Marie-Hélène Prouteau : Celan et la Bretagne
(à propos de Marie-Hélène Prouteau : Paul Celan, sauver la clarté, préface de Mireille Gunsel, Editions Unicité, Saint Chéron, 2024)
Avant de prendre sa retraite, Marie-Hélène Prouteau a enseigné dans des classes préparatoires (elle est agrégée de lettres) mais elle est aussi une femme de lettres et a publié des romans, de la poésie et de nombreuses études littéraires et des critiques. Elle m’a contacté la première fois il y a cinq ans déjà. Et je crois bien qu’à l’époque c’était déjà à propos de Celan. Mais nous avons eu bien d’autres échanges depuis. Née à Brest elle a forcément la Bretagne au cœur, mais est aussi touchée par la guerre et ses maux. Comment ne pas l’être quand on est née dans une ville où les Allemands ont construit une géante base fortifiée pour leurs U-Boots et qui a été bombardée sans relâche pendant une bonne partie de la dernière guerre ? Mais elle est aussi sensible à la poésie et à l’art, en particulier à la peinture. J’avais beaucoup aimé le livre qu’elle avait consacré à Madeleine Bernard, la sœur du peintre de Pont-Aven, peinte par son frère, par Gauguin aussi et qui est morte au Caire à 24 ans : Madeleine Bernard, la songeuse de l’invisible, Editions Hermann, 2021. Je lui avais d’ailleurs écrit, à l’époque, à Marie-Hélène Prouteau, que la lecture de son livre me fut un véritable enchantement. Et d’abord par son écriture. C’est progressivement qu’on se rend compte, lui ai-je dit, que ce ne sont pas seulement des tableaux, des croquis, des photos qui y étaient décrits, mais que tout devenait tableaux, instantanés, paysages, portraits, couleurs. Que l’auteure s’est faite peintre elle-même. Et que le livre était plein de lumière. Il est vrai que l’héroïne était quelqu’un de bien attachant et de bien lumineux. On comprend qu’en d’autres temps cette femme aurait pu être quelqu’un d’autre, une créatrice, une poétesse peut-être et qu’elle aurait pu se réaliser.
Ceux qui me lisent savent toute l’importance que Paul Celan a eue pour moi. Un coup de tonnerre, la fugue de la mort. Et tous ces poèmes dédiés à sa mère tuée d’un coup de revolver dans la nuque par une brute nazie, une image qui ne l’a plus jamais quitté pendant le reste de sa vie. Et puis cette poésie qui devient de plus en plus difficile mais où apparaissent à tout moment des images et des mots qui vous frappent, comme de véritables fulgurances. Voir sur mon site Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 5 : Celan et la langue des assassins.
Dans ce livre qu’elle lui consacre, Marie-Hélène Prouteau cherche ses moments de clarté (la clarté encore, comme chez Madeleine Bernard ?). Ici, ce qu’elle veut faire revivre, ce sont ces courtes époques où cet homme tourmenté éprouve quelques instants de repos, de bonheur et d’ouverture au monde. Elle a choisi essentiellement deux époques, l’été 1961 passé avec sa petite famille, son épouse, l’artiste aristocrate si douce, Gisèle de Lestange, et leur fils Eric, âgé de 6 ans, en Bretagne, et l’été 1968, une année riche en évènements, soulèvement d’étudiants en France, le printemps de Prague vite écrasé par les chars russes, l’assassinat de Martin Luther King, entre autres.
Marie-Hélène Prouteau commence à évoquer l’été 1961 avec un poème qu’elle a redécouvert calligraphié sur un mur à Leyde aux Pays-Bas. Une ville que je connais bien, je l’ai écrit à plusieurs reprises, à cause de cette librairie-antiquaire magnifique qu’on y trouvait, Het Oosters Antiquarium, fondée en 1683 (!) et où j’ai passé des heures à fouiller dans ses rayons du premier étage, dans l’odeur des vieux bois et cuirs mêlés, à la recherche de livres sur l’Orient et les Religions, mais aussi les langues, l’ethnographie, la sociologie et bien d’autres choses encore, une librairie qui n’existe plus depuis longtemps déjà (ceci aussi est à pleurer : son propriétaire M. Smitscamp, voulant prendre sa retraite, ne trouve aucun successeur et voilà qu’une librairie qui existait depuis le XVIIème siècle, disparaît définitivement). Mais je n’ai pas vu ce qu’a vu Marie-Hélène Prouteau : « cent-vingt poèmes calligraphiés sur les murs de la ville », les « Muurgedichte », dans des langues et des écritures du monde entier. Dont ce poème écrit en Bretagne le 15 août 1961 après une visite à Brest avec son épouse et son fils Eric, et dont je vais d’abord vous donner le texte en allemand et, ensuite, la traduction en français de Martine Broda, reprise par Marie-Hélène Prouteau de l’édition bilingue de la suite de poèmes de la Rose de Personne (die Niemandsrose), des Editions le Nouveau commerce, 1979.
Nachmittag mit Zirkus und Zitadelle
In Brest, vor den Flammenringen,
im Zelt wo der Tiger sprang,
da hört ich dich, Endlichkeit, singen,
da sah ich dich, Mandelstamm.
Der Himmel hing über der Reede,
die Möwe hing über dem Kran.
Das Endliche sang, das Stete, -
du, Kanonenboot, heißt „Baobab“.
Ich grüßte die Trikolore
mit einem russischen Wort –
Verloren war Unverloren,
das Herz ein befestigter Ort.
