Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Les Indiens dans ma Bibliothèque

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Le roman de Luc Baranger m’a donné une furieuse envie de revenir aux Amérindiens. A leur histoire, à leur sort malheureux. Et lire ou relire les nombreux livres qui leur sont consacrés et qui se trouvent dans ma Bibliothèque, soit aux rayons Ethnologie (voir Liste N° 59 : Ethno-socio, études régionales, dont Amérique), soit aux rayons Histoire (voir Liste N° 66 : Histoire antérieure à 1920 : Amérique).



Edward Sherif Curtis : Trois chefs Piegan dans les prairies du Montana

Et le premier livre que j’ai eu envie de rechercher, c’est celui qui reproduit la grande œuvre de l’Américain de Seattle, Edward Sheriff Curtis. C’est d’ailleurs bien à Seattle que j’ai découvert son existence. C’est la ville que la SIA, la Scaffolding Industry Association, l’organisation professionnelle de tous les vendeurs, loueurs et fabricants d’échafaudages et autres matériels d’accès aux façades de toute l’Amérique du Nord et dont nous faisions partie, avait choisie pour tenir son joyeux Congrès annuel, cette année-là. Quelle année ? Je ne sais plus. Les années 80, je suppose. En tout cas moi, je me souviens d’avoir pas mal fait l’école buissonnière. C’est l’avantage du chef. Il peut faire bosser les autres et n’a à donner d’explications à personne. C’est ainsi que j’ai commencé à louer une voiture pour monter jusqu’au lac Tahoé en traversant des tas d’anciennes communes minières transformées comme d’habitude en villes-musées, puis j’ai traîné en ville et rendu visite aux libraires et libraires-antiquaires (il y en avait) de la ville. Et c’est là que tout le monde m’a parlé de Curtis. L’artiste-photographe qui a passé sa vie à photographier les Indiens, l’idéaliste et l’humaniste, le romantique qui a voulu montrer aux Américains de son époque ce qu’il y avait de fierté, de dignité et d’humanité chez ces « Sauvages ». Et, pourtant je n’ai rien pu acheter sur place. De toute façon on ne trouve plus nulle part (ou alors à des prix totalement inabordables) les 20 énormes volumes publiés entre 1907 et 1930 et contenant chacun environ 75 photographies de 14x19 cm sous le titre : The North-American Indian, being a series of volumes picturing and describing the Indians of the United States and Alaska, written, illustrated, and published by Edward S. Curtis, edited by Frederick Webb Hodge, foreword by Theodore Roosevelt, field research conducted under the patronage of J. Pierpont Morgan, in twenty volumes. Ce n’est que plus tard, à Paris, sur un marché de ventes de livres, place Saint Sulpice, que j’ai trouvé un grand volume reprenant certaines photos de ses port-folios, reproduites à l’horizontale mais aux dimensions originales :
N° 4726 : Portraits from North American Indian Life – Edward S. Curtis – Introductions by A. D. Coleman and T. C. McLuhan, Promontory Press, New-York, 1972 (Dans leurs introductions, Coleman évalue l’œuvre de Curtis et McLuhan retrace sa biographie). Et c’est bien plus tard que j’ai déniché le méritoire travail réalisé par l’éditeur allemand Taschen :
N° 2558 : Edward S. Curtis : Die Indianer Nord-Amerikas – die kompletten Portfolios, Benedikt Taschen Verlag GmbH, Cologne, 1997. Le véritable éditeur de cette publication a probablement été le photographe Hans Christian Adam, qui a étudié l’histoire de l’art et la psychologie, s’est spécialisé en photographie historique et a fourni une longue introduction à l’ouvrage en question. Les deux livres sont cités dans ma Liste 59.
Qui était Curtis ? En fait il est né en 1868 dans le Winconsin où son père était prédicateur. Sa famille est venue s’installer à Puget Sound dans l’estuaire de Seattle en 1887, puis, après le décès de son père, Edward Curtis s’est installé comme photographe à Seattle en 1891. Il n’a pas suivi d’études supérieures (ce qui est peut-être la raison pourquoi les Universitaires de son pays l’ont ignoré !) mais s’est intéressé très tôt à la photographie. Et puis il était intelligent et, à partir du moment où, peut-être par hasard, il a commencé à s’intéresser à la photographie des Indiens, il l’a fait, d’abord avec beaucoup d’empathie et de respect pour eux, mais aussi avec beaucoup de persévérance. Et, quoi qu’on dise, avec une attitude d’ethnologue, et même de mythologue. A son époque la plupart des Blancs considéraient leurs croyances comme de vulgaires superstitions. Est-ce parce que son père était prédicateur qu’il a compris qu’il s’agissait de véritables « religions » ?
Au cours de 30 ans de travail intensif il a visité plus de 80 tribus et pris 40000 photographies. On lui a souvent reproché d’avoir « arrangé » ses photos. Mais il n’a jamais nié cela, il voulait retrouver l’Indien authentique. Au moment où il a commencé à travailler, dit Adam, la population totale indienne avait été réduite à 250000 individus, certaines tribus n’existaient presque plus et pratiquement tous vivaient dans des réserves ! Moi je les trouve admirables ses photos. Et profondément émouvantes. Et je ne comprends pas le reproche qu’on lui fait. Il a voulu que les individus qu’il photographie portent leurs parures traditionnelles et que toute influence de la civilisation blanche en soit bannie. Si son oeuvre a été aussi longtemps complètement ignorée, l’une des raisons se trouve très probablement dans le fait que ses 20 grands albums, richement reliés et décorés, photographies reproduites par photogravure coûteuse, et au tirage réduit, ne se trouvent plus que dans quelques musées, peut-être même dans les caves des musées et ceux contenus dans des collections privées souvent disparus. Mais ce que je ne comprends pas c’est l’oubli dans lequel est tombé son travail ethnologique. Il est déjà visible dans ses photographies : costumes, coiffures, outils de travail, ustensiles de cuisine, jouets, tipis, canots, travois, façon d’emmitoufler les bébés, etc. Masques et danses traditionnelles et religieuses. Mais il a également réalisé un extraordinaire travail de collecte de croyances, de contes et légendes, de vocabulaire, de chants. Qu’est devenu ce travail ? Pendant 20 ans il a eu comme compagnon de travail un certain William Myers qui prenait les entretiens en sténo et les tapait à la machine le soir. Myers était phonéticien et avait une mémoire phénoménale. Il était aussi un chercheur, étudiait dans les bibliothèques universitaires et travaillait à la mise au point final de toutes les notes ethnologiques. Et Frederick Hodge qui est indiqué comme l’éditeur des 20 volumes et qui faisait partie de l’American Bureau of Ethnology, coopérait également aux textes. Curtis et Myers ont également enregistré des chants avec un appareil de prise de sons d’Edison (10000 chants ont été « documentés », écrit Adam). Et Curtis a filmé et même participé lui-même à la grande danse rituelle des Hopis, en Arizona, une danse qui continue pendant 16 jours, a lieu tous les deux ans, et est la danse des confréries des serpents et des antilopes. Il n’empêche. L’Université l’ignore ou le méprise.
Je dispose également dans ma bibliothèque d’une collection d’articles écrits par le grand ethnologue et anthropologue Boas. Voir : Race, Language and Culture by Franz Boas, Columbia University, The Macmillan Company, New-York, 1948. Sur les 60 articles rédigés entre 1891 et 1939 et repris dans ce volume, près d’un tiers parlent de populations indiennes. Le nom de Curtis n’apparaît nulle part.
Les Israéliens ont inventé le nom de « Justes parmi les Nations » pour ceux qui ont sauvé des vies juives au cours de l’horrible génocide organisé par Hitler. C’était au péril de leur vie. Ce qui n’est pas le cas de ceux qui ont sauvé la réputation des Indiens d’Amérique (et combattent encore aujourd’hui pour qu’on leur fasse justice), mais je trouve qu’il faudrait inventer un tel nom pour Edward Curtis et quelques autres (comme le Québécois Jean-Louis Légaré dont parle Luc Baranger dans son dernier roman et qui a sauvé 4000 Sioux de la faim ou Matthiessen qui n’a pas cessé de dénoncer les crimes commis, encore de nos jours). Dès le départ Curtis a compris leur part d’humanité, compris qu’ils avaient leurs valeurs qui n’étaient pas forcément les mêmes que celles des Blancs, a cherché à sauver la mémoire de leur histoire et de leurs traditions et a tenté à de nombreuses reprises de montrer le tort qu’on leur a fait (c’est ainsi qu’il a reconstitué la véritable histoire, et non l’officielle, de la Bataille du Little Big Horn).

