Paul et la divinisation du Christ
(La vie de Jude, frère de Jésus, roman, par Françoise Chandernagor, Albin Michel, 2015)
A vrai dire, j’avais acheté ce livre pour Annie, me disant qu’il la distraira d’autant plus que l’éducation religieuse qu’elle avait reçue était bien moins poussée que la mienne. Et puis, finalement, je l’ai lu moi aussi et l’ai trouvé tout à fait passionnant. D’abord parce que l’écrivaine a réussi à trouver un style qui colle parfaitement au sujet, une autobiographie apocryphe, soi-disant découverte récemment, du plus jeune frère de Jésus, un style qui rappelle par moments celui de l’Ancien Testament, par d’autres, les récits pieux des Evangiles. Tous les critiques l’ont louée pour cela, elle-même explique dans sa volumineuse postface, intitulée L’atelier de l’auteur, ce qu’elle a voulu faire, comment elle s’est inspirée, pour l’écriture, des trois premiers Evangiles que l’on dit synoptiques et des Actes des Apôtres, mais aussi, par moments de l’ancienne Bible elle-même. Elle a tellement réussi qu’il arrive qu’on en soit quelques fois un peu lassé et qu’on se demande où veut nous conduire notre Académicienne Goncourt avec tout ce prêchi-prêcha pieux…
Ce n’est pas pour rien qu’elle a intitulé sa postface Atelier de l’écrivain. Elle nous montre effectivement tout le travail de recherche qu’elle a faite pour son sujet, étudiant les derniers documents disponibles, archéologiques et historiques, exégèses aussi, bien sûr, et la dernière traduction « œcuménique » des Evangiles (une équipe œcuménique d’exégètes catholiques, protestants et orthodoxes a entrepris la publication d’une TOB, Traduction œcuménique de la Bible, d’abord en 1975, puis l’a révisée en 1988 et augmentée en 2010). Elle reproche à l’Eglise de continuer à nier l’existence des frères de Jésus (il en avait quatre : Jacques, José, Simon et Jude, et plusieurs sœurs), alors qu’elle est reconnue aujourd’hui par de nombreux théologiens, qu’elle est considérée comme allant de soi dans les deux premiers Evangiles (Marc et Mathieu) et dans de nombreuses Epîtres où Jacques, chef de l’Eglise de Jérusalem, est désigné comme le frère de Jésus, et que l’on sait aujourd’hui de façon certaine que les quatre Evangiles ont été écrits en grec et que dans cette langue le terme adelphos signifie frère et rien d’autre, surtout pas cousin. Françoise Chandernagor est beaucoup plus virulente en ce qui concerne le dogme de la virginité de Marie (d’ailleurs partiellement rejeté par Luther) et nous rappelle (ou nous apprend) que la fameuse Immaculée Conception inventée par un Pape encore au XIXème siècle, ne concerne pas la conception de Jésus par Marie mais de Marie elle-même par sa propre mère ! Pourquoi ne pas inventer toute une tribu où les femmes depuis l’origine des temps conçoivent tout en restant vierges ? Est-ce là où Mahomet est allé chercher sa légende des houris du Paradis avec lesquels les heureux élus (les Martyrs de notre Djihad actuel) peuvent coucher autant qu’ils veulent mais qu’elles restent éternellement vierges ? Segalen se moquait de cette histoire dans une de ses Stèles (Eloge d’une Vierge occidentale) :
« La raison ne s’offense pas : certainement une vierge occidentale a conçu, voici deux mille années, puisque deux mille ans avant elle, Kiang-yuan, fille sans défaut, devint mère parmi nous...
Ceci est croyable. Le philosophe dit : Tout être extraordinaire naît d’une sorte extraordinaire...
