Régis Messac
Contrairement au roman policier chinois qui est beaucoup plus ancien (voir ce que j’en dis à propos de Robert van Gulik) le roman policier européen est né au XIXème siècle. Et c’est un Français, Régis Messac, qui, dans une étude monumentale, a montré quels en étaient les antécédents (roman picaresque, vies de grands criminels, roman populaire, roman d’aventure, Newgate novel, etc.) et a fait l’historique, depuis l’Antiquité jusqu’aux temps modernes, de cet esprit de « détection » qui caractérise ce qu’il a appelé le detective novel. Je parle de cet imposant ouvrage de près de 700 pages qui a paru en 1929 dans le cadre de la Bibliothèque de la Revue de Littérature comparée chez l’éditeur Librairie ancienne Honoré Champion à Paris sous le titre Régis Messac : Le « Detective Novel » et l’influence de la pensée scientifique dans ma note sur la naissance du roman policier, en particulier dans le post-scriptum que j’ai rédigé après avoir glané des renseignements complémentaires concernant Messac dans les Mémoires de Francis Lacassin (voir aussi ma note sur Francis Lacassin). C’est effectivement Lacassin qui m’a appris que Messac s’est également intéressé à la science-fiction et qu’il est mort dans un camp de concentration.
Tout ceci a éveillé ma curiosité. Et voilà que coup sur coup je trouve un premier roman de science-fiction de Messac chez un bouquiniste de Metz (Régis Messac : Quinzinzinzili, Edition spéciale, Paris, 1972) et deux autres chez le libraire spécialisé en littérature policière et populaire, Amour du Noir, rue du Cardinal Lemoine (Régis Messac : La cité des asphyxiés, Edition spéciale, Paris,1972 et Régis Messac : Valcrétin, J.C. Lattès/Edition spéciale, Paris, 1973).
D’abord on en apprend un peu plus sur l’auteur. Les préfaces sont en effet de son fils Ralph Messac (que Lacassin a bien connu et qui est un spécialiste de Simenon). Régis Messac, nous dit son fils, a appris l’anglais pendant la guerre de 14 au contact des Tommies, puis avait séjourné à Glasgow entre 1923 et 24 et à Montréal de 1924 à 29. C’est là qu’il a préparé son étude sur le Detective novel qui est devenue une thèse de doctorat ès lettres à Paris. Et puis dès les années 30 il a commencé à s’intéresser à la science-fiction, préparant cette Esquisse d’une chronobiographie des utopies dont nous parle Lacassin mais qui ne doit pas être facile à trouver (Ralph Messac dit que l’ouvrage est sorti après la guerre, en ronéo, tiré à 150 exemplaires) . Et c’est en 1934, alors qu’il est professeur au Lycée de Montpellier et qu’il vient de lancer un pamphlet contre l’enseignement du latin, qu’il publie son premier roman de science-fiction avec ce titre bizarre de Quinzinzinzili. La Cité des Asphyxiés date de 1937. Et puis au début de 1945 Régis Messac disparaît dans un camp de concentration quelque part en Allemagne. Pourquoi ? Comment ? Ralph Messac ne donne pas d’autres informations. C’est l’éditeur qui le qualifie de pacifiste et d’anarchiste. Ce qui n’étonne guère quand on lit ses bouquins. Et c’est ce qui explique peut-être sa déportation et sa mort.