Puisque j’ai cité le livre de Boas, je vais en dire un mot. Il se trouve lui aussi sur ma Liste 59 :
N° 2757 : Franz Boas : Race, Language and Culture, The McMillan Company, New-York, 1948.
Malgré l’utilisation du mot race dans le titre de l’ouvrage, Boas n’est pas raciste. Cela se voit tout de suite dès le premier article intitulé Race and Progress, écrit en 1931. Il affirme clairement que les résultats des soi-disant tests d’intelligence sont d’abord liés à l’environnement culturel. Et que les mariages inter-raciaux n’ont aucun effet négatif sur les enfants qui en sont le produit. Et quand on passe à nouveau en revue les nombreuses études qui concernent les Indiens, que ce soit sur le plan ethnologique, culturel, religieux, folklorique, linguistique, etc. on est bien obligé de constater que le monde savant n’a pas attendu Curtis pour s’intéresser à ces populations. Dont acte. Je l’avais déjà noté quand j’ai étudié, à l’occasion de mes réflexions sur la mythologie scandinave et cette étonnante figure de Loki, le non moins étonnant trickster des Amérindiens. Voir mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 1 : Littérature scandinave. J’avais à l’occasion, non seulement découvert Boas, mais aussi Paul Radin. Franz Boas était d’ailleurs né en Prusse en 1858 et n’a émigré aux Etats-Unis qu’en 1887. Mais il est devenu dès 1889 professeur d’Anthropologie à l’Université de Columbia et l’est resté jusqu’à la fin. Sur le net je découvre qu’il a eu pour élèves la fameuse Margaret Mead qui s’est entichée des amours adolescentes des îles du Pacifique sud, Edward Sapir, le linguiste, même le Brésilien Gilberto Freyre (l’auteur des Terres du Sucre, voir mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 1 : Littérature brésilienne) et Alfred L. Kroeber, le père d’Ursula K. Le Guin, l’écrivaine de science-fiction dont j’ai souvent parlé (son K. est pour Kroeber). Edward Sapir (1884-1939), né lui aussi en Allemagne, a été un très grand linguiste et a fait un travail remarquable sur les langues amérindiennes. Paul Radin (1883-1959) a d’ailleurs également suivi les cours de Boas. Il était né en Pologne. C’est lui qui a écrit ce remarquable ouvrage sur le trickster (voir ci-dessous). J’ai relu avec beaucoup d’intérêt l’article de Boas intitulé Mythology and Folk-tales of the North American Indian, qui date de 1914 et où il en parle lui aussi. Et découvert que les Amérindiens, aussi, se sont posés quelques questions sur la mortalité de l’homme : c’est ainsi que le Corbeau, culture-hero des Indiens de la côte du Pacifique Nord, aurait d’abord voulu créer l’homme à partir de pierres, mais cela n’a pas marché ; alors il l’a créé à partir de feuilles. C’est pour cette raison que l’homme meurt comme les feuilles. Dommage, nés à partir de pierres on vivrait éternellement. Et si je n’ai pas trouvé mention de Curtis chez Boas j’ai quand même déniché un lien : Boas s’est beaucoup intéressé aux Indiens Kwakiutl auxquels il a consacré plusieurs articles. Dans l’un d’eux (The social organization of the Kwakiutl) qui date de 1920, il mentionne le nom de George Hunt avec lequel il a eu de nombreux échanges et qui l’a aidé à éclaircir certains aspects. Or George Hunt a également collaboré avec Curtis. Il était le fils d’un employé écossais de la Compagnie de la Baie d’Hudson et d’une Indienne Tsimshian et a vécu pendant 60 ans chez les Kwakiutl. « Il avait une mémoire prodigieuse », raconte Curtis, « il connaissait à fond les pratiques chamaniques de ce peuple ainsi que leur folklore. Et, bien qu’il n’eût jamais fréquenté aucune école, il était capable de noter en détail leurs coutumes puis de les rendre dans un anglais parfait ». C’est ainsi que Curtis consacre un volume entier, le volume X (qui date de 1915), aux Kwakiutl !

N° 1565 Paul Radin : The Trickster, a study in American Indian Mythology, Routledge and Paul Kegan, Londres, 1956 (Liste 52 : Religions : Mythes et légendes)
N° 3038 Barry Holstun Lopez : Giving Birth to Thunder, Sleeping with his Daughter, Coyote builds North America, Sheed Andrews and McMeel, Kansas City, 1977. (Liste 52)
On trouve dans la mythologie et le folklore des Indiens d’Amérique une figure assez particulière qui est celle du trickster. Il est totalement amoral, menteur, paillard, capable de métamorphoses (capable de se transformer en femme aussi). Il représente le côté irrationnel de l’homme, qui est comme chacun sait, également à l’origine de l’imagination et de la création. D’ailleurs le trickster nord-américain est souvent aussi un culture-hero, c. à d. un héros qui participe à la création du monde et qui apporte la civilisation à l’homme. Ainsi dans les histoires de Coyote rapportées par Barry Holstun Lopez on en trouve plusieurs du type explication des origines (Coyote creates the Earth, Coyote makes the Human Being, the Creation of the Shoshone, Coyote places the Stars). Il y en a également une qui rappelle l’histoire de Prométhée, la récupération du feu (How Coyote brought fire to the people). Il y a une autre histoire étrange : Coyote visits the Land of the Dead. Dans cette histoire qui rappelle celle d’Eurydice, Coyote récupère sa femme d’entre les morts, mais doit traverser 5 montagnes avant de la toucher. Au départ elle est presque invisible (a ghost) puis devient de plus en plus réelle. Avant la 5ème montagne, Coyote se jette sur elle. Elle retourne chez les morts. Si cette histoire est vraiment originelle, elle prouve une fois de plus que l’esprit de l’homme fonctionne de la même manière partout et, confronté aux mêmes problèmes (ici la mort), invente les mêmes mythes.
Le Coyote n’est qu’un avatar du trickster parmi d’autres. Franz Boas, dans son article Mythology and Folktales of the North-American Indians, montre que le trickster peut être représenté par le corbeau, le vison, le geai (Bluegay), le coyote (chez les Indiens des plateaux) ou le « Old Man ».
Paul Radin estime que le culture-hero correspond à un mythe différent, souvent représenté par un lièvre (comme en Amérique du Sud) et que le trickster pur correspond à un mythe très ancien. Car la figure du trickster est connue par l’ensemble des tribus indiennes de l’Amérique du Nord. Ce qui est d’autant plus remarquable qu’elles diffèrent énormément entre elles par leurs cultures et surtout par leurs langues. A l’état pur le trickster est une personne vorace, qui ne reste jamais en place, à la sexualité encombrante. Il peut représenter l’homme primitif, l’enfant et son éveil à la conscience par la sexualité, l’irrationnel et l’amoral dans l’homme. Il peut aussi être une simple satire de l’homme et de la société.
Le livre de Radin contient également une étude de Karl Kerenyi cherchant des parallèles entre le trickster et la mythologie grecque. Sans intérêt. Plus intéressante est la contribution de C. G. Jung (On the Psychology of the trickster figure). Il était normal que la psychanalyse s’intéresse au trickster et y reconnaisse les aspects cachés du subconscient, qu’il le lie aux phénomènes de notre propre histoire, les vieux contes italiens, le roman picaresque, Rabelais, le carnaval et tout ce qui secoue notre civilisation rationnelle et morale. Feuerbach avait dit que ce n’est pas Dieu qui a créé l’homme à son image mais que c’est l’homme qui a créé Dieu à son image à lui. Ses dieux et ses mythes, pourrait-on ajouter.

