Les trente honteuses
Je viens de terminer un travail qui m’a occupé, presqu’à temps plein, pendant plus de 6 mois : retracer l’histoire de notre pauvre Europe depuis la première guerre mondiale jusqu’à la fin de la deuxième avec le fameux détail de Le Pen, l’extermination des juifs européens (d’un massacre l’autre). Aujourd’hui je suis débarrassé de ce poids (car c’en était un) et mon étude est enfin en ligne sur mon site bibliotrutt.eu, au 4ème tome de mon Voyage, avec pour titre : 1914 - 1945: les trente honteuses. Quand j’en ai fait part à mon ami Georges, la première chose qu’il m’a dite dans le courriel qu’il m’a envoyé, c’est ceci : «Ce qui m'intéresse dans cette histoire c’est avant tout de savoir quels sont les quelques "mécanismes fondamentaux"- je n'ai pas d'autre mot à l'instant - qui ont façonné les aveuglements dont ont été victimes les peuples, les groupes sociaux, les politiques, les intellectuels. Cela permet de chercher si ces mêmes mécanismes - et peut-être de nouveaux - sont à l'oeuvre aujourd'hui dans un contexte radicalement nouveau (mondialisation et immédiateté de l'information, de la circulation de l'argent, du commerce des armes, de la corruption, des moyens d'action et de coercition énormes à la disposition de tous, etc.)».
A vrai dire, arrivé au bout de mon étude, j’ai été incapable de rédiger une conclusion. Tout ce que je sais c’est que je l’ai entreprise parce que j’avais été traumatisé par tout ce que j’ai appris sur le génocide juif. J’y ai été amené d’une manière toute naturelle après avoir commencé mon quatrième tome avec Vienne et Musil (voir M comme Musil). Et si je me suis attardé sur la Vienne de 1900 c’est bien parce que je sentais que c’est là que tout a commencé. Ou plutôt que c’est là qu’on pouvait observer les premiers signes de ce qu’allait être le siècle qui commençait. Nationalisme exacerbé. Populisme. Echec du libéralisme politique (et donc d’une certaine conception de la démocratie). Antisémitisme. Déshumanisation.
Musil n’était pas le seul écrivain de la région à réagir en sismologue. Il y en a eu d’autres : Kafka, Schnitzler, Canetti, Karl Kraus. Mais Musil l’a peut-être mieux ressenti que d’autres. La loi du plus fort ouvertement assumée dans les Désarrois de l’élève Törless avec son cortège de sadisme et de mépris pour le faible. Le retour de l’irrationnel (la musique de Wagner vécue comme une drogue, la fameuse phrase : «la bêtise aura toujours un avantage sur la vérité, car elle se revêt de multiples habits»). Et puis la déshumanisation : «le cheval de course qui a du génie». Je ne me suis d’ailleurs pas limité aux écrivains. J’ai aussi essayé d’analyser la politique de l’époque et l’histoire de cet empire multiethnique et multinational que Musil appelait la Cacanie, suivi l’émergence des populistes antisémites Schönerer et Lueger et celle du juif assimilé et laïque devenu le père du sionisme, Herzl. Et puis j’ai parcouru l’étrange cheminement jusqu’au sommet de la République allemande de l’Autrichien Hitler, essayé de comprendre ce que l’on savait, ou ne savait pas, en Allemagne et chez les alliés, de l’horrible massacre et relu l’ami (en littérature) Primo Levi qui lui aussi cherchait à comprendre (comprendre les Allemands).
Et c’est alors que j’ai décidé, après ma note sur la Cacanie, sa crise, sa littérature et son art, et celle sur Vienne, Hitler et les juifs, de retourner une fois de plus en arrière et de remonter le temps à partir du premier des massacres de ce siècle, la guerre de 14-18. J’ai fait appel aux historiens, Mazower et Hobsbawm, au journaliste hollandais Mak aussi, puis fait le voyage pas à pas avec des témoins, souvent tirés de la bibliographie de Mak, tels le tonnelier, le poilu des tranchées, Barthas, ou le juif protestant, intellectuel, époux d’une non-juive, Victor Klemperer (j’avais déjà lu le témoignage d’un autre juif, amoureux de littérature allemande, Marcel Reich-Ranicki, voir Portraits et Compléments), ou avec des historiens, ceux qui avaient analysé la naissance du fascisme et l’ascension de l’autre guide suprême, Mussolini, ceux qui cherchaient les racines du racisme nazi dans le mouvement völkisch (et ce faisant j’y ai trouvé un troisième témoin juif allemand, Fritz Stern), ceux qui mettaient en lumière les fautes des églises, en particulier celles de l’Eglise catholique et de Pacelli, et enfin celui qui a consacré toute sa vie à la recherche sur le génocide et qui en a fait une véritable somme (la destruction des Juifs d’Europe), Raul Hilberg.
