Louis Schittly, Alsatian Doctor
J’ai finalement réussi à mettre la main sur son bouquin de médecin biafrais, à ce Louis Schittly, dont j’ai retrouvé un extrait de son Näsdla, publié en 1981 et que j’avais tellement aimé, dans un des fascicules de la Petite Anthologie de la Poésie alsacienne de Martin Allheilig. Il a paru chez Arthaud en 2011 : voir Louis Schittly : L’homme qui voulait voir la guerre de près – Médecin au Biafra, Vietnam, Afghanistan, Sud-Soudan.
Mon Dieu, que cet homme me plaît ! On comprend, à la lecture de son bouquin, combien les Jacobins de Paris ont raison de vouloir éradiquer le dialecte alsacien. Un homme qui se complaît dans son dialecte, se dit paysan, en plus paysan d’une région à caractère fort comme le Sundgau, ce Jura alsacien, est forcément dangereux, un rebelle, un Querdenker, un penseur de travers ! D’ailleurs cela a commencé très tôt.
Comme il a eu très jeune l’appel du large, un désir d’Afrique, et qu’à son époque l’Afrique était représentée par les Pères Blancs qui venaient dans nos campagnes éveiller les vocations et récolter des sous, et qu’ainsi le petit Louis a décidé qu’il serait missionnaire, il a été mis en pension au petit Séminaire et au Collège épiscopal. Il y reste jusqu’au bac mais prend la haine de la hiérarchie catholique, une haine qui va remonter jusqu’au Pape, le « grand Infaillible ». Il va d’ailleurs devenir athée plus tard. Jusqu’au moment où il se laissera séduire par un moine orthodoxe pas très orthodoxe sur le Mont Athos. Là il me déçoit un peu l’ami Schittly. Car il va jusqu’à se faire baptiser là-bas. Est-ce par amitié pour cet autre écrivain du Sundgau qu’est René Ehni qui va jusqu’à s’y établir en permanence, en Grèce (en Crète) ? Est-ce par son ancienne haine contre l’establishment catho, cette Eglise d’Occident, si injuste envers l’Eglise d’Orient ? Est-ce parce que, comme Kusturica, il est scandalisé par l’injustice faite aux Serbes et pense que la responsabilité de la destruction de l’ancienne Yougoslavie est largement partagée par toutes les communautés et que l’Occident n’a voulu voir qu’un aspect du drame ? En tout cas il me rassure quand même quand il dit : « Je ne suis pas devenu prosélyte ; et continue à me sentir davantage en fratrie avec mes vieux copains athées qu’avec n’importe quel piétiste ». Et encore : « Pour autant, je ne confonds pas la foi et le savoir. Je demeure très raisonneur et ce que l’irrationnel d’une foi propose ne peut trouver de place dans mes constructions mentales que lorsque les moyens rationalistes sont épuisés ». Il refuse aussi bien sûr toute notion de « Sainte Russie » ou « autre sainte nation », car, dit-il, « toute forme de nationalisme est criminelle ». Et pour finir : « La peur de la mort ne m’a pas motivé non plus dans ma démarche, ni l’espoir d’une vie après la mort. Du néant nous sommes arrivés à l’être, et de devoir y retourner ne m’angoisse pas du tout ». Ouf !
Quand il devient pour la première fois amoureux, sa vocation de missionnaire s’évanouit aussitôt. D’ailleurs on a l’impression que, plus tard, les gentilles Biafraises et les jolies Vietnamiennes ont bien adouci la vie rude et dangereuse du French Doctor ! Alors il décide de faire médecine (influence de l’image d’Albert Schweitzer ?). Bizarrement il suit médecine non à Strasbourg mais à Lille. Mais dès que les barricades de mai 68 s’érigent dans le Quartier Latin il descend à Paris et rejoint les amis de Cohn-Bendit. Il va probablement rester soixante-huitard pour le restant de sa vie ! Ce qui ne l’empêche pas, la même année, de recevoir son diplôme de médecin !
