans les lettres qui suivent elle parle de la visite du Directeur de l’Education, J. H. Abendanon et de son projet de favoriser l’éducation des jeunes filles indigènes (il lui propose de devenir institutrice). Et elle parle de son rêve : étudier en Hollande, ou au moins, si ce n’est pas possible, à Batavia. Dans la lettre à Stella du 17/05/1902 elle est plus affirmative : « Je désire de tout mon cœur aller en Hollande pour beaucoup de raisons : premièrement parce que je pourrai mieux me préparer là-bas à la tâche que je veux tant prendre sur moi ; deuxièmement, je veux respirer l’air libre de l’Europe pour me débarrasser complètement des restes de préjugés qui sont encore en moi… La Hollande doit faire et fera de moi une femme libre ». L’année suivante elle se mariera ! Dans la même lettre elle raconte à Stella la visite que lui rend le sénateur et ingénieur hollandais van Kol, membre du parti social-démocrate, devenu plus tard parti du travail, dit Jeanne Cuisinier (c’est dire qu’elle commence à être connue). C’est le même parlementaire que, dans le roman, Minke est censé rencontrer en compagnie du général van Heutsz sous le nom de van Kollewijn (on voit une fois de plus que le roman suit la vérité historique de près d’autant plus que la visite de van Kollewijn à « la jeune fille de Jepara » y est également mentionnée). Le sénateur l’encourage dans son projet d’aller en Hollande et lui promet d’en parler au Gouverneur Rooseboom. Il lui demande également d’écrire à sa femme. Celle-ci semble s’être montrée, elle aussi, très enthousiaste mais, probablement très pieuse elle-même, elle encourage Kartini à approfondir sa croyance musulmane, ce qui, à ce moment de la vie, ne l’aide certainement pas à s’opposer à son père. Mais l’effet est immédiat : dès le 15/08/1902 elle écrit au fils Abendanon que le jour est venu qui devait lui « apporter un revirement dans sa vie spirituelle ». « Qui nous l’a fait trouver ?... c’est Nellie van Kol ». Et dans la lettre suivante (du 17/08/1902) adressée au même : « Nous avons de nouveau reçu ces jours-ci une lettre de Nellie, pleine de belles, splendides et nobles pensées. Il émane un tel courant de pureté d’elle ! ». Le 27/10/1902 elle écrit à Rosa Abendanon et le projet hollandais semble toujours vivant. Et puis dans la lettre du 31/01/1903 qu’elle adresse, trois mois plus tard, au fils Abendanon on apprend que c’est fini pour la Hollande et que c’est à Batavia qu’elle va continuer ses études ! Puis plus de lettres jusqu’à cette lettre du 04/07/1903 à Rosa qui commence par cette plainte, bien émouvante : « Nous avons déjà tant lutté et tant souffert pour cela. Nous pensions que c’était suffisant… L’accomplissement de nos vœux semblait si proche et nous en voilà de nouveau si loin ! ». On y parle encore d’une école, seule consolation semble-t-il : « pensez-donc, notre petite école a déjà sept élèves… Magnifique, splendide ! ». Et puis tout de suite après c’est la lettre du 1er août 1903 où elle annonce son mariage à Mme van Kol : « Je ne remplirai plus ma splendide tâche comme femme indépendante ; un homme courageux et noble va m’aider dans les efforts que je fais pour travailler utilement pour notre peuple ». Et la dernière lettre du recueil, adressée au couple Abendanon, ne parle plus que du bonheur de l’épousée… Peut-on la croire ? En tout cas ce mariage lui est fatal à plus d’un titre. C’est la fin de tous ses espoirs d’études, que ce soit en Hollande ou même à Batavia. Et c’est aussi bientôt la fin de sa propre vie. Le mariage a lieu le 8 novembre 2003. Le 13 septembre 2004 elle donne naissance à un petit garçon. Quatre jours plus tard elle meurt des suites de l’accouchement !
En tout cas ce qui est certain c’est que ce recueil de lettres ne nous apprend rien sur ce qui s’est vraiment passé. Qui lui a refusé de se rendre en Hollande ? Le Gouverneur ? N’a-t-il pas jugé dangereux que cette jeune fille qui était devenue une personnalité reconnue, ayant publié de nombreux articles (Kartini en cite plusieurs dans ses lettres) puisse troubler l’ordre établi, la Hollande risquant éventuellement de lui servir de caisse de résonance ? Est-ce son père ? Est-ce Kartini elle-même qui n’a pas voulu faire de la peine à son père ? Et qui l’a obligée de se marier ? Le Gouverneur encore ? Ou son père ? On peut également se demander pourquoi il n’y a plus de lettres destinées à Stella après celle qui est datée 15/08/1902. Il serait surprenant qu’elle n’ait pas donné un peu plus d’explications à sa correspondante féministe de laquelle elle se sentait tellement proche ! Dans l’introduction aux lettres Jeanne Cuisinier raconte que ce mariage a été une grande déception pour Stella qui lui aurait envoyé une longue lettre de désapprobation et qui aurait également écrit à Mme van Kol et même au Régent, le père de Kartini. Jeanne Cuisinier accepte l’explication officielle qui est la suivante : c’est Kartini elle-même qui aurait renoncé à la Hollande. Elle aurait ensuite demandé une bourse pour poursuivre des études à Batavia. Et quand la bourse est arrivée son père avait déjà reçu une demande de mariage du régent d’une province voisine, veuf, et Kartini l’avait acceptée.
