Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Tapie industriel

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On a beaucoup écrit sur cet homme après son décès. Montré ses qualités et ses défauts. D’un côté un courage, une résilience extraordinaires, un bagout, un culot, une opposition farouche au Front National, une proximité avec les milieux populaires. D’un autre côté, une morale souvent déficiente, des promesses non tenues, beaucoup d’échecs et beaucoup de conneries.
J’ai suivi ses expériences industrielles avec beaucoup de curiosité. Quelquefois de très près. Et je trouve que l’on n’a guère creusé ce côté si important de sa vie. Je trouve que c’est dommage. A la fois parce que cela donne une meilleure idée du bonhomme, cet incroyable mélange de flair, de puissance de conviction et d’incompétence tragique de management. Et aussi parce qu’en suivant les aventures industrielles de Tapie on découvre aussi la tragique incompétence de nos hommes politiques dans le domaine économique, surtout ceux de l’ère Mitterrand.
Car c’est lorsque la gauche était au pouvoir que Tapie a surtout sévi. C’était une époque où l’on croyait dur comme fer qu’il fallait sauver tous les canards boiteux pour sauver les emplois. J’ai vécu cette époque de près et moi-même travaillé étroitement avec un « restructureur » de l’époque, un type assez cynique mais qui profitait de la manne du pouvoir de gauche et qui regrettait amèrement l’arrivée au pouvoir de la droite qui allait laisser mourir les canards boiteux de leur belle mort et l’obliger, lui, à trouver d’autres façons de gagner sa vie…
C’est là que le Tapie allait frapper. Racheter pour rien des entreprises en difficulté, promettre de les retaper en obtenant l’aide de l’Etat et les crédits des banques qui obéissaient à l’Etat (cet Etat qui venait de tuer en les nationalisant, les deux seules banques qui étaient des banques dites d’affaires, qui jouaient leur rôle de banque, investissant et soutenant, dans l’industrie, Paribas et Suez, alors que le Crédit Lyonnais, soutien de Tapie, n’a jamais été une banque d’affaires). Et puis Tapie allait échouer presque systématiquement, mais sans y avoir rien perdu de sa poche, bien au contraire, après l’avoir pas mal remplie, sa poche.
Premier exemple : Wonder. Le fabricant de piles (salines) est leader du marché en France devant Leclanché et Mazda. Mais en grosses difficultés : les Américains ont inventé la pile alcaline. Et la famille propriétaire divisée. Tapie rachète en 1984. Licencie 600 salariés. Et, pourtant, convainc les autres que les usines vont survivre. Marche avec eux, les mains dans les poches. Ce qui ne l’empêche pas de fermer Lisieux dès 1985. Puis il convainc Francis Bouygues, qui n’est pas un imbécile, de racheter Mazda avec lui. Fusionne les deux. Tout ceci pour dire qu’il avait quand même de sacrés atouts : presque la moitié du marché français, Wonder avait une formidable force de frappe commerciale, un nom à l’exportation, je ne sais plus si c’est à son époque ou bien avant cela qu’on avait inventé le fameux : la pile Wonder ne s’use que si l’on s’en sert. Et son ami Séguéla va encore aller plus loin, se moquer du fameux lapin de Duracell en faisant marcher Tapie lui-même, plus loin que tous les autres, avec une pile Wonder dans le dos. Mais dès 1988 Tapie vend tout le groupe aux Américains (la marque Energizer) après avoir fermé l’usine de Saint Ouen en 86. La dernière usine Wonder, celle de Louviers, est fermée en 1994. Quant à Tapie il s’est fait une belle plus-value lors de la vente (plus de 70 millions d’Euros, dit-on, mais je suppose qu’il a dû rembourser des emprunts). Et si mes souvenirs sont exacts il a également bien profité de certaines opérations immobilières. De biens immobiliers de Wonder vendus à lui-même…
L’exemple Wonder dit aussi beaucoup sur les industriels français dans leur ensemble. Comment est-il possible qu’une famille dont leur ancêtre a créé une telle entreprise la vende à quelqu’un qui n’est rien, qui n’offre absolument aucune garantie et qui n’y connaît rien ? Il n’était quand même pas difficile de convertir toute la production des piles salines aux piles alcalines. N’a-t-on rien vu venir ? Comment a-t-on pu oublier qu’on avait ces atouts formidables : l’organisation commerciale et le nom ? Et voilà que tout disparaît. Aujourd’hui vous trouvez les piles Energizer partout. Probablement fabriquées en Chine…