Et, dans la foulée, au lieu de s’établir bourgeoisement médecin il répond à une annonce de la Croix-Rouge et part au Biafra qui est en pleine guerre de sécession contre le puissant Etat fédéral du Nigéria. Le drame du Biafra, qui s’en souvient encore ? C’est déjà de l’histoire ancienne. Louis Schittly nous le rappelle. La sécession intervient après un coup d’Etat, puis la création d’un Nigéria fédéral, mais les élites Ibo, persécutées dans le Nord, reviennent au pays et déclarent l’indépendance du Biafra, en y englobant des régions qui ne sont pas Ibo, mais surtout celles qui ont du pétrole. Le Gouvernement central ne l’accepte pas, bien sûr, et son armée bien plus puissante que celles des Ibo, encercle le Biafra, le coupe de la mer et de ses approvisionnements, d’où la terrible famine. Les paysans se réfugient dans la forêt et meurent de faim. Et d’abord les enfants. C’est de leur image que l’on se souvient encore. Peut-être. La description que Schittly nous fait des « tableaux cliniques » est terrible. Le « marasme » : « de petites créatures décharnées, avec des têtes de grands vieillards et les yeux enfouis dans leurs orbites, qui vous interrogent ». Le « kwashorkor », dû au déficit de protéines : « des oedèmes généralisés », « le visage de l’enfant devient bouffi, les bras et les jambes sont boudinés, les cheveux et la peau s’éclaircissent (jusqu’au blond clair pour les cheveux), l’abdomen est rebondi. L’œdème du visage lui donne une expression figée de Pierrot lunaire ». Et, en plus, apparaissent la gale, les parasites (les terribles ascaris, vers intestinaux de 20 cm), le paludisme. Et, bien sûr, la diarrhée. Et quand toutes les réserves de graisse qu’avait le petit corps ont été absorbées, les muscles aussi, ceux des membres, des abdominaux, du visage, ce sont les muscles qui retiennent les intestins qui fondent à leur tour et « le rectum, le sigmoïde et le début du colon s’échappent, sortent par l’anus en se déplissant. Si bien qu’on peut voir des enfants marcher… penchés en arrière comme des femmes enceintes, leur gros ventre par-devant, et traînant derrière eux une queue de boyau de cinquante centimètres, dans la boue ou la poussière ».
Et Louis Schittly fustige les responsables, d’abord le colonel Ojukwu qui avait proclamé l’indépendance du Biafra le 30 mai 1967, et qui aurait dû arrêter les combats depuis fort longtemps, alors qu’il savait parfaitement que la cause était perdue (il a tenu jusqu’au 7 janvier 1970). Les paysans qui avaient fui dans la forêt où ils mouraient tous de faim, s’en foutaient, dit Schittly, d’être biafrais ou nigérians ! On a évalué le nombre de morts, dit encore Schittly, à un million dont les deux tiers sont dues à la faim. Quant à Ojukwu, ses membres du Gouvernement et tous ses sbires, ils n’ont évidemment jamais manqué de rien. Et, à la fin de la guerre ils se sont tous enfuis et ont pu continuer à survivre dans l’aisance grâce à leurs comptes suisses bien garnis…
Quant au gouvernement central du Nigéria il était soutenu à la fois, en pleine guerre froide, par les Anglais (et aussi plus ou moins par les Américains) et les Russes. Ces derniers pour faire plaisir aux tiers-mondistes, les premiers pour l’amour de Shell et de BP. Si les deux soutiens fournissent des armes, les Soviétiques mettent, en plus, à leur disposition, leurs avions pilotés par des Allemands de l’Est. Et c’est ainsi qu’à chaque livraison de vivres et de médicaments par un DC4 venu de Libreville ou d’ailleurs, et atterrissant sur la piste d’Uli (qui n’est rien d’autre qu’un morceau de route macadamisée au milieu de la forêt), un Iliouchine apparaît dans le ciel nocturne et lance des bombes ou, pire encore, descend mitrailler l’avion et ceux qui le déchargent. Quant aux Français, ils soutiennent