Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Populisme à l'italienne

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(Plus populiste, tu meurs)

A peine la catastrophe produite (le pont de Gênes) que déjà Salvini fouette le peuple et leur donne les cibles à haïr (dans 1984 de George Orwell on organisait tous les jours des séances de haine. Et même de temps en temps des semaines de haine). Dans l’ordre : les responsables de la société Autostrade, les hommes politiques (du passé. Ou du « système »), l’Europe. Et puis il va faire la fête avec ses amis (il n’avait pas encore eu le temps de fêter sa victoire). Alors les 45 morts… De toute façon c’est pas lui. Et il a déjà dit ce qu’il avait à dire : on va trouver les coupables et les punir sévèrement. Comme on ne l’a jamais fait. Prison ferme. 
Qu’il est difficile de connaître aussi vite les causes véritables de l’accident, on s’en fout. Que c’est peut-être la fondation du pilier, que c’est peut-être la conception du pont (critiquée dès l’origine), que c’est peut-être la surcharge (il y a 60 ans on n’avait probablement pas prévu un tel trafic), ou toute autre cause, on s’en fout. C’est un défaut d’entretien. C’est la seule explication qui permet d’accuser l’Entreprise. Et pour bien enfoncer le clou on va lui retirer la concession. Et d’autres concessions encore. Comme elle gère la moitié du réseau autoroutier italien, on va peut-être rencontrer quelques difficultés. D’autant plus que les gars ils ont des avocats. Et les moyens de les payer. Pour rompre les contrats il faudra quand même autre chose que des mots. Il faudra des preuves. Remarquez : ils sont peut-être coupables, je n’en sais rien. Je connais bien le problème : mon groupe fournissait des solutions pour les plateformes d’accès à la surveillance et à l’entretien des ponts. On a eu comme clients la DDE en France et bien d’autres entreprises de construction et d’entretien de ponts (en Belgique, en Angleterre, à Hong-Kong et, bien sûr en France, comme le Pont de Normandie par exemple) et on connaissait bien le problème de la corrosion du béton et, à la suite, celle des armatures en acier. On a même assisté à des colloques internationaux consacrés à ce problème. Cela m’étonnerait beaucoup qu’Autostrade ne le connaisse pas. 
Et puis, attention : si c’est l’Europe qui est coupable, because austérité, cela n’est donc pas Autostrade ? C’est donc l’Etat italien ? Il faudrait savoir. De toute façon la Commission lui a tout de suite répondu, au Salvini : nous avons donné des consignes pour assurer la sécurité des infrastructures partout en Europe, nous vous avons donné de l’argent spécialement dans ce but, et, de toute façon, ce n’est pas nous qui fixons les priorités de votre budget. Mais ce n’est évidemment pas la vérité qui intéresse Salvini. Ce sont les boucs émissaires pour le bon peuple. Et l’Europe est un excellent bouc émissaire, pas seulement en Italie. Que la dette italienne soit la deuxième la plus importante de la zone Euro après la Grèce et que cette dette représente 130% du PIB, on s’en fout. Aussi bien Salvini que di Maio. Les populistes, qu’ils soient de gauche, de nulle part ou d’extrême-droite, s’en foutent des réalités. On est là pour faire monter la mayonnaise, c’est-à-dire l’émotion, avec laquelle on va fanatiser les foules et arriver au pouvoir. 
Quant à di Maio il a intérêt à hurler avec les loups, les loups de la Ligue du Nord, pour faire oublier ce que l’on pouvait trouver il n’y a pas si longtemps encore (la semaine passée) sur leurs comptes sociaux : le Mouvement 5 Etoiles était le principal opposant au projet de contournement qui devait remplacer la traversante du pont Morandi. A Rome, en 2014, le clown Beppe Grillo (pourtant originaire de Gênes) gueulait, comme il sait le faire, contre le projet de contournement de la Gronda et se faisait acclamer par la foule. En 2012 le représentant local du Mouvement avait répondu à un industriel, qui s’inquiétait, que le pont Morandi pouvait encore tenir 100 ans. Et sur le site du parti on parlait de fable à propos du possible effondrement du pont Morandi (voir Le Monde du 17/08/2018). D’ailleurs il y a trois mois encore, lors de la campagne électorale, di Maio avait promis qu’on allait en finir avec la Gronda ! Il faut dire que le Mouvement s’opposait à tous les grands travaux, le tunnel et le TGV du Piémont, l’incinérateur de Parma, etc. Pourquoi ? Dépenses inutiles et possibles malversations. Ou plutôt pour surfer sur les idées de certains groupuscules contestataires ? On était même contre les vaccins ! 
Hier on a appris que le gouvernement avait décidé de constituer une Commission d’enquête, mais Salvini les a prévenus : vous avez trente jours pour me donner vos conclusions, après on déblaye. Soyons sérieux : trente jours ? Impossible. Oui, en trente jours ils peuvent éplucher les dossiers de l’Autostrade et voir si le travail d’inspection et de réparation a été fait à peu près sérieusement. Mais les causes véritables ? 

