Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

L'incroyable histoire de Lili Marleen

A A A

Vendredi soir nous avons eu droit sur la chaîne Histoire, à l’histoire assez extraordinaire d’une chanson qui, après avoir été la chanson préférée des soldats de l’Allemagne nazie, est devenue celle des soldats alliés. La première world song de l’Histoire a dit le présentateur de l’émission. Pour moi c’était surtout la solution d’une énigme. Je me souvenais de l’avoir entendue dans mon enfance, à l’époque où l’Alsace était allemande – du moins ce que j’ai cru, mais je l’avais peut-être entendue plus tard, après la guerre – et puis à nouveau chantée par Marlène Dietrich avec sa voix rauque si caractéristique et appris qu’elle la chantait, en anglais je suppose, lors de tournées à l’arrière du front, devant les soldats américains. Et puis cela m’intéressait d’autant plus que j’ai découvert le poème en entier grâce à un homme que j’ai beaucoup admiré, Marcel Reich-Ranicki.

Qui était cet homme ? Un juif polonais que sa mère avait envoyé à Berlin où vivaient ses oncles pour qu’au lycée allemand il apprenne la « culture ». Qui est finalement expulsé par Hitler en Pologne, est enfermé au ghetto de Varsovie après l’arrivée des Nazis, devient l’interprète officiel du Conseil des Anciens, y tombe amoureux, se marie pour sauver son aimée du transfert au camp d’extermination, arrive à se sauver du camp avec sa femme, et survit grâce à un petit employé polonais qui l’héberge et le nourrit, alors que toute sa famille et celle de son épouse sont exterminées. Plus tard il ajoute le nom plus polonais, Ranicki, à son patronyme d’origine, Reich, travaille, probablement comme espion, pour l’Ambassade de Pologne à Londres, puis, un peu plus tard, s’enfuit en Allemagne occidentale, travaille pour les suppléments culturels de la Zeit et de la Frankfurter, crée une émission littéraire célèbre à la télé et devient le véritable Pape de la critique littéraire allemande ! Or Marcel Reich-Ranicki avait aussi une passion pour la poésie. Le type de poésie qui, comme Goethe et Heine, mêle la raison au lyrisme. J’ai appelé cela la ligne claire en poésie comme les auteurs belges de la BD pratiquaient la ligne claire dans le 9ème art. Et parmi les nombreux ouvrages qu’il a édités consacrés à la poésie et à leurs commentaires, il y a une petite Anthologie intitulée Die besten deutschen Gedichte, ausgewählt von Marcel Reich-Ranicki, parmi lesquels j’ai découvert (et traduit) le poème qui est à la base de la chanson : Lili Marleen dont l’auteur est un certain Hans Leip. Voir mon site Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 5, La Poésie allemande selon Marcel Reich-Ranicki.

Marcel Reich-Ranicki ne dit pas grand-chose ni du poème, ni du poète. Il indique simplement sa date de naissance (1893 à Hambourg) et celle de son décès (1983, en Suisse). Il faut dire que toute l’Anthologie ne contient pas un seul commentaire. Simplement une introduction dans laquelle il constate que toute poésie ne traite au fond que de deux thèmes : l’amour et le caractère éphémère des choses, la fugacité. Oui, la conscience que tout passe. Et je me demande si derrière cette idée que rien ne reste il n’y a pas tout simplement la conscience de la mort. Ce qui ferait que la poésie symboliserait ces deux symboles qui se font face : Eros et Thanatos. Et que l’on trouve bien associés dans le poème de Leip. Lors de l’émission on a prétendu que Leip aurait écrit les trois premières strophes en 1915, lors de la dernière nuit qui a précédé son départ pour le front russe où il pensait mourir. Et que, par superstition, il n’a pas voulu mettre par écrit les deux dernières qui évoquaient la mort. Strophes qu’il n’aurait rédigées qu’après la guerre. Je suis un peu sceptique. Mais, après tout, pourquoi pas. Voici, en tout cas, ce poème qui n’a été publié qu’en 1937 dans un recueil intitulé Die kleine Hafenorgel (le petit orgue du port) (Note : j’ai conservé, en français le mot lanterne comme en allemand, me souvenant qu’en ancien français lanterne était synonyme de réverbère) :

Vor der Kaserne,
vor dem großen Tor
stand eine Laterne,
und steht sie noch davor,
so wolln wir uns da wiedersehn,
bei der Laterne wollen wir stehn
wie einst, Lili Marleen.