Après-midi avec cirque et citadelle
A Brest, face aux cercles de flammes,
sous la tente où bondissait le tigre,
j’ai entendu, finitude, ton chant,
et je t’ai vu, Mandelstam.
Le ciel était suspendu au-dessus de la rade,
la mouette était suspendue au-dessus de la grue.
Le fini chantait, le constant, -
Canonnière, ton nom : « Baobab ».
Je saluai le tricolore
avec une parole russe –
Perdu était le Non-perdu,
le cœur une place forte.
Marie-Hélène Prouteau compare ce poème à un « collage à la Chagall ». J’aime bien. Un collage, dit-elle, où on retrouve la rade, la mouette, le tigre, les cercles de flammes et le visage d’Ossip Mandelstam. C’est un poème de vie, dit-elle encore. Et c’est vrai : la mouette, le tigre bondissant, le chant, l’exotique baobab (Marie-Hélène Prouteau pense aux baobabs du Petit Prince). Et le cœur comparé à une place forte. Et elle a encore raison de voir cet élan vital dans le rythme du poème, trois quatrains aux vers plus ou moins octosyllabiques et dont les vers 1 et 3 des deux premiers quatrains riment ensemble, comme les vers 2 et 4 du 3ème.
Celan a un jour répondu à un lecteur qui se plaignait de l’obscurité de beaucoup de ses poèmes : « lisez, relisez encore et vous comprendrez ». La réponse est plaisante mais pas très réaliste. Souvent dans ses poèmes on trouve des moments de sa vie personnelle que l’on ne peut connaître (d’ailleurs il aurait aussi dit, selon Marie-Hélène Prouteau : ma poésie est autobiographique). Comme ici, pourquoi Mandelstam ? C’est qu’il est en train de traduire le poète russe lors de son séjour en Bretagne. Il faut le savoir. Marie-Hélène Prouteau a trouvé une biographie de Celan faite par Brigitta Eisenreich, encore une ancienne amante de Celan, semble-t-il, que je ne connaissais pas. Sa biographie : Brigitta Eisenreich avec Bertand Badiou : L’étoile de craie. Une liaison clandestine avec Paul Celan, traduction Georges Felten, le Seuil, 2015. Une liaison effectivement complètement cachée, commencée dès le début de son mariage avec la Française et continuée pendant dix ans ! Quel homme ! Quel amant multiple ! Brigitta Eisenreich n’a publié son livre en allemand qu’en 2010, après avoir découvert les lettres échangées entre Celan et Gisèle de Lestange d’une part et Ingeborg Bachmann d’autre part. Voir : Brigitta Eisenreich : Celan’s Kreidestern, Suhrkamp, 2010. C’était une Autrichienne qui était arrivée à Paris comme étudiante et jeune fille au pair et qui fera plus tard des études d’anthropologie et sera Maître de Conférences pour l’histoire de cette science à l’Ecole des Hautes Etudes en sciences sociales à Paris. Elle est décédée en 2017. Quand ils font connaissance, début 1953, elle a 25 ans et lui 33. Ce sera l’occasion pour Celan de pouvoir parler allemand, la langue de sa mère, écrit l’éditeur. Ce que Marie-Hélène Prouteau reprend dans son livre. Mais l’éditeur allemand va plus loin : elle est la femme allemande de Celan à Paris, écrit-il. Je me demande si Gisèle était au courant. Elle, qui connaissait déjà sa liaison avec Ingeborg !
Mais le témoignage de Brigitta a un autre intérêt – et c’est ainsi qu’on va revenir à Mandelstam – elle a assisté à la passion dont Celan s’est pris pour le poète russe. Ses traductions (c’est lui qui a vraiment fait connaître la poésie Mandelstam en Allemagne), sa dédicace de son recueil de poèmes La Rose de personne à Mandelstam (en souvenir d’Ossip Mandelstamm. Celan écrit toujours le nom du poète avec deux m à la fin, comme le fait remarquer Marie-Hélène Prouteau, comme s’il voulait insister sur le sens de Stamm, tronc, solide comme un arbre, comme l’amandier), leurs visites communes à la librairie russe de la rue de la Montagne Sainte Geneviève, une librairie que je ne connaissais pas, mais qui semble exister encore aujourd’hui et qui est aussi la Maison d’éditions, YMCA-Press, qui a publié L’Archipel du Goulag en langue russe, en 1973, la découverte de cette étonnante publication clandestine russe, appelée Almanach Les Voies aériennes, où apparaissent des textes passés en fraude. Brigitta Eisenreich, dit Marie-Hélène Prouteau, indique que dans le numéro de 1961 de cette revue, se trouvaient 57 poèmes de Mandelstam, composées la plupart à Voronej, dernière station de son exil avant son transfert vers sa déportation en Sibérie.
Avant de continuer il faut peut-être dire un mot de ce Mandelstam, autre malheureux dissident et poète tant admiré par Celan. Il faut dire que Mandelstam avait composé un certain poème sur l’Homme de la Montagne qui n’était autre que Staline et que celui-ci ne pouvait guère pardonner. Qu’on en juge :
« Nous vivons sans sentir sous nos pieds le pays,
Nos paroles à dix pas ne sont même plus ouïes,
Et là où s’engage un début d’entretien, —
Là on se rappelle le montagnard du Kremlin.
Ses gros doigts sont gras comme des vers,
Ses mots comme des quintaux lourds sont précis.
