Poésie et jeux de mots
Erich Fried par Loredano
(collection Reich-Ranicki)
En poursuivant ma grande étude des écrivains juifs de langue allemande je suis tombé sur le poète Erich Fried et sur un de ses poèmes que Marcel Reich-Ranicki avait repris dans sa petite anthologie de poésies allemandes, intitulée : Ein Jüngling liebt ein Mädchen – Deutsche Gedichte und ihre Interpretationen. Ce poème, dont le titre est Logos, le voici :
Das Wort ist mein Schwert
und das Wort beschwert mich
Das Wort ist mein Schild
und das Wort schilt mich
Das Wort ist fest
und das Wort ist lose
Das Wort ist ein Fest
und das Wort ist mein Los
J’ai écrit que c’était là un poème intraduisible parce qu’entièrement basé sur des jeux de mots. Ces jeux de mots qui caractérisent justement une bonne part de la poésie de Fried. « Il prend le mot au mot », dit Reich-Ranicki. « Il le tord dans tous les sens. Il est excité par les sens multiples, les homonymies, les assonances. Il laisse les pensées devenir langage et laisse le langage se mettre à penser ». « On se demande d’ailleurs », ajoute Reich-Ranicki, « si cette foi dans le mot n’est pas liée à ses racines judaïques ». Et c’est vrai : croire qu’il y a un sens caché derrière les mots, de ceux de la Tora surtout, fait partie de la tradition juive. En particulier dans la Kabbale : voir les mots secrets et le pouvoir de ces mots dans les histoires de Leo Perutz dans La Nuit sous le Pont de Pierre.
Alors j’ai eu envie d’essayer. Essayer de le traduire ce poème des mots. Me demandant si on ne pouvait pas y arriver quand même. Et pour cela commencer à l’analyser.
Les deux premiers distiques d’abord. Les premiers vers de chacun des deux distiques marquent une opposition : le mot est mon épée, le mot est mon bouclier. Il sert à me battre, à attaquer. Il sert aussi à me protéger, me défendre. Entre les deux vers de chaque distique il y a homophonie (du moins homophonie pour un mot important de chaque vers). Une homophonie surprenante. Sans aucune communauté de sens. Entre Schwert et Das Wort beschwert. Ce deuxième vers du premier distique signifie : le mot me pèse, m’alourdit, m’encombre. Ce qui peut faire sens mais n’a rien à voir avec la nature guerrière de l’épée. De même pour le deuxième distique et l’homophonie Schild (bouclier) et schilt du verbe schelten (sermonner, réprimander). Le vers fait sens mais n’a rien à voir la nature défensive du bouclier. Ou peut-être si ? On peut vouloir se protéger des reproches !
Pour les deux autres distiques on change de méthode. Là l’homophonie (des mots essentiels du vers) est entre les premiers vers de chaque distique ainsi qu’entre les deuxièmes vers. Le mot fest avec une minuscule veut dire fixe, rigide, ferme. Avec une majuscule il devient Fest, c. à d. fête. Aucune relation de sens. Il en est de même pour lose avec une minuscule, signifiant libre dans tous les sens du terme (figuratif compris), et avec une majuscule Los, le lot, le sort, le destin. Mais, par contre, il y a opposition entre les deux vers de chaque distique : fixé contre libre et fête contre sort.
Alors, essayons. Pourquoi pas ?
Le mot est mon épée
et le mot m'épie
Le mot est ma cuirasse
et le mot me harasse
Le mot est de bonne foi
et le mot est retors
Le mot est ma joie
et le mot est mon sort
Ai-je réussi ? Pour le premier distique j’ai une homophonie, même si elle n’est pas parfaite. Mais dans le deuxième c’est plus une rime qu’une homophonie. J’avais d’abord pensé à défense au lieu de bouclier, un mot avec lequel, me semble-t-il il n’y a rien à faire en français :
Le mot est ma défense
Et le mot me défonce
Mais alors je perdrais la belle opposition entre deux images, deux objets et passerais à la comparaison d’un objet, l’épée, avec un concept, la défense. Alors j’ai pensé à armure :
Le mot est mon armure
et le mot me murmure
Finalement je me suis arrêté à cuirasse et harasse, le verbe harasser ayant l’avantage, en plus, de rappeler le mot allemand schelten, sermonner, reprocher.
Pour ce qui est des deux derniers distiques ma traduction a l’avantage de conserver le sens général du texte allemand. Mais l’homophonie est loin d’être réussie. Foi et joie d’une part, retors et sort d’autre part, ne sont rien d’autres que des rimes. La seule homophonie parfaite en français aurait pu jouer sur les deux significations de ferme : ferme, l’adjectif qui aurait correspondu à fest, et la ferme, le nom. Mais je ne vois vraiment pas ce que cette ferme campagnarde serait venu faire dans ce foutu poème !
La traduction en français de ce poème est effectivement mission impossible. Et la raison principale c’est qu’on ne peut traduire des homonymies. Chaque langue n’est pas seulement un monde à part, avec ses concepts et ses visions, comme l’a dit George Steiner, mais c’est aussi un monde à part sur le plan sonore.
Ceci étant, si je trouve mieux plus tard, je vous le dirai…
PS. : Pour ceux que la poésie intéresse ainsi que les problèmes de la traduction des poèmes, je signale ces trois notes de mon Bloc-notes 2011 : Poésie et Traduction, Traduction et Trahison et Poésie et Traduction - bis.
PS-2 : Je signale aussi que j'ai complété, développé et illustré mon étude des écrivains et poètes juifs de langue allemande et que je l'ai mise en ligne sur mon site Voyage autour de ma Bibliothèque sous le titre Ecrivains juifs de langue allemande.