Unsere beiden Schatten
sahn wie einer aus ;
daß wir so lieb uns hatten,
das sah man gleich daraus.
Und alle Leute solln es sehn,
wenn wir bei der Laterne stehn
wie einst, Lili Marleen.

Schon rief der Posten :
Sie bliesen Zapfenstreich ;
das kann drei Tage kosten !
Kamerad, ich komm ja gleich.
Da sagten wir auf Wiedersehen,
wie gerne wollt ich mit dir gehn.,
Mit dir, Lili Marleen.

Deine Schritte kennt sie,
deinen zieren Gang
alle Abend brennt sie,
mich vergaß sie lang.
Und sollte mir ein Leids geschehn,
wer wird bei der Laterne stehn
mit dir, Lili Marleen ?

Aus dem stillen Raume,
aus der Erde Grund
hebt mich wie im Traume
dein verliebter Mund.
Wenn sich die späten Nebel drehn,
werd ich bei der Laterne stehn
wie einst, Lili Marleen

Devant la caserne,
en face de la grande porte
se dressait une lanterne.
Y est-elle toujours ?
C’est là que nous nous retrouverons,
au pied de la lanterne nous serons,
comme avant, ma Lili Marleen.

Nos deux ombres
semblaient n’en faire qu’une ;
que nous nous aimions tant,
se voyait bien ainsi.
Et le monde entier nous sera témoin
quand au pied de la lanterne nous serons,
comme avant, ma Lili Marleen.

Mais déjà l’on appelle :
extinction des feux ;
tu risques trois jours, mon vieux !
Camarade, je viens tout de suite.
Alors nous nous sommes dits au revoir.
Et moi, j’aurais tant voulu partir avec toi.
Avec toi, ma Lili Marleen.

Elle connaît bien tes pas,
ton allure élégante,
tous les soirs, elle est allumée,
mais moi, elle m’a oublié depuis longtemps.
Et s’il devait m’arriver un malheur,
qui serait alors au pied de la lanterne,
avec toi, ma Lili Marleen ?

D’un espace fermé,
du fond de la terre,
me soulève comme un rêve,
le souvenir de ta bouche aimante.
Quand les nuées grises s’élèvent le soir,
je serai avec toi au pied de la lanterne
comme jadis, ma Lili Marleen.