Alors, pour revenir à la question de mon ami Georges, quels sont les «mécanismes» qui ont été les moteurs dans cette histoire ?
D’abord le nationalisme. Je retiens la phrase du dramaturge autrichien Grillparzer (encore un Autrichien) du milieu de 19ème siècle : «le nationalisme est le chemin qui conduit de la civilisation à la barbarie». Le nationalisme n’est défendable, selon moi, que s’il défend des valeurs qui sont de nature universelle (ainsi pour moi la France c’est pêle-mêle la Révolution qui abroge les privilèges, les droits de l’homme, la raison : «les Lumières», l’équilibre et l’harmonie de la Méditerranée). Ce qui ne veut pas dire que l’on ne puisse pas aimer son pays pour d’autres raisons encore : attachement à sa terre natale, ses paysages, ses coutumes, sa langue et sa culture. Mais le danger apparaît dès que le nationalisme exclut. Et cette exclusion peut déjà commencer avec la langue, et encore plus avec la religion. Et, bien sûr, avec la couleur de la peau. Or avec l’exclusion on revient à des réflexes ancestraux de l’animal humain, à l’ethnie, à la tribu. Et alors tout est possible. On l’a encore vu récemment lors de la décomposition de la Yougoslavie.
Ensuite l’idéologie. Toute idéologie est dangereuse parce qu’elle change les repères de la morale. Au sein d’un système de valeurs «il suffit souvent qu’une seule coordonnée se décale», comme le dit Harald Welser dont je cite l’ouvrage dans ma note et qui analyse «la naissance des monstres ordinaires» (la formule est du commentateur du Monde), pour que tout change et que des conceptions qui étaient auparavant moralement inacceptables deviennent acceptables. Toute idéologie doit d’abord être passée au crible pour vérifier qu’elle est compatible avec ces valeurs essentielles que sont le respect de la dignité humaine, celui des droits de l’homme et de la démocratie. Mais quelle est l’idéologie capable de résister à un tel examen ? C’est ainsi que le communisme soviétique portait déjà en germe toutes les horreurs futures, des massacres de koulaks aux malheurs du goulag, lorsqu’il adoptait pour principe la dictature du prolétariat (ce qu’a immédiatement compris Rosa Luxemburg). Et l’une des raisons qui a facilité l’installation du nazisme en Allemagne, prétend Fritz Stern, c’est que le peuple allemand (depuis l’échec des libéraux en 1848, dirais-je) n’était guère attaché aux libertés fondamentales.
On en vient au problème de la démocratie. Mussolini et Hitler sont arrivés tous les deux au pouvoir de manière légale. Hitler a même obtenu la majorité des deux tiers au Reichstag qui lui accordait les pouvoirs spéciaux (il avait auparavant invalidé le parti communiste mais il aurait eu cette majorité même sans cette invalidation). J’ai longtemps pensé que la raison principale du succès de Hitler et du nazisme en Allemagne était dû à un manque de maturité politique mais je ne crois plus à cette hypothèse. Je pense que l’opinion publique européenne d’aujourd’hui n’est pas beaucoup plus mûre et qu’elle est encore plus ballotée et influencée par un tas de «faiseurs d’opinion» des médias et de l’internet (on vient de traduire en français l’étude d’un chercheur américain d’il y a quarante ans sur ce thème des faiseurs d’opinion, alors que la télé n’avait pas encore l’importance qu’elle a aujourd’hui et que l’internet n’existait pas encore). L’arrivée au pouvoir de Hitler s’explique par tout un mélange de raisons comme je l’ai montré dans ma note : la guerre, le traité de Versailles, la crise économique, l’inclinaison allemande pour un pouvoir fort, quelque soit le prix à payer sur le plan des droits de l’homme, et l’aveuglement des institutions : armée, industrie, églises chrétiennes.
