Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Les Mormons, les religions et l'Amérique

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(à propos de : Jon Krakauer : Sur ordre de Dieu, double meurtre au pays des Mormons, traduction Cécile Arnaud, Presses de la Cité, 2018

En cherchant de la lecture, l’autre jour, à la FNAC de Cannes, je tombe en arrêt devant ce bouquin, croyant d’abord qu’il s’agit d’un polar, genre Meurtres chez les Mormons, et puis il y a le nom de l’auteur Krakauer, qui me fait penser à ce Siegfried Kracauer, le grand spécialiste du cinéma expressionniste allemand (mais il n’y a aucun lien entre les deux), alors je l’achète. Et le dévore, fasciné, et en même temps effrayé. Effrayé par cet aspect de l’humanité, ce côté complètement irrationnel de la croyance à des révélations divines, cette soif de croire en n’importe quoi, pourvu que cela vous rassure. Ou peut-être même pas. Juste pour donner un sens à une vie qui n’en a pas. Quel que soit le prix. Surtout quand ce prix est la défaite de votre raison… 
Car le mormonisme est un cas extrême, un cas d’école. Voilà une religion qui date du XIXème siècle et qui compte aujourd’hui 12 millions d’adeptes. Et dont toute l’histoire de sa fondation est d’une absurdité ahurissante ! Je savais comme tout le monde que le père des Mormons était Joseph Smith qui avait eu des « révélations », mais je ne connaissais pas les détails. Là j’apprends que Smith prétendait que l’ange Moroni lui était apparu, qu’il lui avait dit où creuser pour découvrir des tablettes en or couvertes de hiéroglyphes, qu’il avait réussi à déchiffrer à l’aide de l’ange ou de lunettes spéciales que l’ange lui avait prêtées, qu’il en a dicté le contenu à un acolyte et que cette histoire qui fait l’objet du Livre de Mormon est tout-à-fait étonnante. Qu’on en juge : tout remonte à une ancienne tribu hébraïque, dont le chef vertueux était Léhi. Ce Léhi et ses disciples quittent Jérusalem 600 ans avant la naissance du Christ, traversent l’Atlantique en bateau, s’installent en Amérique. Et là c’est le drame familial : Léhi a un fils préféré, Nephi, son frère, Laman, méchant, en est jaloux. Après la mort de Léhi deux clans ennemis se forment, les vertueux Néphites qui ont la peau blanche et les Lamanites, « un peuple indolent, plein de malfaisance et d’astuce », que Dieu punit en les affligeant d’une peau noire ! (au passage on reconnaît quelques bribes d’histoires bibliques). Après sa résurrection le Christ visite l’Amérique, essaye de réconcilier les deux clans, leur communique son enseignement, les deux clans l’écoutent, vivent à nouveau ensemble, en harmonie, puis les Lamanites glissent de nouveau sur « la pente de l’incroyance et de l’idolâtrie ». C’est la guerre, vers l’an 400 après Jésus-Christ, et les Lamanites massacrent les Néphites dont le nombre exact était de « 270 000 ». Jusqu’au dernier. Il n’en reste aucun, ce qui explique que Christophe Colomb n’a découvert aucun Blanc en Amérique. Quant aux Indiens ils sont les descendants des Lamanites mais n’en ont aucun souvenir (et il faut croire que la couleur noire a tourné au rouge !). Ah, oui, j’oubliais : le dernier chef des Néphites s’appelait Mormon et son fils Moroni était la dernière victime de ce génocide avant l’heure. Devenu un Ange du Seigneur, c’est lui qui fait découvrir à Joseph Smith les fameuses tablettes qui racontent cette histoire ! Et voilà ce que les douze millions de Mormons croient dur comme fer. Ou sont censés croire. Et si vous vous ne me croyez pas je vous invite à aller sur le net sur le site Wikipédia ou carrément sur le site de l’Eglise des Saints du dernier jour qui reproduit le texte français du Livre de Mormon : 
https://www.lds.org/bc/content/shared/content/french/pdf/language-materials/34404_fra.pdf?lang=fra 