La raison ne s’offense pas. Certainement une vierge occidentale a conçu. »
Mais ce qui m’a surtout intéressé dans ce roman c’est la fameuse opposition entre Paul et les Apôtres. Bien sûr je connaissais l’histoire depuis longtemps, on a beaucoup glosé là-dessus, prétendant, probablement avec raison, que sans l’ouverture aux non-circoncis imposée par Paul la religion chrétienne n’aurait jamais pu devenir une religion universelle et serait tout au plus restée une secte juive. Il y a d’ailleurs des côtés vraiment risibles dans toute cette controverse quand on lit dans certaines Epîtres que Paul et ses compagnons sont les missionnaires du prépuce et que les autres sont ceux des circoncis (« …voyant que l’Evangile du prépuce m’était commis, comme l’était à Pierre celui de la circoncision… », écrit Paul dans son Epître aux Eglises de Galatie). Mais le prépuce n’est qu’un tout petit bout de cette histoire, si vous me permettez cette expression. La révolution de Paul va bien plus loin : c’est de toute la Loi juive qu’il veut se débarrasser. Et Jacques et les autres en sont bien conscients et c’est bien cela qui les choque le plus. Ernest Renan raconte en détail l’histoire de la contre-mission organisée par Jacques et ses disciples en Syrie, l’histoire du refus des Chrétiens circoncis à manger à la même table que les incirconcis, la position délicate de Pierre assis entre deux chaises (ou entre deux tables) et montre bien qu’il ne s’agit pas simplement de la circoncision mais de la Loi juive tout entière (voir Ernest Renan : Saint Paul, édit. Michel Lévy Frères, Paris, 1969, chapitre X : Retour de Paul à Antioche – Dispute de Pierre et Paul – Contre-mission organisée par Jacques, frère du Seigneur). C’est aussi là que l’on trouve une citation de l’Epître de Jude plus complète que les extraits qu’en cite Françoise Chandernagor et qui contredit un peu le portrait qu’elle fait de Jude, un gentil garçon, le plus jeune des frères de Jésus, qui tout en s’opposant aux idées de Paul, ne le hait pas. « C’est un factum des plus violents contre des adversaires innomés », écrit Renan, « qui sont présentés comme des rebelles et des impurs ». Et, effectivement, les termes employés par Jude pour y fustiger Paul sans le nommer sont d’une très grande violence. « …il s’est faufilé parmi nous certains hommes (impies prédestinés depuis longtemps à ce crime) qui changent la grâce de Dieu en orgie… Ceux dont il s’agit blasphèment…ils sont entrés dans la voie de Caïn, ils se sont jetés pour de l’argent dans l’erreur de Balaam… écueils dans vos agapes, qui se gorgent sans vergogne, pasteurs qui se paissent eux-mêmes, nuages sans eau menés çà et là par les vents ; arbres de fin d’automne, sans fruits, deux fois morts, déracinés ; flots sauvages de la mer, écumants de leurs propres hontes ; astres errants, auxquels est réservé pour l’éternité le gouffre des ténèbres… ».
En 1972 Rudolf Augstein, Directeur et co-propriétaire du Spiegel, avait publié un livre intitulé Jesus Menschensohn (Jésus, fils de l’Homme) : voir Rudolf Augstein : Jesus Menschensohn, édit. Bertelsmann, Munich, Güttersloh, Vienne, 1972. Le livre m’avait intéressé à l’époque, sans qu’il m’apportât grand-chose de nouveau. Quand on veut s’attaquer au Jésus historique, on est vite arrivé à une impasse. Albert Schweitzer l’avait déjà dit. Et, aujourd’hui, quand je le feuillette à nouveau, je me trouve bien d’accord avec ce qu’en dit l’écrivain Heinrich Böll dans une critique que l’on peut trouver sur le net : il aurait mieux fait de blasphémer car la religion est une question d’émotion, or en fait il l’a écrit en théologien à l’encontre d’autres théologiens. A l’encontre de tous les théologiens, il me semble. J’y reviendrai. Mais ce qui m’intéresse aujourd’hui c’est ce qu’il dit à propos de Paul et de la Loi. « Le Christ est né sous la Loi, mais il a libéré tous les Juifs et tous les hommes en général du joug de la Loi, dit Paul », d’après Augstein (dans l’Epître aux Galatéens). « Tous les hommes en général », dit Augstein, « et tout particulièrement Paul lui-même ». Quand on voit avec quelle énergie Paul a œuvré pendant trente ans pour mettre la Loi de côté, dit-il encore, on ne peut croire qu’il l’a fait juste pour ouvrir la voie à l’expansion de la nouvelle religion. Il a dû souffrir lui-même de par cette Loi. A cause de l’impossibilité de pouvoir obéir aux 613 commandements et interdictions, parce que la Loi conduit l’Homme à devenir conscient du péché, qu’il perd l’innocence de la non-connaissance, et qu’il n’y a pas d’échappatoire. On ne peut qu’y obéir en totalité ou non. Au lieu de la Vie la Loi apporte au pêcheur la Mort éternelle. Or aucun mortel ne peut satisfaire à la Loi. Pour pouvoir se débarrasser de la Loi et de ses commandements, Paul a dû accepter, dit encore Augstein, d’être incompris par le monde entier, de paraître avoir supprimé la morale et la bonne conduite, alors qu’il y était pourtant passionnément attaché. En d’autres termes – c’est moi qui le dit – Paul a été un novateur sur un autre plan : ce n’était plus la forme qui comptait mais le fond. Et d’une certaine manière on peut dire qu’il a gagné : le Christianisme peut être considéré comme une libération par rapport à la religion juive orthodoxe et son formalisme absurde.
Pour confirmer ce que dit Augstein, on peut d’ailleurs revenir à l’Epître aux Galatéens (dans la traduction de Renan) : « …Avant le règne de la foi, nous étions enfermés dans la Loi comme dans une prison, qui nous gardait pour la révélation future. La Loi a été le pédagogue… mais, la foi venue, nous ne sommes plus sous le pouvoir du pédagogue… Vous n’êtes plus esclaves… Christ nous a donné la liberté… ne reprenez pas le joug de la servitude… en Christ Jésus circoncision ou prépuce n’importe ; ce qui importe, c’est la foi devenant active par l’amour… ». Mais, continue l’ascète sévère qu’est aussi Paul : « …que la liberté n’aboutisse à la licence de la chair… Les œuvres de la chair sont la fornication, l’impureté, la lascivité, l’idolâtrie…, les haines…, l’ivresse, les débauches et autres choses semblables… ». Car un autre héritage de Paul c’est bien sûr la haine de la chair, du sexe, le célibat des prêtres…
Il est vrai que l’élimination de la Loi se justifie dans l’esprit de Paul par le fait que c’est Jésus qui, par sa mort, en a délivré l’Homme, et que la Fin est proche. Toute proche. Une proximité à laquelle peut-être Jésus lui-même croyait. Toute cette pensée d’un Dieu fait homme venu sauver les Hommes (du Mal, du Péché originel ?) est difficilement compréhensible en-dehors du contexte juif. Et on se demande comment les non-juifs pouvaient gober cette histoire-là. En tête du chapitre 10 de son livre, intitulé : Markus, ein enttäuschender Kronzeuge (Marc, un témoin-clé décevant), Augstein place cet extrait des Neue Paralipomena de Schopenhauer :
Conversation de l’an 33
A. Vous connaissez la nouvelle ?
B. Non, qu’est-ce qui se passe ?
A. Le Monde est sauvé !
B. Que dites-vous là !
A. Oui, le bon Dieu a pris forme humaine et s’est laissé exécuter à Jérusalem : c’est ainsi que le monde a été sauvé et que le Diable a été roulé.
B. Ah, mais c’est tout à fait charmant, dites donc !
Et Segalen, encore lui, fait parler les Maoris : lorsqu’ils apprennent « qu’un dieu père d’un autre dieu livra son fils pour sauver les vivants… » « Quoi donc ? Les hommes étaient-ils en danger ? Menacés de famine ? De noyade ? Ou peut-être coupables de sacrilège ? » Et quand l’Etranger, le Prêtre blême, explique : le paradis, le fruit défendu, le dieu courroucé ; si courroucé que « tout eût péri sous sa colère s’il n’avait laissé mettre à mort, pour s’apaiser lui-même, son fils, très aimé, lequel d’ailleurs ne pouvait pas mourir...». Là les Maoris sont impressionnés. Le dieu n’est donc pas aussi débile que l’on avait cru. Il est même plus féroce que tous les dieux maoris...