Avant cela Tapie avait déjà acheté La Vie claire. Pour un franc symbolique. C’était en 1980. Ce qui montre sa vision (comment comprendre, en 1980, que le bio aurait un tel avenir ?). Mais encore une fois son incapacité à développer, à diriger. La société n’arrête pas d’être déficitaire. Mais son génie c’est la pub. Et la capacité de conviction, une fois de plus. Car il réussit à convaincre Bernard Hinault (encore un qui va rester son ami jusqu’à la fin) de créer une équipe de course vélos au nom de La Vie claire ! C’est fin 1983. Dès 1985 Hinault regagne le Tour de France et gagne le Giro et en 1986 c’est Greg Lemond engagé par Tapie à prix d’or qui va gagner le Tour de France et Hinault terminer 2ème ! Dès lors Tapie va se passionner pour le Sport. Gaston Defferre va l’entreprendre en 1986. Et Tapie se paye l’OM. Toujours pour un franc symbolique. Un principe. Et gagne le championnat de France en 1989. La suite, on la connaît. Mais est-ce que les succès de l’équipe cycliste La Vie claire vont avoir un effet bénéfique sur l’entreprise bio ? Il semble que non. Sur le net on dit que Tapie aurait gardé la société jusqu’en 1996, ce qui est faux. A un moment donné il a essayé de le vendre à un autre entrepreneur, bien plus bidon que lui, le politicien lyonnais plus tard condamné à la prison lui aussi, Michel Noir. Sans succès. Finalement la société est reprise en 1994 par le CDR, le consortium chargé de gérer (très mal) et vendre (très mal) les (supposées) mauvaises affaires du Crédit Lyonnais et c’est le CDR qui la revend en 1996 au groupe bio Distriborg. Qui se plaint : on croyait acheter un malade, on a acheté un moribond ! Aujourd’hui la société est leader du marché bio en France.
Look, acheté en 1983 (pour un franc symbolique, vous vous en doutez bien), est un succès. Probablement le seul de Tapie. Peut-être grâce à Bernard Hinault. Car Look qui était à l’origine une marque de skis (sécurités) s’était aussi lancé dans le cyclisme, en étant le premier, semble-t-il, à fabriquer des cadres en carbone (adopté par Greg Lemond), et à développer une pédale dite automatique lancée par Hinault. Tapie vend Look en 1969 pour 260 millions de francs (40 millions d’Euros). Plus tard les fixations de ski sont vendues à Rossignol et Look devient Look Cycles.
Pesée. Mais c’est dans le domaine de la pesée que Tapie m’a le plus épaté et en même temps le plus déçu. Vous vous rendez compte de toutes les sociétés de pesage qu’il a réussi à acquérir ? Testut, Terraillon, Trayvou, Aequitas, Scaime. Du pèse-bébés au pèse-camions. C’est important de rassembler tout un secteur. Cela vous donne une image. Image de spécialiste ! Testut était une entreprise vénérable fondée en 1850. Une gamme complète de bascules et balances depuis le pèse-bébé jusqu’aux balances de laboratoires d’essais. Ils avaient fusionné en 1971 avec l’entreprise Aequitas de Béthune. Une entreprise que je connaissais bien parce qu’ils pratiquaient entre autres le pesage sur bande convoyeuse, comme on l’utilisait en sidérurgie par exemple, pour ajouter des produits comme la chaux dans le convertisseur à oxygène. Grosse usine à Béthune. Et en 1979 Testut achète Trayvou. Ce sont eux qui fabriquent des balances lourdes comme celles qui peuvent peser des poids lourds au bord des autoroutes pour vérifier le respect des charges utiles. L’entreprise est implantée dans la région lyonnaise. Tapie achète le tout en 1983. Auparavant il avait acheté Terraillon. En 1981. Toujours pour un franc symbolique. Il est vrai que Terraillon avait déposé son bilan. Or sa spécialité était le pèse-personne dont elle dominait de très loin le marché français. La société était basée à Annemasse au bord du Lac Léman. Scaime était sa filiale. Un vrai bijou. Produisant les jauges de contraintes et capteurs électroniques dont vous avez besoin pour transformer une indication de poids en signal électrique et digital. Vous collez un fil contre une pièce soumise à un effort, le fil s’allonge et change de section, la résistance change selon une formule que vous avez apprise en cours de physique, donc l’ampérage du courant que vous y faites passer. Et voilà. J’avais visité l’usine et son labo de recherches, rencontré le Directeur, un homme remarquable, et j’avais été