Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Un tour du monde du quatrain

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(à propos d'une étude de Giacomo Prampolini)

C'est Georges Voisset qui m'avait parlé en premier de cet érudit italien, Giacomo Prampolini, célèbre en Italie pour sa monumentale Histoire de la Littérature mondiale, parlant je ne sais combien de langues et s'intéressant aussi, entre autres, au pantoun et à la littérature malaise. Le petit fascicule que j'ai trouvé grâce au net est en langue néerlandaise et est intitulé : De Pantun en verwante Dichtvormen in de Volkspoēzie (le pantoun et les formes poétiques apparentées dans la poésie populaire). Ce texte avait été publié dans la revue Indonesiē en 1951. Georges Voisset avait cité l’article en question dans la bibliographie de son Histoire du genre pantoun (voir : Georges Voisset : Histoire du genre pantoun – Malaisie – Francophonie – Universalie, édit. L’Harmattan, Paris, 1997). W. A. Braasem qui est lui-même un grand spécialiste du pantoun et qui avait sollicité cette contribution de Prampolini, donne les informations suivantes sur l'érudit italien :
Né à Milan en 1898, vivant à Perugia, il commence des études classiques, puis étudie l’arabe et le russe, plus tard (au cours des années 20) d’autres langues européennes (dont le néerlandais et les langues d'Europe de l'Est), tout en réalisant de nombreux travaux et donnant des conférences (allemand, anglais, espagnol, langues scandinaves), puis â la fin des années 30 commence des travaux sur le finlandais, le polonais, le russe, le tchèque, le chinois, le catalan, etc. C'est également dans cette période qu'il travaille à sa grande oeuvre en 5 volumes : Storia universale delle Letteratura (Turin, 1933-38) et les 2 volumes de sa Mythologie populaire (Milan, 1937-38). C'est après la deuxième guerre mondiale qu'il s'attaque encore au frison, au breton, à l'islandais et, finalement, à l'indonésien. Il a également publié 3 volumes de poésies originales.

Dans son introduction Prampolini indique que son intérêt pour le pantoun et la poésie malaise date d'avant la guerre, qu'il l'avait déjà étudiée pour sa Storia, qu'il avait bien connu un autre grand érudit italien, Elio Modigliani, et bon connaisseur du pantoun (sa Picolo contributo alla conoscenza dei canti populari malesi date de 1901), qu'il avait lu Winstedt (il cite A Malaysia reader de R. O. Winstedt et C. O. Blagden, 1917), mais qu'il avait surtout suivi de très près, grâce à ses amis hollandais, le renouveau d'intérêt des universitaires hollandais après la deuxième guerre mondiale pour la culture indonésienne (il cite le Pantuns de W. A. Brassem, 1950).
Il a beaucoup d'admiration pour cette « miniature de la poésie populaire », comme il l’appelle, qu’est le pantoun et, c'est justement pour mieux cerner ce qui fait son originalité qu'il a entamé un véritable tour du monde du quatrain, cherchant à mettre en lumière les convergences et les différences entre cette forme poétique indonésienne et les quatrains du reste du monde (à noter qu’il parle systématiquement de pantoun et de poésie indonésiens alors que le pantoun est d’abord malais sur le plan linguistique et ethnique).
La poésie populaire en quatre vers, dit-il, qui, malgré sa brièveté, crée un monde en soi, semble être la forme poétique populaire la plus répandue sur 4 continents (je ne sais rien des peuples amérindiens, dit-il). Parfois on est en présence d'un distique composé de vers d'une certaine longueur mais qui a pour origine lointaine un quatrain. La forme tercet ou triade est beaucoup plus rare et peu répandue en-dehors des régions celtiques (Irlande, Pays de Galles), ajoute-t-il.
Il faut croire que Prampolini ignore la triade mongole telle que nous l’a rapportée l’ami Jérôme Bouchaud au retour de ce pays qu’il a visité à plusieurs reprises pour réaliser un guide pour les Editions Olizane. Cette triade, dite universelle, est d’ailleurs un objet plutôt curieux et très original : parallélisme syntaxique rigoureux, proverbe, sagesse, éducatif, poétique. Il mérite qu’on en cite quelques exemples : 

Une colonne manque au ciel
Un couvercle manque à la mer
Une ceinture manque à la terre

 

Bien qu’audible l’écho est vide
Bien que visible le mirage est vide
Bien que perceptible le rêve est vide

 

Blanches les dents de la jeunesse
Blancs les cheveux de l’âge
Blancs les os de la mort

Prampolini commence son tour du monde par la Chine. Et se réfère d’abord à l’étude de Braasem de 1950 où celui-ci parle de la correspondance entre le pantoun et les anciens quatrains chinois du Chi-king, une correspondance qui lui paraît tout à fait défendable, dit-il. J’avais moi-même déjà évoqué ce thème puisque Hans Overbeck en parlait dans sa fameuse étude du pantoun parue dans le Journal of the Royal Asiatic Society (voir : Hans Overbeck : The Malay Pantun, Journal of the Royal Asiatic Society, Straits Branch, 1922) et citait deux de ces quatrains provenant du fameux Livre des Odes :