Mais revenons au roman de Françoise Chandernagor. Il y a un autre aspect du rôle de Paul que j’y ai découvert (ou redécouvert), celui de la divinisation de Jésus. On y fait allusion à plusieurs occasions. A propos d’un discours de Paul à la synagogue d’Ephèse où il aurait utilisé le mot Seigneur pour désigner Jésus : « Le titre de Seigneur employé par Paul s’adresse à l’Incarnation et n’est pas réductible au Seigneur (Maître) dont avaient usé les disciples de Jésus », écrit Françoise Chandernagor dans une note de bas de page. Et, plus tard, quand Jacques apprend les termes utilisés par Paul dans son Epître des Romains, « Fils de Dieu, est-ce là ce qu’il a écrit ? Que nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils ? Mais qu’entend-il par fils ? Jésus est-il Fils de Dieu comme l’Apollon des Grecs est fils de Jupiter ? Le croit-il né de l’union de l’Eternel avec une mortelle ? Et as-tu jamais entendu (il s’adresse à Jude) notre bien-aimé dire qu’il était fils de Dieu autrement que ne le sont tous les hommes, créatures du Seigneur ? ». Et plus tard, quand les Chrétiens de Jérusalem réunis autour de Jude et réfugiés en Galilée (Jacques a été lapidé) apprennent que ceux de Tyr et de Damas disent « Christ est Fils de Dieu » et « Christ est Seigneur », ils en sont profondément choqués, écrit Françoise Chandernagor. Et plus tard encore ce sont des Chrétiens venus d’Antioche qui confessent que « Christos était Fils de Dieu, et Dieu lui-même par l’Esprit. Il était Dieu descendu parmi les hommes ! Descendu dans la chair ! Eternel devenu mortel ! ». Alors Jude dit : « Je sais de qui le Messie est fils, car moi, le vieil homme aux cheveux de laine, je suis son frère selon la chair. Je sais aussi qu’il est le Serviteur, il n’est pas le Maître, il est le chemin. Il n’est pas le terme du chemin… ». Ainsi Françoise Chandernagor montre bien le gouffre qu’il peut y avoir entre un Paul qui n’a jamais connu Jésus vivant et qui ne veut même pas écouter ce que ses disciples en disent, et ceux qui l’ont connu, en chair et en os, sa famille aussi, son origine, et qui ont, bien évidemment, beaucoup plus de mal à croire à sa divinité. Mais, heureusement pour l’Eglise catholique, celle de Jérusalem n’a guère survécu aux troubles de la Palestine !
Qu’en dit Renan ? Il dit un peu la même chose : « L’image de Jésus dans cette famille chrétienne (celle de Jérusalem) diminuait chaque jour, tandis que dans les Eglises de Paul elle prenait de plus en plus des proportions colossales. Les chrétiens de Jacques étaient de simples juifs pieux, des hasidim, croyant à la mission juive de Jésus ; les chrétiens de Paul étaient bien des chrétiens dans le sens qui a prévalu depuis. Loi, temple, grand prêtre… tout leur était devenu indifférent… Il était naturel que, pour Paul, qui n’avait pas vu Jésus, la figure tout humaine du maître galiléen se transformât en un type métaphysique bien plus facilement que pour Pierre et les autres qui avaient conversé avec Jésus… Pour Paul… c’est un être tout divin… ». Il n’empêche, dit-il : « …Si cette école seule (celle de Paul) nous avait transmis des écrits, nous ne toucherions pas la personne de Jésus, et nous pourrions douter de son existence… » Heureusement, ajoute-t-il, « ont été composés ces écrits divins (je parle des Evangiles) qui ont fait la fortune du christianisme, et nous ont transmis les traits essentiels du caractère le plus important à connaître qui fut jamais ». Car Renan conserve une admiration sans bornes pour Jésus, l’homme du « Aimez-vous les uns les autres » et du Sermon sur la Montagne. Mais l’ancien séminariste ne semble plus croire à son caractère divin, sinon la publication de sa Vie de Jésus en 1863 n’aurait pas déclenché une telle ire de la part de l’Eglise.