D’Arcy McNickle était né dans la réserve indienne des Flathead dans le Montana d'une mère québécoise qui avait été adoptée par la tribu. Voir (dans ma liste 66) :
N° 3671 D’Arcy McNickle : They came here first - The Epic of the American Indian, J. B. Lippingcott, Philadelphie/New-York, 1949
Plus tard, après avoir étudié à l’Université de Montana et à Oxford, il a rejoint le Bureau des Affaires indiennes (en 1936). Il a écrit des romans mettant en jeu des Indiens, ainsi que des études de leur histoire et de leurs persécutions. Il a créé le Center for the History of American Indian à la Bibliothèque de Newberry qui a reçu plus tard son nom. Ce livre est son deuxième, le premier de non-fiction et essaye de présenter toute l'histoire des Indiens d'Amérique depuis l'origine.
Son histoire des origines est un peu dépassée aujourd’hui puisque pendant les années 30 on croyait encore que les premiers habitants avaient traversé le détroit de Béring en 6000 avant J.-C., alors qu’aujourd’hui on sait que cela s’est passé beaucoup plus tôt, au moins 60000 avant J.-C. et probablement plus. L’erreur est presqu’aussi considérable en ce qui concerne le nombre d’habitants présents en Amérique à l’époque de l’arrivée de Colomb. McNickle cite deux études, l’une faite par James Mooney et John Swanton de la Smithsonian Institution et qui donne le chiffre 1.153.000 pour la population au nord du Mexique, l’autre faite par le Professeur Alfred Kroeber déjà cité, qui arrive à un peu plus de 1.000.000 ! Cela m’avait tout de suite fait tiquer car je me souvenais que l’auteur de l’American Holocaust, David Stannard, avait parlé de 80 millions d’habitants dans toute l’Amérique, au moment de la découverte, dont 10%, c. à d. 8 millions habitaient au nord du Mexique (et qu’au total 90% avaient été éliminés au nord comme au sud, par tueries, tortures, famine et maladies, justifiant sinon le mot d’Holocauste – les Israéliens n’ont pas aimé – mais au moins celui de mère de tous les génocides !). Voir :
N° 3679 David E. Stannard : American Holocaust – The Conquest of the new world, Oxford University Press, New-York, 1992. (Liste 66)
C’est dans une Annexe intitulée On Pre-Columbian Settlement and Population, que Stannard raconte que Kroeber lui-même avait reconnu que son décompte était basé sur des spéculations et qu’il fallait approfondir la question. C’est ainsi que ce sont des chercheurs de sa propre Université de Berkeley qui ont tout recommencé en utilisant de nouvelles techniques. Et qu’ils sont arrivés aux chiffres indiqués par Stannard. Et, en particulier pour l’Amérique située au nord du Mexique, à un nombre de 7.500.000 (au minimum !). David Stannard était Professeur d’Etudes américaines à l’Université de Hawaï.
Dans son chapitre V, intitulé : And strange tongues, il parlait d’une question qui m’avait intéressé à l’époque et qui posait un problème à Franz Boas : le nombre incroyable de langues présentes parmi les peuples indiens d’Amérique du Nord et le fait que la plupart du temps elles étaient toutes complètement différentes les unes des autres. Aucune intercompréhension entre tribus. C’est peut-être pour cette raison que les Indiens des Plaines usaient d’un langage des signes dont nous parle le Chef Standing Bear dans My People, the Sioux (voir plus loin). Voir aussi ce petit livret réalisé par un certain William Tonkins pour ses scouts :
N° 3325 William Tomkins : Universal Indian Sign Language of the Plains Indians of North America, Frye & Smith Ltd., San Diego, 1931 (Liste 59)
Ce langage des Signes (représenté ici par des pictographes) était utilisé par les Sioux et quelques autres Indiens des grandes plaines.
Boas a fini par estimer que c’était normal. Qu’un nombre élevé de langues caractérisait les débuts de l’histoire de l’humanité. Le premier chercheur à essayer de classifier les langues indiennes était J. W. Powell du Bureau d’Ethnologie américaine qui a dénombré 56 groupes de langues regroupant près de 500 langues et dialectes. Edward Sapir, déjà cité, avait déjà réussi à réduire les 56 groupes de Powell en six grandes familles. Je ne sais pas où on est arrivé aujourd’hui…
McNickle relate toute l’histoire de la rencontre entre Indiens et Blancs depuis le début, rappelle qu’il y avait déjà quelques « Justes » dès l’origine, nous parle de Montaigne, de l’Espagnol Francisco de Victoria (professeur à l’Université de Salamanque et ami d’Erasme) qui a affirmé les droits humains des Indiens sous Charles Quint (je ne connaissais que Las Casas) et de l’Américain, juge à la Cour Suprême, John Marshall. En Amérique du Nord, dit McNickle, Indiens et Blancs ont eu des relations à peu près équilibrées pendant presque 300 ans. Faisant des échanges. Et puis les Blancs ont voulu accaparer les terres et sont arrivés en masse. Quand on regarde ce qui s’est passé pendant ces dernières cent années depuis la mort de Marshall on a un sentiment de monotonie car que les faits aient eu lieu de différentes manières, ou en des lieux différents, le résultat a toujours été le même : l’Indien perd et le Blanc justifie ses actes. Alors McNickle se contente de citer trois faits historiques qui résument toute l’histoire :
En 1830 les Indiens installés à l’est du Mississippi sont chassés et déplacés à l’ouest du grand fleuve. Tout commence en Géorgie. Les Cherokees étaient pourtant parfaitement « civilisés », devenus grands éleveurs, commerçants, cultivant coton et le transformant, avec machines à tisser, des écoles, des bibliothèques, un système d’écriture (Sequoya avait créé un alphabet spécifique en 1821). Mais ils avaient les bonnes terres. Et ne voulaient plus en vendre. Les Creeks non plus. Alors la Géorgie décide fin 1828 que les Indiens vivant sur son territoire dépendaient des lois de l’Etat. Et le Mississippi fait la même chose l’année suivante. Et puis on découvre de l’or en Géorgie. Et le Président des Etats-Unis est un certain Andrew Jackson qui avait toujours considéré que les traités avec les Indiens étaient une absurdité. Et cela se termine comme on pouvait s’y attendre. Bientôt ce ne sont pas seulement les Cherokees, les Choctaws, les Chickasaws et les Creeks de Géorgie, mais aussi tous les autres, Séminoles, Wyandottes, Delawares, Shawnies, etc. qui vont aller être obligés d’aller dans le pays de l’autre côté. De l’autre côté du Mississippi. Le Comte de Tocqueville les a vu passer. C’étaient des Choctaws (il les appelle les Chactas. Voir les écrits de Tocqueville dans ma Liste 66 : Histoire antérieure à 1920 – Amérique). C’était à la fin de l’année 1831. Il se trouvait à Memphis sur la rive gauche du fleuve. Ce qui l’a surtout frappé c’est le silence dans lequel ils ont défilé. Conscients de leur malheur et de leur destin.
Je serai plus court pour les autres faits historiques marquants : c’est en 1871 que le Congrès décide de ne plus signer de traités avec les Indiens. « Aucune nation, aucune tribu indienne située sur le territoire des Etats-Unis ne sera reconnue comme une tribu indépendante ou un pouvoir indépendant avec laquelle ou lequel les Etats-Unis peuvent contracter des traités ».
Et en 1887 c’est le « allotment act ». On oblige les tribus à diviser les terres qu’ils ont en commun, attribuer des lots à leurs membres et vendre ce qui n’était pas attribué au Gouvernement des Etats-Unis. La raison officielle : pour civiliser les Indiens il faut qu’ils deviennent propriétaires individuels. C’est l’intérêt personnel qui est à la base de la civilisation (à croire que pour les Américains de l’époque, la civilisation était déjà le capitalisme). La raison réelle était bien sûr autre. Donner les terres des Indiens aux Blancs !
A l’époque où cette loi passe, raconte McNickle, les Cherokees avaient déjà reconstitué leur richesse d’avant l’exil de Géorgie, la quasi-totalité de la population étaient fermiers et éleveurs, ils disposaient d’une Constitution écrite, de représentants élus, de cours de justice, d’écoles primaires et secondaires pour garçons et filles et l’éducation était obligatoire. Mais la propriété était commune. Quels sauvages ! Berkhofer dans The white man’s Indian (voir ci-dessous) donne les chiffres suivants : entre 1887, année de l’Allotment Act, et 1934, lorsque cette loi a été annulée par une loi connue sous le nom d’Indian New Deal, 60% des 138 millions d’acres possédées par les tribus avaient été perdues, vendues à l’Etat en tant que surplus, et, de plus, 20% avaient été vendues par les propriétaires des lots !

