Ubu-Roi... d'Amérique
Cela fait presqu’un an déjà que j’ai publié une note intitulée Le cauchemar Trump sur mon Bloc-notes (28/02/2016). A l’époque elle m’avait été inspirée par un numéro (30/01/2016) de la Revue Spiegel dont les journalistes avaient déjà étudié le personnage à fond et l’avaient pris au sérieux, plus que nos journalistes français, et avaient considéré qu’il serait « l’homme le plus dangereux du monde » si jamais il venait à occuper le poste de Président du pays le plus puissant, pour le moment du moins, de la Terre.
Depuis, les événements se sont précipités. Il a été nommé candidat des Républicains, Michael Moore nous a assuré au cours de l’été 2016, par un article publié par le Huffington Post qu’il gagnerait les élections et nous a expliqué pourquoi. Puis le cauchemar est devenu réalité. Et voilà que le Spiegel, une fois de plus, fait de Trump sa page de couverture (04/02/2017) : on le voit, vociférant, brandir la tête coupée, sanglante encore, de la Liberté éclairant le monde que notre cher Alsacien Bartholdi leur avait offerte, à ces barbares d’Américains.
Et depuis c’est vraiment le règne d’Ubu-Roi. Dépassant, de loin, les pires élucubrations d’Alfred Jarry.
Hier il n’arrêtait pas d’insulter la presse : menteuse, de mauvaise foi, au service d’on ne sait quels ennemis de l’Amérique ! Tous, toute la presse. Heureusement que lui est là, pour communiquer avec le peuple, par Twitter, lui dire la vérité, sa vérité, les fameux faits alternatifs. Rien d’étonnant. Il paraît que nous sommes entrés dans une nouvelle ère de civilisation, l’époque post-vérité. Le Oxford Dictionary a accueilli le mot dans son édition 2017. Faits alternatifs, post-vérité, deux mensonges pour désigner le mensonge ! Dois-je citer une fois de plus mon ami Confucius qui disait : Si les concepts ne sont pas justes, les mots ne le sont pas non plus; si les mots ne sont pas justes, l'action est faussée, l'art comme la morale ne peuvent plus s'épanouir, la justice est elle-même faussée, et la nation ne sait plus où elle en est ? Remarquez : l’extrême-droite a toujours manié l’intox. Et maintenant, grâce aux réseaux dits sociaux, les rumeurs, les complots se déchaînent tels de véritables tsunamis. Alors comme Trump est à la fois d’extrême-droite (le Canard enchaîné a représenté la Maison Blanche avec comme cariatides des cagoulés, bras croisés, du Ku-Klux-Klan) et le roi du tweet (son outil de diplomatie), il ne faut s’étonner de rien…
Et avant-hier il a reçu Netanyahou, lui a fait fête, lui a demandé conseil pour l’Iran, et puis lui a confié qu’il ne tenait pas spécialement au vieux principe des deux Etats. Remarquez : on le savait déjà, c’était même une de ses toutes premières décisions : nommer comme Ambassadeur en Israël un homme totalement opposé à la politique des deux Etats. On pouvait déjà lire dans le New York Times du 19 décembre 2016 ce qu’était cet homme, David Friedman, avocat de Trump dans ses banqueroutes de ses casinos d’Atlantic City en 2004, 2009 et 2014 (voir : Choice for U.S. envoy to Israel is hostile to two-state efforts par Isabel Kershner et Sheryl Gay Stolberg). Aucune expérience diplomatique (c’est un avocat spécialisé en banqueroutes) mais grand soutien de la politique de colonisation, accusant publiquement Obama d’être antisémite, comparant les Juifs américains libéraux aux kapos des camps d’extermination et, bien sûr, opposant notoire à la solution du conflit israélo-palestinien dite des deux Etats. Et voilà que Trump déclare tranquillement que la solution d’un Etat unique lui convient parfaitement. Ah, le pyromane ! Ah, la belle banqueroute que nous préparent là Trump et son ami Friedman !
Et dans les semaines qui ont précédé, on a tout eu : la nomination de plein de Ministres milliardaires (cela fait penser à la Conspiration des Milliardaires de Gustave Le Rouge), de trois anciens de Goldman Sachs (alors que Trump était censé combattre Wall Street et Hillary Clinton en être l’égérie), le détricotage de l’Obamacare, celui de toutes les mesures écologiques, celui de la règlementation bancaire (bientôt les petits Blancs qui ont voté pour Trump pourront bientôt se sur-endetter à nouveau et vivre un nouveau drame de subprimes). La nouvelle Ministre de l’Education, milliardaire elle aussi, est pour le développement de l’éducation privée qui a évidemment beaucoup d’avantages : on peut sélectionner les élèves, se retrouver entre riches, privilégier l’enseignement religieux, enseigner le créationnisme, etc.