On y trouve également tout l’enseignement du Prophète, traduction de ses visions et communications avec Dieu sous le titre : Les Doctrine et Alliances
A signaler que c’est Krakauer qui cite le chiffre de 12 millions (son livre date de 2004). D’après Wikipédia, en 2015, l’Eglise des SDJ revendiquait 15 millions de croyants dans le monde dont 5,5 millions aux Etats-Unis. Wikipédia cite encore deux autres chiffres : le Livre de Mormon a été publié en 107 langues à 170 millions d’exemplaires ! Ce qui témoigne de l’extraordinaire effort de marketing religieux déployé par cette institution, et ceci depuis l’origine. C’est ainsi qu’aucune autre Eglise n’utilise les « missionnaires » avec une telle efficacité : tous les bons Mormons doivent à un moment de leur vie passer deux ans de leur vie à faire le missionnaire quelque part dans le monde selon les directives de la prêtrise qui dirige l’Eglise. « Plus de 60 000 missionnaires mormons sillonnent en permanence la planète, encadrés de près depuis l’Utah par les leaders de l’Eglise, décidés à convertir le monde au mormonisme », écrit Krakauer. On peut même penser que la polygamie que l’Eglise a considérée pendant des dizaines d’années comme un commandement divin (appelé mariage plural), en plus du plaisir et de la domination sexuelle que cela a procurés aux mâles de la communauté, a eu également pour but d’augmenter rapidement la masse croyante (on a prétendu que Joseph Smith lui-même avait épousé en secret 40 femmes. En secret parce que la fameuse « révélation du mariage céleste » qu’il avait consignée le 12 juillet 1843 était restée cachée jusqu’après sa mort. Quant à son successeur Brigham Young il épousa « au moins 20 femmes », et peut-être même une cinquantaine. « Il engendra environ 57 enfants et ses descendants sont aujourd’hui près d’un millier », écrit Krakauer). 
Lorsque l’Eglise des SDJ dut finalement renoncer à son mariage dit plural, sous la pression du Gouvernement fédéral, de nombreux groupes fondamentalistes se formèrent. Selon la manière des fondamentalistes de toutes les religions. On en revient à la lettre des textes sacrés et on honnit ceux qui y ont renoncé. Qui deviennent des suppôts de Satan ! On connaît bien cette histoire actuellement en Occident grâce à l’islam. Comment la Tunisie peut-elle décider qu’en matière de succession il doit y avoir égalité des droits entre hommes et femmes alors que le Coran dit qu’il faut accorder aux filles la moitié de ce qu’on donne aux garçons en héritage ? Ce sont ce genre de questions qui m’intéressent. Vous pensez bien que je m’en fous des Mormons… Les fondamentalistes ont raison. Ou on croit aux soi-disant révélations divines qu’elles soient reçues par un Mahomet ou par un Smith, et alors il faut les prendre dans leur ensemble ou on n’y croit pas, alors il faut rejeter le tout ! 
Krakauer en étudie plusieurs, de ces groupes fondamentalistes mormons qui sont revenus à la polygamie. Parce que c’était écrit. Ou parce que quelques prophètes auto-proclamés l’ont trouvé agréable. Surtout quand ils pouvaient impunément épouser des filles à peine pubères ! Pas moins de trois Eglises fondamentalistes mormones se sont installées à Colorado City à la frontière entre Utah et Arizona. Celui qui dirigeait la plus importante des trois, l’oncle Rulon , « a épousé soixante-quinze femmes, avec lesquelles il a eu au moins soixante-cinq enfants », écrit Krakauer. Et « plusieurs de ces femmes lui ont été données en mariage alors qu’elles avaient quatorze ou quinze ans, et lui déjà plus de quatre-vingt ». Krakauer a une longue conversation particulièrement intéressante avec l’un de ceux qui ont quitté l’Eglise de Rulon, DeLoy Bateman. Il a non seulement quitté l’Eglise mais a en même temps renoncé au mariage plural (il avait deux épouses). Il ne croit d’ailleurs plus à rien, à aucune religion. Mais ce qu’il dit de son expérience passée fait penser à celle des sectes. 
