Pantouns malais (2)
J’ai réussi à me procurer ce fameux livre de pantouns malais trouvé sur le net (Anciennes voix malaises – Pantouns malais présentés et traduits par François-René Daillie, édit. Fata Morgana, 1993). François-René Daillie semble avoir eu une carrière de conseiller culturel mais aussi de traducteur et d’écrivain. Il a séjourné en Malaisie et a publié encore une autre anthologie de pantouns datant de 2000 : La lune et les étoiles (dans le folklore malais la lune est souvent considérée comme étant prisonnière des étoiles). J’essayerai de me le procurer également. Dans sa bibliographie il indique encore une publication en anglais éditée en Malaisie (Alam Pantun Melayu, Studies on the Malay Pantun, édit ; Dewan Bahasa dan Pustaka, Kuala Lumpur, 1989, 2ème édit. 1991).
C’est en Malaisie qu’un ami lui a fait connaître le livre de Fauconnier et il cite le même passage que moi dans son introduction, cette fameuse scène où les deux frères lisent des pantouns et où Rolain explique à Fauconnier la nature du pantoun (mais Daillie ne semble pas savoir que Fauconnier, au moins dans mon édition, les Editions du Pacifique, qui date de 1996, a traduit tous les pantouns qu’il mentionne dans son livre). Daillie trouve que la relation qui existe entre les deux distiques du pantoun peut être comparée à celle qui existe dans les Stèles de Segalen telle qu’elle est analysée par Henry Bouillier dans sa préface à ce recueil de poèmes. J’ai lu il y a longtemps déjà la passionnante étude biographique et littéraire que Bouillier a consacrée à Segalen (Henry Bouillier : Victor Segalen, édit. Mercure de France, Paris, 1981) et ai cité ce qu’il dit, à propos des Stèles justement, dans mes notes sur les caractères chinois (voir Voyage autour de ma Bibliothèque, tome 4). Mais je ne trouve pas que les Stèles ont une «structure bipartite». Et si elle existe – Bouillier parle d’une première partie qui expose un fait ou une anecdote du monde chinois et d’une deuxième partie qui suggère le sens allégorique de ce qui vient d’être dit – elle ne me semble pas du tout correspondre à la relation qui lie les deux distiques du pantoun. Quand on parcourt les 161 pantouns des Anciennes voix malaises, on se rend d’ailleurs compte que le lien entre les deux distiques n’est pas toujours évident. Il est vrai que Fauconnier nous avait déjà mis en garde, nous disant que ces chants étaient des «chants occultes» et qu’il ne fallait pas être «offensé» de ne pas toujours les comprendre. D’autant plus que s’y mêlent de nombreuses allusions (quelquefois équivoques) à des proverbes, des jeux de mots et des coutumes qui ne nous sont guère familiers.
Mais je me demande également s’il faut toujours y chercher cette relation dont parle Rolain : «les premiers vers d’un pantoun ne sont qu’une préparation à l’idée qui va s’épanouir dans les suivants. Cela crée l’atmosphère…». L’anthologie de Daillie a l’avantage d’être bilingue. On s’aperçoit alors que dans le texte malais les rimes des vers croisés sont en général très riches, couvrent souvent plusieurs syllabes, que quelquefois on y trouve les mêmes mots et que les allitérations sont également fréquentes. On peut donc se demander si le lien n’est pas simplement un lien sonore, aléatoire, comme on les trouve dans les comptines enfantines. D’ailleurs Daillie évoque lui-même cette possibilité : «La controverse semble sans fin sur le fait de savoir s’il y a un rapport, même lointain, entre les deux distiques, ou si le rôle du premier, comme le soutiennent certains, est purement d’établir un schéma sonore.»
Quoi qu’il en soit on trouve encore de vrais bijoux dans l’anthologie de Daillie.
« L’argus, son nid, où le fait-il ?
Sur la ravine, en un recoin.
L’amant, dormir, où le veut-il ?
Sur ta poitrine, au creux de tes seins. »
L’argus est un faisan sauvage à la queue ocellée qui, nous dit Daillie, vit dans la forêt profonde où il exécute sa danse amoureuse.
« D’où vient la tourterelle en vol ?
Des cieux, et vers le riz descend.
D’où vient l’amour, de quel envol ?
Des yeux, et dans le cœur descend. »
« Il y a tant d’étoiles au ciel
Et pourtant resplendit la lune.
Il y a tant de filles si belles
Et pourtant mes yeux n’en voient qu’une. »
« Au pied le piquant assassin,
D’un chardon dans le marécage.
Au cœur le tourment de ses seins,
Ses seins tremblent sous son corsage. »
« Noix douces en grappe serrée
A mûrir laissées sous la fleur.
Telle, trop longtemps conservée,
L’écureuil l’a percée au cœur. »
Ne tardez pas trop à marier une fille nubile, commente Daillie, de peur qu’elle ne perde son pucelage comme la noix de coco risque d’être percée par l’écureuil. Même genre d’avertissements pour ce qui est des jeux dangereux entre jeunes gens:
« Ce sarong est de pure soie,
Ne le mouille pas si tu vas au bain.
