Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Pasinetti et Venise

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J’ai l’habitude, avant de jeter mes vieux Monde, de découper les articles qui m’intéressent, mœurs, économie, finance, cinéma, littérature… Et puis je les place dans des chemises. Et puis je les oublie. Alors, l’autre jour j’en ai repris quelques-uns, essayant de les scanner pour les conserver dans mon ordinateur, et je suis tombé sur une ancienne nécrologie (datant de 2006) de l’écrivain vénitien Pier-Maria Pasinetti. Et je me suis rappelé que je n’avais rien lu de lui. Alors j’ai commandé ce roman qui l’avait rendu célèbre, celui qui, pensais-je, devait être le plus vénitien de tous, Rouge vénitien. Il faut dire que je gardais un souvenir tout particulier d’un certain voyage (j’en parle dans mon Voyage autour de ma Bibliothèque dans le chapitre I comme Istrati), un voyage fait, alors que j’avais trente ans, en compagnie d’un comte hongrois, notre agent en Italie, marié à une Vénitienne dont la famille habitait un Palais au bord du Grand Canal, un voyage qui m’a donné pendant un court moment l’impression de percevoir ce que pouvaient être la vraie Venise et les vrais Vénitiens.
C’était en novembre et la place Saint Marc était noyée sous l’eau. « Les touristes avaient fui », écrivais-je alors (voir tome 2 : I comme Istrati). « On aurait dit que tout à coup Venise était à nouveau habitée par sa vraie population. Ou était-ce une population fantôme ? Une population qui ne revenait à la vie que lorsque l'été était terminé et qui continuait celle des temps immémoriaux, des doges, des marchands, des Slaves de Dalmatie, des Levantins de Turquie, des Juifs d'Espagne et des jolies choristes que faisait chanter Monteverdi. C'est comme si le Comte avait eu une baguette magique. Tout à coup apparaissaient des artistes, des intellectuels, des aristocrates, des excentriques. Et le Comte en faisait partie…  Nous avons commencé la soirée au Harris Bar, l'avons continué au Palais et puis nous avons rendu visite au studio d'une artiste peintre, une amie du Comte. Le mur et le toit étaient en verre. La lune était pleine et un peu rousse. Les toits de Venise se devinaient dans la lumière nocturne. Il n'y avait que le Lido qui était éclairé au loin. Venise, elle, gardait son mystère. Nous étions tous les trois couchés sur des canapés à boire du cognac, à fumer des cigarettes égyptiennes. L'amie du Comte nous décrivait la vie des Vénitiens, des vrais, ceux qui voyageaient dans le monde, tels des zombis, lorsque les touristes envahissaient Venise, puis, en hiver, reprenaient possession de leurs lieux et revenaient à la vie. J'aurais probablement pu passer la nuit chez elle. Le Comte avait un sourire de sphinx ». Mais il faut croire que j’ai résisté à la tentation, puisque c'est ainsi que j'ai continué mon récit : « Nous sommes finalement partis nous coucher tous les deux sagement, moi à l'hôtel, le Comte au Palais de sa belle-famille. Mais nous avons flâné encore le long des canaux. Puis nous sommes tombés en arrêt face au théâtre de La Fenice, brillamment éclairé. Des chats y étaient rassemblés. Un énorme chat blanc semblait être le chef de la bande. Il était assis au beau milieu des escaliers en train de se passer la patte en nous regardant. D'autres encore, gris ou rayés, étaient dispersés sur la place et sur les marches. Tout à coup les portes s'ouvrent et la foule en habits de soirée sort de la lumière, descend les marches. Chacun évite soigneusement les chats, certains se baissent pour les caresser. Le chat blanc continue sa toilette. Les autres restent immobiles comme des pierres. Comme s'ils connaissaient leur statut dans Venise, leur rôle de gardiens, de protecteurs contre ceux qui viennent d'en bas, de l'eau, de l'obscurité, les rats, les malfaisants… »
J’ai d’abord eu un peu de mal à entrer dans le roman de Pasinetti. A cause de cette soeur et de son frère, Elena et Giorgio Partibon, rebelles, un peu fous, s’aimant d’amour tendre, restés attachés à leur enfance, refusant le monde adulte. « Giorgio n’en faisait presque qu’un avec Elena, même couleur de cheveux et d’yeux, même phrases, caprices, manies… ». Ils me rappelaient trop ces Enfants terribles de Cocteau que je n’avais jamais aimés. Mais ce monde que Giorgio et Elena refusaient était un monde bien hideux : on était en pleine période fasciste. Et puis très rapidement j’ai été pris par l’histoire, par les personnages, par l’écriture : de la grande littérature.