« C’est fou comme les gens sont crédules », dit-il, « mais il ne faut pas oublier l’immense réconfort qu’apporte la religion. Elle fournit toutes les réponses. Elle simplifie la vie. On se sent bien quand on fait ce que le prophète ordonne. Si on est conforté à un problème délicat (il cite l’exemple d’une dette qu’on ne peut rembourser) …on va voir le prophète, qui peut tout-à-fait dire : Tu n’as pas à rembourser. Le Seigneur est d’accord. Et si on fait ce que dit le prophète, toute la responsabilité de nos actions repose entre ses mains à lui ». Tout ce qu’on fait, même tuer, ce n’est plus la responsabilité de l’individu, cela ne lui pose plus de problème. « Et c’est en très grande partie ce qui maintient cette religion : le fait de ne pas avoir à prendre les décisions difficiles qu’on est nombreux à devoir prendre, de ne pas être responsable de ses décisions », dit-il encore. Il faut dire que dans cette religion, la mormone, et encore plus dans celles des fondamentalistes mormons, la vertu suprême est l’obéissance. Et la punition pour la désobéissance est terrible : exclusion et damnation ! Mais la contrepartie c’est la sécurité, le sentiment d’être protégé. Ce que ressentaient, d’une manière moins absolue, bien sûr, les membres des premiers kibboutz israéliens : plus aucun souci d’argent, c’est le chef du kibboutz qui s’occupe de tout ce qui est matériel, et même les soucis pour les enfants n’existent plus, ils sont socialisés, mis en commun. Et je me souviens de certaines réactions d’Allemands de l’Est soudain plongés dans l’économie de marché de l’Allemagne de l’Ouest, obligés de chercher du travail et confrontés au risque de ne pas en trouver, et qui regrettaient l’ancienne façon de vivre communiste et parlaient de « Dachkultur », d’une société qui vous protégeait, vous « abritait » (Dach = toit). « Si vous voulez la vérité », conclut Krakauer, « je pense que ces croyants – ces gens de Colorado City – sont sans doute plus heureux, globalement, que ceux de l’extérieur ». Et puis il ajoute : « Mais il y a des choses plus importantes dans la vie que le bonheur. Comme d’être libre de penser par soi-même ». 
Il faut dire que ce qu’il apprenait chez les fondamentalistes de l’oncle Roy est assez effarant : pour eux la Terre a été créée en six jours il y a six mille ans. Alors quand DeLoy est envoyé à l’Université de Cedar City (on l’y envoie parce qu’il est intelligent) il a un sacré problème quand un géologue lui apprend que la Terre a quatre milliards et demi d’années. On voit que certains Evangélistes ne sont pas les seuls adeptes du créationnisme en Amérique ! Et puis il y a le problème des Noirs : « dès le plus jeune âge on nous apprenait que les Noirs étaient atroces, qu’ils n’étaient même pas humains », raconte-t-il à Krakauer. Il faut dire que les Mormons eux-mêmes ont longtemps eu un problème avec les Noirs et qu’encore aujourd’hui le métissage est fortement déconseillé. Chez les fondamentalistes c’est un « péché si grave que la punition d’après la loi de Dieu est la mort sur-le-champ ». 
Ce qui fait également penser aux sectes et à leur lavage de cerveaux dont certains cerveaux ne se relèvent plus jamais, c’est ce que DeLoy dit encore à propos de ses séquelles à lui. Par exemple à propos des Noirs justement : en tombant à la télé sur une émission de la célèbre Oprah Winfrey, il a eu pour premier réflexe de changer de chaîne. Il s’est senti coupable, « mais c’est comme ça que j’ai été élevé, et quand on vous met ce genre d’idées en tête dès la naissance (l’horreur des Noirs), c’est difficile de se l’ôter ». Il porte même encore le « sous-vêtement sacré » (une culotte longue supposée être de chasteté) (car les Mormons sont supposés être purs : pas fumer, pas d’alcool, pas de café, pas d’excitant, pas de sexe hors mariage, pas de masturbation). « Allez savoir pourquoi », dit-il (à propos du sous-vêtement en question), « je ne me sens pas bien sans. J’ai l’impression d’être nu ». Il rit et ajoute : « Ce qui en dit long sur le pouvoir de cette religion ». 
En principe le sujet principal du livre de Krakauer est un horrible fait divers, l’égorgement au couteau de boucher par deux frères de la femme du plus jeune de leurs frères et de son bébé de 15 mois. Le père du clan, Watson Lafferty, et sa femme Claudine avaient élevé leurs six garçons et leurs deux filles dans la religion mormone la plus stricte. En juillet 1984 le frère aîné, Ron, et Dan, son puîné, entrent en force chez leur plus jeune frère Allen qui est absent. Ron démolit sa belle-sœur Brenda à grands coups de poing dans la figure, puis l’égorge (Dan prétend que c’est lui qui l’a tuée), et c’est Dan qui se charge d’égorger la petite Erica qui était debout dans son berceau et qui lui souriait. Dan est jugé en premier, Ron ayant fait une tentative de suicide dans sa prison, et comme le jury ne réussit pas à se mettre d’accord sur la peine de mort, le juge le condamne à deux fois la prison à vie pour être certain qu’il ne sera jamais libéré. Un peu plus tard Ron est jugé à son tour et est condamné à mort. 