Car un autre aspect du trumpisme (c’est propre à tous les Ubus) c’est de mépriser la science et les scientifiques. Dans le Spiegel du 4 février 2017 paraît un article intitulé La Fin des Lumières (Ende der Aufklärung, de Marco Evers et Johan Grolle). Le changement climatique ? Une invention des Chinois pour affaiblir l’Amérique. Les Statistiques ? Inutile : Ubu marche en fonction de ce qu’il ressent. Vacciner ? Très dangereux, provoque l’autisme. Le Ministère de l’agriculture et l’agence de protection de l’environnement n’ont plus le droit de publier quoi que ce soit (et surtout pas des études scientifiques) qui n’ait pas obtenu l’imprimatur politique du gouvernement. Les données sur le changement climatique publiées sur le site de cette agence ont dû être effacées. Sa chef a été licenciée et remplacée par Scott Pruitt, un adversaire déclaré de l’agence et de tous les scientifiques qui prétendent que le changement climatique est une réalité. Alors que les précédents Ministres de l’Energie étaient des physiciens reconnus, le nouveau Ministre, Rick Perry, était Gouverneur du Texas et a longtemps demandé que le Ministère de l’Energie soit supprimé. En un mot, il n’y a jamais eu de Président des Etats-Unis aussi hostile à la science. Beaucoup de scientifiques ont donc raison de croire que Trump va promouvoir une « Amérique de l’ignorance ». Ubuesque, quoi !
Ubuesque aussi tout ce qui se passe dans son équipe gouvernementale. Michael Flynn, le Conseiller à la Sécurité, doit démissionner parce qu’il avait parlé avec les services secrets russes avant l’installation officielle de Trump à la Maison blanche. Parlé des sanctions, probablement, très probablement même, avec la bénédiction de Trump, qui souhaitait les supprimer et faire copain-copain avec Poutine. Et voilà que les représentants de Trump viennent en Europe, disent qu’il est à fond derrière l’Otan et son porte-parole, Sean Spicer, déclare que les relations avec Poutine ne seront normalisées que lorsqu’il aura rendu la Crimée à l’Ukraine. Quelle rigolade ! Quelle innocence ubuesque ! Rendre la Crimée ! Voilà bien une chose sur laquelle Poutine ne cèdera plus jamais. Et ses successeurs non plus.
Pour finir sur une note plus sérieuse : là où Trump diffère peut-être d’Ubu, c’est qu’Ubu n’a jamais eu besoin d’être conseillé par personne (il a inventé la pompe à phynance tout seul) et encore moins d’être influencé, alors que Trump a une éminence grise, ou plutôt noire, à côté de laquelle le Buisson de Sarko n’est qu’un tout petit garçon innocent, Steve Bannon. Celui-là, devenu chef suprême de la Sécurité et de la Stratégie, il faudra le surveiller. Plus réactionnaire, plus facho que lui, tu meurs. Il faut sauver l’homme blanc, la chrétienté, aimer de manière fanatique le nationalisme, et haïr intensément tout ce qui est de gauche ou libéral et les « globalists ». Introduire une nouvelle ère de l’humanité sans faiblards, sans critiques de l’autorité, sans athées, post-humanistes, droits-de-l’hommistes, et sans élites type Davos. Il a dirigé le site Breitbart News à côté duquel même le Fox News semble être un média de gauche ! Mais on le connaîtra bientôt en France, Breitbart News voulant s’installer chez nous grâce à une « jeune Française de grand avenir », Marion Maréchal-Le Pen !
Alors il y a une question que beaucoup de gens commencent à se poser, surtout en Amérique : quel risque pour la démocratie américaine ? Déjà le New York Times du 19 décembre 2016 comportait un article de deux journalistes, Steven Levitsky et Daniel Ziblatt, intitulé : Is America’s democracy under siege ? Et le Spiegel du 04/02/2017 publiait des interviews avec deux écrivains américains, Dave Eggers et T. C. Boyle. Eggers qui est ce qu’on appelle un activiste cite le roman de Sinclair Lewis paru en 1935, It can’t happen here, qui imaginait une possible Amérique fasciste (il se trouve que la version française de ce roman, par Raymond Queneau, a paru, comme par hasard, aux Editions de La Différence, en août 2016, sous le titre : Impossible ici. Mais je ne saurai en recommander la lecture, un certain Didier Smal en disant beaucoup de mal sur le site La Cause littéraire, tant du roman lui-même, que de sa traduction. Smal recommande plutôt Inconnu à cette adresse, de Kressman Taylor, paru lui aussi dans les années trente et qui décrit de manière bien plus convaincante, dit-il, la mécanique de l’asservissement à une idéologie). Mais Trump est-il vraiment un fasciste, demande le journaliste du Spiegel, Philip Oehmke. On en voit en tout cas la marque, la marque du fascisme, dit Eggers : les mensonges, la désinformation, l’isolement du chef au sein d’un cercle étroit de proches. On pourrait ajouter la critique de plus en plus virulente des médias. Pour les auteurs de l’article du New York Times, les indicateurs qui font de Trump un anti-démocrate sont son refus de rejeter sans ambiguïté la violence (au cours de la campagne il a carrément encouragé les défoulements violents de ses partisans), sa propension à attaquer les droits civils de ses opposants (il a déclaré qu’il allait faire poursuivre Hillary Clinton après son élection) et son refus de reconnaître la légitimité des résultats électoraux (il a indiqué qu’il pourrait ne pas reconnaître les résultats s’il perdait. Et, même encore après sa victoire, il a encore prétendu que ses adversaires avaient triché pour plus de 3 millions de voix aux élections !). Mais la démocratie américaine est encore fragilisée par un phénomène plus général, écrivent les auteurs : l’esprit partisan et le manque de fair-play. Or il faut que les institutions démocratiques soient soutenues par certaines normes informelles. Qui n’ont plus été respectées ces dernières années par les Républicains. Voir le refus en 2011 d’augmenter le plafond autorisé pour la dette publique, ce qui a failli coûter cher à l’Amérique, et, en 2016, le fait d’empêcher Obama de nommer encore un juge pour la Cour suprême (alors qu’une place était devenue vacante), pour en faire cadeau à Trump.