Les mouches bleues volettent, erratiques
et heurtent le noisetier
Ô langue maudite qui ne sait se taire
et blesse et nous sépare toi et moi

 

Les poissons là-bas, dans les roseaux
leurs longues queues remuent paresseusement
Le Roi, lui, est ici, dans la ville de Haou
buvant, rêvant, repoussant à plus tard ses décisions

Ces deux quatrains proviennent du Livre II, la référence du premier est II, VII, 5, celle du deuxième : II, VII, 7. J’en parle, au tome 6 de mon Voyage autour de ma Bibliothèque, O comme Overbeck, un commerçant hanséatique devenu érudit en littératures malaise et javanaise. Il y a une publication d’un Professeur chinois de l’Institut des Langues étrangères de Guang Zhou, Xu You-Nan (que Georges Voisset m’avait procuré), qui a repris la recherche d’un lien possible (ou même d’une origine) entre le pantoun malais et la poésie chinois (voir : Xu You-Nan : A Comparison of Malay Pantuns and Chinese Folk Songs, Revue de Littérature comparée, N° 2, avril-juin 1982). Il cite lui aussi le Livre des Odes, mais il s’est plus attaché au rôle allusif des premiers vers qu’à la structure quatrain (il prétend que sur les 305 poèmes du Livre des Odes on dit que 116 commencent par des vers allusifs). Or, dit-il, les poèmes populaires de nombreuses régions ou d’ethnies de Chine connaissent ces vers allusifs. Parmi eux j’ai noté que certains sont également des quatrains. Comme ceux-ci par exemple :

A glossy ganoderma on the roadside,
prettier than you there is none
Among the stars only one is bright,
in the whole village you are sweet in my sight

(il s’agit d’un chant de Mongolie intérieure, le Pa Shan song, qui fait penser, bien sûr, au fameux pantoun de la lune et des étoiles)

The mallow blossoms with red leaves,
why you want a new darling?
No use saying she’s little prettier,
unless ten times more charming.

(Là il s’agit d’un chant d’amour de Taïwan).
Quant à Prampolini il a découvert un exemple de poésie populaire chinoise moderne à Pékin qui, dit-il, l’a beaucoup frappé et qui ne semble guère différent, d’après lui, d’un pantoun malais :

Le grand fruit du diospyros
est rouge à l'extérieur, doux à l'intérieur.
Il est doux comme miel d'avoir encore ses parents,
amer comme la gentiane, ne plus en avoir

(diospyros = kasemek en indonésien, dit-il)


Mais, d’un autre côté, dit-il encore, il ne lui semble pas correct de comparer les quatrains délicatement ciselés de la période Tang avec le pantoun, même si dans les produits de cette poésie si raffinée on trouve souvent des motifs inspirés de la vie populaire de tous les jours. Cette remarque m’a d’abord étonné car j’avais l’impression que les grands poètes Tang ne pratiquaient guère le quatrain. Mais en me reportant à leurs recueils de poèmes j’ai dû reconnaître que j’avais tort et que le quatrain a été pratiqué aussi bien par Li Po que par Tu Fu. Voici, pour le plaisir, trois quatrains de Li Po (traduction Cheng Wing fun et Hervé Collet) :

Devant le lit le clair de lune
comme du givre sur le sol
Levant la tête je contemple la lune sur la montagne
baissant la tête je songe au pays natal

 

L’eau limpide est purifiée par la lune blanche
sous la lune claire les hérons blancs voltigent
J’écoute les ramasseuses de châtaignes d’eau,
sur le chemin du retour, la nuit, en train de chanter

 

Le feu du fourneau illumine ciel et terre
des étincelles rouges jaillissent des fumées pourpres
La nuit, sous la lune claire, s’embrase le visage des forgerons
leur chant fait frémir le fleuve froid


Et trois de Tu Fu (traduction Georgette Jaeger) :

Que de grappes de fleurs, une confusion de pétales
des centaines d’abeilles, de papillons voltigeant
Je vis retiré du monde, trop paresseux pour bouger
un visiteur arrive, que me veut-il ?

 

Bougeant sur le fleuve, la lune semble déplacer les pierres
le courant est transparent, les nuages sont proches des fleurs
les oiseaux qui dorment connaissent bien leur ancienne route
une voile passe, qui abritera le voyageur cette nuit ?

 

Un oiseau passe, blanc sur le bleu du fleuve
sur la colline verte, les fleurs sont rouges
Encore un printemps écoulé
quand sonnera-t-elle, l’heure de mon retour ?