L’année dernière, dans une note intitulée : Emotions, poisons de la démocratie ? j’avais cité un penseur bien oublié aujourd’hui, un homme qui ne croyait pas à la démocratie, Gustave Le Bon, mais dont les arguments contre sont intéressants à rappeler. Parce que ce qu’il craignait surtout c’était l’action néfaste de ceux qu’il appelait les « meneurs » sur ce qu’il appelait la « foule ». Une crainte exprimée il y a 120 ans et que nous devons prendre au sérieux aujourd’hui, à l’époque du trumpisme, du populisme, des fake news, de la post-vérité et d’une institution qui n’existait pas à son époque : le net et les réseaux sociaux. Les meneurs de foule, disait Le Bon, utilisent essentiellement trois moyens : l’affirmation, la répétition et la contagion (excusez-moi si je me répète). Il faut d’abord affirmer. Très fort. « L'affirmation pure et simple, dégagée de tout raisonnement et de toute preuve, est un des plus sûrs moyens de faire pénétrer une idée dans l'esprit des foules ». écrivait Le Bon dans Psychologie des foules en 1895. « Plus l'affirmation est concise, plus elle est dépourvue de toute apparence de preuves et de démonstration, plus elle a d'autorité ». Mais cela ne suffit pas. Il faut encore répéter. Je cite toujours Le Bon (excusez-moi encore) : « L'affirmation n'a cependant d'influence réelle qu'à la condition d'être constamment répétée, et, le plus possible, dans les mêmes termes. C'est Napoléon, je crois, qui a dit qu'il n'y a qu'une seule figure sérieuse de rhétorique, la répétition. La chose affirmée arrive, par la répétition, à s'établir dans les esprits au point qu'ils finissent par l'accepter comme une vérité démontrée ». Et, pour finir, pour que le fait affirmé se répande, il faut que se crée ce que Le Bon appelle la contagion. Dernière citation : « Lorsqu'une affirmation a été suffisamment répétée, et qu'il y a unanimité dans la répétition, comme cela est arrivé pour certaines entreprises financières célèbres assez riches pour acheter tous les concours, il se forme ce qu'on appelle un courant d'opinion et le puissant mécanisme de la contagion intervient. Dans les foules, les idées, les sentiments, les émotions, les croyances possèdent un pouvoir contagieux aussi intense que celui des microbes… ». Or, aujourd’hui, en plein XXIème siècle on dispose d’un outil merveilleux pour créer cette contagion, c’est le réseau social ! A force de me répéter je vais passer pour un affreux anti-moderniste. Mais je regrette : c’est bien ainsi que naît et se développe un Mouvement comme celui des 5 Etoiles, au point d’obtenir presqu’à lui tout seul la majorité à l’Assemblée et au Sénat italiens ! Et de réduire presqu’au néant un parti social-démocrate et ce pauvre Renzi qui tenait à ces choses bien démodées que sont la vérité et la réalité. 

Je ne sais pas comment finira cette affaire. En tout cas, quand on entend tout ce qui se dit aujourd’hui sur la ville de Gênes, sur le fait qu’elle est totalement coincée entre la mer et la montagne, que le port de Gênes est le plus important d’Italie et que toute la ville et le port étaient bloqués lorsqu’il y avait le moindre incident ou bouchon sur le pont Morandi, on se dit que ceux qui se sont opposés à la Gronda sont des criminels ou, au moins, des inconscients qui ont très mal servi les intérêts de la ville et de ses habitants. 

Le drame de Gênes a eu bien sûr des répercussions chez nous en France. Les médias n’arrêtent pas de nous faire peur : 7% de nos ponts risquent de s’écrouler ! Arrêtons. On a la DDE, même si elle a moins de moyens et est moins présente. On a des contrats sérieux qui lient l’Etat aux sociétés concessionnaires de nos autoroutes. Un délégué des entreprises spécialisées en entretien des ouvrages d’art nous a dit qu’il fallait surtout augmenter les fréquences des interventions d’inspections. Mais on a aussi compris que le plus gros problème se posait pour tous ces ponts dont l’entretien incombe aux départements et aux communes. Qui ont de moins en moins de ressources (et là je regrette la décision de supprimer la taxe d’habitation). 
Mais nous avons-nous aussi nos populistes. Et nos médias populistes. C’est ainsi que LCI a tout de suite invité des politiciens et qu’on a commencé à politiser le problème plutôt que de l’étudier sérieusement. Et comme par hasard les hommes politiques qui étaient invités à participer aux débats ne représentaient, électoralement parlant, pratiquement rien : le PC et La France debout. Evidemment on a tout de suite tapé sur l’Europe et l’austérité. Et tous les deux se sont demandés pourquoi on donnait des concessions à des sociétés privées. Pour ce qui est du PC je comprends. Il avait d’ailleurs probablement raison en partie en ce qui concerne les vues capitalistes qui nous gouvernent. Mais c’était un peu plus surprenant de la part du représentant de la France debout ! Il y avait heureusement un autre participant qui a expliqué que c’était normal que l’Etat se dégage une fois l’investissement fait et utilise les moyens dégagés pour d’autres investissements. Et que l’Etat était suffisamment puissant pour faire respecter les règles du jeu auprès des concessionnaires. 
Le plus incroyable chez tous ces populistes – mais j’arrêterai là – c’est qu’ils veulent toujours que l’Etat fasse plus mais qu’en même temps on diminue les impôts. C’était même la principale promesse électorale de la Ligue du Nord de Monsieur Salvini. 
Et personne ne parle de cet incroyable scandale : la diminution généralisée et constante de l’imposition des bénéfices des sociétés dans toute l’Europe. Mais là encore je ne fais que parler dans le vide. Depuis si longtemps…