Ce jeu que jouons toi et moi,
Ne regrette pas d’en mourir demain. »
Et pourtant il faut bien s’amuser :
« Vers l’île, battus par la pluie,
Fourmis ailées tombent à bord.
Blaguons tant que dure la vie,
On est bien seul une fois mort. »
Et puis il y ce pantoun qui fascine Daillie tout particulièrement parce qu’il se demande si Rimbaud ne l’a pas connu et si ce n’est pas là qu’il est allé chercher le titre de son Bateau Ivre.
« Bateau ivre, barre en folie
Vers l’estuaire à toutes voiles.
Lune ivre, soleil en folie,
Qu’en disent toutes les étoiles ? »
Au passage admirons l’art de Daillie qui a réussi à transposer ses poèmes du malais au français en conservant avec un bonheur rare leur structure formelle originelle. Encore que… Je me demande pourtant si le fait de vouloir se soumettre à tout prix à la structure formelle du poème dans sa langue originelle, lorsqu’on le traduit dans une autre langue, ne risque pas d’entraîner une altération de sa substance poétique (à cause des acrobaties qu’on est obligé de faire pour y arriver). Ainsi je prends l'exemple du pantoun des « fourmis rouges » et je me pose la question: quelle est la version qui conserve le mieux la poésie de l’original, celle de Fauconnier ou celle de François-René Daillie ?
Version Fauconnier :
« Fourmis rouges dans le creux d’un bambou,
Vase remplie d’essence de rose…
Quand la luxure est dans mon corps
Mon amie seule me donne l’apaisement »
Version Daillie (respectueuse des rimes) :
« Fourmis rouges dans le bambou,
Flacon d’eau de rose calmante.
Pour l’amour quand il brûle en nous,
Un seul remède, notre amante. »
Aux 161 pantouns de forme classique, Daillie a encore ajouté 5 pantouns en chaîne (pantouns berkait). Car les pantouns peuvent aussi être enchaînés comme le renga japonais. Mais selon une règle très précise : les vers deux et quatre d'un quatrain sont repris en tant que vers un et trois dans le quatrain qui suit. C’est une technique qui a séduit certains poètes français lorsque le pantoun a été connu en Europe. On le comprend d’ailleurs : la répétition des vers donne un caractère haletant au poème, il le dramatise.
C’est Victor Hugo qui a été le premier à citer un tel pantoun en chaîne dans son introduction aux Orientales (qui datent de 1829). «C’est en quelque sorte le premier de la littérature française», dit Daillie. Ce qui n’est pas tout à fait exact puisque Victor Hugo, Daillie le montre, n’a fait que traduire en français un pantoun cité par un certain William Marsden dans une étude sur la langue malaise parue en 1812. Mais Daillie en a trouvé l’original et en donne une très belle traduction dont le sens diffère d’ailleurs de celui que lui avait donné Marsden (on change carrément le sexe de celui qui parle). Le texte de Victor Hugo se trouve sur le site d’un certain Darius Hyperion. Mais c’est surtout Leconte de Lisle qui a pratiqué le pantoun en chaîne. Wikipedia les a mis en ligne, ses pantouns, mais ils sont trop longs pour pouvoir être cités ici. Baudelaire a utilisé la même technique pour un poème des Fleurs du Mal : Harmonie du soir. Ce poème qui faisait déjà partie de la première édition des Fleurs qui date de 1857 comporte quatre quatrains. Je vais en citer les deux premiers pour en démontrer la structure, même si le mystérieux Darius Hyperion le considère comme un faux pantoun parce qu’il n’entremêle pas deux thèmes, l’un d’ambiance, l’autre de réflexion ou de sentiment, plus intime (et qu’en plus il ne fait pas rimer ensemble comme dans le modèle malais, les vers impairs d’un côté, les vers pairs de l’autre).
« Voici venir les temps où vibrant sur sa tige
Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;
Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !
Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;
Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir. »
Or c’est justement ce poème-là qui semble le plus acceptable à Etiemble. C’est dans un article publié à l’occasion de la parution du poème Renga chez Gallimard en 1971, un grand renga qui associait quatre poètes et quatre langues européennes : Octavio Paz pour l’espagnol, Edoardo Sanguinetti pour l’italien, Charles Tomlinson pour l’anglais et le mathématicien-poète Jacques Roubaud pour le français, qu’Etiemble émet des doutes sur l’intérêt de transposer en français des formes poétiques étrangères. Il pense au haïku, bien sûr, mais aussi au tanka et au pantoun malais. Voici ce qu’il dit de ce dernier : «Tous ceux en France qui, de Hugo à Ghil, en passant par Leconte de Lisle et Banville, tentèrent d’adapter, d’adopter le pantoun malais, s’y sont cassés les reins. Le seul poème acceptable en tant que tel, celui de Baudelaire, n’a rien gardé du pantoun…»