Mais si le poème est devenu chant c’est à une certaine Lale Andersen que nous le devons, ai-je appris grâce à l’émission de télé de l’autre soir. Mauvaise mère, nous dit-on, puisque, brusquement, elle quitte son mari et ses trois enfants dont l’un est même en très bas âge, dit adieu à son lieu de naissance, Bremerhaven, et s’installe à Berlin où elle veut devenir actrice et chanteuse. A Berlin où pullulent les cabarets, où l’on vit et où l’on se rebiffe, du moins jusqu’en 1933 lorsque Goebbels y met un peu le holà, dans les cabarets, que l’on tolère malgré tout, après en avoir éliminé les juifs et ceux qui ont mauvais esprit, car il faut quand même que le peuple s’amuse. Lale Anderson réussit bien, en se produisant dans ces cabarets, en chantant surtout. Et puis voilà qu’elle découvre le poème de Hans Leip (en 1938) et, aussitôt, veut qu’on le mette en musique. Deux compositeurs s’y intéressent. Le premier, dit-on dans l’émission, produit une musique un peu schubertienne, le deuxième est le pianiste de Lale, son amant aussi, un certain Schultze. Sa version est plus rythmique, peut-être un peu plus militaire, c’est la version que l’on connaît. Pendant un certain temps Lale chante alternativement les deux mélodies. Aucune des deux ne rencontre un franc succès. Il faut le comprendre. On y parle d’un soldat qui part à la guerre. Et qui y meurt. Le public des cabarets n’a pas envie de partir en guerre. Mais Lale Anderson et son ami Schultze s’obstinent et réussissent même à enregistrer un disque, ce qui ne devait pas être facile à l’époque. Et semble montrer que Lale avait quelques connexions en haut lieu. Mais pas chez Goebbels qui n’aime pas cette chanson, bien trop mélancolique à son gré, et avec lequel elle aura encore de sacrées difficultés plus tard. Le disque est pressé en 1939. Pas un grand succès non plus : 700 disques vendus, nous dit-on. Pas très étonnant, me semble-t-il, puisque la même année Hitler s’en va-t-en guerre et que les gens vont avoir bien d’autres soucis !

Et puis deux ans plus tard le disque renaît. Voilà ce qui s’est passé. L’armée allemande, après une bataille formidable, a conquis Belgrade. On est en 1941. La ville est entièrement détruite. Mais l’immeuble de la radio est resté debout. Miraculeusement. Alors l’Armée allemande décide d’en faire un centre radiophonique puissant pour ses soldats. Distraction, musique, propagande, communication des victoires militaires. Cela commence à fonctionner et voilà que les alliés, lors d’un bombardement, détruisent l’immeuble qui contient le gros de leurs stocks de disques. Le responsable de la radio cherche une solution, trouve des caisses de réserves, en sort quelques disques dont celui de Lale Andersen et Schulze, le passe. Et le passe probablement à plusieurs reprises. Parce qu’il lui plaît. Et tout de suite des soldats écrivent. Ils sont tellement nombreux que, finalement, on décide de passer le disque de Lili Marleen tous les soirs à 10 heures. Il devient le signal de ralliement de tous les soldats.

La station de radio de Belgrade porte loin. Et voilà que se produit un autre évènement miraculeux. A Tobrouk l’armée allemande de Rommel et l’armée des alliés se font face. Pendant plusieurs mois. Les lignes sont très proches. Et tous les soirs les soldats britanniques entendent la musique qui vient d’en face et tombent à leur tour sous le charme de Lili Marleen. Dans l’émission de TV on raconte que, finalement, même l’officier qui commande les Britanniques aurait demandé à son vis-à-vis de mettre des haut-parleurs et que, tous les soirs, pendant qu’on passe le disque, on arrête de se tirer dessus. Je ne sais pas si l’histoire est authentique. En général les officiers n’aiment pas que leurs soldats sympathisent avec ceux d’en face. Si tu n’as plus la haine pour l’autre comment veux-tu le tuer ? Et puis, de toute façon, à 10 heures du soir, à Tobrouk, il fait nuit et les canons se taisent. Mais, bon, l’histoire est jolie et ce qui est sûr, c’est que la chanson, à partir de ce moment-là, est adoptée également par les soldats alliés. Alors, bien sûr, les autorités des deux côtés essayent d’en profiter en en faisant un outil de propagande. Les Allemands créent une version anglaise dans laquelle ils conseillent aux soldats britanniques et américains de rentrer chez eux où les attend une Lili Marleen à eux. Les alliés de leur côté embauchent une réfugiée juive allemande qui, sur la musique de Lili Marleen, crie sa haine de Hitler et leur demande de le pendre à la « lanterne » (comme « les aristocrates on les pendra », c’est pour cela aussi que j’ai conservé le mot lanterne dans ma traduction du poème). Et finalement c’est la grande Marlène Dietrich qui s’empare de la chanson, n’arrête plus de la chanter devant les soldats alliés, en anglais d’abord, mais probablement aussi en allemand. En tout cas c’est bien en allemand qu’elle chante Lili Marleen, devenu Lili Marlène, encore longtemps après la fin de cette guerre que nous pensions bien être la dernière, du moins sur notre continent…