le Biafra. Discrètement. En demandant au Gabon et à la Côte d’Ivoire de reconnaître le Biafra. Et en livrant probablement aussi des armes. En tout cas Schittly est formel : de temps en temps entre les avions humanitaires arrivent d’autres avions, soi-disant humanitaires eux aussi, mais dont les chargements sont entièrement destinés à l’armée biafraise. Pourquoi ce soutien ? Est-ce par vieille haine anti-anglo-saxonne de de Gaulle ? Ou plutôt est-ce Foccart, l’homme de la Françafrique, qui le fait pour aider notre pétrolier à nous, la société Elf-Aquitaine ? En tout cas quand Pompidou succède à de Gaulle il continue la même politique…
Quand on voit tous les dangers auxquels Louis Schittly s’expose chaque fois qu’il se rend à « l’aéroport » pour récupérer provisions et médicaments et tous les risques qu’il va encore prendre au cours des missions ultérieures, en particulier en Afghanistan, on se demande si ce n’est pas cela qui le motive d’abord dans sa profession de French Doctor. D’ailleurs c’est ce que semble suggérer le titre de son bouquin : L’Homme qui voulait voir la guerre de près. Le jeune Louis a peut-être été trop influencé par tous ces anciens qui parlaient de leurs guerres à eux, au bistro du village : ceux de la guerre de quatorze, les incorporés de la dernière, les anciens de l’Indochine aussi. Mais quand on voit combien il aime les enfants, combien il est désespéré quand l’un de ces petits récupérés de la forêt meurt quand même malgré tous les efforts de l’équipe on comprend qu’il y a autre chose qui le motive : un véritable amour pour tous ces malheureux. Des paysans comme moi, dit-il. Il est d’ailleurs fier d’être un paysan. A la Faculté de médecine de Lille, j’étais l’unique fils de paysan, dit-il. Bernard Kouchner le traite de glébeux ! Et plus tard, au Vietnam, il répétera ce que disent les Vietnamiens : « Mais qu’est-ce qu’ils viennent faire dans ce petit pays de paysans ? Les Américains bombardent et tuent en toute impunité ! ».
Quant à l’amour qu’il porte aux enfants du Biafra (à la fin l’ancienne école de brousse de Santana transformée en hôpital et dont Schittly est le team leader hébergeait plus de 1000 enfants !), il va lui être fatal. Quant il reçoit l’ordre de repli il se sent coupable d’abandon. Et quand il voit que sur la piste d’Uli il y a deux gros Transall qui sont en attente il retourne à Santana et, en plusieurs voyages avec sa Méhari, ramène 120 enfants. Mais les Suisses et les Canadiens, travaillant eux aussi pour la Croix Rouge, vont monter dans l’avion avec plein de bagages et laisser Schittly et ses enfants en plan. Et quand Schittly essaye de les faire monter dans le deuxième Transall, voilà que sortent de la forêt plein d’officiels biafrais en Mercédès, se battent pour prendre place dans l’avion jusqu’à ce que le pilote, excédé, décolle tout seul. Il ne reste plus à Schittly qu’à revenir à Santana et attendre l’armée nigériane victorieuse. On l’arrête en compagnie d’un autre médecin alsacien, un chirurgien qui avait raté l’évacuation parce qu’il opérait (« un chirurgien ne quitte pas un ventre ouvert »). On les emmène tous les deux à Lagos et les condamne à six mois de prison ferme en tant que soutiens militaires de la rébellion déguisés en humanitaires. Heureusement la France ne les laisse pas tomber. Et quinze jours plus tard ils sont expulsés…
Deux mois plus tard, en avril 1970, les anciens du Biafra et ceux qui les ont soutenus à Paris autour de Bernard Kouchner, créent le GIMCU, Groupement d’Intervention médico-chirurgical d’urgence, rebaptisé un peu plus tard Médecins sans Frontières. Un enfant illégitime de mai 68, dit Schittly (que Wikipédia oublie de mentionner parmi les co-fondateurs de MSF, alors que le politicien Emmanuelli qui n’y était pas y figure).