Krakauer enquête très consciencieusement pendant plusieurs années sur ce cas et interroge de nombreux témoins et parents et surtout Dan lui-même qui reste toujours persuadé, dix-sept ans plus tard, en 2001, que « Dieu le destinait à tuer Brenda et Erica Lafferty ». « C’est comme si quelqu’un m’avait pris la main ce jour-là et avait guidé mon action », dit-il à Krakauer. « Ron avait eu une révélation divine, disant qu’il fallait supprimer ces vies. C’était à moi de m’en charger. Et si Dieu veut qu’une chose soit faite, elle doit l’être. On ne voudrait pas L’offenser en refusant d’accomplir Son œuvre ». Alors Krakauer s’interroge. Ce qui le trouble d’abord c’est « l’absence totale de remords de Lafferty ». « Comment un homme en apparence sain d’esprit, et se déclarant croyant, a-t-il pu tuer une femme innocente et son bébé d’une manière aussi violente, sans ressentir la moindre émotion ? Où est-il allé chercher sa justification morale ? Qu’est-ce qui l’a rempli d’une telle certitude ? », se demande Krakauer. Alors il cherche, bien sûr, chez les terroristes islamistes, ceux du nine-eleven par exemple. Mais nous connaissons tout cela. Et ce n’est pas ce qui m’intéresse en priorité. Je crois que dans la plupart des cas il y a de toute façon autre chose dans l’inconscient de ceux qui tuent pour plaire à leur Dieu. La haine. Je l’ai dit à propos du massacre du Bataclan. Je ne crois pas que trois hommes qui ne sont pas sous l’influence d’une drogue peuvent tirer sur 1500 humains couchés par-terre sans une sacrée dose de haine ! 
Et quand on suit toute l’histoire des Lafferty, la façon dont elle a évolué depuis le début, on voit bien qu’en arrière-plan il y a de la haine et de la vengeance. C’était d’abord Dan qui était venu à s’intéresser aux idées des fondamentalistes et au mariage dit plural et puis qui s’y enfonce totalement, interdit à sa femme de conduire, de toucher à l’argent, la bat quand elle lui désobéit, isole ses enfants, refuse tout soin médical, etc. Et finalement épouse l’aînée de ses belles-filles. Puis endoctrine ses frères. Et réussit même à convertir son frère aîné Ron, pourtant mormon fervent et engagé. Or les belles-sœurs qui lui résistent sont d’abord la femme de Ron qui finit par divorcer et s’en aller avec ses enfants et la femme d’Allen, la future victime. C’est même elle qui aurait conseillé à la femme de Ron de le quitter, alors qu’elle-même est trop attachée à son mari pour en faire autant. 
Alors, bien sûr, il y a aussi l’immersion dans des groupes mormons sectaires. Krakauer nous la décrit en détail. La rencontre des frères Lafferty en automne 1983 avec le prophète Onias (qui publie le Deuxième Livre des Commandements où l’on peut lire que « les Noirs étaient les bêtes sauvages les plus intelligentes de tous les animaux créés, car ils marchaient debout et avaient le don de la parole »), leur participation à l’Ecole des Prophètes qu’Onias avait créée et dont l’objectif principal était « d’enseigner aux fidèles comment recevoir et interpréter les révélations de Dieu », la nomination de Ron comme évêque de cette église et son intérêt pour les « révélations ». C’est en février/mars 1984 que Ron reçoit ses premières révélations. Quand il soumet, en avril 1984, la dernière de ses révélations à l’Ecole des Prophètes, celle qui condamne Brenda et Erica à mort (ainsi que d’autres personnes responsables de l’éviction de Ron de l’Eglise mormone et du départ de la femme de Ron), la majorité des membres du Conseil refuse de la valider (sauf Dan et un autre frère de Ron, Watson). Alors Ron et Dan rompent avec l’Eglise d’Onias, s’embarquent dans une virée de deux mois dans l’Ouest des Etats-Unis et au Canada, « s’arrêtant en chemin dans diverses communautés fondamentalistes », toutes polygames. Et puis en juillet ils reviennent pour exécuter le commandement de Dieu ! 