Mais Lale Andersen l’a encore chantée elle aussi, après la guerre. Car elle a encore eu une longue carrière, elle que Goebbels détestait et avec lequel elle a eu quelques gros problèmes (il lui a même interdit de chanter sa chanson !). Une carrière de comédienne et de chanteuse. Elle était d’ailleurs très belle. Elle a encore eu bien d’autres grands succès, entre autres la version allemande des Enfants du Pirée : Ein Schiff wird kommen (un bateau arrivera). Elle est morte à Vienne en 1972 (elle était née en 1905). Quant à Hans Leip, je l’ai déjà dit, il est mort à 90 ans, en Suisse, en 1983. Schultze, le compositeur, on ne sait pas. Tout le monde semble l’avoir oublié, celui-là.

Je ne sais pas si on peut dire, comme l’a prétendu le présentateur de l’émission de Télé, que Lili Marleen a été la première world song de l’Histoire. Il y en a eu probablement d’autres, il n’y a qu’à penser à certains chants de Noël comme Sainte Nuit par exemple, mais il n’empêche : voilà une chanson qui est spontanément adoptée d’abord par les soldats d’une Armée en guerre, et puis par ceux de l’Armée ennemie. C’est quand même une histoire extraordinaire et qui fait réfléchir. A quoi est-ce dû ? A trois éléments, me semble-t-il. D’abord au texte lui-même, du moins pour les soldats allemands. Au poème. Parce que, si on pense à ce qu'a dit Marcel Reich-Ranicki, c’est un poème qui, plus que bien d’autres, et en termes très simples, évoque à la fois la mort et l’amour. La mort qu’ils attendent tous plus ou moins consciemment. Qui les rend tristes. Mais la tristesse du poème est une tristesse douce. Et ce qui les sauve, c’est la femme, c’est Lili Marleen, c’est l’espoir. L’espoir d’en réchapper quand même et, alors de revoir celle qu’ils aiment déjà ou de trouver celle qu’ils ne connaissent pas encore et qu’ils aimeront à leur retour. Le deuxième élément c’est la mélodie. Et c’est pour cela que c’est un peu injuste, me semble-t-il, que le compositeur soit oublié. Une mélodie qui allie rythme et mélancolie. Or c’est bien la mélodie qui frappe d’abord les soldats de l’autre côté, qui ne comprennent pas les paroles, eux. Et si la mélodie les frappe autant c’est aussi, et, peut-être surtout, à cause de celle qui chante, à cause de sa voix. C’est le 3ème élément. La chanteuse. Car Lale Andersen, comme Marlène Dietrich, avait déjà cette voix un peu rauque qu’avaient la plupart des chanteuses des bastringues et des cabarets berlinois d’avant-guerre, qu’avait l’Ange bleu (der blaue Engel) qui terrassait, dans le film du même nom, le pauvre professeur Rath. Cet Ange bleu qui était déjà joué par une certaine Marlène Dietrich qui y chantait : « Ich bin von Kopf bis Fuß auf Liebe eingestellt » (de la tête aux pieds, je suis prête à l'amour). La voix. Voilà. C’était l’élément érotique de la chose…

Post-scriptum : Pour la biographie de Marcel Reich-Ranicki, voir sur mon site Voyage autour de ma Bibliothèque, tome 5 : R comme Reich. Marcel Reich-Ranicki. Et aussi, sur mon site Bloc-notes 2014 : Décès de Marcel Reich-Ranicki.
Par ailleurs mon frère Pierre me signale que l'on peut écouter les deux versions allemandes de la chanson par Lale Andersen et Marlène Dietrich sur youtube