 

Mais soyons sérieux. Revenons à Prampolini. Et venons-en au Japon. Alors que la poésie officielle japonaise se coule depuis 12 siècles dans les formes immuables du tanka et du haikai, dit Prampolini, le Japonologue Georges Bonneau a montré que la campagne connaissait le dodoitsu, poème des populations de la plaine, un quatrain composé de 20 phonèmes (voir : Georges Bonneau : L’expression poétique dans le folklore japonais, en 3 volumes, édit. Geuthner, Paris). Pour moi la découverte du dodoitsu et son nombre de vers pairs avait été une grande surprise, alors que toute la poésie japonaise depuis les débuts jusqu’à aujourd’hui est basée sur un nombre impair. Nombre impair de vers et nombre impair de syllabes ou phonèmes dans chaque vers ((5 ou 7). J’avais aussi entendu parler du livre sur le dodoitsu de Paul Claudel et je m’étais demandé s’il s’agissait d’une traduction ou simplement de poèmes de Claudel à la manière de… Depuis lors j’ai pu en prendre connaissance sur le net : c’est un tout petit fascicule, ne comportant pas plus d’une dizaine de petits poèmes en français et en anglais, que Claudel avait adaptés d’une des publications de Georges Bonneau (qui avait été Professeur à Kyoto) et qu’il avait publié juste à la fin de la guerre (voir : Paul Claudel : Dodoitzu, illustrations Rihakou Harada, Gallimard, 1945). Aucun intérêt (à mon sens). Prampolini, lui, écrit que la seule concordance entre le dodoitsu d’un côté (et le min-yô ou chant populaire en général, incluant les fameuses chansons de geishas) et le pantoun de l’autre est qu’ils sont tous les deux des quatrains. Mais il a lu bien des dodoitsu et min-yô, dit-il, sans jamais rencontrer de construction semblable à celle du pantoun avec sa coupure si nette au milieu. Et pourtant, il en a trouvé un un, dans l'Anthologie de la poésie japonaise de Georges Bonneau (1935). Le voici :

La fleur qui tombe en ce printemps
fleurira à nouveau au prochain printemps
Mais toi et moi, nous n'avons
qu'un seul printemps, c'est tout.

Personnellement je suis frappé par cette image. J'avais été étonné, déjà, quand j’avais rencontré cette idée chez la géniale et mal connue Anglaise du XVIIème siècle, Aphra Behn, auteure du premier roman épistolaire, du premier roman anti-esclavagiste (Oronooko), auteure dramatique post-élisabéthaine et merveilleuse poétesse :

Yet charming as you art, the time will come
when all that beauty, like declining flowers,
will wither on the stalk, - but with the difference,
the next kind Spring brings youth to flowers again,
but faded beauty never will bloom again.

Je trouve qu'ajouter à l'idée commune de la beauté qui passe et donc de la nécessité du carpe diem, celle du drame qu'est l'existence humaine quand on la compare à la nature qui l'environne et qui, elle, connaît le renouveau, contrairement à nous (encore que les tenants des philosophies indiennes ne seront pas d'accord), est une idée intéressante qui dramatise le poème. Et j'ai l'impression que ni Ovide ni Ronsard n'y ont pensé (mais je peux me tromper).

Mais revenons à notre Prampolini. Je regrette, dit-il, de ne pas connaître suffisamment la poésie de Corée, du Siam, de Birmanie et du Vietnam. Mais il signale l'existence d'un quatrain dans la poésie orale de Mongolie (chez les Kalmouks et les Bouriates), trouve que Braasem a eu raison d'attirer l'attention sur un quatrain tibétain ou short song (Braasem : Pantuns, ouvrage cité). Beaucoup de ces poèmes courts sont des chansons d'amour, comme le pantoun, dit Prampolini, et, pour cette raison, se meuvent dans la même sphère. Ce qui est remarquable, dit-il, c’est qu’ils ont même attiré l’attention du monde cultivé, dont le Dalai lama qui a d’ailleurs respecté la structure du poème populaire : 4 vers, chacun de 6 phonèmes (voir : Love songs of the sixth Dalailama Tshang-dbyangs-rgya-mtsho, traduits en chinois et anglais, Academica Sinica, Péking, 1930). Les correspondances entre les gtang-thung-bzhad tibétains et les pantouns mériteraient une étude plus approfondie, pense-t-il.


Puis Prampolini aborde brièvement le hainteny de Madagascar. Il lui semble un peu hasardeux de chercher une relation entre le pantoun et le hainteny, même s’il s’agit là aussi de poésie typiquement populaire. Bien sûr, dit-il, il sera toujours possible de trouver l’un ou l’autre hainteny avec une construction binaire, mais selon son opinion le poème malgache se meut d’ordinaire dans une toute autre direction que le pantoun. Il ajoute qu’on pourrait tout au plus trouver un certain parallèle entre le hainteny et le pantoun berkait. Ce qui me paraît complètement faux. C’est plutôt le gurindam malais (un distique proverbe) qui pourrait rappeler certains hainteny, qui présentent également un côté « proverbe » (mais ce sont surtout les ohabolana qui jouent ce rôle). De toute façon je dispose, dans ma bibliothèque, non seulement de la grande étude fondamentale de Paulhan (Jean Paulhan : Les Hainteny mérinas, poésies populaires malgaches, édit. Librairie orientaliste Paul Geuthner, Paris, 2007. C’est une réédition de sa publication de 1913) mais encore un autre ouvrage francophone sur les hainteny acquis récemment (Hainteny d’autrefois, introduction et traduction de Bakoly Domenichini-Ramiaramanana du CNRS, Librairie Mixte, Tananarive, sans date, mais, semble-t-il, de 1971) et n’avais pas l’impression qu’on y rencontrait souvent des quatrains. Or, en vérifiant, j’en ai trouvé plusieurs, et, en plus, très poétiques, placés sous le thème éternel de l’amour. Voir, par exemple (extrait de Paulhan) :

Oignon aux racines bleues,
canne à sucre aux jeunes feuilles bleues,
L’ombre même de son lamba est parfumée.
Et bien plus le lamba qu’elle revêt.