Ses moustaches narguent comme des cafards,
Et tout le haut de ses bottes luit.
Une bande de chefs au cou grêle tourne autour de lui,
Et des services de ces ombres d’humains, il se réjouit.
L’un siffle, l’autre miaule, un autre gémit,
Il n’y a que lui qui désigne et punit.
Or, de décret en décret, comme des fers, il forge —
À qui au ventre, au front, à qui à l’œil, au sourcil.
Pour lui, ce qui n’est pas une exécution, est une fête.
Ainsi comme elle est large la poitrine de l’Ossète. »
(Traduction d'Élisabeth Mouradian et Serge Venturini dans Wikipédia)
Mandelstam est évidemment arrêté tout de suite. On est en 1934. Après une tentative de suicide on l’autorise d’abord de choisir son lieu d’exil. Ce sera Voronej. Puis, en 1938, il est déporté en Sibérie et meurt du côté de Vladivostok.
Marie-Hélène Prouteau a choisi de publier le poème suivant, composé à Voronej, et que Celan traduit en allemand lors de son séjour breton, à Kermorvan, le 22 juillet 1961, précise-t-elle :
O combien je voudrais
Inaperçu de tous
M’envoler en suivant un rayon
Là où je ne suis pas.
Et toi, rayonne en rond-
Il n’est d’autre bonheur-
Et apprends de l’étoile
Ce que veut dire la lumière.
Car si elle est rayon,
Car si elle est lumière,
C’est par la puissance
De son chuchotement et la chaleur
D’un balbutiement.
Et moi, je voudrais te dire
Que je chuchote,
Qu’en chuchotant, mon enfant,
Au rayon je te confie.
(extrait de : Ralph Dutli : Mandelstam, mon temps, mon fauve – une biographie, Le Bruit du Temps, La Dogana, 2012)
Marie-Hélène Prouteau trouve que le poème de Mandelstam est un « hymne à la vie » et qu’il y a un véritable dialogue entre les deux poètes. Comme s’ils étaient « deux astres jumeaux », dit-elle. Et qu’un dialogue s’était noué entre le « cœur fortifié » de l’un et le « rayon de l’étoile » de l’autre.
Puis elle cite entièrement le dernier poème que Celan a écrit à Kermorvan. Car, j’ai oublié de vous le dire, en Bretagne, la petite famille habite dans une dépendance d’un manoir plus ou moins abandonné, Kermorvan, dans un village du nom de Trébabu, non loin de Brest. Là encore je vais d’abord reprendre le poème en allemand, puis sa traduction reprise par Marie-Hélène Prouteau dans l’édition bilingue de la Rose de Personne.
Ich habe Bambus geschnitten :
für dich, mein Sohn.
Ich habe gelebt.
Diese morgen fort-
getragene Hütte, sie
steht.
Ich habe nicht mitgebaut: du
weißt nicht, in was für
Gefäße ich den
Sand um mich her tat, vor Jahren, auf
Geheiß und Gebot. Der deine
kommt aus dem Freien – er bleibt
frei.
Das Rohr, das hier Fuß faßt, morgen
steht es noch immer, wohin dich
die Seele auch hinspielt im Un-
gebundnen.
J’ai coupé du bambou:
pour toi, mon fils.
J’ai vécu.
Cette cabane, emportée
demain, elle
tient.
Je n’ai pas construit avec toi : tu
ne sais pas
dans quelles urnes je mettais
le sable autour de moi, il y a des années, sur
ordre et commandement. Le tien
vient de l’étendue libre – libre,
il dmeure.
Le roseau, qui prend pied ici, demain
tiendra encore, où que tu sois,
au gré de ton âme, emporté dans le non-lié.
Mais Marie-Hélène Prouteau, avant de revenir à ce poème, se souvient du mot tente du poème de Brest, peut-être à cause de la cabane des Bambous (qu’on aurait d’ailleurs mieux fait de traduire par hutte, plus proche de l’allemand Hütte, et qui ressemble peut-être plus à une tente). En tout cas cela lui rappelle qu’à un moment donné de sa vie Celan s’est dit Nomade. Mais il est plutôt un déraciné qu’un Nomade. Un éternel étranger. Je pense à ce qu’Ingeborg Bachmann lui a écrit dans une de ses lettres : « Tu es pour moi quelqu’un qui vient d’Inde ou d’un pays encore plus lointain, brun, sombre, pour moi tu es le désert et la mer et tout ce qui est mystère… ». Et puis Marie-Hélène cite encore un autre poème, toujours écrit en Bretagne (voir mon relevé de poèmes créés en Bretagne placé en annexe à cette note), Anabase (un titre qui se réfère encore à une histoire d’hommes qui ont beaucoup erré dans des terres lointaines, mais eux au moins, vont la retrouver leur Grèce, et, en attendant, l’Hellespont). Le Menhir aussi. Marie-Hélène Prouteau y voit une réminiscence des parents morts, à cause du mot phylactères et à cause de « la tristesse vespérale du poème ». Elle la voit également dans cet autre poème encore, toujours écrit durant cet été 1961 en Bretagne, Havdalah, où le poète s’adresse à quelqu’un (son fils ?) qui dresse une table pour le Sabbath, entourée de chaises vides.