Que la vengeance et la colère soient les moteurs de la « révélation », ressort clairement de toute cette histoire. Pour moi, du moins. Egalement de la désignation des autres cibles : Richard Stowe était le Président de la communauté mormone de Ron, avait prononcé son excommunication (en août 1983) et avait aidé financièrement sa femme Dianna, pendant sa procédure de divorce. Cloe Lowe, amie de longue date du couple, a pris résolument le parti de Dianna et l’a aidée et soutenue en l’hébergeant et en lui donnant les moyens de déménager en Floride. Le mari de Chloe était l’évêque de la paroisse de Ron. Ce qui n’empêche pas une accumulation de faits qui nous paraissent à nous, pauvres naïfs, complètement fous ! Les révélations de Ron sont très précises, il les met sur papier, dans une langue tout ce qu’il y a de plus biblique. Ron y croit-il vraiment ? Dan, en tout cas, y croit aveuglément. C’est peut-être le plus surprenant. Et il y croit toujours. Ce n’est pourtant pas lui qui a subi les humiliations de Ron (divorce, perte de sa femme et de ses enfants, excommunication, perte de son travail). Et c’est lui qui exécute. Le plus dur, le bébé ! Incroyable aussi que personne ne prévient la police ou au moins la victime présumée. Ni les membres de l’Ecole des Prophètes. Ni la mère de Ron et Dan, Claudine Rafferty, qui les a entendus en parler de la fameuse révélation. Ni même Allen à qui Dan fait part de la révélation et de sa volonté de l’exécuter ! 

Ce qui m’a aussi beaucoup intéressé ce sont les réflexions des psychologues (et des procureurs et des juges) lors des procès des deux frères. Surtout du procès de Ron. Car après la condamnation à mort de Ron, on lui attribue une nouvelle équipe d’avocats qui interjettent appel. Et voilà qu’une cour d’appel invalide la condamnation estimant que Ron n’avait pas toute sa tête parce qu’il croyait que, puisqu’il répondait aux lois de Dieu, il n’avait pas à répondre à celles des hommes. Ce qui fait scandale dans l’Utah ! Les laïques craignent que cela crée un précédent qui « immuniserait les fanatiques religieux contre toute action criminelle ». Mais les théologiens s’inquiètent aussi. « Le fait de dire que quiconque parle à Dieu est un fou a des implications énormes pour le monde de la religion dans son entier », écrit le Salt Lake Tribune
A la fin de l’année 1992 une équipe de médecins estime que Ron n’est pas en état d’être jugé. Il subit 16 mois de psychothérapie. Finalement un nouveau procès est organisé en 1996. Et c’est là que cela devient intéressant. Ron continue à déclarer qu’il n’est pas fou mais n’empêche plus ses avocats à plaider la folie. On se heurte alors à un premier problème que Krakauer décrit ainsi : « Si Ron était considéré comme un malade mental parce qu’il obéissait à la voix de Dieu, quiconque croit en Dieu et cherche conseil par la prière ne devrait-il pas l’être aussi ? Dans une République démocratique protégeant la liberté religieuse, à qui devait revenir le droit de déclarer que les croyances irrationnelles de certains sont légitimes et estimables, tandis que d’autres relèvent de la folie ? ». Au moment où Krakauer écrit son livre l’Amérique est dirigé par un chrétien « régénéré », G. W. Bush, « qui croit qu’il est un instrument de Dieu et décrit les relations internationales comme un affrontement biblique entre les forces du bien et du mal ». Et le procureur général, plus haut magistrat du pays, John Ashcroft, « est un adepte convaincu d’une secte chrétienne fondamentaliste – les Assemblées pentecôtistes de Dieu – et souscrit à une vision apocalyptique du monde qui a beaucoup en commun avec les croyances millénaristes des Lafferty et de nombreux habitants de Colorado City », écrit Krakauer. 