 

Le feu de fougères flamboie.
Si l’amour ne doit pas durer,
mais flamboie seulement
je préfère rentrer chez moi, car il fait nuit.

Ou ce quatrain avec lequel le Professeur A. R. Ratsimamanga termine la préface qu’il consacre au travail de Madame Domenichini-Ramiaramanana :

Ce bruit de la pluie qui tombe à grosses gouttes
Semble un bruit de larmes qui s’écrasent…
Ce léger souffle du vent qui passe
Il semble que ce soit un souffle de mon amour…

 

Retour à Prampolini : Le quatrain est assez bien répandu dans les différentes littératures de l’Inde, dit-il, mais est le plus souvent du genre sentencieux, que ce soit sur le plan érotique ou religieux, et n’a pas d’autre rapport avec le pantoun si ce n’est sa longueur. Pourtant Hans Overbeck et aussi Georges Voisset, il me semble, ont montré combien certains quatrains éducatifs bouddhistes sont proches du pantoun. Comme celui-ci, cité par Overbeck (littérature bouddhiste en langage pali, de la même famille que le sanscrit) :

Comme une belle fleur
brillante de rosée mais sans parfum
Ainsi la belle parole
n’est rien si elle n’est suivie de l’acte

Ou celui-ci, donné également à titre d’exemple par Georges Voisset dans son Histoire du genre pantoun (opus cité) :

Comme dans une maison au toit endommagé
rentre la pluie
Ainsi dans une tête mal éduquée
va entrer l’envie.

De toute façon la poésie de l’Inde ne se limite pas aux quatrains bouddhistes. Overbeck citait aussi ce sloka, en langue sanscrite, extrait du Ramayana :

Des gouttes de pluie tombent sur la feuille de lotus
mais restent côte à côte sans se mélanger
De fausses relations nous entourent
mais elles ne lient guère le cœur avec le cœur

Et ce quatrain du Roi Dushyanta dans le drame Shakuntala du poète indien Kalidasa :

Les fleurs de la nuit s’ouvrent à la lune
les fleurs du jour au soleil
Un homme d’honneur toujours s’efforce
d’éviter la femme d’un autre homme

Mais c’est vrai que là on quitte, une fois de plus, le domaine de la poésie populaire…
C’est surtout dans le domaine des langues dravidiennes que le quatrain s’avère être la forme poétique la plus répandue, dit Prampolini, et il serait probablement intéressant d’étudier l’œuvre de certains poètes Tamils ou Télougous, ce qui donnerait une image plus précise des sources d’inspiration de ces peuples.

Et puis Prampolini s’attaque à l’Iran et à la Turquie. Dans le monde iranien on rencontre d’abord le fameux quatrain des grands poètes mystiques et sceptiques persans (avec le schéma de rimes a-a-b-a) : le rubayat est un produit intellectuel raffiné, dit-il. Une fois de plus, je ne peux y résister, excusez-moi : mais comment passer à côté d’Omar Khayam sans citer quelques-uns de ses merveilleux quatrains ? Surtout ceux qui collent si bien, hélas, à notre actualité islamiste ?

O mufti ! Je suis plus ingénieux que toi
et plus sobre, tout ivre que je suis
Tu bois le sang des hommes et moi celui de la vigne.
sois juste : qui de nous deux est le plus sanguinaire ?
(trad. Hassan Rezvanian)

 

On trouve des beautés, nous dit-on, dans le ciel,
on y rencontre aussi du vin pur et du miel.
En choisissant l’amante et le vin, pourquoi craindre
puisque c’est justement notre but éternel ?
(trad. M. F. Farzaneh/Jean Malaplate)

 Et cette pensée éternelle du non-sens de notre existence, du néant :

Au sens propre et non point par métaphore,
nous sommes des marionnettes dont le ciel s'amuse à tirer les ficelles.
Nous jouons quelque temps sur l’échiquier de l’existence
et puis, nous retombons une à une dans la caisse du néant !
(trad. Hassan Rezvanian)

Et le plus beau de tous :

La lune a déchiré la robe de la nuit.
Bois du vin maintenant ; cela seul réjouit.
Profite du bonheur ; bientôt le clair de lune
sur notre tombe à tous rayonnera sans bruit.
(traduction M. F. Farzaneh/Jean Malaplate)

Mais, une fois mis de côté ce monde-là, ce monde cultivé et artistique, on devrait porter quelque intérêt, dit Prampolini, à la poésie populaire persane et afghane : car le quatrain y fleurit, et on pourrait même trouver, ajoute-t-il, quelques exemples qui présenteraient une relation toute relative avec le pantoun.
En Turquie, toujours d’après Prampolini, on trouve le mani, un quatrain de poésie populaire du genre amoureux (voir : Karl Lokotsch : Türkische volkstümliche und Volkspoesie, Bonn, 1918). Le suivant mérite d’être cité :