Et puis par cet autre héros du roman, Venise. « Venise île étrange, à moitié orientale, illusoire, attirante, inhabitable ». Une Venise vue par les Vénitiens, vue de l’intérieur, de l’intérieur des maisons même. Cela commence dès la première page : « le reflet des eaux du canal, ces ondulations, ces illusions de flammes agitées, sur les hautes cloisons et sur les poutres du plafond ». Et tout au long du roman « les reflets de l’eau continuent leur danse sur le haut plafond », appelant les habitants à regarder dehors : « Giorgio s’approcha de la fenêtre, les mains dans les poches… et continua de parler en regardant sur le canal, au pied de la maison (celle de son amie Matelda), la lente arrivée au cœur de Venise d’un paquebot, illuminé dans le crépuscule. Il distinguait sur le flanc noir un nom grec en lettres blanches… Ses yeux continuaient à suivre le bateau grec qui glissait doucement sur les eaux du canal ». Dans la maison des Partibon c’est Paolo, le père, le peintre, qui s’approche de la fenêtre : « De l’autre côté de l’étroit canal qui coulait au pied de leur maison, de l’autre côté du petit pont qui menait à leur porte, il regardait avec un sentiment profond de repos et d’affection la lumière du réverbère brillant paisiblement sur les pavés gris, un peu irréguliers, de la petite place. On voyait au fond le mur d’une église : une couleur chaude interrompue par le blanc du rectangle sur lequel était peint en noir le nom du quartier, et par le blanc vieilli d’une madone en pierre, son grand manteau ouvert pour abriter les fidèles de pierre agenouillés autour d’elle... » Et même la nuit les bruits qui montent rappellent encore la présence obsédante de l’eau : Ainsi Elena, couchée sur son lit, les yeux grands ouverts, écoute : « l’unique phrase d’une chanson, légèrement détonnante qui monte du canal… Puis l’on n’entendit plus que le battement de la rame. » Plus tard elle se dirige vers la fenêtre et regarde la nuit : « Des voix isolées montaient des rues voisines ; un pas rythmé monta un pont, le redescendit, puis se perdit dans des résonances d’eau souterraine… Un chien aboya très loin dans un jardin de la lagune. Les bruits pénétrant dans l’air en révélaient la douceur et la densité… »
Mais on n’observe la ville pas seulement des fenêtres. « Les terrasses de bois, les altane, étaient posées sur les toits des maisons avec la légèreté et la solidité des nids dans les arbres. Au début de la chaude saison, Vittoria Partibon (c’est la mère) était assise sur l’altana au coucher du soleil, comme dans un pavillon clos de rideaux… » Un escalier de bois descend de l’altana vers l’intérieur de la maison. Paolo y monte. « Le couchant répandait une lumière d’or sur les pentes des toits où s’accroupissaient des chats ; il brillait sur le linge qui séchait entre les maisons ou devant les fenêtres, illuminait les cheminées, le faîte des églises couronnées de saints et, très haut dans le ciel, l’ange d’or. Au niveau de cette altana, une des plus élevées de la ville, l’on ne voyait ni les canaux ni le bas des maisons, à moins de se pencher sur le parapet de la terrasse, pour apercevoir la lignée d’un canal comme un mince fossé vert et les rues comme d’étroits abîmes au-dessus desquels les chats de Venise sautaient de toit en toit… »
Et cette vision encore, vision du matin, le matin qui suit la mort de la grand-mère Partibon, lorsque Enrico Fassola propose à Elena et Giorgio de sortir en canot automobile sur la lagune : « Les trois jeunes gens passèrent du vestibule humide et sombre dans l’atmosphère ensoleillée. Le canot automobile des Fassola était attaché un peu plus haut près du pont. Les pierres chaudes, le bruit des pas sur le pavé, le mouvement aisé des gens sous la légère brise, l’étincellement complexe des reflets du soleil pareils à une dentelle d’or sur le fond vert du canal, l’odeur d’écume, de pierres cuites au soleil, de fruits étalés à un éventaire dans l’air chaud, tout cela les surprit à leur sortie de la maison et les enveloppa bientôt complètement comme la substance même de leur ville et de leur vie. Les pigeons picoraient entre les pavés, presque de la même couleur antique et plombée qu’eux, ou bien déambulaient ou prenaient soudain un vol bref. Des vagues, sillage affaibli d’un bateau, battaient les pierres lisses du ponton, faisant doucement onduler une végétation aquatique et verdâtre. »
Moi qui voulais revivre Venise en ce roman, je suis servi. A-t-on jamais écrit quelque chose d’aussi beau sur cette ville ?