N° 3672 Louise K. Barnett : The Ignoble Savage - American Literary Racism 1790- 1890, Greenwood Press, Westport, Connecticut/Londres, 1975 (Liste 66)
Louise Barnett était professeure d’anglais à l’Université de Bryn Mawr en Pennsylvanie. Elle étudie le racisme anti-indien dans la littérature américaine, en fait dans ce que l’on a appelé les frontier novels dans la littérature d’avant la fin de la guerre de sécession. Pratiquement tous ces romans ont disparu à l’exception de ceux de James Fenimore Cooper. Je pense que plus personne ne se souvient aujourd’hui de James Hall, de James Strange French ou d’Emmerson Bennett et il vaut mieux ainsi car le racisme présent dans ces romans et la certitude de la supériorité du Blanc, aussi bien physique que morale, sont tellement exagérés que c’en est complètement ridicule. Si ces romans ont disparu c’est peut-être aussi parce qu’ils étaient mal écrits et, surtout, répétitifs. Souvent des histoires de captivité de Blancs chez des Indiens, des histoires de torture, de scalps. Il y a aussi un sous-genre de romans d’Indian Killers, de Blancs devenus fous parce que leur famille a été exterminée par des Indiens et, alors, ils se vengent, ils tuent, ils scalpent à leur tour, sans plus jamais s’arrêter. On ne les excuse pas forcément, mais on les comprend. On trouve d’ailleurs ce genre de tueurs fous dans la trilogie de la famille Zane de Zane Grey, plus tardive (début XXème siècle), des personnages qui ont réellement existé, comme Lewis Wetzel (voir ce que j’en disais au tome 5 de mon Voyage autour de ma Bibliothèque Voyage littéraire avec Hugo Pratt et Corto Maltese). Dans tous ces frontier novels l’Indien est un affreux sauvage et l’homme blanc un homme civilisé, mais pas seulement supérieur par sa civilisation mais supérieur par sa race. Supérieur mentalement, moralement (il est chrétien !) et même physiquement ! Ont-ils eu une influence sur le racisme des Blancs de l’époque ? Ou n’étaient-ils que le reflet du racisme latent ? Ou ce racisme n’était-il pas tout simplement la justification hypocrite de la conquête de ce fameux Ouest à leurs dépens ?
Il reste le cas de Cooper dont les romans ont survécu. Voici les principaux romans d’Indiens de Cooper avec les dates de publication : The Pioneers (1823), The Last of the Mohicans (1826), The Prairie (1827), The Wept of Wish-ton-Wish (1829), The Deerslayer et The Pathfinder (1841), Wyandotté (1843), The Chainbearer et Satanstoe (1845), The Redskins (1846), The Oak-Openings (1848). Chez lui aussi le Blanc est toujours supérieur à l’Indien, même sur le plan physique, du moment qu’il a eu l’opportunité d’apprendre. Le mélange des races est tabou. D’ailleurs le résultat d’un tel mélange aurait les pires défauts des deux races. Il nie les massacres. L’injustice faite aux Indiens n’a pu être commise que par des individus isolés. Et il conclut : « As a rule, the red man disappears before the superior moral and physical influence of the white ». Finalement on peut se demander si l’influence de Cooper sur la conception que s’est faite le Blanc de l’Indien n’a pas été pire encore, justement parce qu’il a été plus mesuré, donc plus crédible. En réalité, dit le professeur Berkhofer dans un autre livre cité ci-dessous, Cooper n’avait aucune connaissance directe des Indiens. Sa principale source est un missionnaire, John Heckewelder, pour qui les bons Indiens étaient les Delaware qui étaient chrétiens, et les mauvais leurs ennemis, les Iroquois.
Voici les livres de Fenimore Cooper et de Zane Grey qui se trouvent dans ma bibliothèque (Liste 46 : Romans d’aventure) :
N° 1142 James Fenimore Cooper : The last of the Mohicans, a narrative of 1757, Introduction de Susan F. Cooper, George Routledge and Sons, Glasgow.
N° 3418 et 3419 James Fenimore Cooper : Leatherstocking, deux volumes, D. Appleton and Cy, New-York, 1873
Le premier tome contient : The Spy, a tale of the neutral ground - The Pilot, a tale of the sea - The Prairie, a tale - The Dearslayer or the first war-path tale .
Le deuxième tome contient : The Pathfinder or the inland sea The last of the Mohicans, a narrative of 1757 - The Pionneer or the sources of the Susquehanna, a descriptive tale.
N° 4491 James Fenimore Cooper : La Prairie, préface d’Olivier Todd, Julliard, 1964
N° 4118 Zane Grey : Betty Zane, Charles Francis Press, New-York, 1903
N° 1151 Zane Grey : The last trail, A. L. Burt, New-York

N° 3673 Robert F. Berkhofer, Jr. : The White Man's Indian - Images of the American Indian from Columbus to the Present, Alfred A. Knopf, New-York, 1978 (Liste 59)
Berkhofer était professeur d’histoire américaine à l’Université du Michigan. Il s’agit d’une très intéressante étude de l'image que se font les Européens de l'Indien. Tous ces stéréotypes, qui permettent au racisme de se déployer. Il commence avec les débuts, avec Christophe Colomb et il se demande comment il est possible qu’encore aujourd’hui on continue à nommer les Américains natifs des Indiens, ce nom donné par un Espagnol il y a 500 ans grâce à une énorme erreur géographique ! Et puis il montre que l’image que se font les Européens de cet Indien, dit beaucoup plus sur l’Européen en question, que sur l’Indien. Pour l’Européen celui qui est différent est toujours « autre ».
Je vois que Berkhofer confirme mon sentiment sur Boas : il a rompu avec les vues racistes de ses contemporains et ses élèves ont fait un travail formidable en étudiant à fond tant de peuples indiens différents. En même temps ils ont montré que ceux que l’on appelle Indiens étaient d’une incroyable diversité. Pas seulement sur le plan linguistique, mais également sur le plan social et culturel. Il y a quand même un hic : ils étudient un Indien du passé, un Indien qui n’existe plus. Après la seconde guerre mondiale, les anthropologues semblent changer de point de vue et se demandent si la culture indienne doit être préservée comme le demandent les nouveaux activistes amérindiens ou s’il faut les aider à s’assimiler et mieux se fondre dans ce que les Américains appellent le « mainstream de l’American life ». Tout à la fin de son livre Berkhofer écrit ceci : « Tant que les Américains natifs resteront des Indiens dans le regard des Blancs, les politiciens blancs vont les considérer comme un problème et feront tout ce qu’ils pourront pour les faire entrer dans la société mainstream. Est-ce que les Américains natifs eux-mêmes voudront et pourront s’unir en tant que Indiens, sur les plans de l’organisation et de la politique, pour défendre leurs droits, cela reste à voir. »