Pierre Versins (voir sa monumentale encyclopédie : Pierre Versins : Encyclopédie de l’Utopie et de la Science-fiction, édit ; L’Age d’Homme, Lausanne, 1972) ne donne pas beaucoup plus d’explications sur l’homme Messac. Mort en déportation vers 1943, dit-il simplement. Alors, heureusement il y a le net et Wikipedia. Et là on apprend beaucoup de choses. D’abord qu’il a fait la guerre de 14, a été blessé à la tête et trépané comme Apollinaire. Qu’il a écrit des romans, des pamphlets, des poèmes anti-guerre (Le Voyage de Néania, Ordre de transport, Phobie du bleu, Le Pourboire du sang, Poèmes guerriers), mais on aimerait bien savoir où on peut se les procurer. Qu’il a été agrégé de grammaire et que c’est comme professeur qu’il était à Glasgow (à l’Université) et à Montréal, à l’Université McGill (Université anglophone). Que par contre, en France, on ne lui a confié, même après son doctorat, que des petites classes au lycée, ce qui l’a rendu amer. Qu’il a encore eu d’autres malheurs (perdu un enfant en bas âge). Qu’il s’est beaucoup engagé par l’écrit dans le combat non seulement pacifiste mais aussi social, syndicaliste et même anarchiste. Qu’il a rédigé une excellente chronique des années de guerre et d’occupation (anti-Vichy) 39 – 42, Pot-pourri Fantôme (mais encore une fois, comment se le procurer ?). Qu’il est entré dans la résistance, a été arrêté en 1943, condamné puis déporté, traîné de camp en camp, en passant par celui du Struthof en Alsace, pour finir par disparaître après janvier 1945, probablement victime d’une de ces marches de la mort de la fin des camps. C’était un homme de conviction qui a eu une vie bien remplie, marquée par les horreurs de ce siècle. Des horreurs bien pires que celles qu’il décrit dans ses récits d’anticipation.
Versins ne s'intéresse qu'au passionné de science-fiction qu’il était aussi devenu. Il cite plusieurs études thématiques : L’homme invisible, l’homme artificiel, parus dans la revue La Science moderne, Voyages au centre de la terre, une étude parue dans la Revue de Littérature comparée, en 1929 déjà. Cette dernière étude a servi de « matériau de base », d’après leurs propres dires, à Guy Costes et Joseph Altairac pour leur grande Encyclopédie des utopies, romans d’aventures et romans de science-fiction mettant en scène des mondes souterrains, voir Guy Costes et Joseph Altairac : Les Terres creuses – Bibliographie commentée des mondes souterrains imaginaires, Encrage Edition, Amiens, 2006. Autres études thématiques de Régis Messac d’après Versins : Les romans de l’homme-singe, Micromégas et Les premières utopies. Quant à l’Esquisse d’une chrono-bibliographie des utopies, c’est Pierre Versins lui-même (c’est lui qui nous l’apprend) qui l’a annotée lors de sa publication posthume au Club Futopia à Lausanne en 1962.
Je ne pense pas que l’on puisse considérer les trois romans de Régis Messac, qui relèvent d’ailleurs plutôt de la contre-utopie que de la science-fiction, comme des chefs-d’œuvre littéraires. Le meilleur est peut-être le premier, le plus court, Quinzinzinzili. Un maître d’école et ses élèves, visitant une grotte quelque part en Lozère, échappent à une guerre chimique qui, à cause d’une réaction non prévue, détruit l’humanité entière et rend la vie en surface impossible. Le maître d’école qui, il est vrai, n’avait déjà pas une opinion très élevée du niveau intellectuel de ses élèves, assiste alors à leur retour à la sauvagerie, à la réinvention de la guerre, du sexe et de la religion. « Conte philosophique et désespéré » disent Costes et Altairac. Ce roman « constitue un des meilleurs et des plus sobres romans qui existent sur les thèmes Fin du Monde et Renaissance », dit Versins. Moi, il m’a plutôt fait penser au Seigneur des Mouches de Golding, un roman qui m’avait particulièrement frappé parce qu’il met en évidence des aspects peu glorieux propres à la nature humaine et qui se manifestent d’une manière brutale dans une bande d’enfants laissée à elle-même (exactement comme chez Messac) : cruauté, persécution des faibles, rites, imposition d’un chef, suivisme de la bande, exclusion de ceux qui sont différents ou ne suivent pas. Soit dit entre parenthèses, je considère Golding comme un des plus grands écrivains anglais de ce siècle : langue très riche, écriture somptueuse, analyse psychologique acérée. Voir Willam Golding : Three Novels : Lord of the Flies – Pincher Martin – Rites of Passage, édit. Faber and Faber, Londres/Boston, 1984 (Lord of the Flies date de 1954).