D’autres poèmes de Bretagne commentés par Marie-Hélène Prouteau sont plus joyeux. Il y a d’abord Kermorvan, fait de trois quatrains dont, une fois de plus, les vers deux et quatre sont rimés (c’était d’ailleurs le cas de l’après-midi avec cirque et citadelle. C’est pour cette raison qu’il me semble important de citer également les textes originaux en allemand). Pas mal d’humour dans ce poème puisqu’il recopie la devise du château en français : « servir Dieu est régner » et finit avec un mot aussi bizarre et incompréhensible que Kermorvan : Kannitverstan (rien compris, en bas-hollandais !). Mais on y trouve aussi une affirmation bien positive : « j’aime, j’espère, je crois ». Dans cet ordre !
Marie-Hélène Prouteau cite également en entier le poème Les Blancs Sablons. Elle trouve que les vers suivants sont un « superbe blason d’amour » : « Avec de petites/flammes/nous étions là, partir vers l’infini » (Mit kleinen/Flämmchen/standen wir/hinaus ins Unendliche, hin-/aus). Et admire l’image de l’île au loin (« un trait japonais ») : « une lisière/sombre comme la bruyère/donna à l’île ses contours » (ein Saum,/heidekrautdunkel, gab/einer Insel den Umriß). Et, pourtant, il y a une strophe bien sombre. Comment l’expliquer ? Expliquer le fiel ?
Mit Galle, mit Galle
- auch sie
war Himmelessenz -, mit Galle
gossen sie uns
die Münder voll, die zum Kuß
verhärmten.
Avec le fiel,
- lui aussi
était d’essence céleste – avec le fiel
ils nous gavaient les bouches,
qui se chagrinaient
en un baiser
(traduction Marc Sagnol)
Mais l’année 1961 a aussi des aspects bien sombres. Il y a d’abord le procès d’Eichmann. Le 15 août 1961, date de l’écriture du poème de Brest, est aussi celui de l’ultime audience de ce procès à Jérusalem, nous rappelle Marie-Hélène Prouteau. La démonstration de « la monstruosité bureaucratique du crime », dit-elle. Et le 27 août 1961, Celan écrit un texte que je ne connais pas : les Aphorismes de Kermorvan. « Quarante-huit micro-proses, d’une plume acérée », écrit-elle. Une « prose au scalpel », tout-à-fait étonnante, d’une incroyable violence. Mais qui s’explique aisément, à mon avis, quand on sait que la douleur de sa mère assassinée ne l’a jamais quitté. Dans ma note sur Celan (Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 5 : Paul Celan et la langue des assassins) j’ai cité plusieurs poèmes où il évoque sa mère et sa mort cruelle et je les ai tous trouvé terriblement émouvants : Espenbaum (le tremble), Schwarze Flocken (Flocons noirs), Der Reisekamerad (Le compagnon de voyage) et ce poème sans titre qui commence par : Es fällt nun, Mutter, Schnee in der Ukraine (Mère, voilà que tombe la neige en Ukraine). Et il y en a d’autres encore. Comme ce poème Wolfsbohne (Lupin) cité également par Marie-Hélène Prouteau. Un poème écrit à l’époque de la Rose de personne, mais publié à titre posthume. « Poème bouleversant », dit-elle, « un long travelling de quatre-vingt vers, ouvrant et se refermant, par une même strophe ». Et dans cette strophe apparaît l’enfant, le petit-fils, Eric :
Leg den Riegel vor : Es
sind Rosen im Haus.
Es sind
sieben Rosen im Haus.
Es ist
der Siebenleuchter im Haus.
Unser
Kind
weiß es und schläft.
Pousse le verrou: il
y a des roses dans la maison.
Il y a
sept roses dans la maison.
Il y a
le chandelier à sept branches dans la maison.
Notre
enfant
le sait et dort.
(traduction Bertrand Badiou)
Et, juste avant d’évoquer cette fleur que sa mère appelait Wolfsbohne (pois de loup ?) plutôt que Lupine (lupin), viennent encore ces vers :
Weit, in Michailowka, in
der Ukraine, wo
sie mir Vater und Mutter erschlugen…
Loin, à Mikhaïlovka, en
Ukraine, où
ils m’ont tué père et mère…
Voilà une blessure qui ne se refermera jamais…
Je serai plus court pour évoquer la deuxième époque, la deuxième « clarté » dans la vie de Celan, selon Marie-Hélène Prouteau. Il s’agit de l’été 1968. On se demande d’ailleurs comment il peut encore y avoir une clarté dans la vie de Celan, alors qu’il vit séparé de sa femme depuis un an déjà, que son état mental avait empiré, que Gisèle avait demandé cette séparation parce qu’il avait eu des moments de violence et qu’elle avait peur pour leur enfant, alors qu’il avait aussi passé un temps à l’hôpital. C’est le mai 68 de nos étudiants qui l’ont mis en joie ? Il faut croire que oui. Il habite dans le 5ème, la rue Tournefort, une rue que nous connaissons bien, Marie-Hélène Prouteau et moi, puisqu’on y trouve aussi le Foyer pour jeunes filles Concordia, où était logée Annie, où Annie et moi, nous nous étions connus pour la première fois et où a logé également Marie-Hélène Prouteau, bien plus tard, quand elle était étudiante à la Sorbonne. Et c’est également dans cette même Concordia, au plafond du hall d’entrée qu’a été calligraphié, dans les deux langues, un deuxième poème de Celan, d’ailleurs plutôt peint, avec art, en spirale, celui-ci :
AUS DEM MOORBODEN ins
Ohnebild steigen
ein Häm
im Flintenlauf Hoffnung
das Ziel, wie Ungeduld mündig,
darin.