N° 3737 Laura Cornelius Kellogg : Our Democracy and the American Indian, Burton Publishing Company, Kansas City, Missouri, 1920
Laura Kellog est une Indienne Oneida. Son livre fait penser à une homélie, avec son style déclamatoire. Car elle s’adresse d’abord aux Indiens à qui elle demande de se réveiller ! Elle commence à rappeler l’histoire des Cinq Nations, la Confédération Iroquoise créée par Sagoyewhata, un modèle de démocratie, puisque chaque Nation est indépendante mais qu’en cas d’attaque tous agissent comme un seul homme. Il paraît que quand Franklin et ses amis ont commencé à réfléchir, à Albany, à une Constitution américaine, ils ont demandé à un délégué des 5 Nations à venir leur expliquer le fonctionnement de sa Confédération. Ce serait amusant si c’était vrai : la Constitution et la Démocratie américaine inspirées par un concept indien ! Laura Kellogg fustige en termes très violents toute l’organisation du Bureau des Affaires indiennes. Le but de cette institution, dit-elle, a été de « remplacer l’organisation des tribus par le contrôle des gens et de la propriété par l’intermédiaire de ses agents. A part quelques exceptions, ces gens sont devenus un genre de criminels historiques. Ils ont eu le droit d’enlever les enfants à leurs parents, de décider de tout ce qui concernait la santé et l’éducation, d’intervenir dans la vie privée de leurs « protégés » et de les incarcérer sans jugement ». Et quand les tribus se révoltaient contre leur injustice ils faisaient appel aux troupes fédérales. Elle critique aussi les écoles indiennes qui forment des adultes qui ont une base en anglais mais pas de savoir et deviennent les outils des Blancs pour écraser leurs congénères. On a voulu, dans ces écoles, faire des Indiens des Blancs et tout ce que l’on a fait c’est leur enlever leur identité.
Un mot encore à propos des 5 Nations qui étaient, en fait devenues six. Ces nations étaient les Mohawks, les Oneidas (comme Laura Kellogg), les Onondagas, les Sénécas, les Cayugas auxquels sont venus s’ajouter les Tuscaroras. La Fédération est ancienne : elle date de 1570. La Fédération existe encore aujourd’hui, puisqu’elle a déclaré la guerre aux Allemands en 1942… Mais beaucoup ont été dispersés. Certains vivent encore dans l’Ontario et sur des réserves de l’Etat de New-York. Je crois que c’est James Oliver Curwood qui parle quelque part des Sénécas (le Black Hunter ?) et d’un village secret où ils auraient gardé de nombreux prisonniers européens, des femmes surtout, et les auraient traités avec beaucoup d’humanité (il faut dire que Curwood parle toujours avec beaucoup de respect des Indiens).
Quand on parle Iroquois on est aussi amené à parler du Baron Lahontan et de ses Dialogues avec un Sauvage qui datent de 1702-03. Voir :
N° 4020 Lahontan : Dialogues avec un Sauvage, Introduction et notes de Réal Ouellet, Lux Editeur, Montréal, 2010 (Liste 49 : Philosophie).
Un ouvrage qui a fait beaucoup de bruit à l’époque. Lahontan a passé dix ans de sa vie (de 1683 à 1694) en Amérique du Nord (vallée du Saint Laurent, Grands Lacs, centre-ouest et Terre Neuve), il a combattu les Iroquois, bien connu leurs ennemis les Algonquins (et appris leur langue et publié un dictionnaire d’algonquin) et fréquenté le chef huron Kondiaronk à la table du Gouverneur Frontenac. Mais si j’ai classé ses Dialogues avec les livres de philosophie c’est parce qu’ils sont avant tout une bataille d’idées, bataille bien partiale d’ailleurs, parce que c’est le Sauvage qui gagne bien évidemment. Le civilisé s’appelle Lahontan, est d’abord hautain, puis injurieux, enfin semble convaincu par le Sauvage qui s’appelle Adorio, qui est d’abord respectueux, puis devient de plus en plus autoritaire jusqu’à dominer son adversaire. La controverse est très plaisante à suivre. Satirique à souhait. On parle religion, législation, bonheur, médecine et mariage. Les idées sont libertaires et telles qu’on les trouvera plus tard sous une forme ou sous une autre chez Montesquieu, Diderot, Voltaire, Rousseau. Ce qui ne veut pas dire que les Dialogues ne s’inspirent pas du « Sauvage concret ». En particulier pour ce qui est du « Contrat social » (d’ailleurs les Hurons, aussi, étaient une Fédération). La preuve c’est que Leibniz qui fréquente plus tard Lahontan à Berlin jusqu’à la mort prématurée de ce dernier en 1716, écrit : « Les Iroquois et les Hurons ont renversé les maximes politiques trop universelles d’Aristote et de Hobbes. Ils ont montré que des Peuples entiers peuvent être sans magistrats et sans querelles… Ils ne connaissent ni luttes, ni haines, ni batailles, ou fort peu, excepté contre des hommes de nations et de langues différentes… ». Et ailleurs encore : « ce n’est pas tant la nécessité, que l’inclination d’aller au meilleur bien et d’approcher de la félicité, par l’assistance mutuelle, qui fait le fondement des Sociétés et des Etats… ». Voilà. La source de Leibniz est bien évidemment Lahontan. Et la source de Lahontan : les Iroquois et les Hurons. Je crois que cela aurait fait plaisir à Laura Kellogg de le savoir…

Et pour continuer avec les Iroquois, voici deux autres livres relatifs aux relations entre eux et les Blancs :
N° 4541 Bruce G. Trigger : Les Indiens, la fourrure et les Blancs – Français et Amérindiens en Amérique du Nord, Boréal/Seuil, 1992. (Liste 59)
Bruce Trigger est professeur d’anthropologie à l’Université de McGill. Difficile de résumer un livre aussi dense. Je préfère noter les aspects qui m’ont paru les plus intéressants. D’abord un aspect linguistique noté dans son chapitre intitulé Avant l’Histoire : le huron fait partie de la même famille linguistique que la langue iroquoienne, alors que l’algonquin est une famille linguistique différente. Ensuite j’ai déduit de sa longue description des conflits entre Européens et Américains natifs que le commerce a été la cause principale des guerres intertribales : c’est parce que la puissante famille des Cinq Nations avaient de plus en plus besoin d’agrandir leurs territoires de chasse qu’ils ont pratiquement éradiqué les Hurons. Et pourquoi avaient-ils besoin de plus de territoires de chasse ? Pour pouvoir vendre plus de fourrures aux Hollandais et aux Français. Parce qu’ils avaient besoin de plus en plus de produits vendus en échange par les Européens. Et, pourtant, dit Trigger, les commerçants ont beaucoup plus fait pour comprendre les Amérindiens que les colons, les Cartier, les Champlain et Cie. D’abord parce que c’était leur intérêt : un commerçant, pour réussir, a besoin de comprendre son partenaire. Et, ensuite, parce qu’ils n’étaient pas de la même classe sociale que tous ces aristocrates ou pseudo-aristocrates imbus de leur supériorité !

N° 3974 Richard White : Le Middle Ground, Anacharsis Editions, Toulouse, 2009 (Liste 66).
Sous-titre : Indiens, Empires et Républiques dans la région des Grands Lacs 1650 - 1815. Une autre façon de vivre ensemble. A été publié à Cambridge en 1991. Avant-propos de Catherine Desbarats, professeure d'histoire coloniale à l'Université de MacGill de Montréal. Traduction Frédéric Cotton.
Richard White était professeur à l'Université de Stanford. C’est justement cette relation commerciale qu’il raconte dans ce livre qui est une véritable somme. « Près de deux siècles durant », dit l’éditeur dans sa présentation du livre, « les Blancs et les Indiens de la région des Grands Lacs ont tâché de construire ensemble, malgré les logiques conflictuelles et divergentes, un monde mutuellement compréhensible ». « De cette rencontre est né le Middle Ground, un terrain d’entente, une société singulière fondée sur des pratiques, des codes, des usages et des mœurs partagés, sans cesse malmenés et remis en question mais toujours renaissants. Jusqu’au rejet définitif de la recherche de cet accommodement au début du XIXème siècle... ».
Il n’empêche : ce que nous raconte Richard White des guerres entre tribus des Grands Lacs donne une image bien belliqueuse et cruelle des Iroquois. Ils torturent à mort certains de leurs prisonniers, les brûlent (remarquez, nous aussi on a brûlé certains de nos semblables, mais c’était pour la gloire de notre Dieu) et vont jusqu’à les manger. Il faudra le lui rappeler, à Laura Kellogg. Quant à l’instauration du fameux Middle Ground, elle est précédée d’une période d’intervention des Français, intervention qu’il appelle médiation : ce sont bien eux qui, à l’aide de certains notables indiens, amènent les réfugiés algonquins, victimes des guerres iroquoises, à s’unir, à rester en paix entre eux et, finalement, à faire la guerre aux Iroquois qui finissent par être vaincus et signent la paix en 1701 (la grande paix). Cette cohabitation continue alors, avec des interruptions, avec des problèmes (la violence toujours présente, la sexualité, relations entre Européens frustrés de sexe et femmes algonquines plutôt libres, ce qui met en colère les Jésuites), réanimée par le fameux chef indien Pontiac qui avait fait la guerre aux Anglais, et puis définitivement terminée au début du XIXème siècle. Mais je ne peux m’empêcher de penser que ce phénomène du Middle Ground n’a pu exister que parce qu’il y avait équilibre des forces en présence pendant cette période-là…

N° 4542 Georges E. Sioui : Les Wendats, une civilisation méconnue, Les Presses de l’Université de Laval, Sainte-Foy, Canada, 1994 (Liste 59)
On notera que le Canada, et en particulier le Canada français, voit les études amérindiennes se multiplier. Sioui est un Wendat et son étude était présentée à l’origine comme une thèse de doctorat à l’Université de Laval. Ici l’éditeur dit qu’il est Academic Dean au Saskatchewan Indian Federated College de Regina, « premier collège universitaire dirigé par les Premières Nations ». Les Wendats sont les ancêtres des Hurons-Wendats. Georges Sioui en raconte l’histoire millénaire et cherche à retracer l’origine des idées sociales et philosophiques de son peuple (et accessoirement des autres nations amérindiennes). Son idée fixe : croire que les idées marquantes des peuples amérindiens pourraient être une solution aux problèmes sociaux actuels et à venir. Quoi qu’il en soit il s’agit là d’une étude extrêmement intéressante sur le plan ethnologique et sociologique.