Et puis il y a encore l’enterrement de la grand-mère. Tous montent en gondole « pour suivre la grande barque funèbre peinte de noir et d’argent où des anges baroques veillaient le cercueil ». « C’était une magnifique matinée ensoleillée et légèrement brumeuse. Les canaux du centre de la ville étaient animés, encombrés ; des cris et des odeurs fortes venaient des marchés au poisson et aux fruits. Le cortège avait atteint les canaux périphériques plus larges et moins fréquentés, débouchant enfin au bord de la lagune immobile et plate. La longue file des gondoles noires et lentes comme des fourmis suivit la barque jusqu’à l’île San Michele… » Ce cimetière que la tante Ersilia déteste, elle voudrait tellement que l’on regroupe tous les morts de la famille dans un tombeau à Corniano où se trouvent les propriétés de campagne des Partibon. Il lui fait peur le cimetière de San Michele : « il s’enfonce. Il descend. Tout Venise s’enfonce dans l’eau, tout le monde le sait ; un petit peu chaque année… Je me réveille la nuit et je vois nos chers disparus sous l’eau dans la vase de la lagune ; je les vois tous submergés… »
Mais le roman a bien d’autres qualités. Son style d’abord. On trouve plusieurs sites, pas beaucoup, sur le net, qui parlent de Pasinetti. Forme classique, disent-ils et pourtant subtilement moderne. Un critique parle de virtuosité stylistique. Et deux admirateurs italiens, Antonio Maschio et Chiara Sambo, qui ont créé un site en hommage à Pasinetti, rapportent que le Dictionnaire de Littérature moderne de l’Université de Columbia définit le style de Pasinetti comme « sinueusement intellectuel mais au parler direct ». Moi je dirais surtout que son style, bien que riche, est clair et lumineux, et d’une simplicité apparente. Qu’il est subtil et préfère user de l’allusion lorsqu’il s’agit de questions viles : alors que l’on est en pleine période fasciste, juste avant le déclenchement de la guerre, les mots de fasciste, nazi, Hitler, Mussolini, n’apparaissent jamais. Même le mot de juif n’est pas explicitement nommé quand Giorgio, étudiant à Berlin, parcourt avec le consul italien cette rue commerçante qui va être saccagée quelques nuits plus tard au cours de la fameuse Kristallnacht et qu’il lit les noms que leurs propriétaires ont dû tracer eux-mêmes en grandes lettres blanches sur les devantures de leurs magasins, comme des agneaux qui s’offrent eux-mêmes à l’immolation, Pasinetti qui était lui-même en Allemagne à cette époque, écrit : « ces noms évoquant souvent des images de fleurs, de pierres, de couleurs, d’étoiles, qui contenaient des mots comme sincérité, comme honneur, des mots semblant s’élever avec une calme fermeté contre les surnoms méprisants qui leur avaient été imposés au cours des siècles… ehren… blau… stern… grün… feld… berg… stein… »
Ses personnages ensuite. Les deux Italiens, en introduisant leur site, estiment que le plus grand mérite de Pasinetti réside dans sa façon de faire parler l’âme des personnages. C’est cela qui les rend si réels et si vivants, disent-ils, au point qu’on a l’impression qu’il nous parle d’hommes et de femmes que nous aurions pu connaître réellement au cours de notre existence. Et sur un autre site une certaine Denitza Bantcheva dit ceci : « Pasinetti innove aussi et surtout par la manière dont il saisit les êtres qu’il nous montre : en plein mouvement, entre deux étapes de leur vie, ou entre deux stades de leur conscience. Cette façon de prendre au vol les personnages lui permet de révéler, mieux que leur évolution, tout le potentiel de choix possibles, de revirements, d’influences temporaires – en somme, l’infinie dynamique de la vie intérieure ». « Son optique ne relève pas du roman psychologique », dit-elle encore. « Rien d’explicatif… Tout commentaire est superflu. Ainsi nous ne cessons jamais de découvrir ses personnages au fil du récit, dans une expérience de lecture unique dans son genre… » Je n’ai rien à ajouter à cela. Cela me paraît parfait comme explication.