Et aussitôt après Louis Schittly repart.
D’abord en Côte d’Ivoire où l’Ordre de Malte lui offre de prendre en charge, en tant que médecin-chef, les trois camps d’enfants biafrais rapatriés dans ce pays. Il y reste, sans grand enthousiasme, jusqu’à la fin de l’année 1970. Et puis il apprend que l’Ordre de Malte allemand cherche des médecins germanophones pour un hôpital financé par les Allemands à Da Nang au Vietnam. Il se présente dès que possible au Chevalier de Malte authentique, descendant de hobereaux prussiens, responsable du projet vietnamien. Et il est accepté (Vous êtes catholique, bien sûr ? Heu, je suis de famille catholique…). On est en pleine guerre du Vietnam américaine. L’époque Nixon. On avait « vietnamisé » la guerre. C'est-à-dire que ce sont les troupes sud-vietnamiennes qui se faisaient massacrer. Les Américains se contentaient de fournir des « conseillers militaires » et de bombarder. Les Allemands de l’hôpital fraternisent, majoritairement, avec les militaires américains. Schittly exprime ouvertement ses opinions politiques. En plus il parle français avec ses patients ou par l’intermédiaire d’infirmières francophones. Et colle les couleurs tricolores françaises au-dessus des couleurs allemandes placées sur l’arrière de sa jeep. Lui, l’Alsacien rebelle à l’uniformisation culturelle et au nationalisme français, défend la France au Vietnam. Contre les Allemands. Eternel esprit de contradiction alsacien. Bientôt il est contacté par un médecin vietnamien, responsable politique clandestin de la région, qui lui demande s’il serait prêt à fournir des médicaments pour les troupes du Nord qui en manquent cruellement. Schittly n’hésite pas longtemps. Bientôt il va voler la nuit des médicaments accumulés dans les caves de l’hôpital, traduire avec l’aide d’une infirmière les textes des notices, charger les paquets sur sa jeep, la laisser quelque part sur un chemin forestier et se faire « voler » à son tour les paquets de médicaments. Mon capitaine Moinet l’aurait appelé un traître socialo-communiste ! Et il continue cette activité dangereuse jusqu’à la fin de son contrat avec les Allemands fin juin 1972.
Il aurait bien voulu continuer son contrat, d’autant plus qu’il est de nouveau amoureux, d’une douce infirmière vietnamienne, mais les Allemands, tout en le couvrant d’éloges, refusent et lui proposent autre chose. Qui ne l’intéresse pas. Il rentre au pays, fait des études d’ophtalmologie, des remplacements de médecin, se bat contre le canal du Rhône au Rhin, contre Fessenheim, contre la mort du dialecte, écrit le fameux roman Näsdla et d’autres livres encore avec l’autre Sundgauvien, René Ehni.
Et puis, en 1980, une « voix enjôleuse » lui parle, au téléphone, de l’Afghanistan (la guerre des Russes vient de commencer). Entre-temps, à Paris, avait éclaté la guerre des chefs. La bande à Malhuret avait mis la main sur MSF. Kouchner avait claqué la porte, créé Médecins du Monde, avait fait un coup d’éclat avec son bateau-hôpital L’Île de Lumière, venant au secours des boat-people et financé par Yves Montand et Simone Signoret (Là il m’a épaté, le BK, dit Schittly. Il a trouvé son créneau. Il prend le monde à témoin. C’est le rat de ville alors que moi, je suis le rat des champs !). Les gens qui le contactent (la bande à Bonnot, Michel) ne veulent travailler ni avec MSF ni avec Kouchner. Ils ont créé une nouvelle entité, AMI, Aide médicale internationale. Guère d’expérience et pas de moyens. Mais une idée : l’Afghanistan. Mais ils plaisent à Schittly comme lui plaît l’idée. Et il trouve même les finances grâce à Terre des Hommes Alsace. Et il part en juin 1980.