La bataille entre les avocats et psys de la défense et les psys de l’accusation est absolument passionnante à suivre. Mais je ne peux malheureusement pas tout rapporter ici. Le plus convaincant des psys est un certain Dr. Gardner de l’Université de l’Utah qui a été appelé par l’accusation. A propos des idées de Ron sur les esprits, sur Satan, Gardner dit : « L’idée que les chrétiens doivent prier pour que le Saint Esprit remplisse leur vie, qu’il entre pour prendre le contrôle de leur existence, les possède… est une notion très courante… L’idée que les gens peuvent être influencés par le mal, que Satan est un être qui peut nous influencer et prendre le contrôle de notre esprit pour influer sur nos actes, est une notion courante chez les chrétiens et les croyants non chrétiens ». On pratique encore l’exorcisme en Amérique, dit-il, et on ne peut affirmer que les gens qui pratiquent l’exorcisme souffrent nécessairement de maladie mentale parce qu’ils croient aux démons. « Une fausse croyance n’est pas forcément la base d’une maladie mentale », ajoute-t-il. Une grande partie de l’humanité souscrit à des idées pas forcément rationnelles. « Par exemple, nous sommes nombreux à croire à ce que l’on appelle la transsubstantiation (croyance des catholiques à la transformation du pain et du vin dans le corps et le sang du Christ)… D’un point de vue scientifique, il s’agit là d’une idée très étrange, irrationnelle et absurde. Mais nous l’acceptons sur la base de la foi pour ceux qui y croient. Et comme elle nous est devenue très commune et familière, nous ne nous rendons plus compte, en un sens, de son caractère irrationnel. Que l’on songe également à l’Immaculée Conception ; c’est une notion hautement invraisemblable d’un point de vue médical, mais un article de foi d’un point de vue religieux », dit Gardner. A propos de Ron il trouve que ses idées sont peut-être particulièrement bizarres, mais ce n’est pas le plus important, beaucoup d’idées religieuses sont bizarres et beaucoup vient de son éducation mormone. Ce qui est différent chez Ron, « c’est qu’elles n’appartiennent qu’à lui ». Il s’est créé sa propre « théologie idiosyncratique ». Parce que cela « lui faisait du bien ». Ron disait que cela lui donnait « un sentiment de paix » et qu’il savait que « c’était vrai ». « Ce n’est pas là le produit d’un cerveau schizophrénique ou psychotique », affirme Gardner. Voire ! 
Et Gardner continue : « De nombreuses idées irrationnelles sont partagées par la collectivité, et n’ont rien de psychotique ». Jusque-là je suis d’accord avec lui. Et ces idées irrationnelles ne sont d’ailleurs pas nécessairement religieuses. Je me souviens que mon ami Alain, ESSEC, m’affirmait qu’il croyait aux soucoupes volantes ! Et puis Gardner commence à parler de lui et de son père. Il avait été éduqué dans une famille protestante conservatrice adhèrent aux idées d’un archevêque irlandais du XVIIème siècle. Leurs croyances étaient fondamentalistes elles aussi. Son père était « un médecin intelligent et très érudit », dit-il, « un scientifique très respecté dans sa communauté ». Et pourtant il enseigne à ses enfants que « le monde avait été créé en six jours il y a six mille ans » et se moque des panneaux d’une exposition du Musée d’Histoire naturelle de New-York où il emmène ses enfants. « Les preuves archéologiques et géologiques indiquant que la Terre avait des millions d’années n’étaient qu’une ruse de Satan destinée à tromper les esprits crédules ». J’ai du mal à croire ce que Gardner raconte là. Et pourtant il insiste : la certitude de mon père selon laquelle le monde aurait été créé en six jours il y a six mille ans, était « une idée très irrationnelle », mais « il l’avait apprise comme on apprend tout le reste : par sa famille et par la culture dans laquelle il avait été élevé ». Et je l’ai aussi appris quand j’étais enfant, « aussi sûrement que deux et deux font quatre ». 