Mais c’est plutôt La Cité des Asphyxiés qui fait penser à un roman de fin du monde. Même si on y trouve une machine à remonter le temps (ou plutôt à le descendre, c. à d. à aller vers le futur : on insiste à plusieurs reprises sur l’irréversibilité de cette translation, ce qui n’est pas le cas, si je me souviens bien, de la Time Machine de Wells qui date de 1895 et où le voyageur du temps est capable d’aller et de revenir dans ce qui est une 4ème dimension). Mais le temps n’est pas le thème principal de cette œuvre qui est encore une fois une contre-utopie satirique qui décrit un monde souterrain, société future où l’air disparu de la surface terrestre devient le bien le plus précieux. Satire swiftienne, dit Ralph Messac. Mais n’est pas Swift qui veut. Même si l’humour est souvent présent. Comme ces universitaires aux fausses barbes qui ramollissent les crânes de leurs élèves pour les rendre coniques et former ainsi des triples cônes diplômés ou des anciens élèves de la Grande Cônerie. Et l’enseignement principal porte sur la météorologie alors qu’avec l’absence d’air et donc de vents il s’agit là d’une science qui n’existe plus et n’a donc plus aucune utilité, ce qui fait penser à la bataille du professeur Messac pour faire supprimer l’enseignement du latin. Sinon la société décrite par Messac a tous les défauts de la société actuelle qu’il déteste. Classe supérieure aristocratique et privilégiée qui exploite les autres classes, classe moyenne sous surveillance et qui collabore, classe inférieure qui produit et qui souffre et que l’on illusionne avec la religion (le Grand Hibou, les prêts et les hibounes), avec des drogues, avec un prétendu « art » et avec des jeux inventés par les pseudo-intellectuels (les Zyntels-Ecuels) nourris par le pouvoir. Et quand les ouvriers défèquent, accroupis en ligne devant un caniveau, parce que l’on a besoin de leurs déjections (qu’on appelle san) pour fabriquer l’azote qui entre dans la composition de l’air, ils chantent une espèce de Marseillaise : « Donnons notre san ! Donnons notre san ! Tout notre san pour La-Pah-Trih ! » Et comme les anarchistes sont de gauche quand ils critiquent le pouvoir et l’injustice mais de droite quand ils se moquent de la démocratie on a également droit à une satire de chambre de députés (qui deviennent les dixputains chez Messac). Il y a, certes, de l’imagination dans la société future décrite par Messac, mais au moment de la publication de ce roman (en 1937) on connaissait déjà une œuvre plus ambitieuse, Brave New World d’Aldous Huxley, qui date de 1932, et même une autre œuvre, moins connue mais fondamentale, le We du Russe Zamyatin qui a été écrit en 1920 et qui a paru en anglais aux Etats-Unis en 1924 (voir Yevgeny Zamyatin : We, édit. Jonathan Cape, Londres, 1970. Zamyatin, jamais publié en URSS a obtenu de Staline, grâce à l’intervention de Gorki, l’autorisation de s’exiler en 1931, est venu habiter en France où il a travaillé pour le cinéma, en particulier pour Renoir, co-écrivant le scénario des Bas-fonds, mais n’a plus rien publié, et est mort en 1937 et enterré à Thiais. Son roman a été traduit en français sous le titre : Nous autres, en 1929, mais jusqu’ici je n’ai pas réussi à me le procurer).