Son aventure dans la montagne afghane démontre d’abord qu’il a une sacrée résistance physique car pour pouvoir atteindre la vallée de Waïgal, au cœur du Nouristan, en traversant des montagnes à plus de 4000 mètres d’altitude (même un col à 5000 ?) il faut souffrir : ampoules, pieds en sang, fatigue, mal de montagne, etc. Il s’y rend, en traversant en fraude la frontière afghano-pakistanaise, en compagnie d’un hadji, grand chef local nouristanais, rencontré à Peshawar, d’un autre Français, Olivier Roy, prof de philo à Dreux, qui parle le farsi, travaille pour AICF, l’Action internationale contre la faim, et est chargé d’apporter aux Afghans un stock de chaussures et de thé (cela paraît complètement farfelu mais très ONG !) et des porteurs pachtouns pour les médicaments, le petit matériel chirurgical, les chaussures et le reste.
Mais cela démontre également qu’il aime le danger. Les chemins minés, les hélicoptères russes qui vous mitraillent. Et peut-être la guerre ? Ne dit-il pas à un journaliste qui l’interviewe lors du Festival des Ecrivains aventuriers de Saint Malo qu’il aurait pu faire un sacré guerrier ? C’est sur le net ! Et n’admire-t-il pas ces rebelles nouristanais, paysans-guerriers ? Les jeunes qui décident un jour de descendre dans la vallée tuer du Russe, revenir avec une mitrailleuse soviétique, se pavaner dans le village, être applaudis par toute la population et être déclarés hommes car ils ont tué l’ennemi (Schittly leur suggère de faire plutôt des prisonniers mais sans grand succès !).
En octobre 1980 la mission de Schittly prend fin et il est relayé par un autre médecin de l’AMI, une ONG qui trouvera bientôt une place de choix en Afghanistan, au Nouristan, dans le Logar et dans la vallée du Panchir, celle du malheureux Commandant Massoud. Les deux autres organisations, MDM et MSF ont fini par s’y installer aussi. Mais la guerre fratricide AMI-MSF-MDM n’est pas la mienne, dit Schittly. J’ai des amis mais ne suis membre d’aucun club.
Alors il rentre chez lui et décide de fonder une famille. Se marie avec une Suissesse établie au Sundgau. Difficile l’Helvétique de l’Etranger, dit-il, très nationaliste. C’est vrai. Moi aussi j’ai connu des Üssland-Schwytzer. Ils sont comme nous, les Alsaciens de l’Etranger, on idéalise notre pays ! Et puis il a des enfants et prend plaisir à les voir grandir. Les missions humanitaires sont loin. Il a promis à sa femme de ne plus repartir. Du moins pas dans un pays en guerre ni sans son accord.
A Noël 1987 il accompagne quand même un convoi humanitaire organisé à Mulhouse pour aider les Maliens repartis en Afrique avec la prime de retour de Giscard (Libé avait titré, dit Schittly : Prends ta brique et tire-toi !). Il faut croire qu’à Mulhouse on aime l’Afrique puisque c’est aussi à Mulhouse que Maurice Freund a créé Point-Afrique qui s'appelait d'abord Point-Mulhouse ! Et, plus tard, lors de la guerre de Yougoslavie, alors que tout le monde, les médias, Kouchner et Bonnot, voient le Mal absolu chez les Serbes, il réussit à organiser un camion PSF (Pharmaciens sans frontières), pour Belgrade.