(Dorfluft, rue Tournefort)
DU FOND DES MARAIS monter
dans le sans-images,
un hème dans le canon du fusil Espoir,
la cible, majeure comme Impatience,
dedans
(Air de village, rue Tournefort)
Encore un poème bien difficile pour moi. Mais Marie-Hélène Prouteau y voit une envie de vivre malgré tout. Il y a le mot Espoir. Le mot monter aussi. Dans une lettre à son ami pragois Wurm qui vit en Suisse il s’amuse du nom de sa rue : ça tourne fort ! Et puis avec le Mai 68 français il retrouve peut-être les idées de sa jeunesse. Qui, marquent, pense Marie-Hélène tout le cycle de poèmes auquel appartient Moorboden, Schneepart (Partie de neige). Il emmène même son fils Eric qui a maintenant 13 ans, sur les barricades, écrit-elle. Et s’amuse de certains slogans restés célèbres, imaginés par quelques étudiants doués en poésie anarchiste. Il n’y a que le CRS = SS qu’il n’aime pas. On ne plaisante pas avec ces monstres-là quand on les a connus pour de vrai. Quant à son fils Eric, il lui écrit deux poèmes très courts (tous les deux ont pour titres Für Eric (Pour Eric). Et dans le deuxième qui date du 2 juin 1968, il évoque Cohn-Bendit avec le mot hilarant Flüstertüte pour mégaphone et annonce déjà les chars qui vont arriver avec le vers :
In den Vororten raupen die Tanks
Dans les faubourgs il y a des chars qui chenillent.
Et la bourgeoisie qui va bientôt se soulever : unser Glas
füllt sich mit Seide
notre verre
se remplit de soie
Mais nous résisterons, dit-il à son fils dans le vers final : wir stehen
nous sommes debout
Il y a encore un troisième poème de la même période écrit pour son fils, que cite Marie-Hélène Prouteau dans une note. Il date probablement de fin juillet 1961, pense Barbara Wiedemann, et il est en français. Seul poème en français de Paul Celan :
Ô les hâbleurs,
n’en sois pas,
ô les câbleurs,
n’en sois pas,
l’heure, minutée, te seconde,
Eric. Il faut gravir ce temps.
Ton père t’épaule.
Mais qui montre qu’il sait aussi jouer des mots en français. Avec les deux sens du mot seconde. Et avec l’épaule de… Paul !
Mais pendant tout ce temps d’autres événements ont encore lieu dans le monde. Aux Etats-Unis il y le mouvement civique et le discours du I have a dream. Et à l’est de l’Europe a éclos le Printemps de Prague !
Et, pourtant, tout se termine mal. Le mai 68 français finit en eau de boudin. Aux Etats-Unis Martin Luther King est assassiné. Et à Prague entrent les chars russes. Je m’en souviens parfaitement. Nous étions au Club Med à Agadir. J’avais les larmes aux yeux. Car je me trouvais justement à Prague, pour des raisons professionnelles, quelques mois auparavant. Et j’avais été véritablement ébahi par les discours, joyeux, libérés, de tous ceux que j’y rencontrais.
Comme par hasard Celan a un autre lien avec Prague au même moment. Il est en train de lire l’essai de Walter Benjamin sur Kafka, nous dit Marie-Hélène Prouteau (il s’agit probablement d’une réédition du grand essai de 1934 : Walter Benjamin : Franz Kafka, zur zehnten Wiederkehr seines Todestages, commémorant le dixième anniversaire de sa mort). Quel est ce lien ? Il y a beaucoup de grands esprits qui ont étudié et cherché à interpréter l’œuvre de Kafka. Pour moi qui ne suis qu’un amateur, j’y vois surtout l’incapacité à comprendre le mal. C’est celle du Job de la Bible. Cela commence avec le garçon qui se réveille un matin changé en cafard et cela finit avec K. cherchant désespérément à se faire entendre par la justice dans le Procès. En passant par ce condamné bouche-bée devant la belle machine qui doit le tuer dans d’atroces souffrances et à qui on n’a pas jugé utile de donner la moindre explication ni sur sa culpabilité ni sur son jugement ni sur le verdict dans la Colonie Pénitentiaire (voir mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 4 : Vienne, capitale de la Cacanie). C’est sur ce plan-là, me semble-t-il, que Celan rejoint Kafka. Incapable de comprendre que sa mère si douce et qui lui a donné la langue allemande et sa poésie ait pu être tuée d’un coup de revolver dans la nuque par des monstres « venus d’Allemagne », ou que, plus tard, alors qu’il a certainement sympathisé avec le poète Goll dont il a traduit certaines œuvres du français à l’allemand, il ait pu être attaqué par sa veuve déchaînée pour un plagiat imaginaire et, qu’en plus, trop de gens ont cru Claire Goll plutôt que lui.