Après les incidents de Galate, dit Renan, « toutes les Eglises désormais seront divisées en deux camps ». « Ce n’est qu’à la fin du premier siècle qu’une véritable réconciliation s’opérera, un peu aux dépens de la gloire de Paul, qui sera durant près de cent ans rejeté dans l’ombre, mais pour le plein triomphe de ses idées fondamentales. », ajoute-t-il. Et dans sa conclusion il répète encore : « Un homme a contribué plus qu’aucun autre à cette rapide extension du christianisme ; cet homme a déchiré l’espèce de maillot serré et prodigieusement dangereux dont l’enfant fut entouré dès sa naissance… ». Après son effacement Paul grandira de nouveau, dit Renan aux IIIème, IVème et Vème siècles. « Il deviendra le docteur par excellence, le fondateur de la théologie chrétienne… le vrai président de ces conciles grecs qui font de Jésus la clef de voûte d’une métaphysique… ». Mais je ne crois pas qu’Ernest Renan apprécie beaucoup cette évolution. La période privilégiée de l’histoire de l’Eglise catholique se termine pour lui, je le crois du moins, au Vème siècle. « Le vrai christianisme, qui durera éternellement », dit-il, « vient des Evangiles, non des Epîtres de Paul. Les écrits de Paul ont été un danger et un écueil, la cause des principaux défauts de la théologie chrétienne… ». Paul, pour Renan, annonce Augustin, Thomas d’Aquin, le calvinisme, le jansénisme et cette « théologie féroce qui damne et prédestine à la damnation ». Renan est plutôt du côté de François d’Assise… et du Jésus tel qu’il se l’imagine.
« Bien que certaines de ses connaissances historiques soient aujourd’hui dépassées », dit Françoise Chandernagor, « on lira toujours avec plaisir, pour la vivacité des récits et du style, Ernest Renan, Histoire des origines du christianisme ». Il n’y a pas que la vivacité du récit, il y a plus : Renan fait une véritable œuvre scientifique en faisant revivre pour nous tout le cadre historique, géographique, sociologique de toutes les régions où la nouvelle Religion s’est développée. Je possède presque tous les volumes de cette Histoire dans ma Bibliothèque. Pour la Vie de Jésus qui date de 1863, je dispose d’une édition moderne conforme à la 13ème et dernière édition entièrement revue par Renan en 1867 : Vie de Jésus, Calmann-Lévy, 1967. Les Apôtres date de 1866 (j’ai une édition ancienne, mais sans date, publiée par Calmann-Lévy), Saint Paul de 1869 (j’ai l’édition originale parue chez Michel Lévy Frères, à Paris), L’Antéchrist de 1873 (mon édition date de 1899 et a été publiée par Calmann-Lévy), Les Evangiles et la seconde génération chrétienne de 1877 (là aussi j’ai l’édition originale, éditée chez Calmann-Lévy, Ancienne Maison Michel Lévy Frères), L’Eglise chrétienne est de 1879 (j’ai l’édition originale, éditeur : Calmann-Lévy – Ancienne Maison Michel Lévy Frères) et Marc-Aurèle et la fin du monde antique de 1882 (ce volume me manque). Renan a d’ailleurs encore publié un Index de son Histoire des origines du christianisme en 1883.
