Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Maalouf et les identités meurtrières

A A A

Mon ami Jacques m’a prêté un livre précédent d’Amin Maalouf qui traitait déjà des mêmes problématiques que son livre de 2019 intitulé Le naufrage des civilisations. Voir Amin Maalouf : Les identités meurtrières, Grasset, 1998. En 1998 le nine-eleven n’avait pas encore eu lieu, Daesh n’existait pas encore, personne ne pouvait prévoir l’horrible sauvagerie de ses crimes, les réseaux sociaux n’avaient pas encore montré toute leur nocivité et personne ne pouvait deviner qu’un jour un Trump gouvernerait l’Etat le plus puissant du monde. Mais Maalouf était déjà obsédé par les notions identitaires au point de les accoler de l’attribut « meurtrières ».
Ce que je retiens surtout de ses réflexions c’est que l’identité de chacun est d’abord individuelle (même s’il n’utilise jamais ce terme) car elle est formée de toutes les expériences successives de chaque individu et qui se superposent et se fondent. Quand on me demande si je me sens plus Libanais que Français ou plus Français que Libanais je réponds toujours : je suis les deux, dit-il. Et c’est parfaitement vrai. Une identité est un cumul d’identités. La réduire à un seul aspect, ethnique, linguistique, religieux, est une absurdité. C’est aussi un cumul d’expériences. Une identité n’est pas innée, n’est pas donnée pour toujours.
Sa longue réflexion sur l’islam est intéressante également et rejoint ma propre réflexion sur ce sujet. Il rappelle d’abord que c’est l’Occident qui a fait faire un incroyable bond en avant à l’humanité (peut-être un bond qui nous rapproche de l’abîme, mais là n’est pas la question). C’est là que le modernisme est né. Entre le XVème siècle et le XVIIIème, peu importe. En Europe et dans aucune autre grande civilisation (même pas la chinoise). Pourquoi ? Certainement pas à cause de la religion catholique. L’Eglise s’est toujours opposée à tout ce qui est raison et liberté. Les diverses étapes ont peut-être été la Renaissance, les Lumières, la Révolution française, la révolution industrielle. Encore une fois, peu importe. Alors les autres sociétés humaines, les autres civilisations n’ont pas eu d’autre solution que de copier l’Occident. Et c’est ce que le Moyen-Orient a essayé de faire.
Et d’abord Mehmet Ali en Egypte. J’ai découvert les détails de cette histoire en faisant celle des féministes égyptiennes (voir : Trois féministes égyptiennes sur mon Bloc-notes 2019). Doria Shafik l’évoque dans sa thèse de 1939 (La Femme et le droit religieux en Egypte). Mehmet Ali, l’Albanais, a régné sur l’Egypte de 1805 à 1848 et a envoyé de nombreux jeunes gens étudier en Europe, tout en développant l’instruction en Egypte même. Le quatrième de la dynastie, Ismaël, qui était au pouvoir de 1863 à 1882 rêvait d’obtenir que « l’Egypte soit considérée comme une partie de l’Europe et non de l’Asie ». Il voulait européaniser l’Egypte et, entre autres, supprimer le port du voile. Il a même créé des établissements d’éducation pour les jeunes filles. Résultat : les Anglais l’écrasent. Bien plus tard Nasser prône le panarabisme. En Turquie c’est Kemal Pacha, grand laïque, qui révolutionne la Turquie et la modernise, combat le voile et la chéchia, supprime l’écriture arabe. Même évolution en Iran au début du XXème siècle. Je me souviens d’une nouvelle de l’écrivain persan, Djalâl Aleahmad (La Fête des Femmes), où un religieux, pour se rendre à une fête officielle, va prendre une épouse temporaire, parce qu’il ne veut pas que sa femme sorte sans tchador : c’est que turbans et tchadors sont officiellement interdits ! Tout ceci pour dire qu’au départ, à part des cas particuliers, il n’y a eu aucune opposition systématique à l’Occident du fait de la religion. Tout le Moyen-Orient a d’abord et avant tout tenu à s’approprier la civilisation occidentale. Qu’elle soit capitaliste, socialiste ou marxiste.
« Le radicalisme religieux », dit Maalouf, « n’a pas été le choix spontané, le choix naturel, le choix immédiat des Arabes ou des Musulmans. Avant qu’ils ne soient tentés par cette voie, il a fallu que toutes les autres se bouchent ». Par la faute des Occidentaux ou par la faute de leurs propres dirigeants.
Ce que l’Europe a initié et que l’Amérique a continué est devenu une civilisation planétaire. Car cette civilisation qu’on a appelée occidentale, aujourd’hui, est partout. « Depuis un demi-millénaire », dit Maalouf, « tout ce qui influence durablement les idées des hommes, ou leur santé, ou leur paysage, ou leur vie quotidienne, est l’œuvre de l’Occident ». Et il énumère : « Le capitalisme, le communisme, le fascisme, la psychanalyse, l’écologie, l’électricité, l’avion, l’automobile, la bombe atomique, le téléphone, la télévision, l’informatique, la pénicilline, la pilule, les droits de l’homme, et aussi les chambres à gaz… ». Aujourd’hui il aurait pu continuer l’énumération en parlant de la révolution numérique, de l’intelligence artificielle, des réseaux sociaux, des véhicules électriques… Et noter que, de plus en plus, l’évolution de cette civilisation dite occidentale est surtout… américaine. Il n’empêche : l’empreinte de cette civilisation n’est pas vécue de la même manière par les Occidentaux et par les Autres. « Par ceux qui sont nées dans la civilisation dominante et par ceux qui sont nés en-dehors », dit Maalouf. Pour ces derniers, pour tous les « Autres », « la modernisation a constamment impliqué l’abandon d’une partie de soi-même », dit Maalouf. Elle ne pouvait se dérouler « sans une certaine amertume, sans un sentiment d’humiliation et de reniement. Sans une interrogation poignante sur les périls de l’assimilation. Sans une profonde crise d’identité ».
Le problème c’est que les pays du Moyen-Orient n’ont pas pu s’en sortir par le nationalisme comme les grandes puissances asiatiques ont pu le faire. Au Moyen-Orient, on l’a vu, le nationalisme et même le pan-arabisme ont échoué. Alors la religion a pris la relève. Et cette réaction-là, la réaction musulmane, se veut, elle aussi, comme la civilisation dite occidentale, universaliste, mondialiste. Pour notre malheur à tous…