enthousiasmé. Il faut dire que nous étions devenus le leader européen de distribution d’appareils de levage et de manutention légers. Produisant le Tirfor et ayant entamé une collaboration exclusive avec le premier fabricant de palans à chaîne et à levier chinois (à Hangzhou). Et que nous fabriquions également un dynamomètre électronique à indication digitale. Moi, je rêvais d’équiper certains de nos appareils de levage d’indication d’effort ou de poids. Alors quand j’ai appris que tout était à vendre j’ai pris contact avec le Groupe Tapie, rencontré à Paris, dans ses bureaux des Champs Elysées, un représentant de Tapie, un financier, Elie Fellous, qui m’a dit qu’il regrettait mais que c’était déjà trop tard : le Crédit lyonnais avait mis la main dessus. Mais je n’ai jamais perdu la Scaime de vue. Et, finalement, je me suis fait introduire auprès de l’un des responsables du fameux CDR qui avait récupéré toutes les « bad debts » du Crédit lyonnais et de ses filiales (la SDBO en particulier). Et j’ai été écœuré. Les gens qui étaient en charge devaient être d’éminents hauts fonctionnaires, peut-être contrôleurs aux comptes, mais ou incompétents en matière industrielle ou complètement indifférents aux sociétés qu’ils auraient dû gérer, redresser et préparer à être vendus dans les meilleures conditions. Quand je leur ai parlé de Scaime, ils m’ont dit que je n’avais qu’à faire une offre. Quand je leur ai dit que je souhaitais d’abord revoir la société et son Directeur, ils m’ont dit que ce n’était pas possible. Et que, de toute façon, le Directeur en question devait passer deux jours par semaine à Béthune pour redresser la société Testut. Donc qu’il était toujours entre Annemasse et Béthune. Or cela faisait déjà plusieurs années qu’ils étaient censés redresser Béthune et le groupe Testut. Et qu’ils auraient pu engager depuis longtemps un spécialiste redresseur d’entreprises. Mais qu’ils préféraient prendre du temps précieux au Directeur de la société la plus intéressante de l’ancien groupe de pesage Tapie. La preuve : la Scaime existe toujours. Pourtant, en 2000, la CDR l’avait vendue à un groupe de Hong-Kong ! Bernard Tapie a raconté qu’il y avait beaucoup d’autres candidats qui s’étaient intéressés à Terraillon : Krups, SEB, etc. Mais que le CDR n’avait rien fait pour faciliter les pourparlers… Quant à Testut le groupe n’existe plus. « Le CDR est le contraire d'un alchimiste, il a réussi à changer de l'or en plomb », a dit l’avocat de Tapie.
En réalité Terraillon a été vendue par le CDR en 1999 à un investisseur financier basé en Irlande, Hibernia Capital Partners, pour 33 millions de francs. L’entreprise est redressée en deux ans, vendue à Measurement Specialities, puis au Japonais Fukuda. L’entreprise existe toujours.
Testut a valu à Tapie et à Fellous d’être jugés pour abus de biens sociaux (prêt à l’OM entre autres), puis les restes ont été vendus par le CDR au groupe de pesage helvético-américain Mettler-Toledo pour 20 millions de dollars. Qui a fermé l’usine de Béthune en 2003. Le nom de Testut a disparu.
Donnay en Wallonie était leader européen en raquettes de tennis. Mais l’entreprise est en difficulté. Tapie arrive en sauveur en 1988. Je vais faire l’amour à Donnay, dit-il aux ouvrières ravies. Il fait signer André Agassi pour 6 millions de dollars sur 5 ans. Mais dès 1991, n’arrivant pas à redresser la société, il la revend pour 100 millions de francs à la Wallonie qui la cède à un Italien. Et en 1993 la société est définitivement fermée. Encore une.
Je ne parlerai pas de l’affaire Adidas. Tout le monde en a parlé. Et pourtant. Une fois de plus il faut quand même tirer son chapeau. Ou au moins s’étonner. Comment cet homme a-t-il réussi à convaincre les enfants du créateur de l’entreprise, Adi Dassler, à ce qu’ils lui vendent ce groupe ? Je sais bien que Horst Dassler qui dirigeait le groupe est mort brusquement en 1986 et qu’après cela les héritiers se sont déchirés. Mais quand même ! Adidas avait acheté le Coq sportif en 1974 et Tapie achète Adidas en 1990 (80% pour 244 millions d’Euros, plus les 15% détenus par le Suisse Metro). Mais dès 1993 Tapie est obligé de revendre au Crédit Lyonnais (pour 315 millions d’Euros). Ce qui ne l’empêche pas d’être mis en faillite l’année d’après. Quant au groupe Adidas il valait 10 milliards d’Euros en Bourse en 2015 !