Par ailleurs tous ceux qui commentent Rouge vénitien sur le net parlent de dualisme. A cause de l’opposition entre les deux familles, les Pardibon pour lesquels les valeurs suprêmes s’appellent sensibilité, sincérité, spiritualité, et les Fassola, intéressés avant tout par l’argent, le pouvoir, la réussite. Et pourtant les deux familles sont bien liées l’une à l’autre quoi qu’elles fassent (déjà par le fait qu’elles sont toutes les deux vénitiennes). Les Fassola gèrent la fortune des Pardibon, (pas très bien puisque les Pardibon se retrouvent plus ou moins ruinés à la fin de l’histoire) et les méprisent pour leur manque de réalisme. Et en même temps ils ont une certaine admiration pour eux et les garçons Fassola sont amoureux des filles Pardibon. Les Pardibon méprisent les Fassola pour leur matérialisme (Giorgio, paradoxalement, traite d’ « irréels » les gens qui sont superficiels, hypocrites, esclaves de l’apparence et des conventions). Pourtant Paolo se montre bien égoïste en refusant de faire le moindre effort pour retrouver son frère disparu Marco. Et finalement c’est l’aîné des Fassola, celui qui a le plus réussi puisqu’il est devenu Ministre du gouvernement fasciste, qui va protéger le jeune Giorgio contre son ennemi intime, l’infâme Bolchi, servile exécutant des basses œuvres du régime. Et va jusqu’à se remettre en question, lui le héros de la guerre de 14, le Ministre, quand on apprend ce qu’a déjà coûté cette fameuse et si courte guerre des Alpes (après l’entrée en guerre contre la France) que nous a contée Rigoni Stern : « 1000 morts », dit-il à Giorgio, « et même des officiers ! » Alors que le même Giorgio s’était exclamé à un autre moment : « J’espère qu’un jour le mot de patriote paraîtra aussi désuet et ridicule que le mot bigot ! » Conclusion : rien n’est tout noir ou tout blanc et les êtres humains sont bien trop complexes pour obéir à des schémas abstraits.
Dernier trait de génie : l’invention de ce Marco Pardibon, l’oncle disparu, un secret de famille que cherchent à percer Elena et Giorgio. Un Marco mythique, rebelle (une histoire d’amour-haine avec sa mère), ayant rompu tous les ponts avec la famille. Un oncle toujours parti ailleurs que Giorgio cherche inlassablement (c’est la raison de son séjour en Allemagne). Il va jusqu’à pousser ses petites cousines à fouiller dans le bureau de leur père (et quand l’une des fillettes, troublée, trouve un papier marqué Marco P. elle croit lire Marco Polo, autre Vénitien célèbre, grand voyageur, revenu conter les Merveilles de la Chine). Autre correspondance troublante : Elena et Giorgio racontent des histoires à leurs deux petites cousines, des histoires terribles qui leur font peur et plaisir à la fois, et dans ces histoires on trouve toujours un personnage qui s’appelle Le Sage, personnage qui rassure et a réponse à tout. Alors Le Sage ne serait-il pas l’oncle caché ? Ce qui est certain c’est que l’élément Marco apporte un sel supplémentaire au roman, une espèce de suspense, en tout cas une tension qui en rend la lecture encore plus prenante (je m’étonne qu’aucun critique ne semble avoir noté cet aspect de l’œuvre). Alors à la fin du roman Marco reparaît, une force de la nature, un vrai Pardibon, un homme exceptionnellement doué, qui a commencé à étudier la médecine, puis est passé à la philologie, a vécu en Amérique, mais aussi en Allemagne… Et alors on se demande si ce n’est pas Pasinetti lui-même qui s’est représenté en Marco.
Grâce à la biographie du site que lui consacrent les deux Italiens, on sait que Pasinetti a été lui aussi en Amérique et en Allemagne avant la guerre, a professé en Allemagne, en Suède mais surtout aux Etats-Unis (doctorat en littérature comparée à Yale), où il a résidé pendant de très nombreuses années, enseignant la littérature comparée à l’Université de Los Angeles. Sa maîtrise de l’anglais était telle qu’ayant écrit une première version de Rouge vénitien en italien en 1959 il la revoit entièrement en la transposant en anglais et c’est cette version, datée de 1965, qu’il considère comme la définitive et qui sert de base à toutes les traductions en langues étrangères. Je trouve cela assez extraordinaire. Et je m’étonne qu’aucun philologue n’ait cherché à étudier ce que l’art de ce roman doit au génie de la langue italienne et ce qu’il doit à la langue anglaise.
Pier-Maria Pasinetti, nous apprennent aussi les deux Italiens, a perdu très tôt (en 1949) un frère très aimé (ce qui explique peut-être avec quelle émotion il décrit les liens entre fratries dans son livre), Franco Pasinetti, metteur en scène, Directeur du Centre de Cinématographie à Rome, allié par sa femme à Michelango Antonioni (ce qui explique l’intérêt pour le cinéma de Pier-Maria Pasinetti qui a collaboré à plusieurs films de son frère, d’Antonioni, de Mankiewicz et de Franco Rosi).
Pier-Maria Pasinetti, disent les deux Italiens en conclusion sur leur site, a toujours fait preuve d’une grande honnêteté intellectuelle. Et ceci n’était pas un simple slogan pour lui, mais un style de vie de tous les jours qui lui assurait cohérence et sérénité. Un homme bien attachant.
Mais je ne sais pas si j’aurai le courage de lire ses autres romans. J’ai trop peur d’être déçu. Me demandant si un écrivain peut réussir deux fois une œuvre d’une telle perfection…