Je jette le miroir dans le jardin
entre les fleurs de l’enclos
Elles sont douces comme soie, je veux les baiser
les boucles ondulantes de ma mie

Encore que je ne comprends pas bien le motif du miroir…

A propos de la poésie arabe classique Prampolini dit qu’elle « se meut au stade du distique ». Je suppose qu’il fait référence au ghazal qui est effectivement ce que l’on a appelé un collier de perles, en fait une suite de distiques. Et, effectivement chaque distique est supposé être un poème en soi. Mais il n’empêche que les poètes arabes de ce que j’ai appelé l’âge d’or arabo-persan ont aussi pratiqué le quatrain comme les Persans. Je ne prends comme preuve que ce quatrain extrait des Poèmes de vie et de mort du poète de Bagdad, né à Kufra, Abû L’Atâhiya (voir : Abû L’Atâhiya : Poèmes de vie et de mort, présentation et traduction d’André Miquel, Actes Sud-Sindbad, Arles, 2000) :

Ta vie ? Un souffle après l’autre, et tous comptés !
Chacun d’eux, en passant, la réduit pièce à pièce.
A chaque instant tu meurs de vivre, et l’on te presse,
et ce chamelier-là ne sait pas plaisanter

C’est d’ailleurs un quatrain qui me plaît tout particulièrement, à moi qui suis, moi aussi, persuadé que nous avons une horloge en nous, notre coeur qui bat, que nous pouvons entendre la nuit quand nous collons notre face contre l’oreiller, et qui ne cesse de rappeler à qui veut l’entendre que notre temps est compté.
Mais c’est surtout dans la poésie populaire arabe, dans les différents dialectes locaux, que Prampolini constate une tendance au quatrain, avec différentes règles de rimes. On a découvert des quatrains en Palestine, dit-il, avec, en général, les rimes a-a-a-x (voir : Leonhard Bauer : Das Palästinische Arabisch, Leipzig, 1913), à Tunis et à Tripoli, où les rimes sont au contraire a-b-a-b (voir : Hans Stumme : Tunesische Märchen und Gedichte, en 2 volumes, Leipzig, 1893), au Yémen (voir : Ettore Rossi : L’arabo parlato a San’a, Rome, 1939). Quant à l’Algérie et au Maroc, on aurait intérêt, dit-il encore, à s’intéresser aux quatrains des différents dialectes berbères. Parmi ces produits se trouvent les arobi (gharobijät = quatrain), en grande partie érotiques et de caractère islamique marqué, et dont certains peuvent faire penser au pantoun, même si ce n’est pas dans sa forme la plus caractéristique, et il cite cet arobi des Bédouins de Tunis (?) :

Un panache de fumée monte dans le soir,
monte entre Djerba et Gabès
Auprès de sa mie revient toujours le voyageur
le palais assoiffé et desséché.

 

Et finalement Prampolini arrive sur le terrain de la littérature européenne. C’est là, dit-il, que l’on trouve les concordances les plus frappantes avec le pantoun et sa structure si particulière. Elio Modigliani (ouvrage cité) avait déjà parlé d’une analogie entre le pantoun et le stornello italien, un chant populaire toscan, qui a pourtant un nombre de vers très variable (il varie entre 3, 4, 6 et 8), le tercet ayant la préférence par rapport au quatrain, mais beaucoup d’autres traits (source anonyme, improvisation, contenu amoureux, rimes et assonance) le rapprochent du pantoun. Dans le stornello de Sienne cité ci-dessous on trouve même, dit-il, la coupure dans la pensée entre le premier vers et les deux suivants :

Zuanto mi place l'erba delle mura !
E quante volte ti ho abbraciato, o cara,
e piu' ti abbraccero', se il mondo dura !

 

Combien me plaît l'herbe qui pousse sur le mur!
Et à chaque fois que je t'embrasse, mon amour,
je voudrais t'embrasser encore, aussi longtemps que dure le monde

Il cite aussi ce stornello de quatre vers, découvert dans la montagne de Lucca, rimé entre les vers 2 et 4, et avec une assonance entre les vers 1 et 3 :

Resplende piu' un capello di tua treccia
che non risplende una collona d'oro,
Zuando tu parli con quella dolcezza,
gli angioli del ciel formano coro.

 

Un seul cheveu de ta tresse
brille plus qu'un collier en or.
Quand tu parles avec cette douceur
les anges au ciel forment un chœur

Le stornello est d’ailleurs également très répandu dans d’autres régions de l’Italie du centre (Ombrie, Marches, Latium, les Abruzzes) et Prampolini pense qu’une étude de cette poésie dialectale montrerait qu’il existe beaucoup de concordances avec le pantoun.


Braasem a, de son côté, indiqué les concordances qui existent entre pantoun et copla castillane. Prampolini trouve qu’il faudrait étendre le champ d’investigation relatif à la copla à la trova portugaise et gallicienne et à la corranda catalane et ses variantes. La péninsule ibérique est une véritable mine d’or pour le quatrain de la poésie populaire, dit-il encore (voir : Mil trovas populares portuguesas, Lisbonne, 1917).