N° 3379 Luther Standing Bear : My People, the Sioux, Houghton & Mifflin, Boston/New-York, 1928 (Liste 59)
L’auteur est le fils er le petit-fils de chefs Sioux (Standing Bear). Né en décembre 1868 il commence à nous parler de son enfance, de la façon de vivre de la tribu à l’époque, la chasse, la nourriture, les tipis, les jeux des garçons et des filles, les armes (arc et lance), le premier bison tué à 10 ans (mais il m’a fallu 5 flèches, confesse-t-il), la façon d’attraper et dompter les chevaux sauvages, la pipe de la paix (pour ne pas mentir), la religion, la dernière danse du soleil (à signification religieuse), la viande de bison mangée crue quand l’ennemi (les Pawnees) est trop près pour faire du feu, les prisonniers libérés après un combat (parce que blessés et courageux). Puis la rencontre avec les Blancs, la découverte de centaines de bisons massacrés dont on ne récupère que la peau et laisse pourrir la viande au soleil (ce qui montre bien qu’on a massacré les bisons qui étaient plus de 5 millions avant l’arrivée des Blancs pour éliminer les Indiens des Plaines), la puanteur, à leurs yeux, de la viande de bœuf, les rations de nourriture de Blancs, inconnue (farine de blé, sucre, café vert), l’arrivée des Missionnaires accompagnée de celle des vendeurs d’eau de vie. Et puis la rencontre avec le couple Pratt qui a créé l’école pour Indiens et l’acceptation du fils Standing Bear pour partir à l’Est chez l’ennemi.
Cela se passe en automne 1877. Il n’a même pas 10 ans. C’est lui qui a décidé, dit-il, il veut faire preuve de courage. Mais le père donne son accord. Car son Standing Bear de père semble avoir compris que les Indiens ne pouvaient gagner contre les Blancs de plus en plus nombreux. En tout cas pas par la guerre. Il l’a faite pourtant cette guerre. A Little Big Horn en particulier lors de l’écrasante victoire contre le général Custer. L’une de ses deux femmes était une cousine de Crazy Horse le plus grand des chefs sioux. Je ne crois pas que l’on puisse dire que Standing Bear a trahi son peuple. Il est simplement arrivé à la conclusion, je pense, que pour survivre il était nécessaire de mieux comprendre les Blancs, et d’abord parler leur langue, et faire semblant (devenir chrétien par exemple). Et c’est pour cela qu’il autorise son fils à partir vers l’Est.
Dans le roman de Luc Baranger on voit avec quelle violence les Blancs ont obligé les jeunes Indiens à devenir des « Blancs » par l’école, les enlèvements, la cruauté de la séparation, l’endoctrinement, la conversion, l’interdiction de continuer à parler leur langue. Tout ceci est historique. Et Luc Baranger qui a vécu longtemps au Québec sait que ces pratiques ont persisté longtemps. Même encore après la deuxième guerre mondiale. Mais le témoignage de Luther Standing Bear montre que pour certains Indiens cela a pu se passer de manière un peu différente.
Luther raconte le voyage, 70 km à cheval jusqu’au Mississippi, puis le bateau, le train jusqu’à Chicago, puis de nouveau le train jusqu’à Harrington en Pennsylvanie, enfin Carlisle. Il semble bien que celui à qui on va imposer plus tard le prénom de Luther et ses camarades ont choisi librement d’accompagner Pratt. Au moment d’embarquer sur le bateau, plusieurs enfants refusent encore de partir, comme c’est le cas de la sœur de Luther. C’est le capitaine Pratt qui aurait eu l’idée de cet écolage, après l’avoir expérimenté avec des Indiens prisonniers en Virginie qu’il a mis à l’école avec des Noirs à Hampton. Luther semble bien avoir été le premier élève à entrer dans le bâtiment qui était une ancienne caserne et qui n’était pas du tout préparé à recevoir les jeunes Indiens. Ils ont froid, ne mangent pas à leur faim, on leur coupe les cheveux (ce qui commence à les désindianiser), on leur donne des habits de Blancs, même des sous-vêtements de Blancs, leur impose des prénoms chrétiens, et puis on commence à leur apprendre l’alphabet. L’usage de la langue indienne est sévèrement interdit. On leur impose aussi la Sunday School, mais ils ont le droit de choisir leur église. La plupart choisissent l’église épiscopalienne, il ne dit pas pourquoi (d’ailleurs on se demande comment ils pourraient choisir). D’une façon générale on n’a pas l’impression que la nouvelle religion leur pose un problème. Ils avaient leur religion et un être suprême eux aussi, dit Luther. Il n’empêche : la religion a joué son rôle dans cette désindianisation. C’est Matthiesssen, dans In the Spirit of Crazy Horse, qui cite la fameuse plaisanterie de l’écrivain indien Vine Deloria Jr. : « Quand ils sont venus ils avaient le Livre et nous la terre, maintenant on a le Livre et eux ont la terre ! ». Luther raconte aussi qu’il y a eu beaucoup de morts parmi les enfants, des maladies probablement auxquels ils n’étaient pas préparés à résister. Et que ces morts n’ont pas toujours été communiquées aux parents. Ce qui attise la colère dans les Réserves. Mais ce n’était pas la faute de Pratt, dit Luther, mais de l’agent indien qui ne faisait pas son travail. De toute façon Luther a gardé des relations d’amitié avec M. et Mme Pratt encore plus tard et reproduit leur photo prise en 1914 (Pratt est devenu Général !).
Après une année d’études, le père de Luther, Chief Standing Bear, vient lui rendre visite, est reçu avec les honneurs par Pratt, va visiter avec un interprète Boston, New-York, Washington, Baltimore et Philadelphie, puis revoit son fils et lui dit : « Mon fils, j’ai vu toutes ces cités, la façon de vivre des Longs Couteaux. Je commence à comprendre que notre terre et notre gibier sont condamnés. Les Longs Couteaux sont partout et ils sont de plus en plus nombreux, comme des mouches. Il nous faut donc connaître leurs façons de vivre, pour être capables de vivre à côté d’eux. Il faut donc que tu apprennes tout ce que tu peux et je veux que tes frères et sœurs suivent le chemin que tu auras tracé. Et je veux qu’un jour tu sois capable de parler comme eux et de travailler comme eux ».
On comprend alors que si Luther est aussi bien traité c’est d’abord parce qu’il est le fils d’un grand chef et que cela correspond parfaitement aux objectifs que s’est fixé Pratt, mais que, d’un autre côté Standing Bear est quelqu’un de réaliste et d’intelligent et qui a bien compris que les Indiens n’avaient aucune chance de survivre s’ils n’arrivaient pas à se battre avec les moyens des Blancs. Ceci étant on n’a pas l’impression que l’école soit un succès pour les Indiens. On essaye de les former à un métier, sans leur demander leur avis (ainsi Luther est obligé de suivre une formation de ferblantier). On les renvoie dans leurs réserves après trois ans d’étude alors que leur connaissance de l’anglais est largement insuffisante. Luther s’en rend compte et reste travailler dans un magasin à Philadelphie. Plus tard il rentre enseigner dans sa Réserve. Lui et son père continuent à soutenir pourtant le projet du capitaine Pratt. Quand en 1887 est votée la loi appelée Allotment Act dont nous a parlé McNickle, Chief Standing Bear cherche à convaincre les autres chefs à signer et signe lui-même. Pourtant la situation des Indiens reste toujours aussi dramatique. Après le phénomène des Ghost dances a lieu le terrible massacre de Wounded Knee. On est en 1890. Deux frères de Luther y assistent. Ils sont scouts de l’Armée. Son frère Ellis a grimpé sur une colline d’où il voit les soldats tuer même de tout petits enfants et il raconte toute l’horrible scène avec tous les détails à Luther. Et pourtant, lorsque les Indiens de plusieurs origines se réfugient alors dans les Badlands où on ne peut accéder que par une étroite ouverture, c’est encore Chief Standing Bear accompagné de neuf autres chefs qui s’y rend pour affronter les guerriers en colère avec un calumet de paix. Et arrive à les convaincre. Mais c’est le général Miller, dit Luther, qui s’en glorifie ensuite…
De toute façon père et fils arrivent à tirer leur épingle du jeu, l’un faisant de l’élevage, l’autre acceptant finalement de partir avec Buffalo Bill en tournée en Europe (beaucoup d’Indiens ont fait la même chose, comme Dull Dawn, le héros de Luc Baranger. Ils étaient traités convenablement par Cody et puis, cela leur a ouvert l’horizon). Le reste de l’histoire de Luther Standing Bear, devenu plus tard lui aussi Chief Standing Bear, est moins intéressante. Sauf peut-être l’histoire de la nationalité (qui confirme ce que dit Luc Baranger : les Américains premiers n’avaient pas la nationalité américaine : une fois de plus la Constitution américaine n’avait pas le même sens pour tout le monde. Comme pour les Noirs par exemple. Les Amérindiens, bien que nés forcément sur le sol américain, n’avaient pas le droit à la nationalité liée au droit du sol !).
Une fois nommé Chef il était toujours considéré comme un Indien de la Réserve. Et il se demandait ce qu’il allait pouvoir faire pour aider son peuple. Se taire ou se battre avec l’Agent ? Finalement il pense qu’il a mieux à faire, part à New-York et fait des conférences pour parler du sort des Indiens. Finalement, en 1907, dit-il, il reçoit son « allotment », 600 acres, situés dans le sud du Dakota (peut-être l’allotment de son père qui avait signé pour cela en 1887, mais il ne le dit pas). Mais pour pouvoir le vendre il a besoin d’un papier, un « fee patent », qui lui donne le droit de vendre son terrain et, ainsi, devenir un Indien libre d’habiter où il veut et citoyen américain. Il raconte le véritable chemin de croix pour y arriver, obtenir l’accord de l’Agent indien, utiliser un avocat indien d’Omaha, sans résultat, puis ses propres démarches à Washington (plus de 5 semaines), et toujours la même question : est-ce qu’il boit ? (toujours l’Indien, même éduqué, traité comme un enfant !). Et finalement, il l’obtient, et, pour la première fois se sent de nouveau un homme libre ! Plus tard on cherche à engager des Indiens pour la première guerre mondiale. Plus de 8000 Sioux, dit-il, ont servi l’Armée américaine alors qu’ils n’ont pas la nationalité ! Un vrai scandale. Encore un. Il écrit aux autres chefs pour leur dire que les Sioux enrôlés doivent demander d’obtenir la citoyenneté. Sans résultat, semble-t-il. Ce n'est qu’en 1924, je crois, que cette injustice est enfin réparée !

