Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Moeurs

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Lu dans Le Monde des Livres du 30 mai 2008 : un phénomène littéraire vient de se produire en Allemagne. Feuchtgebiete (Zones humides) paru le 25 février, en tête de la liste des bestsellers, s’est déjà vendu à 620000 exemplaires et sa publicité s’affiche partout, sur les plages arrière des voitures, dans le métro et aux devantures de toutes les librairies de Berlin. Le livre sera bien sûr traduit dans toutes les langues et paraîtra en français en septembre. De quoi s’agit-il ? C’est l’histoire d’une adolescente, hospitalisée pour hémorroïdes parce qu’elle s’est rasée le cul et qui raconte en long et en large pourquoi elle ne se lave pas le con (excusez-moi, mais quand on parle de ce genre de littérature, autant appeler un chat un chat) et combien elle est fascinée par tout ce qui suinte ou coule de son corps et qui sent. De quoi faut-il s’étonner le plus ? Que l’auteur (« l’écrivaine »), une animatrice de télé connue, ait trouvé un éditeur ? Que 620000 Allemands aient éprouvé le besoin d’acheter l’œuvre en question ? Que le critique de la Welt se soit demandé dans un long article bien argumenté si cela va plus loin (ou moins loin) que la Vie sexuelle de Catherine M ? Ou que Le Monde des Livres ait éprouvé le besoin d’en parler à son tour ?

A vrai dire rien de tout ceci n’a plus le don de m’étonner. Cela fait déjà un bon moment que je sais que dans notre société occidentale d’aujourd’hui le cul pèse plus lourd que la tête. Remarquez, je sais bien que certains de nos plus grands écrivains ont mêlé érotisme et scatologie. Sade, bien sûr (mais je me souviens que j’ai dû sortir de la salle de cinéma, pris d’un début de vomissement, à la vue d’une certaine scène de Salo ou les 120 Jours de Sodome de Pasolini), Pieyre de Mandiargues (mais je n’ai jamais pu lire jusqu’au bout L’Anglais décrit dans le Château fermé), et même le si délicat Pierre Louÿs (j’ai dû rendre à mon libraire-antiquaire, pour trop plein de scatologie, une de ses œuvrettes, écrite « pour un amateur »). Mais justement, ces livres ne s’adressaient qu’à des «amateurs». Alors que là on cherche à toucher le grand public. A s’exhiber. Un autre phénomène de société, évident dans toutes ces émissions de téléréalité dont on nous inonde. Et c’est clairement le cas de Catherine Millet. Elle est une critique d’art reconnue, je crois, elle a peut-être même une galerie, et je me demande si sa jouissance suprême n’est pas de converser avec des gens qui, pendant qu’elle leur parle, imaginent leur interlocutrice, la nuit, se faire pénétrer ses trois orifices par des sexes d’hommes (attention, je n’ai pas acheté son chef d’œuvre, je l’ai simplement feuilleté après l’avoir déniché dans la bibliothèque d’un hôtel où on a passé la nuit. Il le fallait bien pour pouvoir en parler ici). Et son mari doit observer la scène de son coin et jouir lui aussi de l’exhibition de sa femme. Nous ne vivons donc pas seulement dans une société où le cul est roi (après l’argent quand même), mais aussi une société dont une partie des membres sont des exhibitionnistes et l’autre partie des voyeurs.

Ici je fais une parenthèse : Je me demande simplement quel effet ce genre de phénomènes peut avoir sur les Musulmans à qui on demande de libérer la femme. Mais passons.

Et puis, comme l’art d’une époque ne fait que refléter ses mœurs, on retrouve exhibitionnisme et scatologie dans notre « art » contemporain. Il y a deux ans, si mes souvenirs sont exacts, le Festival d’Avignon était abandonné à un Flamand qui représentait sur scène tous les liquides du corps, les larmes, la sueur et l’urine aussi, et que défendaient tant notre Ministre de la Culture de l’époque que le grand Directeur de l’Opéra de Paris interviewé dans Le Monde 2 du 22 octobre 2005. Que voulez-vous, dit-il, «le théâtre d’image tend à remplacer le théâtre de texte» (qu’en penserait Jean Vilar ?). Et encore : «le théâtre se doit de refléter formellement la violence, le voyeurisme et la barbarie de l’époque». Et l’année dernière, année de la culture à Luxembourg, on pouvait voir exposée, bien visible depuis le Boulevard de la Pétrusse, une immense machine à produire, pour de vrai, de la merde. L’artiste offrait d’ailleurs à la vente de la merde en conserve, élaborée par la machine, promettant que ces boîtes prendraient beaucoup de valeur à l’avenir. Alors j’ai demandé à mon ami Georges qui est polytechnicien, et donc forcément intelligent, et qui, de plus, préside une association qui s’appelle Art et Science, «que représente l’art pour toi aujourd’hui ?» Sa réponse fut immédiate : «L’art, aujourd’hui, est transgression», me dit-il. Transgression de quoi, me suis-je demandé. Transgression de valeurs, me semble-t-il. Valeurs de la dignité humaine, valeurs de l’humanisme.

Et alors je pense à cet autre «artiste» qui avait exposé à Vienne (était-ce en 2004 ?) des cadavres humains sanguinolents qu’il avait embaumés dans du plastique transparent (et je crois bien qu’il les a encore exposés un peu plus tard en Belgique). Et là il n’y a plus d’hésitation à avoir : c’est bien la dignité de l’être humain qui est en jeu. A ce stade-là il ne s’agit plus de plaisanter. Tout le monde devrait réagir comme moi, me semble-t-il. Tout le monde devrait avoir froid dans le dos ! 