Le quatrain est par contre plutôt rare chez les peuples slaves (toujours d’après Prampolini). On en trouve quelques exemples dans la poésie populaire polonaise et tchèque, mais ce n’est de loin pas la forme lyrique la plus usuelle, dit-il. Il regrette par ailleurs de ne pas avoir une connaissance suffisante de la chastouchka  russe pour pouvoir en parler. Je le regrette aussi. Pourtant il n’y a pas longtemps un Professeur russe enseignant à la Faculté de Langues et de Linguistique de Malaisie, a publié une étude comparative entre chastouchka et pantoun (voir : Victor Pogadaev : Russian Chastuchka and Malay Pantun : a Comparative Study, Research Journal of Folkloristics, Vol. 1, N° 1, juin 2008). Il y donne de nombreux exemples de chastouchki, montrant toute la diversité des thèmes : amours, politique, malheur, érotisme (même un peu obscène, quelquefois). Voici deux exemples :

Tu vas te marier, ma chère
et jeter ton châle dans les champs
Tout notre amour va dépérir
comme une fleur privée d’eau

 

Je fuis ma peine
mais ma peine me retrouve
Je me jette dans la mer bleue
mais ma peine sait nager comme un cygne

 

Le folklore néo-grec, surtout celui des îles (Rhodes, etc.), fournit aussi quelques exemples de quatrains, des plaintes mortuaires, entre autres, dit Prampolini (voir : Pavlu Gneftu : Tragudia dimotika tis Rodu, Alexandrie, 1925). La doina roumaine, de structure très souple, suit également un schéma de quatre vers, dit-il, et on en trouve certaines qui sont assez proches du pantoun, mais sans en posséder les caractéristiques particulières (voir : Ovid Densusianu : Flori alese din cintecele poporului, Bucarest, 1920).
Dans le domaine celte, le quatrain est représenté par le englyn et le pennil, en général d’auteurs anonymes et de technique plutôt libre, surtout le englyn. Je n’ai pas encore eu beaucoup de temps pour les étudier, dit Prampolini, mais à première vue j’ai l’impression que ces formes sont plus apparentées à l’épigramme classique et qu’elles sont donc plutôt étrangères à l’atmosphère du pantoun.


Prampolini trouve que le domaine germanique est tellement étendu qu’on ne peut que l’effleurer. Et c’est ainsi qu’il nous parle exclusivement des peuples germaniques du Nord. Je trouve cela bien dommage, qu’il laisse l’Allemagne de côté. Hans Overbeck avait déjà mentionné, dans sa traduction de la grande épopée malaise de Hang Tuah, le quatrain moqueur du sud de l’Allemagne (surtout Bavière), le Schnadehüpfel (voir : Hikayat Hang Tuah, die Geschichte von Hang Tuah, von dem Malayischen übersetzt von H. Overbeck, édit. Georg Müller, Munich, 1922). Et Georges Voisset, dans son Histoire du Genre Pantoun (ouvrage déjà cité), en avait donné deux exemples, dont celui-ci (il les avait appelés pantouns alpins !) :

Was hilft mir a schöner Apfel,
wenn er auf’m Baum hängt;
Und was hilft mir a schön Dirndl,
wenn’s nit an mi denkt.

 

Que me sert une belle pomme,
tant qu’elle reste accrochée à l’arbre ;
Et que me sert une belle fillette,
tant qu’elle ne pense guère à moi.

En fait le Schnadehüpfel n’est pas seulement connu en Bavière mais aussi en Autriche (en Styrie). Et probablement en Suisse. La récitation d’une série de Schnadehüpfel est rythmée par les fameux claquements sur les fesses habillées de culottes en cuir chez les Bavarois ou de joyeux Jodle alpins. Ils sont souvent récités à des mariages, comme celui-ci :

Jetzt bist du verheiratet
Jetzt bist du ein Mann
Jetzt schaut dich dein Lebtag
kein Madel mehr an

 

Maintenant tu es marié
Maintenant tu es un homme
Maintenant jusqu’à la fin de tes jours
plus aucune fille ne te regarderas plus

Quand il est chanté, le Schnadehüpfel devient Stanzl en Bavière. L’origine du mot est probablement la stanza italienne. En Suisse et en Alsace on avait une tradition qui s’appelait, je ne sais pourquoi, la Schnitzelbank, où l’on improvisait ainsi des quatrains moqueurs lors de certaines occasions festives. Et pendant le Carnaval. A Mulhouse existent encore aujourd’hui des soirées exclusivement réservées aux hommes à l’époque du Carnaval, appelées Männer-owe (Soirées pour hommes) où l’on pratique le même genre d’exercices.
Et puis il ne faudrait pas oublier que la poésie populaire allemande pratique beaucoup le quatrain. Adelbert von Chamisso, quand il apprend au public allemand l’existence du pantoun malais dans un article paru dans le Morgenblatt für gebildete Stände, en date du 4 janvier 1822 et intitulé Über malaiische Volkslieder (Réflexions sur la poésie populaire malaise) l’explique en le comparant à ce quatrain populaire allemand (en dialecte souabe) :

Es ist nicht lang, dass es g’regnet hat,
die Bäumli tröpfeln noch –
Ich hab’ einmal ein Schätz’l g’habt,
ich wollt’, ich hätt’ es noch.