Pourquoi tant d’échecs ? D’abord, je l’ai dit, parce qu’il est incapable d’aller jusqu’au bout de ses idées pour ce qui est du redressement des sociétés qu’il achète. Parce qu’il ne sait pas déléguer et, surtout, choisir des hommes qui seraient capables de faire le travail à sa place. Parce que l’homme sans diplômes qu’il est se méfie des hommes diplômés. Parce qu’il n’a pas les moyens financiers non plus. C’est bien beau d’acheter des sociétés pour rien, il faut encore des moyens pour investir ensuite. Passer de la pile saline à la pile alcaline demande un investissement. Peut-être qu’avec l’âge il aurait pu évoluer. On a dit que Robert Louis-Dreyfus qui a redressé, avec brio, le groupe Adidas, a suivi le plan de Tapie…
Pour ce qui est de l’homme Tapie je considère qu’il ne suffit pas d’être capable de parler avec des ouvriers, de les convaincre, il faut encore les aimer un peu, au moins avoir de l'estime pour eux. Or, très vite, il les abandonne. Sans explications. Il n’y a qu’à lire la presse régionale (normande ou wallonne) à l’occasion de sa mort pour se rendre compte que les ouvriers de Lisieux (Wonder) ou ceux de Couvin (Donnay) n’ont rien oublié. De sa forfaiture.
Ensuite il joue toujours avec la loi. Ou se croit au-dessus des lois. Il triche et pense qu’on en a le droit quand on s’est fixé pour but la gagne. Cet aspect de sa personnalité n’a probablement pas tellement joué dans ses aventures industrielles (sauf pour Testut) si ce n’est de façon indirecte. Le Phocéa par exemple : il en était très fier : je l’ai enregistré en France, pas aux Bahamas comme d’autres, dit-il. Il y recevait les gens de l’OM. Ainsi que les équipes étrangères qui venaient jouer contre l’OM. Lors de sa mort certains joueurs luxembourgeois ont évoqué, émus, l’accueil qu’ils avaient reçu sur le bateau de Tapie quand ils sont venus jouer à Marseille contre son équipe. Mais Tapie a complètement oublié, ou voulu oublier (je suis certain qu’un comptable a dû le lui dire), que si on utilisait l’argent d’une entreprise pour son profit personnel cela s’appelle abus de biens sociaux. Le comble était l’affaire de Valenciennes. Tout y est : la tricherie : payer des joueurs de l’équipe adverse pour laisser gagner son équipe. La connerie : mentir et obliger des salariés à mentir, la secrétaire pour l’alibi, le chauffeur pour nier d’être allé à Valenciennes, etc. Résultat : la prison. Méritée.
Un mot encore. Pour finir. Son entrée en politique. Mitterrand l’admire. Parce que lui aussi est un gagneur. Personne n’aurait misé un centime sur l’homme politique Mitterrand après l’affaire du jardin de l’Observatoire (piégé par l’extrême-droite). Mitterrand ? Un gagneur cynique. Mitterrand, un socialiste ? Tu parles ! Alors Mitterrand prend Tapie comme Ministre. Ministre de la Ville. Un poste où Tapie, comme souvent, a de bonnes idées (comme son ami Borloo d’ailleurs qui n’a jamais pu les mettre en pratique). Et puis Mitterrand utilise Tapie pour tuer Rocard. Plus personne n’en parle plus non plus. Rocard avait réussi à prendre la tête du PS, s’imaginant qu’il pourrait changer le Parti, changer son idéologie, lui apprendre ce qu’est l’économie. Il s’engage personnellement dans l’élection européenne. Mitterrand soutient Tapie qui dirige une liste concurrente de centre gauche. Qui gagne haut la main contre Rocard. On ne sait pas ce que Tapie pensait de Rocard. Probablement qu’il était un loser, un idéaliste, donc un mou. Alors Rocard, le naïf, l’honnête, démissionne et met fin à sa vie politique. Il est mort.
Et ça je ne leur pardonnerai jamais ni à Tapie, ni, surtout, à Mitterrand !