Et, finalement, c’est en 1994 que Kouchner le contacte pour l’intéresser au Sud-Soudan. « Mon Alsacien préféré, j’ai un projet formidable pour toi. Chez les Sauvages, les glébeux comme toi… ». Il faut parler de la relation très spéciale Kouchner-Schittly. Elle est vraiment amusante. Schittly se moque tout le temps de BK mais gentiment. Ils sont amis malgré leurs différences. Après tout ils ont fait leurs premières armes ensemble au Biafra. Mais tout le côté bling-bling parisien de Kouchner est bien évidemment étranger à la nature de Schittly. Son côté médiatique (dont Schittly ne nie d’ailleurs pas l’efficacité), son amour des honneurs (il ne sera pas seulement Ministre de Mitterand mais aussi de Sarkozy). Voici comment il décrit la scène entre BK et Sœur Emmanuelle qui est à l’origine de l’aventure Sud-Soudan (ils sont dans le même avion, l’un revient de Gaza, l’autre du Caire) : « Ils se connaissent de réputation comme il se doit entre deux stars. Aussitôt, entre celle qui croit en Dieu et celui qui n’y croit pas, c’est le coup de foudre, et les fiançailles sont immédiates et mystiques. Entre ciel et terre, au milieu des effusions et quelques verres de champagne, Sœur Emmanuelle, toujours pragmatique, propose à Bernard Kouchner de faire fructifier leur union, en donnant vie à une entreprise humanitaire dès que l’occasion se présente ». Et Bernard répond : « Je suis votre homme ». L’occasion ce sera la création d’un dispensaire au Sud-Soudan.
Et puis il y a encore cette belle scène, un peu plus tard. Schittly et Kouchner se sont laissé entraîner à une reconnaissance dans le Sud-Soudan par un évêque catho local, ami de Sœur Emmanuelle et du grand chef de la Rébellion du Sud, John Garang. On trouve toute une collection d’ethnies dans la région, beaucoup de grands nilotiques comme les Turkana et les Tobossa, des éleveurs semi-nomades, les Jié, les Mourlé, les Dinka, les Kachipo qui sont des agriculteurs-chasseurs de la montagne à la frontière avec l’Ethiopie. Et la plupart de ces gens vivent complètement nus. Lors de cette première visite c’est la saison des pluies. Une averse subite et tout est détrempé, on marche dans la gadoue, BK est en chaussures de ville, sale et trempé, il n’aime pas cela. « Fais comme tout le monde, marche pieds nus », lui dit Schittly. « Fais pas chier. Evidemment toi ça te plaît, toute cette merde, ces péquenots ! », lui répond l’autre, furieux. Et puis soudain, ils sont déjà près de l’avion, sortent de la brume « deux gaillards complètement nus », marchant l’un derrière l’autre, portant sur leurs épaules suspendue à une perche une antilope qu’ils ont tuée avec sagaie et flèches. Des Kachipos, dit l’évêque. Ils passent sans regarder à droite ni à gauche, et disparaissent de nouveau dans la brume. « Tu vois, je te l’ai dit, ce sont des sauvages », dit BK, « On ne sait pas d’où ils viennent ; on ne sait pas où ils vont… avec leur grande bite ». « Bernard, ils nous ont vus », lui rétorque Schittly, « et se disent : Tu vois ces deux sauvages, on ne sait pas d’où ils viennent, on ne sait pas où ils vont. Et, en plus, ils cachent leur bite… ». On jouit d’imaginer toutes les conversations qu’ils ont dû encore avoir, ces deux drôles d’amis.