Oui, je sais, on en revient à ce que dit Schopenhauer à propos de l’inoculation précoce des idées religieuses qu’il appelle du « dressage ». « On ne peut douter du fait que, lorsque dans la plus tendre enfance, le cerveau qui est au tout début de son développement, est ainsi dressé, la conscience de l’existence de Dieu lui est implantée de telle manière que cela lui paraît véritablement innée », écrit Schopenhauer dans un chapitre traitant de la philosophie kantienne. Oui, mais une fois l’enfant devenu adulte et recevant une éducation intellectuelle, rationnelle, scientifique, comment peut-il continuer à croire à des idées aussi irrationnelles que la création du monde en six jours, la trinité, l’immaculée conception, l’assomption, la divinisation du Christ, les révélations faites à un Mahomet ou à un Smith ? Je comprends que l’on puisse croire à un Dieu, un créateur, devant l’insondable mystère de notre existence humaine et de l’univers dans sa totalité. Mais tout ce fatras, non. Et je ne comprends absolument pas comment on peut vivre en même temps dans deux mondes différents qui ne communiqueraient pas ensemble, celui de la raison et celui de la foi… 

Il y a un dernier aspect qui doit nous interpeller, nous autres Européens, quand on lit cette histoire du mormonisme, c’est de constater une fois de plus ce que nous savions déjà mais que nous oublions quelquefois, c’est l’énorme différence entre eux et nous, entre l’Amérique et notre Europe occidentale. Krakauer a mis en exergue à son bouquin une citation de The American Religion de Harold Bloom : « Aucune nation occidentale n’est plus imprégnée de religion que la nôtre, puisque nous sommes neuf sur dix à aimer Dieu et à être aimés de lui en retour. Cette passion mutuelle est au centre de notre société et se doit d’être comprise, si l’on veut comprendre notre société si fascinée par sa destinée ». J’ai lu quelque part que 94% des Américains croyaient en Dieu. Combien en Europe de l’Ouest ? Et il y a bien d’autres sectes en Amérique. Combien ? Un millier peut-être. Les Témoins de Jéhova font autant de travail missionnaire que les Mormons. Il y a dix ans ils n’arrêtaient pas de sonner à notre porte pour nous faire lire la Bible. Et les Adventistes du 7ème Jour ! Un de mes techniciens, un peu demeuré, je l’avoue, quand il m’a fait part de sa conversion, m’a dit : « mais vous savez, cela ne m’empêche pas de voyager, d’aller sur les chantiers, il n’y a que le samedi qu’il faut que je reste chez moi ; vous savez c’est ce jour que nous croyons que le Messie va revenir sur terre… ». Et les scientologues ? Et les Evangéliques ? Le 5 septembre dernier il y avait un article dans le Monde intitulé : L’indéfectible soutien des évangéliques à Israël. On y apprend que les évangéliques représentent aujourd’hui un quart de la population américaine ! J’ai vérifié : c’est exact. Ils sont plus nombreux que les catholiques (20%) et que les protestants « mainstream » (14%) Or ils considèrent que « le retour de tous les juifs en terre d’Israël préfigure le retour du Messie, Jésus-Christ, et l’établissement du royaume de Dieu sur la terre pendant mille ans ». Ils soutiennent Israël, la colonisation et demandaient depuis longtemps le déplacement de l’Ambassade américaine à Jérusalem. Ils constituent aussi l’un des piliers de l’électorat de Trump. Voilà donc un exemple frappant de l’influence d’une croyance religieuse sur la politique de l’Amérique dans le Monde… 
Comment en est-on arrivé là ? La Constitution américaine avec son article sur la protection absolue de la liberté religieuse, la liberté de croire (n’importe quoi) ? Le deuxième grand Eveil dont nous parle Krakauer, l’intense agitation religieuse qui a suivi l’Indépendance américaine ? Le type de peuplement de l’Amérique ? L’idéologie de la Frontier, la conquête de l’Ouest, devenue la Terre promise, les nouveaux colons s’identifiant aux Hébreux de retour d’Egypte, comme l’ont fait les Boers, fondamentalistes hollandais, en Afrique du Sud, s’identifiant au Peuple Elu et les Caffres à ceux que Dieu avait prévus pour les servir. Je ne sais pas. Ce qui est sûr c’est que l’Histoire, leur Histoire y est pour beaucoup. Il faudrait peut-être revenir à Tocqueville. Ou à ce monument que j’ai dans ma bibliothèque, un grand classique : America as a Civilization, Life and Thought in the United States to-day de Max Lerner (Simon & Schuster, New-York, 1957), et au chapitre God and the Churches… Une autre fois. 

Un mot encore sur l’auteur. Jon Krakauer est écrivain et journaliste. Il est aussi alpiniste et a participé à une ascension de l’Everest qui a connu une tragédie (voir son livre : Tragédie à l’Everest). Il a aussi écrit Into the Wild dont on a fait un film. « A l’origine de ce livre », dit-il dans sa postface, « il y avait un désir de saisir la nature de la croyance religieuse. Comme j’ai passé la plus grande partie de ma vie dans l’ouest américain, en la joyeuse compagnie de Saints des Derniers Jours, j’ai décidé de réduire le sujet à des proportions plus gérables en étudiant la foi à travers le prisme plus ou moins exclusif du mormonisme ». Il faut dire qu’il a grandi dans l’Oregon à côté d’une communauté de SDJ, qu’il a eu des amis, des profs, des entraîneurs qui étaient des Saints et s’est toujours interrogé sur le pouvoir formidable de leur croyance. Mais progressivement il a été entraîné à se pencher plus particulièrement sur les sectes mormones fondamentalistes et sur l’horrible crime prétendument religieux des frères Lafferty. Il a en tout cas étudié son sujet avec beaucoup de sérieux pendant plus de deux ans et a mis une année à l’écrire. 