N° 3847 Peter Nabokov : Là où frappe la foudre - Lieux sacrés de l'Amérique indienne, traduction Marie-France Girod, Albin Michel, 2008 (L’original date de 2006) (Liste 59)
Anthropologue, historien, écrivain, ami de Jim Harrison. Analyse l'importance et le problème posé par les lieux sacrés indiens. Il reconstitue l’histoire de seize lieux amérindiens, situés aux quatre points cardinaux, et des systèmes de croyances associés qui introduisent une gamme de relations tribales avec le monde de la nature. On y apprend qu’un American Indian Religious Freedom Act a été voté en 1978 sous la présidence de Jimmy Carter mais que cela n’a pas empêché la destruction de nombreux lieux sacrés situés sur des zones protégées de continuer. Et les tribus de perdre des procès. Même si une nouvelle loi a été votée dans un National Historic Preservation Act voté en 1992. Quelqu’un a dit, je ne sais plus qui, peut-être Tony Hillerman, que la Constitution américaine garantissait la liberté religieuse des citoyens mais que les Amérindiens, visiblement, n’étaient pas du nombre !

Les écrivains américains s’intéressent aux Indiens :
N° 3012 James Welch : Fools Crow, Viking, New-York, 1986 (advance reading copy) (Liste 59)
L’auteur est un Black Foot né en 1940 et qui a passé son enfance dans deux réserves indiennes du nord du Montana, puis étudie le creative writing à l’Université de l’Etat. Il commence à publier de la poésie (Riding the Earthboy 40), déjà marquée par les mythes indiens (beaucoup d’images d’ossements et de vent), puis deux romans : Winter in the Blood (1972) et The Death of Jim Loncy (1979). Ce roman-ci est son troisième. C’est un livre très poignant qui décrit la tragique destinée (mais aussi la façon de vivre depuis les temps anciens, sa culture, ses croyances) d’un petit groupe de Blackfeet (les ancêtres de Welch) habitant le Nord-Ouest du Montana, pressé par les Blancs, se demandant s’ils doivent se battre ou capituler ou combiner les deux attitudes, forcé par la Cavalerie de migrer vers le Nord et finalement succomber. C’est un roman historique qui décrit des faits qui se sont réellement passés chez les Blackfeet en 1870. On est vite pris par le style de Welch, nettement marqué par son « indianité », celle de ses personnages, leurs noms, leur évolution, leur sort tragique, et celle de la nature omniprésente. Magnifique exemple de la littérature indienne aux Etats-Unis. Welch a encore écrit un autre roman, The Indian Lawyer (1990), et un récit : Killing Custer (1994), sur la bataille de Little Big Horn et sur le sort des Indiens des plaines. Welch a été très apprécié en France et y a été reçu à plusieurs reprises à l’occasion de divers salons. Son dernier roman, The Heartsong of Charging Elf (2000), a été traduit en français avec le titre : A la grâce de Marseille (!) parce que son héros Charging Elf, un Sioux Oglala venu en France avec Buffalo Bill, échoue à Marseille, malade et incapable de communiquer (et j’ai cru comprendre que le regard qu’il porte sur notre civilisation est plutôt critique). En fait tous ses romans ont été traduits en France et publiés chez Albin Michel. Le titre français de Fools Crow est : Comme des ombres sur la terre. James Welch est mort en 2003 à 62 ans. Le Monde lui a consacré une nécrologie.

J’avais déjà parlé de James Welch, et de plusieurs écrivains américains qui se sont intéressés aux Indiens et les ont défendus dans mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 5 : Le Retour des Amérindiens. De Tony Hillerman, de Jim Harrison, de John Savage, de Peter Matthiessen, et aussi de Howard Fast :
N° 4170 Howard Fast : The last Frontier, Duell, Sloane and Pearce, New-York, 1941 (Liste 66)
Howard Fast, né en 1914 d’ancêtres ukrainiens juifs, n’avait pas de sang indien dans les veines, mais un grand sens de l’injustice. Déjà avant la deuxième guerre mondiale il était entré dans une association d’écrivains proches du Parti communiste. Après la guerre il est devenu membre du Parti et a dû faire face au redoutable McCarthy qui l’a condamné à la prison dans un camp et au chômage. J’ai raconté son histoire sur mon Bloc-notes 2012 : Howard Fast, McCarthy et Spartacus. Car Fast est aussi l’auteur de ce roman rendu célèbre grâce au film de Kubrick où Kirk Douglas joue le génial chef rebelle des esclaves de Rome (c’est Douglas qui a d’ailleurs acheté les droits du roman). J’ai dans ma bibliothèque, aussi bien le roman Spartacus (Howard Fast : Spartacus, Howard Fast, New-York, 1951 (signé par l’auteur et édité par lui). Liste 12 : Littérature anglophone : écrivains américains) que les livres dans lesquels Fast raconte ses démêlés avec McCarthy (Howard Fast : Mémoires d’un Rouge, Payot et Rivages, 2000 et Howard Fast : The Naked God - The Writer and the Communist Party, The Bodley Head, Londres, 1958. Liste 69 : Histoire 2ème partie du XXème siècle). Fast était un écrivain prolifique. Pour gagner sa vie il a même écrit de nombreux romans policiers. Il est mort en 2003.
The Last Frontier date de 1941 et est probablement le premier livre à décrire en détail et en toute objectivité l’histoire d’une persécution d’une tribu d’Amérindiens par l’Armée. C’est un livre magistral, plein de compassion et d’indignation, probablement son meilleur. Il y relate la longue marche de 300 Cheyennes de l’Oklahoma où ils étaient parqués et mouraient de faim jusqu’au Montana, alors qu’ils étaient poursuivis et harcelés par près de 10000 soldats, sous l’ordre du général Crook. Les Cheyennes, hommes, femmes et enfants, étaient mal vêtus, devaient traverser un vaste territoire qui était déjà criblé de voies de chemin de fer et de lignes de téléphone. Ils ont commencé leur fuite en septembre 1878, ont tout de suite été poursuivis, mais échappent aux poursuivants par la ruse, leur connaissance de l’environnement et leur courage. 