La 13ème édition de la Vie de Jésus comporte une préface importante d’Ernest Renan. Importante parce qu’il y explicite sa position. Position d’un scientifique et non d’un croyant aveugle. Depuis quatre ans que le livre a paru, dit-il, je n’ai cessé d’y travailler et d’y apporter notes et corrections (c’est ainsi, dit-il, que, par exemple, mon opinion sur le 4ème Evangile s’est légèrement modifiée), mais j’ai aussi été la cible pendant ces quatre années d’innombrables reproches et insultes. Or, dit-il, si je suis tout à fait à l’aise pour discuter de mon livre avec des « libres penseurs ne croyant pas au surnaturel ni par conséquent à l’inspiration des livres saints » ou avec des « théologiens de l’école protestante libérale arrivés à une notion si large du dogme que le rationaliste peut très bien s’entendre avec eux », (parce qu’avec eux, dit-il, je me trouve sur « le même terrain », que « nous partons des mêmes principes, nous pouvons discuter selon les règles suivies dans toutes les questions d’histoire, de philologie, d’archéologie »), autant il m’est impossible, ajoute-t-il, de m’entendre avec des « théologiens orthodoxes, soit catholiques, soit protestants, croyant au surnaturel et au caractère sacré des livres de l’Ancien et du Nouveau Testament » car ce genre de discussions « impliquent un malentendu fondamental ». Et ailleurs encore il persifle : Les « personnes qui ont besoin, dans l’intérêt de leur croyance, que je sois un ignorant, un esprit faux ou un homme de mauvaise foi, je n’ai pas la prétention de modifier leur avis. Si cette opinion est nécessaire au repos de quelques personnes pieuses, je me ferais un véritable scrupule de les désabuser ». Dans une note de bas de page il précise d’ailleurs ce qu’il entend par « surnaturel ». « J’entends toujours par ce mot « le surnaturel particulier », l’intervention de la divinité en vue d’un but spécial, le miracle, et non « le surnaturel général », l’âme cachée de l’univers, l’idéal, source et cause finale de tous les mouvements du monde ». Pour Rudolf Augstein qui cite le Hasard et la Nécessité de Jacques Monod, c’est ce qui fait toute la différence entre le croyant et le non-croyant. Celui qui croit que ce monde n’a aucun sens, celui-là seul est un vrai athée ! Alors que Renan peut être considéré comme un croyant. Surtout quand on lit les phrases avec lesquelles il termine sa préface, demandant à ce que la raison n’étouffe pas la religion : « Notre planète, croyez-moi, travaille à quelque œuvre profonde… Est Deus in nobis… fausses quand elles essayent de prouver l’infini, de le déterminer, de l’incarner, si j’ose le dire, les religions sont vraies quand elles l’affirment… ». L’ancien séminariste n’est pas mort. Ce qui ne l’empêche pas de se moquer des théologiens : « il est une chose qu’un théologien ne saurait jamais être, je veux dire historien… ». L’historien n’a qu’un souci, c’est la vérité, le théologien, c’est le dogme. « Le théologien orthodoxe peut être comparé à un oiseau en cage ; tout mouvement propre lui est interdit. Le théologien libéral est un oiseau à qui l’on a coupé quelques plumes de l’aile. Vous le croyez maître de lui-même, et il l’est en effet jusqu’au moment où il s’agit de prendre son vol. Alors vous voyez qu’il n’est pas complètement le fils de l’air ».
Il est dommage que Rudolf Augstein n’ait pas lu Renan. Il se serait évité beaucoup de travail. Un travail énorme (il est vrai qu’étant Directeur du Spiegel il ne devait pas avoir de difficulté à utiliser sans vergogne nombre de ses journalistes ou journalistes stagiaires pour l’assister dans ses recherches). A la fin de son livre il cite environ 80 ouvrages de référence (essentiellement de théologiens) et Böll, dans sa critique, parle même de citations prises dans 600 ouvrages ! Et tout au long du livre il cite des théologiens et s’étonne que même les plus libéraux, à un moment ou un autre, retombent comme par magie sur leurs pieds, des pieds qui sont restés au sein de l’Eglise (ou des Eglises protestantes). En allemand on parle de « hokus-pokus » !