En tout cas pour le moment ils décident ensemble de l’implantation du dispensaire (Boma), BK part à Paris où il avait créé une nouvelle ONG, une de plus, AAH (Association pour l’action humanitaire) pour s’occuper du financement et Schittly sera le responsable médical du dispensaire et s’occupera de l’organisation sur place et du recrutement des médecins et des infirmiers. Le dispensaire fonctionnera pendant six années, dit Schittly, « unique centre de soins dans une région grande comme la Bourgogne ». La description des mœurs locales que fait Schittly est assez savoureuse. Il y a l’évêque local, avec ses 4x4, ses démêlés avec les protestants, avec les Dinka (il est d’une autre ethnie), un vrai chef africain. Il y a les Kachipo dont les jeunes, pour devenir un homme, doivent partir avec deux ou trois compagnons, qui serviront de témoins, en territoire ennemi, aller tuer, seul, un homme d’une autre tribu et lui couper les testicules pour les rapporter chez eux pour servir de preuve. Voilà une très ancienne coutume bien répandue dans le vaste monde. Les jeunes Massaï doivent tuer un lion, les jeunes Afghans un Russe et les coupeurs de têtes de la Côte malaise n’importe quel ennemi, puis réduire sa tête et la garder dans leurs cases (Gabrielle Wittkop prétend même qu’elle a vu des têtes réduites de Japonais qui avaient encore leurs lunettes sur le nez. Comment ont-ils pu réduire les lunettes ? Je me le demande).
Mais à côté de ces amusements le dispensaire marche à fond. Toutes les pathologies tropicales y passent. Et de temps en temps les enfants en malnutrition d’ethnies déplacées par la guerre et Schittly y retrouve les symptômes qu’il a connus au Biafra…
Quand Louis Schittly publie son livre il a 73 ans. Il se dit « médecin-paysan retraité ». Et il s’interroge. Il ne croit plus que les humanitaires peuvent freiner ou arrêter les guerres. Il se méfie du droit d’ingérence. Des Gouvernements qui utilisent l’humanitaire à des fins politiques. Il ne croit pas à « l’humanitaire dit de développement ». Les « développeurs » rendent dépendants. Mais il est prêt à repartir dès demain dans un dispensaire de brousse.
Qui est vraiment le Docteur Louis Schittly ? Je crois qu’il est d’abord un médecin, un vrai, un authentique, un de ceux qui croient encore au serment d'Hippocrate. Il n’est pas le seul. Il en cite beaucoup de ces médecins bourlingueurs comme lui qui aiment ce qu’ils font, soigner, sauver et avec lesquels il se sent en symbiose. On peut bien sûr se demander : à quoi cela sert-il ? Qu’est-ce d’autre qu’une goutte d’eau dans la misère du monde ? Et je me suis souvent posé la même question à propos de toutes ces ONG qui pullulent dans notre monde occidental. Mais d’un autre côté j’avoue que cela m’épate. Que de bonnes volontés, que d’argent et de temps offerts ! Par notre vieille Europe, et aussi par l’autre Occident : USA, Canada, Australie, Nouvelle Zélande ! Rien que dans notre Alsace plutôt conservatrice, combien de fois Schittly nous raconte comment il a obtenu tous les fonds dont il avait besoin, dans les villages même, comment des agriculteurs et des fanas rallyes ont pu réaliser je ne sais combien de convois pour le Mali, combien de fois il arrive à recruter des médecins, chirurgiens, généralistes, retraités prêts à tenter l’aventure ! Pour Louis Schittly, de toute façon, la réponse est simple : les milliers d’enfants sauvés au Biafra, mais aussi n’importe quelle autre vie sauvée comme celle de la jeune Vietnamienne qui a non seulement la méningite mais aussi perdu l’envie de vivre et qu’il arrive à ramener à la lumière (il l’appelle l’Ophélie sauvée des eaux), tout justifie l’action entreprise.
Car Schittly est aussi un homme qui éprouve un amour profond et sincère pour ces peuplades étranges qu’il rencontre. Je crois que cela tient d’abord à ce qu’il se considère toujours comme un paysan (et qu’il aime se considérer comme un paysan, c’est son identité, sa manière d’être humain). Or il voit toujours le paysan dans toutes ces ethnies, qu’elles soient biafraises, vietnamiennes ou soudanaises, même dans les Afghans des villages d’altitude. Tous sont agriculteurs ou éleveurs ou les deux. Il est évident que de cette manière il est plus facile de reconnaître le fond humain commun chez l’autre et de lui témoigner de l’empathie. D’ailleurs c’est aussi parce qu’il est et se veut paysan qu’il cherche dans tous ces pays à en connaître la flore et la faune, et en particulier les oiseaux, au point même de devenir un ornithologue réputé (cela vient probablement de son enfance lorsque déjà son père lui indiquait les noms des fleurs en alsacien et en allemand et sa mère en français et qu’il y a probablement beaucoup du jeune Louis dans son fameux Näsdla qui cherchait les oisillons au nid et avait un fidèle corbeau qui s’appelait Jacky).