Or j’ai découvert le même dans une Anthologie de poésie populaire alsacienne (voir : Petite Anthologie de la Poésie alsacienne, tome VI, publié par l’Association Jean-Baptiste Weckerlin, Strasbourg, 1972) :

 Es het emol geräjelt
d’Baim, die tropfe noch
Ich hab emol e Schätzel ghet
ich wott ich hätt es noch.

Un quatrain alsacien que j’ai transposé en un vrai pantoun francophone (en le dramatisant un peu en remplaçant la pluie par un orage, écho d’une dispute éventuelle) :

Il y a peu un orage a éclaté
les arbres en ruissellent encore
Il y a peu j'avais une bien-aimée
j'aimerais bien l'avoir encore

Dans le même volume de cette Petite Anthologie on en trouvait encore deux autres, des quatrains anonymes :

Rosmarin un Thymian
wachse in unserem Garte
Liewer Vatter kauf mr e Mann
ich kann nim länger warte.
(Le thym et le romarin
poussent dans notre jardin
Mon cher père achète-moi un mari
je ne peux attendre plus longtemps)

 

Wissi Blüemle, rooti Blüemle
wachse an de Hecke
Maidel, wenn de ne Schmüetzel witt
müesch dich nit verstecke.
(Fleurettes blanches et fleurettes rouges
poussent le long de la haie
Fillette, si tu veux qu’on te donne un baiser
il ne faut pas rester cachée)

Mais dans la même Anthologie de poésie dialectale on trouve également les quatrains d’un grand poète alsacien du Sundgau (le Jura alsacien), Nathan Katz :

An de Faischter stehn Geronium ;
Fuchsia sin o derbi. –
Wenn de witt di Schàtzele schmutze,
mient dr binenander si.
(Il y a des géraniums à la fenêtre
mêlés à des fuchsias.
Si tu veux embrasser ta bien-aimée
il faut que vous soyez réunis)

 

Wenn de witt geh Anke plitsche,
müesch derzüe n e Fàssle ha.
Wenn de Gluscht hesch fir geh schmutze,
so müsch halt a Schàtzele ha
(Si tu veux baratter ton lait
il te faut un tonnelet.
Si t’as envie d’embrasser
il te faut une bien-aimée)

 

‘s Schàtzele tüet d’Lippel spitze ;
‘s will mr gwiss e Schmitzle gàh. -
Witt’s nit ha ass d’Birle daige,
müesch si zittig abenàh. –
(Ma petite chérie avance ses lèvres
elle veut sans doute m’embrasser. -
Si tu ne veux pas que tes poires soient blettes,
vaudrait mieux les cueillir à temps)

Des quatrains qui ont tout du pantoun, il me semble, encore que le dernier serait plutôt du genre pantoun inversé !

Prampolini, je l’ai dit, s’intéresse aux pays scandinaves. Et commence par attirer l’attention sur l’importance du gamlestev pour le développement de la poésie populaire en Norvège (voir : Knut Liestöl og Moltke Moe : Utval av norske folkevisor, Oslo, 1930) et aussi sur l’existence d’un quatrain dans l’Islande moderne, appelé lausavisa, stoka, ferhenda ou ferskeytla, les deux dernières dénominations signifiant littéralement quatrain (voir : Steindor Sigurdsson : 100 Ferhendur, Reykjavik, 1934 et du même : 50 Astavisur, Reykjavik, 1938). Le gamlestev norvégien, toujours anonyme et en dialecte, prend souvent la forme d’un véritable pantoun, un pantoun norvégien, dit-il :

Aucun oiseau ne vole aussi haut
que l'oie grise quand elle vole avec ses petits;
Aucun serpent n’a un poison aussi fort
que la langue d'un homme méchant

 

Triste est le chant du coucou au printemps
et au-dessus des collines résonne son chant ;
Il est doux de faire la cour à une fille
 qui vous répond toujours joyeusement.

La lausavisa islandaise (schéma de rimes a-b-a-b), avec sa variante fréquente appelée astavisa (chant d’amour), est plus « cultivée » que le gamlestev norvégien, mais a-t-on le droit d’employer le mot cultivé, se demande Prampolini, à propos de l’art poétique national d’un pays qui ne connaît pas de dialectes et dont beaucoup d’habitants – paysans et agriculteurs, pêcheurs et marins – savent improviser avec élégance et répartie. Et, effectivement, tout recueil de lausavisur, dit-il, contient de nombreux poèmes avec la mention : auteur inconnu (okunnur höfundur) et ces poèmes ne sont guère différents d’autres poèmes dont les auteurs sont connus, et certains même célèbres. Ce qui, pour Prampolini, semble d’ailleurs confirmer une constatation faite ailleurs : à l’origine de l’inspiration et de la création lyrique il n’y a guère de différence entre un peuple tout entier et un « single poet » ; l’un chante au nom de l’autre, même s’il n’en est pas conscient. Et puis il cite quelques exemples de lausavisur islandais, deux sont des poèmes d’auteurs connus :

 Je suis seul ici; pas une fille
me tend les bras.
La vague se moque doucement sur l'écueil
en peignant les cheveux du rocher
(Benedikt Gröndal, 1826-1907)

 

Sur le sable désolé et froid
j'erre seul dans la nuit.
A présent sont perdus ces pays nordiques
à présent je n'ai plus de patrie.
(Kristján Jónsson, 1842-1869)

L’autre est d’un auteur anonyme :

Le coeur est un désir plein de peines
tes pas t'emmènent loin d'ici.
Stupéfait je te regarde disparaître
derrière les montagnes bleues.