J’ai dans ma bibliothèque un livre sur la Trinité. Je l’ai repris pour me rafraîchir la mémoire, pour savoir à quel moment l’Esprit Saint est devenu officiellement le 3ème élément de ce Dieu en trois (c’était à la fin du IVème siècle. Je me souviens d’ailleurs qu’au catéchisme on nous avait expliqué que comprendre la Sainte Trinité était aussi impossible que compter les grains de sable du désert). Le livre en question a été écrit par un Professeur d’Histoire de l’Institut catholique de Paris et publié en 1910 dans le cadre d’une « Bibliothèque de Théologie historique » : Jules Lebreton : Les Origines du Dogme de la Trinité, édit. Gabriel Beauchêne & Cie, Paris, 1910. Il illustre parfaitement le problème du théologien qui se dit historien ! La composition de l’étude est assez logique : elle est faite de trois parties, la grecque (spéculations sur le logos et l’esprit), la judaïque (l’esprit, la Sagesse, la Parole, la Puissance, le logos à nouveau dans le judaïsme alexandrin), la chrétienne. Mais très vite on bloque : la spéculation grecque et la théologie juive sont exposées comme des doctrines, la venue du Fils de Dieu est racontée comme un fait. Et on comprend que les deux premières parties du livre ne sont là que pour réfuter toute influence extérieure sur la doctrine en question. Les philosophies religieuses de l’hellénisme sont des « représentations plus ou moins fidèles et plus ou moins compréhensives d’une réalité qui reste transcendante et que l’histoire n’atteint pas en elle-même ». « Les vérités divinement révélées qui sont proposées à la foi d’Israël ne lui parviennent qu’à travers un magistère humain, par la voix des prophètes ou par leurs livres ». Alors que le point de départ du dogme dans le Nouveau Testament est une personne. On a un témoin direct. « Platon pour ses disciples était le maître, Moïse pour les Juifs était le législateur, Jésus pour les chrétiens est l’objet même de la foi ». Dès lors la messe est dite. D’ailleurs dès la préface l’auteur dit ceci : « nous avons attaché une importance souveraine à l’enseignement de l’Eglise, non seulement nous soumettant à ses décisions qui s’imposent à tout catholique, mais nous inspirant de ses directions et de son esprit ».
Pourquoi Rudolf Augstein a-t-il entrepris son étude alors qu’il est visiblement athée ? D’ailleurs dans son premier chapitre il pose lui-même la question : en quoi cela nous concerne-t-il ? Cela nous concerne, dit-il, dans la mesure où l’Eglise prétend influencer les règles qui doivent présider à notre vie sociale. C’est devenu une véritable obsession chez lui au point qu’il a encore publié un deuxième livre sur le sujet 27 ans plus tard : Jesus, Kunstfigur des Christentums, 1999 (Jésus, création artificielle de la chrétienté), un livre qui fait suite au premier et explore toujours les mêmes thèmes, en essayant de tenir compte de toutes les dernières études historiques et théologiques parues depuis lors. Fallait-il se lancer dans des études aussi importantes pour savoir que pratiquement tout le dogme de l’Eglise est une construction a posteriori et que ce n’est certainement pas le Christ qui en est l’inspirateur direct ? Pour la simple raison qu’on ne sait pas grand-chose de certain de sa vie ni de son enseignement. Là aussi Rudolf Augstein aurait dû revenir à Renan. Et à ce que ce dernier dit dans sa fameuse préface de la 13ème édition de Vie de Jésus : « Si l’on s’astreignait, en écrivant la vie de Jésus, à n’avancer que des choses certaines, il faudrait se borner à quelques lignes. Il a existé. Il était de Nazareth en Galilée. Il prêcha avec charme et laissa dans la mémoire de ses disciples des aphorismes qui s’y gravèrent profondément. Les deux principaux de ses disciples furent Céphas et Jean, fils de Zébédée. Il excita la haine des juifs orthodoxes, qui parvinrent à le faire mettre à mort par Pontius Pilatus, alors procurateur de Judée. Il fut crucifié hors de la porte de la ville. On crut peu après qu’il était ressuscité ».
Ce sera ma conclusion.