Louis Schittly est un humaniste à l’ancienne. Et c’est peut-être parce qu’il est humaniste qu’il est un anarchiste attardé et un rebelle. Car un véritable humaniste peut-il accepter notre civilisation actuelle, où règnent la technocratie, l’individualisme forcené et l’avidité financière ?
Note : Pour ceux qui s’intéresseraient à l’histoire des French Doctors, voici les noms cités par Louis Schittly :
Au Biafra : Ceux qui ont démarré l’action : Fyot, Grelety, Aeberhard, Claude Gervais, Françoise Bouteaud, puis Jean-Paul Ryst, anesthésiste, Jean Picard qui était le team leader à Santana avant Schittly et qui est resté un grand ami, avec Michel Castet, Guy Hanon et Anne-Marie Barlé (qui sera l’une des co-fondatrices de MSF), plus tard Brigitte Guilloteau, Robert Gastone, Dominique Benoit (c’est avec lui que Schittly sera condamné à la prison à Lagos). Max Récamier est le chef de l’antenne chirurgicale et d’ailleurs de l’ensemble des dispensaires de la Croix Rouge française au Biafra (c’est l’Ancien, dit Schittly. Il restera son très grand ami et sera bien évidemment co-fondateur de MSF). Autres membres de l’antenne chirurgicale : Minor Hernandez, Vladan Radoman, anesthésiste yougoslave et co-fondateur de MSF, BK aussi qui était médecin assistant à l’antenne chirurgicale, Bernard Lhuillier, le fameux chirurgien strasbourgeois qui ne voulait pas interrompre une opération quand tout le monde se sauvait et qui sera lui aussi un co-fondateur de MSF comme le sera Manuel Tarantola. Restent un logisticien, Samuel Andres et une certaine Hélène Kosmadakis que Schittly cite parmi les co-fondateurs de MSF.
Au Vietnam, le fameux toubib Vietcong est le Dr Toàn qui a écrit plus tard un roman où apparaît Schittly : Quel âge as-tu, Giao ?, Mercure de France, 1977 et également un cours d’acupuncture en vietnamien dont Schittly et Max Récamier ont écrit la préface.
Afghanistan : Les membres de l’équipe de Michel Bonnot (AMI) sont Fred Tissot qui va relayer plus tard Schittly dans la vallée du Waïgal et partira plus tard en Turquie, Antoine Audouard, Sylvie Hubac, Laurence Laumounier qui accompagne Schittly dans sa mission d’exploration à Pechawar (et qui y restera pour s’occuper d’un dispensaire), et enfin Danielle Parisot qui accompagnera Tissot dans la relève de Schittly. Quant à Olivier Roy il fait partie de l’AICF.
Au Pakistan Schittly rencontre aussi Brauman dont il dit beaucoup de bien : il avait la tête sur les épaules, une fois mis à la tête de MSF, il y a bien mené sa barque pendant des années et en a fait ce que moi et d’autres anciens du Biafra rêvions d’en faire.
Au Sud-Soudan : Schittly recrute Michel Haxaire, un fana serpents qu’on surnommera Doctor Snake (Schittly est le Doctor Bird). André Kleinknecht, vigneron alsacien reconverti en logisticien, un Hongrois baroudeur, Czaka Hethalmi (excellent médecin recruté grâce à AGIR, l’Association générale des Intervenants retraités, formidable Association, dit Schittly, qui nous a drôlement aidés), un médecin retraité bas-rhinois, Bechtold, et pour finir encore d’anciens médecins militaires, Lefèvre et Mery…