T. C. Boyle, lui, croit qu’on est arrivé à un moment de l’histoire de l’humanité où il faut se demander si l’avènement de la démocratie n’aura été qu’un court épisode de cette histoire. Est-ce que cette forme fragile de gouvernement qui a réussi à s’imposer dans un nombre réduit d’Etats saura se maintenir comme un progrès acquis ou n’aura-t-elle été qu’une illusion temporaire, dit-il, l’histoire de l’humanité n’étant en réalité commandée que par l’avidité et la violence ? Mais ce qui me paraît beaucoup plus intéressant c’est ce qu’il dit des électeurs de Trump. Car cela nous intéresse tous. Comment un Trump, comment un Brexit, comment une Marine Le Pen et un Mélenchon ? Je viens moi-même de la classe ouvrière, dit-il, mais la plupart des gens de la classe ouvrière que je connais, sont d’une opinion radicalement différente de la mienne. Sur le droit des femmes, sur l’écologie, sur le multiculturalisme, sur la culture. Et je vis la plupart du temps dans les montagnes de la Californie où habitent beaucoup de rednecks. Des gens que j’aime d’ailleurs. Certains d’entre eux sont même intelligents et sensibles. Mais sur le plan politique ils se laissent malheureusement manipuler complètement. Et ce sont justement eux qui auront le plus à souffrir de la politique de Trump (on a dit la même chose à propos du vote Brexit). Et pourquoi, s’ils en sont les victimes, ont-ils voté pour Trump, demande le journaliste du Spiegel, Wolfgang Höbel. Parce qu’ils n’ont pas la moindre idée de ce qui se passe dans le monde. Parce qu’ils ne lisent rien. Parce qu’ils se laissent manipuler, comme beaucoup de gens des classes sociales inférieures dans beaucoup d’autres pays, par la propagande de politiciens et de medias d’extrême-droite. Ils croient ce que Fox News leur raconte. Et c’est ainsi que ce fou furieux est devenu Président. Et que le monde entier doit trembler.
Ici on pourrait encore évoquer longtemps cette question que nous sommes si nombreux à nous poser aujourd’hui : comment expliquer cette étrange évolution de la démocratie ? On a déjà beaucoup de mal à comprendre ce qui se passe dans certaines pseudo-démocraties : l’autocrate Erdogan, nouveau sultan, qui cherche toujours plus de pouvoir personnel et qui semble pourtant avoir l’opinion majoritaire pour lui, l’autocrate Poutine, nouveau Tsar, adoré lui aussi, semble-t-il, par le peuple russe, le tueur fou des Philippines, qui insulte le Pape et Obama, et fait tuer – en mettant lui-même la main à la tâche de temps en temps – des centaines de narco-trafiquants ou pseudo-trafiquants (comment savoir s’il n’y a pas jugement ?) et qui a été élu « démocratiquement » !
Mais il est encore bien plus difficile de comprendre ce qui se passe chez nous en Occident avec l’élection de Trump, avec la victoire du Brexit (et les incroyables mensonges de Johnson et Farage), et puis chez nous en France. Où nous nous retrouvons avec 5 candidats aux Présidentielles dont aucun n’a la stature d’un Président ni les moyens d’être Président. Deux primaires qui désignent chaque fois celui qui est le plus extrême de son bord. Un indépendant qui se prend pour Jeanne d’Arc. Et deux extrémistes, extrême-droite et extrême-gauche, qui finissent par être proches, la Marine présentant presque le même programme social que le Mélenchon qui, lui, prend des accents nationalistes, franchouillards ! Et partout le mensonge. Le mensonge économique surtout. Que les électeurs sont de moins en moins capables de détecter. Les électeurs français devenus aussi incultes que les américains ? Dire cela c’est peut-être faire preuve d’un certain mépris. Mépris d’intellectuel. Aussi n’irai-je pas jusque-là. Car je sais bien qu’il y a aussi la colère, la misère, la pauvreté et le chômage. Il n’empêche. On est bien mal partis…