Mais revenons encore une fois au poème de la rue de Tournefort. Et au début du poème : du fond des marais. Marie-Hélène Prouteau fait le lien avec une histoire que je ne connaissais pas et, surtout, à un chant qui est né de cette histoire, le Bögermoorlied. A ma grande honte, Marie-Hélène Prouteau me l’a fait comprendre dans un mail : c’est ce chant, devenu « Chant des marais, chant universel des déportés », qui fut chanté aux « obsèques de Simone Veil lors de la cérémonie officielle aux Invalides ». L’histoire est celle d’un des premiers camps de concentration nazis. Peut-être le premier. Le camp de Bögermoor, créé dès 1933, en Basse-Saxe, était situé au milieu de marais infranchissables. Marie-Hélène Prouteau arrive à dénicher le témoignage d’un rescapé du camp (il y a passé 13 mois, puis s’est réfugié en Suisse) qui a participé à la création du fameux chant : Wolfgang Langhoff. Un témoignage terrible, dit-elle. Parce que dès ces premiers camps, les nazis s’attaquent à l’âme même des prisonniers : on les déshumanise ! C’est le plus difficile à supporter. Cette blessure à jamais inguérissable que portent en eux les survivants. Et que certains sont incapables de surmonter. Je me souviens de Jean Améry (ex Hans Mayer) qui écrit à Primo Levi : « Qui a été torturé reste torturé... Qui a subi le supplice ne pourra plus jamais vivre dans le monde comme dans son milieu naturel, l’abomination de l’anéantissement ne s’éteint jamais. La confiance dans l’humanité, déjà entamée dès la première gifle reçue, puis démolie par la torture, ne se réacquiert plus ». Mais il y a aussi le miracle de la révolte collective dans ce premier camp. Mais qui ne sera plus jamais possible plus tard. Langhoff est communiste et c’est avec deux autres communistes que la chanson est créée. Et chantée lors d’un rassemblement. D’abord par les auteurs, puis par tous les autres prisonniers. « Ce chant, seize prisonniers ont eu l’audace, en août 1933, de le chanter », raconte Marie-Hélène Prouteau, « entraînant avec eux, neuf cents voix graves, jaillies des profondeurs, qui ont repris le final d’espoir » :
« Alors les soldats de Bögermoor
Ne marcheront plus,
La bêche sur l’épaule,
Dans les marais. »
Un chant qui va être chanté en Espagne par les Républicains, et même à Buchenwald, Dachau et Auschwitz, dit-elle (pas pour longtemps, je suppose) et aussi dans les camps français des Mille et de Gurs. Et par Paul Celan à Paris…
On pourrait encore suivre longtemps toutes les relations de Celan, ses idées, ses liens. Et que poursuit Marie-Hélène Prouteau. Comme Rilke évoqué dans la Walliser Elegie (Elégie valaisane). Ou Christian Rakowski, un socialiste roumain, ami de Rosa Luxemburg, participant à la Révolution bolchévique avant d’être exécuté sur ordre de Staline, évoqué dans le même poème. Marie-Hélène Prouteau en cite un extrait :
eine Sägemühle im Wald
Mauten und
Mautenjenseits, Maut-
hausen. Tausend-
stiege
dans la forêt un moulin à scier
Mauten et
l’au-delà de péages, Maut-
hausen. Escalier aux mille marches.
(traduction Bertrand Badiou)
Le premier vers, une scierie dans la forêt fait partie d’un poème de Franz Werfel, nous apprend Barbara Wiedemann (on se demande ce que ce baptisé catholique qui a chanté Bernadette Soubirous vient faire dans cette histoire !). Mauthausen est encore un camp de concentration, situé pas loin de Linz en Autriche. Marie-Hélène Prouteau croit que l’escalier fait allusion à celui du film Potemkine. On la comprend puisque Rakowski a été le conseiller d’Eisenstein pour son film. Mais la réalité est plus terrible. Le camp était construit au bord d’une carrière et l’escalier conduisait au fond. Et c’est bien à cet escalier que pense Celan (Barbara Wiedemann le confirme). Et il se trouve que je viens de lire le témoignage du père du cinéaste Roman Polanski, qui y a été interné. L’escalier avait 186 marches, raconte Polanski père. « Nous descendions cent quatre-vingt-six marches jusqu’à la carrière et remontions cent quatre-vingt-six marches à la surface. Nous remontions avec une pierre placée sur la nuque et les omoplates. Le travail se faisait au pas de course ». Ils étaient quatre groupes de cent hommes. Chaque groupe descendait dans la carrière à tour de rôle et « chaque centaine était suivie par deux hommes munis de brancards, les Leichenträger, les porteurs de cadavres ». « Nous faisions quatre tours de ce genre le matin et quatre tours l’après-midi, soit mille cinq cent huit marches vers le bas et mille cinq cent huit marches vers le haut, avec la pierre ». Le fils Polanski a découvert une photo de l’escalier en question (L’escalier de la mort) en Israël à l’Institut Yad Vashem. Deux cent mille prisonniers sont passés par Mauthausen, dont quatre-vingt-dix mille ont été assassinés, écrit Roman Polanski. Ce qui démontre qu’on pouvait aussi exterminer les Juifs autrement qu’avec des chambres à gaz. Par un travail poussé à l’extrême. Et pas seulement les juifs. Il y avait un escalier du même genre au camp du Struthof en Alsace. Voir ce que raconte le survivant slovène Boris Pahor (mon Bloc-notes 2024 : un Slovène rescapé du Struthof).