Or le problème avec les dictatures c’est que la société subit le même sort que l’individu tel que le décrit Welser. Il suffit du glissement d’un seul repère dans le système légal pour que tout change : dans le cas du régime nazi la volonté du guide est devenue loi suprême se superposant aux autres lois, lois qui n’ont pas été supprimées pour autant. On avait l’apparence – et la réalité – d’un corpus légal, mais qui autorisait des actes complètement inhumains. La société ne jouait plus son rôle de protection morale de ses membres. Or l’homme européen n’a guère changé sur le plan moral depuis le début de notre civilisation il y a 2 à 3000 ans (cette civilisation qui remonte aux Perses, aux Mésopotamiens, aux Egyptiens et aux Gréco-Romains). Seules nos sociétés ont progressé sur ce plan. J’ai souvent parlé de cette tendance vers la violence, la cruauté, la destruction, innée dans la nature humaine (à propos de l’expérience de l’explorateur, ethnologue et traducteur des Mille et une Nuits, Richard Burton, d’Apocalypse Now et de la nouvelle qui a inspiré le film, Heart of Darkness de Conrad, du tueur de Beyrouth aussi à propos de la guerre civile du Liban), et j'ai déjà cité plusieurs fois ce que Freud avait confié à Stefan Zweig en 1940 à Londres (voir Stefan Zweig : le Monde d’hier) : « la barbarie, l’instinct élémentaire de destruction ne peuvent être extirpés de l’âme humaine » (Freud avait longuement évoqué ces idées dans Unbehagen in der Kultur). Il n’y a que la vie organisée de la communauté (c. à d. la société légale) qui peut réprimer ces instincts. Avec la société nazie on revenait à la barbarie.
Je ne crois pas qu’une telle situation puisse un jour se reproduire en Europe occidentale. Pourtant si le nationalisme est moins virulent il n’a pas pour autant disparu. Et c’est bien le nationalisme anglais dans son combat contre le fédéralisme et en faveur de la dilution qui est le premier responsable de l’échec de l’Union européenne. La deuxième responsabilité incombant aux petits Etats qui imposent l’unanimité des décisions de peur de se faire bouffer par les gros.
Les idéologies qui ont souillé le siècle dernier en Europe ont disparu (ou presque). Les nouvelles idéologies qui nous menacent aujourd’hui sont les intégrismes religieux (et en premier lieu l’islamisme) et l’intégrisme du libéralisme financier. L’islamisme a déjà montré ce qu’il était capable de faire. Quant au libéralisme financier il ne sera pas à l’origine d’un génocide mais il risque d’imposer de plus en plus au monde entier ses folies (voir les subprimes) et sa puissance, échappant par la mondialisation et l’émergence de groupes de plus en plus gros et quasiment monopolistiques à tout contrôle (d’autant plus que les leaders politiques de gauche, surtout en France, empêtrés dans leurs querelles et leurs idées dépassées, ne comprennent pas plus le capitalisme moderne que les Directeurs de Banques leurs produits dérivés, futures et autres produits complexes).
Exemple de la folie ordinaire : un trader fou engage sa Banque pour des montants plusieurs fois multiples de son capital, lui fait perdre 5 milliards d’Euros (milliards !), n’est guère inquiété et a tout de suite trouvé un job encore mieux payé et donc un employeur peu regardant. Autre exemple : des gens vont démarcher des acquéreurs de maisons dans le Midwest, leur disent : votre maison vaut plus à cause de l’inflation, on peut vous donner un crédit supplémentaire, et puis ils revendent avec profit leurs créances à une banque qui en saupoudre des produits financiers complexes qu’elle distribue sur le monde entier, puis le marché s’écroule, les banques ne savent plus où ils en sont, cherchent depuis un an à connaître l’étendue de leurs pertes, l’économie mondiale est en crise, et puis c’est pas fini : les hypothèques prises par les banques et les subprimers ont été garanties par des sociétés spécialisées qui sont en faillite, mettant à nouveau en danger les banques qui en sont souvent les actionnaires principaux, et d’autres aigrefins rachètent les créances avec les hypothèques pour des bouchées de pain, mettent les malheureux débiteurs à la rue et vont revendre d’ici quelque temps, toujours avec profit bien sûr, les maisons qu’ils occupaient.
Exemple de la course au gros : Arcelor avait 40% du marché européen de l’acier. La commission européenne avait d’ailleurs forcé le groupe à vendre – à Mittal – la malheureuse aciérie de Sacilor-Gandrange que l’on ferme aujourd’hui. Mittal aussi gros que sa cible Arcelor la ra-chète. La commission ne dit rien. Aujourd’hui Mittal gagne 1 milliard par mois, rachète une à deux entreprises chaque semaine et vient d’augmenter le prix des tôles d’emboutissage vendues à l’industrie automobile de 80%. Mittal a 50% du marché de l’acier pour l’automobile, disent les journaux (pour les tôles d’emboutissage c’est probablement encore plus). Et l’industrie automobile accepte parce qu’elle n’y peut rien. Parce qu’une telle position de puissance ressemble bougrement à un monopole. Plus rien à voir avec le capitalisme de papa !