Peut-on trouver quelque part les lettres à Stella manquantes ? Existent-elles ? Les éditeurs de la réédition de 1999 disent que l’édition qui fait autorité aujourd’hui est celle de Leyden qui date de 1987 et qui a été traduite en anglais en 1992 mais elle se limite aux lettres envoyées au couple Abendaron. Quant à Damais il s’est appuyé sur une édition hollandaise de 1925, disent-ils mais n’en indiquent pas la référence. L’ouvrage de Romain Bertrand dont je parle ci-dessous, mentionne une édition anglaise qui est peut-être la traduction de la hollandaise de 1925 : Letters from a Javanese Princess, trad. A. L. Symmers, Londres, Englewood, 1932. Difficile à trouver.
Pramoedya a consacré une biographie à Kartini qui avait été publiée une première fois en 1962 et dont une nouvelle version a paru en 2000 (mais seulement en deux volumes au lieu des 4 qui étaient prévus probablement parce que ses manuscrits et la précieuse documentation qu’il avait rassemblée avaient été détruits lors de son arrestation). Monique Zaini-Lajoubert, chercheuse au CNRS, en a fait un compte-rendu dans la revue Le Banian n° 6 de Décembre 2008 consacrée à la cause des femmes en Indonésie (Le Banian est la revue semestrielle de Pasar Malam). La biographie de Pramoedya porte un très beau titre, extrait d’une lettre écrite à Stella Zeehandelaar le 25 mai 1899 : Appelle-moi Kartini tout court (ce qui signifie qu’elle renonce à ce qu’on l’appelle Raden Adjeng qui est un titre de noblesse pour les filles de l’aristocratie javanaise non encore mariées). Le titre du livre de Pramoedya est beau, dit Monique Zaini-Lajoubert, parce qu’il montre l’esprit démocratique de Kartini et la conscience qu’elle a de la nécessité de révolutionner l’ordre social. « S’il fallait résumer la vision qu’a Pramoedya Ananta Toer de Kartini en quelques phrases », conclut-elle son article, « on pourrait dire qu’il a pour elle une admiration sans bornes, qu’elle est pour lui un modèle idyllique. Elle est à ses yeux une humaniste, une démocrate, une intellectuelle accomplie, une combattante, dont les seules armes sont l’écriture avec laquelle elle défend le peuple (son peuple), les plus faibles, y compris les femmes, et tente de le mener vers la liberté dont elle-même était privée. Il la considère ainsi comme un précurseur de la lutte nationale, de la lutte féministe et comme le premier autochtone adepte de l’art engagé ». L’art engagé est peut-être un grand mot. Le fait est qu’elle s’intéresse à l’artisanat local, la sculpture sur bois (de teck). Elle en parle dans ses lettres. Elle a écrit un article sur le batik. Et la Kartini du roman envoie une sculpture locale à la nouvelle Reine de Hollande à l’occasion de son couronnement. La lutte nationale ? Il me semble difficile d’extrapoler un tel sentiment à partir de quelques remarques sur le racisme et le traitement injuste de certains Indigènes. Il me semble, au contraire, que Kartini croit plutôt à un développement harmonieux de l’Indonésie dans un cadre hollandais. Je note d’ailleurs avec une certaine surprise que certains historiens de la lutte pour l’indépendance en Indonésie, pays majoritairement musulman, semblent associer cette lutte à celle des femmes. C’était le sujet d’un autre film montré à l’occasion du festival de cinéma indonésien des 4 et 5 décembre 2010 : Paraz Perintis Kemerdekaan (Les Pionniers de la Liberté) de Asrul Sani (1980). Mais si Pramoedya considère dans sa biographie Kartini comme une combattante, pourquoi ces remarques dans le roman sur son manque de courage ? Que dit-il de la question du renoncement de Kartini aux études en Hollande, de son mariage ? Monique Zaini-Lajoubert n’en dit rien. Elle mentionne simplement le fait que dans la postface à cette biographie la féministe indonésienne Ruth Indiah Rahayu critique Pramoedya, prétendant qu’il « ne prend pas en compte qu’être une femme est un handicap. Il ne voit le problème de Kartini que sous l’angle de la classe et de la race… ». Il me semble qu’elle est un peu injuste avec Pramoedya. Tout au long du Quatuor de Buru Pramoedya n’arrête pas de déplorer profondément le sort fait aux femmes indonésiennes, cette domination absolue de l’homme sur la femme, et ceci quelle que soit la classe sociale.