Mais il est temps que j’arrête. En revenant, pour finir, une dernière fois à Gisèle de Lestrange. Comme le fait Marie-Hélène Prouteau qui admire son art de la gravure, et, en particulier deux œuvres où les deux artistes ont collaboré : Atemkristall (Cristal de souffle) et Schwarzmaut (Péage noir), l’un par l’écriture, l’autre par la gravure. Je ne les connais pas et je ne trouve pas trace de ces poèmes dans l’édition dite complète de Suhrkamp. Mais je vois sur le net que ces œuvres sont disponibles chez cet éditeur (Paul Celan und Gisèle Celan-Lestrange : Atemkristall und Schwarzmaut. Gedichte von Paul Celan mit zusammen 23 ganzseitigen Abbildungen nach Original-Radierungen von Gisèle Celan-Lestrange, en deux volumes, Suhrkamp, 1990. Je vais essayer de me les procurer. Je constate également que ces oeuvres ont été publiées pour la première fois, en éditions très limitées, en 1965 et 69 à Vaduz au Liechtenstein).
Personnellement cette relation entre Celan et Gisèle me touche beaucoup. Une relation tout ce qu’il y a de plus improbable entre cette aristocrate et ce poète qui crée dans une langue qu’au début elle ne connaît pratiquement pas. Elle est obligée de rompre complètement avec sa famille très conservatrice, catholique, qui refuse le mariage de leur fille avec un juif errant. Et elle est obligée de composer avec certaines infidélités de son mari (elle ne les connaît peut-être pas toutes) pour qui les femmes ont toujours joué un rôle essentiel, que ce soit comme amies ou comme amantes (j’en ai parlé dans ma note). Je crois d’ailleurs que le cas le plus sérieux a été celui d’Ingeborg Bachmann, en particulier après le « retour de flamme » de la rencontre de Cologne. Mais, plus tard, lorsque sa connaissance de la langue allemande était devenue plus grande elle est allée jusqu’à reconnaître la puissance de la poésie de la chère Ingeborg et de l’admirer, sincèrement. Et puis il a encore fallu subir le problème de santé mentale de Celan. Mais même s’ils se sont séparés, ils sont toujours restés soudés. Et elle n’a jamais cessé de le soutenir. Et de son côté, il n'a probablement jamais cessé de l’aimer non plus. Et de toujours lui témoigner une grande tendresse. Comme dans ce dernier poème que cite Marie-Hélène Prouteau dans sa version française et qui date, lui aussi, du séjour de 1961 en Bretagne. Un poème où Celan nomme Gisèle tendrement sa muette, parsème son poème allemand de mots et de bouts de phrases en français et la compare à une corde (de violon ? Et lui, son archet ?) :
MUTA
Seul - : zu dreien gesprochen, stummes
Vibrato des Mitlauts.
Seuls.
Ein Bogen, hinauf
ins Vielleicht einer Sprache gespannt,
aus der ich, souviens-
t-en, - aus der ich
zu kommen
glaubte. Und
une corde (eine Saite, eine Fiber) qui
répondrait.
MUTA
Seul - : parlé à trois, silencieux
vibrato de la consonne.
Seuls.
Un arc, tendu vers le haut
vers l’éventuel d’une langue,
de laquelle, souviens-
t-en – de laquelle
je croyais venir. Et
une corde – une corde de violon, d’un instrument
répondrait.
(traduction Martha Willmann-Caro)
Ma note est trop longue. Je le reconnais et le regrette. Mais la faute est à Celan. Cet homme est trop multiple. Et la faute est à Marie-Hélène Prouteau. Elle suit tous les chemins qu’il lui ouvre. Et va quelquefois encore plus loin. Et moi, si j’avais voulu (et j’en avais envie) j’aurais pu encore les suivre à mon tour dans bien des directions. L’anarchiste Kropotkine, les Editions de Minuit (et Vercors) dont l’imprimerie clandestine se trouvait rue de Tournefort, le surréaliste Klee…
A vrai dire, je ne regrette rien…
Post-scriptum : Celan et la Bretagne
En consultant les notes de l’édition complète Suhrkamp de l’œuvre de Celan, on apprend que Celan a passé plusieurs séjours de vacances en Bretagne et qu’il en a rapporté chaque fois un certain nombre de poèmes (voir : Paul Celan : die Gedichte, kommentierte Gesamtausgabe, herausgegeben und kommentiert durch Barbara Wiedemann, Suhrkamp, 2012).
Un premier séjour a eu lieu du 29/08/1954 au 09/09/1954.
Il en a rapporté le très court Bretonischer Strand (Grève bretonne). Publié dans le cycle Von Schwelle zu Schwelle (De Seuil en Seuil).
D’après les notes de Gisèle Lestrange le couple aurait séjourné à la plage de Pen-Hat à la Pointe du Toulinguet sur la presqu’île du Crozon dans le Finistère le 1er septembre 1954. Mais le poème aurait été écrit plus tard à La Ciotat. Un exemplaire destiné à Gisèle comporte des traductions de vers et de mots. Gisèle, en 1954, ne devait encore avoir qu’une connaissance très rudimentaire de la langue allemande.
Celan a de nouveau séjourné en Bretagne entre le 26/04/1957 et le 01/05/1957.
C’est de là que provient le poème Matière de Bretagne (le titre est en français). Il a été publié dans le cycle Sprachgitter (Grille de Langue).
A priori ce poème ne semble guère faire allusion à ce que nous entendons par Matière de Bretagne, c’est-à-dire le cycle du Roi Arthur. On parle de terre et de mer, de genêts (couleur de pus, jaune) et de voiles (couleur de sang, rouges), de matières, de boue, de filets d’eau et de moules qui collent aux rochers (Steindattel, datte de pierre, lithodomus lithophagus).