Ceci étant, je crois que nos sociétés occidentales d’aujourd’hui sont d’abord confrontées à un problème d’éthique individuelle (l’argent et le jouir étant devenus les valeurs suprêmes) et ensuite à un problème de démocratie. Le paradoxe est que le système démocratique allemand de l’après-guerre me semble maintenant supérieur au système français. La présidentialisation est tout ce qu’il y a de plus nocive. C’est un retour au plébiscite. Les leaders politiques ne pensent plus qu’à cela (Sarko l’a dit clairement : «tous les matins quand je me rase»). Et ceux qui émergent – puisque c’est la télé qui les fabrique – ont forcément des qualités télévisuelles et ont donc toutes les chances d’être des fausses valeurs. On a eu l’exemple de Ségolène. Espérons que Obama qui, lui, a mis à son service non seulement la télé mais aussi le net, n’est pas de la même veine !
Ai-je répondu à la question que se posait mon ami Georges ? Franchement, je n’en sais rien.
Alors je crois que pour finir je vais laisser la parole à mon frère Pierre. Lui aussi m’a envoyé un courriel après avoir lu ma note sur les Trente Honteuses.
«Cette question de l'abjection humaine totale atteinte par le Nazisme me préoccupe depuis longtemps», m’écrit-il. «J'ai vu 3 fois la Shoah de Lanzmann, j'ai lu Primo Levi, Cornwell, Paxton, Reich-Ranicki, Barthas, Arendt, mais je crois que je n'ai plus le courage de lire Hilberg ou Klemperer. J'en ai une overdose. Pourquoi ? Parce que je désespère de l'Homme. Parce qu'il a recommencé au Cambodge, en Bosnie, au Rwanda (je n'ai pas pu terminer le livre de Hatzfeld tellement j'étais horrifié par ces hommes qui allaient tous les jours au "boulot" le matin à 9 h munis de leurs machettes pour éventrer des femmes enceintes cachées dans la brousse ou pour commettre de nouveaux Oradour) et il recommencera encore demain. La grégarité et une de ses corollaires le racisme est de la nature de l'homme, la civilisation est sa sauvegarde. Mais ce vernis est tellement fin, tellement superficiel qu'il saute à la première occasion. Et qui dispose d'un vernis épais et assez dur pour résister et aussi avoir de la mémoire ? (je pense aux petits vieux lepénistes d'Oderen) (mon frère habite une commune située au fin fond d’une vallée des Vosges en Alsace qui ne compte pas un seul immigré et qui a voté il y a cinq ans à 38% pour Le Pen). 1, 2, 5 ou, allons avec un petit effort, 10% de nos populations occidentales ? Et que dire des autres, ceux qui ont une éducation, un savoir au ras des pâquerettes ? Ceux qui en plus du nationalisme s'appuient comme sur des béquilles sur la religion et son intégrisme pour survivre ? Bien sûr ce n'est pas entièrement leur faute car la civilisation est un luxe de riches, comme la démocratie d'ailleurs. Pour l'instant ce que je constate dans notre Occident "civilisé" c'est l'accession des esprits primaires aux gouvernements, Bush, Sarko, Berlusconi, Poutine. Ne sont-ils pas les dignes représentants de nos peuples infantilisés et décervelés par Patrick le Lay ? Le plus amusant et aussi le plus consolant est de voir l'Allemagne d'aujourd'hui. Quelle métamorphose depuis la guerre, quelle magnifique démocratie décentralisée, quels dirigeants de valeur, quel consensus politique. Quel merveilleux homme que Daniel Cohn-Bendit, tiens encore un juif ! Mais pour la suite j'ai peur, pas pour nous, nous sommes heureusement trop vieux. Crise de l'énergie, crise alimentaire, climatique, exodes, surnombre démographique, fanatismes religieux, prolifération atomique, que de gros nuages noirs. Et même des signes de désagrégation européenne. Comment veux-tu que ces primaires qui ont le culot de nous gouverner nous évitent une catastrophe, eux qui, le nez sur les sondages, ne pensent qu'à court terme, à leur fric et à leur misérable et éphémère carrière politico-médiatique ?
Je suis sans doute un vieux con qui radote…»
Mon frère a neuf ans de moins que moi. Si lui est un vieux con que suis-je ?