Pour l’Histoire des Mormons il s’est beaucoup servi d’un livre qui fait autorité dans la matière et écrit par quelqu’un que j’ai beaucoup admiré par ailleurs quand j’ai étudié les Mille et une Nuits et son fameux traducteur anglais et grand explorateur, Richard Burton. Il s’agit de Fawn Brodie. Son livre sur les Mormons est No man knows my history : the life of Joseph Smith, the Mormon Prophet, Alfred Knopf, New-York, 1995 (pour la dernière edition. La première date de 1945). Celui sur Burton que j’ai dans ma bibliothèque est en français et intitulé : Un diable d’homme : sir Richard Burton ou le démon de l’aventure, avec une préface de Michel Le Bris, Phébus, 1992 (l’édition originale anglaise date de 1967). Il faut dire que Burton s’est intéressé aux Mormons et lors de son seul voyage aux Etats-Unis s’est déplacé jusqu’en Utah pour leur rendre visite. Il leur a consacré un livre : The City of the Saints and across the Rocky Mountains to California, Londres, 1861. Le grand explorateur et anthropologue a passé le mois de septembre 1860 dans la Cité des Mormons à une époque où ils pratiquaient encore librement et publiquement la polygamie. Ce qui l’émoustille bien sûr, lui qui s’est toujours passionné pour les choses du sexe. Il trouve que cela se passe très bien, même si leur polygamie est bien puritaine. Les chefs mormons fustigent la sensualité, paraît-il (il compare aux harems arabes qu’il connaît bien et où la sensualité est reine). Il pense que les mormones ne sont pas malheureuses, elles sont entre femmes, s’occupent des nombreux enfants et sont moins soumises à l’assiduité sexuelle des hommes (une pique à son épouse Isabelle ?). Et puis ainsi on supprime la prostitution, le concubinage, l’infanticide et les vieilles filles ! Il reconnaît quand même que cela manque d’amour car seul le couple peut procurer. Il rencontre aussi le prophète Brigham Young et les deux hommes s’apprécient. 
Fawn Brodie était née, en 1915, dans une famille mormone. Sa mère, plutôt sceptique l’envoya étudier à l’Université d’Utah (plutôt qu’à l’Université mormone de Brigham Young). Elle eut sa licence d’anglais, continua ses études à Chicago, s’y maria et perdit la foi. C’est en 1939 qu’elle commence à étudier la biographie de Joseph Smith, mais ne publie son livre qu’en 1945 (première édition). Elle est aussitôt excommuniée. C’est en tout cas un livre extrêmement fouillé et documenté et, en plus, très bien écrit, d’après Krakauer. Je n’en doute pas car celui sur Burton l’est aussi. J’apprends sur le net que c’est parce que l’éditeur Alfred Knopf avait demandé à Brodie d’écrire une préface à une nouvelle édition du livre sur les Saints de Richard Burton qu’elle s’est intéressé à l’homme. C’est cette édition qui se trouve dans ma bibliothèque : The City of the Saints and across the Rocky Mountains to California, Burton ‘s overland journey across the American West in 1860 and his visit to the home of the Mormons, by Sir Richard Burton, edited, with introduction and notes by Fawn M. Brodie, Frontier Library – Eyre and Spottiswoode, 1964. Et elle comporte effectivement une longue préface (29 pages), intitulée Editor’s Introduction et signée par Fawn Brodie. Je ne m’en souvenais pas. Burton est un athée qui est passionné par les religions comme Brodie, et aussi pas mal par la sexualité. Très vite elle tombe en admiration pour cet homme extraordinaire dont Borges pense qu’il pourrait assumer avec superbe les vers du Divan d’al-Motanabi : « Le cheval, le désert et la nuit me connaissent - Et l’hôte et l’épée, le papier et la plume ». Et voilà comment l’ancienne mormone Fawn Brodie vient à écrire ce superbe monument à Burton, Un Diable d’homme

Post-scriptum : Je m’arrête là pour le moment mais viendrai peut-être plus tard encore – puisque je les ai cités – à parler du livre de Burton sur les Saints et de celui de Lerner, au moins de son chapitre sur les religions en Amérique.