Peut-on trouver d’autres biographies de Kartini ? Il y en a eu certainement beaucoup d’autres puisque déjà 4 ans après sa mort elle a eu droit à une première biographie par une journaliste hollandaise libérale, Marie van Zeggelen (A Biography of Kartini, 1908). Jeanne Cuisinier cite plusieurs fois une biographie écrite par une féministe indonésienne, Hurustiati Subandrio. Anton Aropp, dans son livre sur Pramoedya (Anton Aropp : Dissidence, édit. Kaïlash, 2004), parle d’une autre biographie récente (1986) d’un autre écrivain indonésien, Sitisimandari Suroto. Mais comme je ne lis pas l’indonésien… Monique Zaini-Lajoubert cite dans sa bibliographie la contribution de Cora Vreede-de Stuers à la Revue Archipel 13 de 1977, intitulée « Kartini, petit cheval sauvage », devenu héroïne de l’Indépendance, mais je n’ai pas réussi à mettre la main dessus (Cora Vreede-de Stuers a également publié une étude, qu’il serait intéressante à trouver, sur l’évolution du mouvement féministe en Indonésie de 1928 à 1941 : L’émancipation de la femme indonésienne, édit. Mouton et Co). Que disent les historiens ? Adrian Vickers, Professeur à l’Université de Sydney (Etudes Asie du Sud-Est), n’a aucun doute (voir Adrian Vickers : A History of Modern Indonesia, édit. Cambridge University Press, Cambridge, 2010) : Alors qu’un parlementaire socialiste (c. à d. van Kol) avait ouvert une opportunité pour Kartini de continuer ses études en Hollande, son père et le Directeur de l’Education local (c. à d. Abendanon) ont décidé que ce « n’était pas dans son intérêt » de s’y rendre et ce sont ses parents qui l’ont poussée à « entrer dans un mariage arrangé avec le régent de Rembang ». Quant à Romain Bertrand, chargé de recherches à la Fondation nationale des sciences politiques (au CERI, Centre d’études et de recherches internationales), il confirme ce que j’ai dit plus haut à propos de l’idée nationaliste (voir Romain Bertrand : Etat colonial, noblesse et nationalisme à Java – La Tradition parfaite, édit. Karthala, Paris, 2005). « Il paraît… difficile de souscrire sans réserves » à l’hypothèse selon laquelle les idéaux de Kartini auraient contenu « le nationalisme en germe ». « Kartini », dit-il, « appartenait certes à un groupe de jeunes priyayi (aristocrates fonctionnaires) qui, du fait de leurs connivences avec les patrons de l’éthicisme (la politique dite éthique promue en principe par le colonisateur vers la fin du XIXème siècle) et de leur socialisation occidentale, étaient à même de percevoir et de dénoncer les contradictions internes de la situation coloniale. Mais à aucun moment sa critique de la politique scolaire du gouvernement des Indes n’évoluera vers la remise en cause du principe même de la domination impériale ». On a effectivement l’impression que les adeptes des idées de Snouck Hurgronje, le père du concept de l’« association », ont cherché à utiliser Kartini comme une vitrine tout en essayant de la garder sous contrôle.
Mais tout ceci n’enlève d’ailleurs rien au mérite de « la jeune fille de Jepara ». Son aura, ses lettres ses écrits, ses idées ont influencé beaucoup d’autres jeunes autochtones aristocrates ou non. Ses sœurs ont continué son œuvre. Et bien d’autres écoles Kartini ont été créées après sa mort. Beaucoup d’autres jeunes filles ont suivi le mouvement. Une autre jeune Indigène, Sirti Soendari, dont le nom est également mentionné dans le roman de Pramoendya, a réussi a faire des études de droit en Hollande pendant la guerre et est devenue la première avocate autochtone au cours des années 20. Dès 1913 une Fondation pédagogique Kartini a été créée à Semarang. Je crois que c’est encore du temps de Soekarno que Kartini a été promue héroïne de la Nation. On visite sa tombe à Blora. Et aujourd’hui elle est célébrée comme « la Mère des femmes indonésiennes », ce qui est peut-être un peu exagéré…
Raden Adjeng Kartini et (Raden Mas) Tirto Adi Suryo ont été tous les deux des pionniers pour leur peuple à l’époque du tournant du XIXème au XXème siècle. Il n’est pas étonnant que Pramoedya les ait célébrés tous les deux par des biographies, par la publication de leurs écrits (pour Tirto) et en en faisant des figures lumineuses de sa grande fresque historique du Quatuor de Buru.