C’est Celan qui fait la liaison avec « l’autre » Matière de Bretagne, citant le poème Flügelrauschen (Bruissements d’ailes) deux fois : à Norbert Koch et à Beda Allemann, mais sans donner d’explications. Quelles réminiscences arthuriennes dans ce dernier poème ? A part Avalon bien sûr. Qui est aussi île des morts. La colombe est-elle un salut des morts ? Des morts de Celan ? Je ne sais.
Le poème Matière de Bretagne a été l’objet de beaucoup d’interprétations diverses. Evelyn Dueck, dans L’Etranger intime, en rend compte. Ce qui montre toute la richesse de la poésie de Celan. Il n’y a que l’interprétation religieuse, chrétienne, de Walter Jens, à laquelle je ne crois nullement.
Et puis Celan a passé des vacances avec Gisèle pendant les mois de juillet et août 1961 à Trébabu, près de Le Conquet (Finistère) dans le domaine Kermorvan.
C’est là que sont créés les poèmes suivants qui font tous partie du cycle Die Niemandsrose (La Rose de Personne) :
Die hellen Steine (Les pierres claires) (10/07/1961)
Elles passent dans l’air, elles apportent la lumière. Comme Lucifer, porteur de Lumière.
Et puis viennent des vers d’amour. A la silencieuse, la douce, la vraie. Qui rappelle un autre poème d’amour : Mit allen Gedanken : Avec toutes mes pensées je quittai le monde : alors tu étais là, toi ma douce, toi mon ouverte et tu nous as reçus.
Anabasis (27-28/07/1961)
Encore un poème de joie. Les cloches sonnent suspirat cor. Et le titre du poème rappelle les rescapés des Dix mille de Xénophon découvrant l’Hellespont aux cris de Thalassa ! Thalassa ! Quant au dernier vers : Mitsammen (ensemble) il fait penser à leur fils Eric qui a six ans.
Ein Wurfholz (Une Arme de jet) (30/07/1961)
D’objets volant dans l’air, lapilis éjectés des volcans, des vers aussi, expirés, pneumatiques. Une première réminiscence de Mandelstam…
Hawdalah (31/07/1961)
Réminiscence hébraïque. La prière de clôture du sabbat.
Le Menhir (04/08/1961)
Ici une véritable vision bretonne. Excroissances de pierres, genets, phalènes. Des phylactères quand même.
Nachmittag mit Zirkus und Zitadelle (Une après-midi avec cirque et citadelle) (15/08/1961)
C’est ce poème qui avait intéressé Marie-Hélène Prouteau, ce qu’elle expliquait dans un article que l’on trouve sur le net (et qu’elle commente à nouveau longuement dans son livre). Relation entre Brest, Brest-Litovsk et Mandelstam. Souvenirs de guerre.
Brest-Litovsk n’était pas seulement une place forte, mais aussi un centre juif important situé au bord de la Bug occidentale. Or la Bug méridionale (ce sont deux fleuves différents) bordait le camp où ont disparu les parents de Celan.
Celan a traduit du Mandelstam, poète qu’il aimait beaucoup, disparu lui aussi dans un camp, de Staline. Il a également réalisé une émission de radio sur le poète, il me semble.
Le poème fait suite à une visite à Brest le jour de l’Assomption (cirque et citadelle). La canonnière au port s’appelait Baobab. La tricolore qu’il évoque peut être aussi bien l’ancienne russe que la française.
Bei Tag (au jour) (18/08/1961)
Poème court. Ciel en peau de lapin. Grue venue de loin, comme Celan lui-même.
Kermorvan (21/08/1961)
Le séjour de vacances de Celan se trouvait sur la propriété du château de Kermorvan près de Trébabu. Arbres et végétation de Bretagne (aulnes, hêtres, fougères) lui rappellent sa région natale. Le hêtre, en allemand, se dit Buche, à l’origine de Bukovine (Buchenland en allemand). La datte de pierre de Matière de Bretagne fait un retour. J’aime, j’espère, je crois, une déclaration rare chez Celan. Elle provient d’une Lettre aux Corinthiens (« mais l’amour est le plus important »). Heine l’a reprise dans un de ses poèmes en s’en moquant. Servir Dieu est régner est la devise de Kermorvan. Le dernier mot, Kannitverstan, un mot d’humour (Comprends pas en néerlandais. Dans une nouvelle de Hebbel, le touriste croyait que c’était le nom de son interlocuteur. Le pays du Kannitverstan est le pays de l’incompréhension. Qui est terminée pour Celan).
Ich habe Bambus geschnitten (J’ai coupé des bambous) (22-23/08/1961)
S’adresse à son fils. Il y a des années j’ai dû bouger du sable sur ordre, lui dit-il. Le tien est le sable de la liberté. Allusion à son travail forcé dans le camp en Roumanie, explique son fils Eric.
D’autres poèmes ont été écrits en Bretagne cet été-là, mais n’ont pas été introduits dans le cycle de poèmes Die Niemandsrose (la Rose de Personne) :
Les Blancs Sablons (22/07/1961)
Une plage fréquentée par Celan et Gisèle. Un poème d’amour à Gisèle. Voir ce qu’en dit Marie-Hélène Prouteau.
Immersio (23-24/07/1961). Immergé, plongé, non-baptisé, dans des profondeurs où nagent des âmes et les mots : amante et contrée
Rhesus (24/07/1961). Le plus secret de notre essence, dans notre souffle, dans nos veines.
Muta (07/08/1961). La muette c’est encore Gisèle de Lestrange. Voir ce qu’en dit Marie-Hélène Prouteau à propos des gravures de celle-ci.