Et puis Prampolini finit son tour du monde de la poésie populaire et des quatrains par le domaine balte. Effectivement la daina lettone (contrairement à la lituanienne) a pris la forme unique, depuis des siècles, d’un quatrain non rimé. Il suffit de jeter un œil sur n’importe quel recueil de poèmes, dit-il, pour être convaincu de l’énorme richesse du folklore letton en poèmes brefs qui, en plus d’être des quatrains, ont beaucoup en commun avec le pantoun indonésien (voir : Les chansons mythologiques lettonnes par Michel Jonval, Paris-Riga, 1929 et 1000 tautas dziesmas skolam Ligotnu Jekaba izmekletas, Riga, 1929). On a là des milliers de dainas qui, avec leurs variantes, dépassent en nombre les plus grandes collections de pantun melayu ! La structure synthétique de la langue lettonne (du moins de celle des dainas) n’est  pas très éloignée de la structure linguistique qui versifie le pantoun (la plupart du temps 8 à 12 phonèmes en quatre mots dans chaque vers) et cette particularité linguistique rend la convergence encore plus frappante, dit Prampolini. Il trouve que ce point mériterait d’être étudié plus longuement. Voici quelques exemples :

Si grande est ma joie
que je ne peux passer devant ce village:
les abeilles chantent dans les champs
les filles chantent dans le jardin.

 

Tu n'as qu'à toujours chanter, mamouchka;
puisque tu en as tout un sac de chansons.
Et tu les déroules chaque soir
sur les sentiers secrets abandonnés.

 

Pas tous les perdreaux
ont le bout de l'aile doré;
Pas toutes les filles
ont un châle tissé par leur mère.

Cette troisième daina, dit Prampolini, est pour moi le double d’un pantoun que je garde depuis de nombreuses années dans ma mémoire mais que je n’arrive pas à me rappeler au moment où j’écris ces lignes.

 

Arrivé à ce stade de mes réflexions, se moque alors Prampolini, je constate que ce qui précède ressemble plus à un voyage touristique (Cook & Sons Company) qu’à une contribution sérieuse et factuelle à l’étude scientifique du pantoun. Alors il essaye, malgré tout, d’en tirer quelques conclusions. Les voici :
1) Le pantoun, considéré comme un quatrain, poème de 4 vers, n’est certainement pas un phénomène isolé dans la poésie populaire (et même artistique) du monde, où la plupart des hommes, quelle que soit leur couleur de peau, souffrent, espèrent et… chantent.
2) Sa concision qui a tellement frappé ses découvreurs (au siècle dernier) n’a rien d’extraordinaire, le goût pour une telle concision existant ailleurs dans diverses littératures et est également connu des courants et productions de la poésie moderne occidentale (y compris le surréalisme).
3) Le dédain de certains érudits d’un autre temps pour l’absence de sens (du lien) entre les deux distiques du pantoun n’est que la conséquence et la preuve d’une sensibilité lyrique insuffisante et d’une étroitesse d’esprit de la recherche occidentale
4) Même pour les pantouns les plus caractéristiques et les plus stupéfiants il est possible de trouver des analogies frappantes et convaincantes dans la poésie d’autres peuples asiatiques et européens.
5)  Il n’empêche : les Indonésiens ont absolument le droit d’être fiers de leur création nationale : le petit pantoun qui dégage un charme si subtil, qui dispose d’une si riche gamme d’associations, de symboles et de modulations et qui est alternativement naïf et élégant. Les Indonésiens ont donc également le droit d’exiger de leurs amis occidentaux qu’ils étudient le pantoun et qu’ils essayent de mieux le comprendre, ajoute-t-il. Ils ont aussi le devoir de les aider dans cette tâche qui n’est pas si simple. On notera (je l’ai déjà dit) que Prampolini parle toujours, tout au long de son article, de pantoun indonésien et non de malais et d’Indonésiens et non de Malais. Il le fait peut-être pour faire plaisir aux Hollandais à qui il s’adresse et qui ne s’intéressent guère à la Malaisie britannique !
Pour finir, Prampolini invite donc les chercheurs occidentaux à approfondir encore leur connaissance du pantoun. Pour le moment, dit-il, on ne le voit que briller au loin, mais pour vraiment pénétrer son monde il faudrait disposer encore de centaines et de centaines de traductions, à partir de la langue originale. Il a écrit cela en 1950. Depuis lors les Français François-René Daillie et Georges Voisset ont réalisé un travail considérable, tant en traduction qu’en exégèse, sur ce petit joyau de la poésie mondiale. Et les centaines et centaines de pantouns dont il souhaitait disposer existent bien. Et en langue française par-dessus le marché.