Je ne suis pas arrivé à lire Valcrétin jusqu’au bout. Trop de scatologie à mon gré. Et en plus Costes et Altairac pensent que ce texte est très largement inspiré d’une nouvelle américaine de la pulp literature d’avant-guerre (Isle of the Gargoyles de William Lenkin). Il faut se faire une raison : Régis Messac n’est pas un grand auteur de science-fiction. Le jour où on aura accès à ses autres écrits, et en particulier à ses écrits politiques, on pourra peut-être se faire une autre idée de l’écrivain (et comme - on l’apprend sur le net - une Société des Amis de Régis Messac s’est créée on aura peut-être l’occasion de les voir publiés prochainement). En attendant on ne peut que constater que sa grande qualité c’est son esprit encyclopédique. Sa thèse sur le Detective Novel est absolument remarquable et incontournable si on veut comprendre quelque chose à l’origine du roman policier occidental. Et ses études thématiques sur la science-fiction et l’utopie ont été extrêmement précieuses pour tous ceux qui, en France, ont tenté de réaliser des études encyclopédiques comparables à ce qu’a fait aux Etats-Unis Everett Bleiler (voir Everett F. Bleiler : Science-fiction, The Early Years, édit. The Kent State University Press, Kent, Ohio, 1990 ainsi que The Checklist of Science-fiction and Supernatural Fiction by E. F. Bleiler, edit. Firebell Books, Glen Rock, New-Jersey, 1978, ouvrages déjà cités, sans compter celui qui est une suite au premier de ces ouvrages et qui m’a été signalé par Altairac : The Gernsback Years, mais que je n’ai pas encore réussi à me procurer). Alors parlons-en, une fois encore, de nos encyclopédistes modernes français de la science-fiction.
Que peut-on encore dire de ce Pierre Versins dont j’ai déjà fait le portrait dans mes notes sur Francis Lacassin (aussi bien dans le Bloc-notes 2008 que dans mon Voyage) ? Que c’est une véritable jouissance de la parcourir, son Encyclopédie. Elle est superbe. Enorme. Mille pages en petits caractères, imprimées sur deux colonnes. Magnifiquement illustrée. Enorme érudition universelle et intelligence des textes. Et l’humour de Versins. Un anarchiste comme Messac. Encore que dans son encyclopédie sous la lettre A on a cette définition : « L’anarchie est à notre goût cette forme de pensée politique selon laquelle nous n’aurions pas besoin de gouvernement si tous les hommes étaient bons, honnêtes et intelligents. Il n’est donc pas d’utopies plus « utopiques » que celles qui se réclament de cette idée par ailleurs peu répandues ». Et Versins a connu lui aussi les camps, comme Messac encore, même s’il en est revenu. Un des camps les plus durs : Auschwitz-Birkenau comme Primo Levi. Parler d’un monument comme l’Encyclopédie de Pizerre Versins dans une note d’un Bloc-notes est impossible. Disons simplement qu’elle englobe tout. Tout ce que l’on peut trouver dans la littérature mondiale sous cette définition qu’il a inventée, de « conjectures romanesques rationnelles ». Et que comme tout dictionnaire elle se présente dans un ordre alphabétique et que l’on va de l’Atlantide de Platon à la lettre A jusqu’au Russe Zamyatin à la lettre Z…
J’ai aussi acquis entre-temps l’Encyclopédie des Terres Creuses de Guy Costes et de Joseph Altairac. Les deux sont des spécialistes de la science-fiction, Costes s’étant intéressé à Jules Verne, Wells et Rosny aîné, Altairac à van Vogt, à Wells aussi, à Jacques Bergier et ayant traduit Lovecraft. Leur ouvrage est relativement récent (2006). Le sous-titre plaisant : « Traitez non moins utile que délectable de la présence de grottes, cavernes, cavités, gouffres, abîmes, tunnels extraordinaires, mondes souterrains habités, et autres terres creuses dans les romans (populaires ou non), à conjectures rationnelles, y compris les récits préhistoriques comportant icelle ou icelui, autant que les essais, desquels iusques à présent l’on n’a peu ou prou ouy parler ». L’ensemble est largement illustré avec les couvertures des livres et opuscules cités (ce qui suppose un sacré travail de collectionneur). Enfin il s’agit d’une étude qui paraît vraiment exhaustive puisqu’on y dénombre exactement 2211 entrées (incroyable richesse de l’imagination humaine !). Seul problème pour moi (qu’Altairac m’excuse !) : j’ai beaucoup de mal à parcourir tous ces mondes souterrains et ces grottes obscures. Je suis Capricorne et je me sens mal à l’aise dès que je dois m’enfoncer sous terre. Au point qu’à Paris j’évite autant que possible de prendre le métro…