Post-scriptum (addition du 15 juin 2008) : L’« artiste » en question est en réalité un de ces sinistres savants allemands tels que les décrit mon ami Gustave Le Rouge (le Docteur Cornélius Kramm, le sculpteur de chair humaine). Sauf que celui-ci sculpte des cadavres, et à l’occasion les découpe en rondelles, les éviscère, les écorche, les estropie, les mutile, les frappe, les met en scène et les plastifie, n’éprouve aucun scrupule (je suis ridicule, c’est un mot qu’il ne doit même pas connaître) à traiter de la même manière les femmes enceintes et leurs fœtus. Ce savant, né en Allemagne de l’Est, mis en prison par les communistes, racheté par l’Allemagne de l’Ouest (ils auraient mieux fait de l’y laisser pourrir), se dit Professeur, a fondé avec sa femme, aussi sinistre que lui, un Institut de Plastination à Heidelberg, et s’appelle Gunther von Hagens. Contrairement à ce que j’ai dit plus haut ses expositions «artistiques» ont débuté déjà en 1997. Les foules ont afflué en Autriche, en Allemagne, aux Etats-Unis, au Canada, en Espagne, au Japon aussi (soyons fiers : notre culture est mondiale). En Belgique elle a eu lieu fin 2001 début 2002 en un lieu symbolique : les anciens abattoirs de Bruxelles. Et voilà qu’elle arrive enfin en France, à Lyon (voir Le Monde du 29 mai 2008). Elle a ouvert ses portes le 28 mai dernier (il faut croire qu’on a réussi à résister un peu plus longtemps que les autres) à la Sucrière, un endroit dédié comme il se doit – puisqu’il s’agit d’art, vous dis-je – à l’art contemporain. Le Musée de l’Homme et la Cité des Sciences de la Villette ont refusé (ouf) d’accueillir cette exposition organisée par un producteur de spectacles musicaux. Sur la page consacrée à Guenther von Hagens sur un site d’art contemporain, artezia.net je trouve une remarque qui dit tout : Il faut s’empêcher de penser que tous ces corps étaient des êtres humains. Si tout cela a un but pédagogique (et j’ajouterais : et même s’il est artistique) pourquoi ne pas réaliser des sculptures en silicone au lieu d’exhiber des dépouilles humaines ? D’où viennent les corps? A Lyon ce sont des Asiatiques fournis par une fondation de Hong-Kong (ah bon, si ce ne sont pas des Blancs…). Hagens prétend que ses corps étaient tous consentants. Il a plein de volontaires prêts à donner leurs corps pour qu’on les exhibe plus tard. Des exhibitionnistes posthumes en somme. Et les foules énormes qui vont les voir sont des voyeurs, bien sûr. C’est bien ce que je disais. Exhibitionnisme et voyeurisme sont deux aspects majeurs de notre nouvelle civilisation.
Tout à coup je pense à Antigone. Elle qui a bravé son tyran et la mort pour donner une sépulture décente à son frère. Mais qui se soucie encore d’Antigone ? Il y en a au moins un. L’écrivain belge Henry Bauchau (Œdipe sur la route, 1990, Antigone, 1997), cet homme qui a encore publié un merveilleux livre à 94 ans : Le boulevard périphérique. Un livre sur la mort justement. J’en parlerai encore. J’ai fini de le lire. Mais je n’ai pas fini d’y penser, de le méditer, de le savourer. Un peu de patience SVP.

Post-scriptum n°2 (addition du 1er septembre 2008) : Je croyais en avoir fini avec Catherine M. Mais non : ce matin en montant dans les hauteurs de Cannes pour promener mon chien je l’entends sur France Inter parler de son dernier livre, un livre particulièrement incongru, venant d’elle, un livre sur la jalousie, non celle de son mari, non, la sienne, apprenant que son mari la trompe. C’est tout à fait hilarant ! J’en avais déjà entendu parler puisque Le Monde littéraire de  vendredi dernier lui a consacré, à elle et à une autre de nos écrivaines du sexe (ce sexe faible devenu sexe tout court), Christine Angot, deux pages entières. Le critique littéraire du Monde, Patrick Kéchichian, dit de Catherine Millet qu’elle appartient à la catégorie des grands peintres de l’âme humaine (voyez où l’âme humaine va se nicher de nos jours !). La journaliste de France Inter est toute excitée. Et puis arrive un homme de la télé : il aura bientôt l’énorme privilège de pouvoir l’interviewer à son tour, mais hélas qu’une demi-heure, alors qu’il aurait voulu s’entretenir avec elle pendant deux heures au moins (vous vous rendez-vous compte, s’écrie-t-il, c’est l’événement littéraire de la rentrée, que tout le monde se précipite chez son libraire, c’est dément, on n’a jamais parlé de la jalousie de cette manière, etc.). Et alors on commence à comprendre : la journaliste de France Inter lui demande, à la M. : alors cette scène d’onanisme, c’est du vécu ? (onanisme cela fait plus chic que masturbation, cela fait littérature, culture, mais au fait j’y pense, que vient Onan faire dans cette histoire ? Il me semble que dans la Bible on lui reprochait d’avoir répandu son sperme de manière stérile, mais la masturbation féminine, elle, n’a jamais fait de tort à l’humanité, que je sache !) Oui dit la M. C’était effectivement ainsi que j’ai malgré tout obtenu une certaine jouissance dans mon malheur, je me masturbais en imaginant mon mari faire l’amour avec ses maîtresses. Et là j’ai tout compris. C’est vrai qu’aucun grand philosophe n’avait jamais parlé de la jalousie de cette manière. Et ce vécu-là devait faire vendre, c’est sûr. Au fait, comment appelle-t-on les femmes qui font de l’argent avec leur sexe ?