Arrivés au Nebraska, après avoir traversé le Kansas, ils se sont divisés en deux groupes, l’un continuant vers l’ouest, en direction du Wyoming, sous la direction du Chef Dull Knife, (et ceux-là ont été presqu'entièrement massacrés), l’autre, sous la direction du chef Little Wolf, vers le nord, vers leur ancienne terre du Montana où ils ont réussi à se cacher dans la montagne, 160 d’entre eux, qu’on a finalement renoncé à ramener vers le sud (janvier 1879), un certain nombre de journalistes ayant rétabli la vérité des faits sur les massacres et le Secrétaire à l’intérieur, Carl Schurz, un Allemand qui avait fait la révolution en 1848 en Allemagne et avait été ami de Lincoln, prenant finalement ses responsabilités. Le sort du groupe de Dull Knife est terrible. Il se perd dans les Sand Hills jusqu'à ce que quelques cavaliers solitaires le découvrent dans le brouillard et la neige. Et cela se termine par un massacre général, le groupe comportant de nombreux vieillards, femmes et enfants, un massacre aussi cruel que celui de Wounded Knee. Le début est peut-être encore plus cruel car l'officier en charge, le capitaine Wessels, est encore plus stupide que la moyenne. Il pense obtenir l'obéissance des Cheyennes (il a l'ordre de les arrêter, les désarmer et les obliger à retourner en Oklahama) en les privant de nourriture, d'eau et de bois de chauffage (il fait moins six). Jusqu'à ce que ceux-ci, qui ont encore des armes et quelques munitions, se révoltent, défoncent les fenêtres et essayent de s'échapper. Certains y arrivent d'ailleurs. Mais Wessels les poursuit. Et finalement les massacre presque tous. Cela s'est passé pas loin du Fort Robinson dans le Nebraska. Dee Brown raconte que deux groupes ont réussi à s'échapper. Un groupe de 32 que quatre compagnies de cavalerie traquent pendant plusieurs jours avant de les encercler et les charger. Il y eut neuf survivants. L'autre groupe de six constitué de Dull Knife et de sa famille arrive à rejoindre la réserve de Pine Ridge du grand chef Red Cloud où ils vont être parqués.
John Ford a tiré du roman de Fast son dernier western : Cheyenne Autumn, en 1964. Et en a profité pour essayer de changer leur image auprès du public américain…

N° 4064 Dee Brown : Enterre mon coeur à Wounded Knee – La longue marche des Indiens vers la mort, traduction Gisèle Bernier, préface d’Yves Berger, Stock, 1981
C'est la première édition française.
N° 3975 Dee Brown : Enterre mon coeur à Wounded Knee - une histoire américaine (1860-1890), traduction Nathalie Cunnington, préface de Joseph Boyden, introduction de Dee Brown, postface de Francis Geffard, Albin Michel, 2009
Joseph Boyden est un écrivain canadien qui a un peu de sang indien dans ses veines et a écrit plusieurs romans dont les héros sont des Amérindiens. Francis Geffard, grand connaisseur de l’Amérique, est Directeur de la collection Terre indienne qui accueille ce livre. Quant à Yves Berger c’est un écrivain qui avait écrit, il y a bien longtemps, une véritable déclaration d’amour à l’Amérique et aux Amérindiens : voir : N° 0308 Yves Berger : Le Fou d’Amérique, Grasset et Fasquelle, 1976. (Il se trouve dans ma bibliothèque. Liste 7 : Littérature francophone après 1800). Et je me souviens que presque tout son roman est un dialogue avec une certaine Luronne qu’il a rencontrée à New-York et que, déjà, ils parlent surtout d’Indiens…
Pourquoi une deuxième édition avec une nouvelle traduction ? C’est que Dee Brown a revu son texte original qui date de 1970 en 2000. Mais de toute façon on y trouve les mêmes 19 chapitres qui décrivent l’un après l’autre les graves injustices faites aux peuples amérindiens leur enlevant leurs terres, leurs libertés et leurs vies, avec cette terrible « monotonie » dont parle d’Arcy McNickle. Navajos, Sioux Santees, Tetons et Oglalas, Cheyennes, Iroquois, Apaches, Modocs, Kiowas, Blackfoot, Nez percés, Poncas, Utes, etc. Et cela se termine avec le grand massacre de Wounded Knee aux alentours de Noël de l’année 1890 de Notre Seigneur. C’est la chronique de la longue marche des Blancs vers l’ouest qui avançait comme un rouleau compresseur écrasant tous les peuples premiers qui se trouvent sur leur route. Car c’est aussi la véritable histoire du génocide indien. C’est probablement la première fois qu’on en donne une vue d’ensemble, de cette histoire, la première fois aussi qu’elle est vue du côté des Indiens. Le sous-titre de l’édition originale de 1970 était : An Indian History of the American West. Dee Brown, avec cet ouvrage, précède la fresque de Peter Matthiessen de plus de dix ans.
Dee Brown n’était pourtant pas plus Indien que Howard Fast. Il était né en Louisiane en 1908, élevé dans l’Arkansas où il avait eu quelques amis indiens, puis a fait des études d’enseignant, puis de bibliothécaire. C’est probablement ce métier qui lui a permis de rassembler toute la documentation sur laquelle il s’est appuyé pour écrire son livre : écrits des journalistes, mémoires de témoins indiens, mais surtout rapports, contrats et comptes-rendus des rencontres entre représentants du Gouvernement et chefs indiens qu’il a dénichés dans les archives du Sénat et du Bureau des Affaires indiennes. Yves Berger a fourni une préface passionnée à la première édition du livre. Dommage qu’on ne l’ait pas reprise dans la deuxième. L’œuvre de Dee Brown, dit-il, est originale parce que, le premier, il a écrit sur l’Ouest américain en se reportant aux documents d’époque. Elle est sérieuse car il ne cherche pas à blanchir systématiquement les Indiens ni à noircir les Blancs. Il a fait un vrai travail d’historien. Elle est gigantesque par le travail réalisé. Et elle est magnifique. Tout le monde en sera convaincu une fois le livre parcouru. Et sur ce point Yves Berger ne s’est pas trompé. Geffard dans sa postface à la deuxième édition, écrit que le livre est devenu un véritable classique aux Etats-Unis, a connu 40 rééditions, s’est vendu à plusieurs millions d’exemplaires et a été traduit en plus de vingt langues.
Mais puisque le titre de son livre contient le nom de Wounded Knee, il faut peut-être en parler de ce massacre. Massacre qui s’est passé peu de temps après l’assassinat du plus célèbre chef Sioux, Sitting Bull, le 15 décembre 1890. Quand il apprit la mort du grand chef, le chef Big Foot partit rejoindre un des derniers de leurs grands chefs, Red Cloud, avec un groupe de près de 350 hommes, femmes et enfants de son peuple. En chemin il contracte une pneumonie, puis le groupe tombe sur un groupe de quatre escadrons de la 7ème de cavalerie. Celui qui l’accueille, alors qu’il est couché sur un chariot et a hissé un drap blanc, est le chef d’escadron Samuel Whitside. Celui-ci l’emmène de force jusqu’à un camp situé au bord d’un cours d’eau appelé Wounded Knee Creek. Arrivés là on les compte, d’après ce que raconte Dee Brown. Ils étaient 120 hommes et 230 femmes et enfants. Whitside décide de les désarmer le lendemain matin, entoure leurs tipis de deux escadrons et place des canons Hotchkiss au sommet d’une colline. Dans la soirée c’est le reste du régiment qui arrive avec le colonel James Forsyth qui prend la direction de l’ensemble et place encore deux autres canons sur la colline. Il commandait l’ancien régiment de Custer, celui qui avait été battu à Little Big Horn. Le lendemain on fait sortir les hommes, on les désarme, on fouille leurs tipis, et c’est alors qu’un incident déclenche tout : un jeune qui détenait une Winchester neuve qu’il avait achetée, la tient au-dessus de sa tête, ne veut pas céder, les soldats veulent saisir sa carabine, un coup part et voilà que la fusillade démarre, soldats et Indiens se battent, et les Hotchkiss entrent en action. On estime qu’il y eut près de 300 tués ! Quatre hommes et 47 femmes et enfants blessés furent conduits sur des chariots jusqu’au camp de Pine Ridge. Après avoir encore longtemps attendu dans le froid glacial, ils furent logés dans une mission épiscopalienne. « Nous étions le quatrième jour après Noël en l’an de grâce 1890 », écrit Dee Brown. Et sur une banderole on pouvait lire : « Paix sur terre et aux hommes de bonne volonté ».
La description du massacre par Luc Baranger est plus émouvante, plus saisissante (normal, c’est celle d’un écrivain), mais les faits sont exactement identiques. Si ce n’est qu’il parle de mitrailleuses Hotchkiss, non de canons, ce qui me paraît plus logique (bien que l’image que l’on peut trouver sur le net de ces armes qui auraient tiré « pendant le massacre de Wounded Knee », ressemblent plus à des canons). Et puis l’oncle de Dull qui lui raconte ce qui s’est passé, parle d’un groupe de scouts, des Indiens Ree, dirigée par un officier au regard dur. « Raide comme une trique, presque cambré… une toque de fourrure noire… Je n’oublierai jamais ses yeux gris, sans âme, son visage dur, ses joues creuses… ». Je suppose que c’est lui Pershing. Mais son nom ne paraît nulle part. Y était-il ? est-ce que Luc Baranger qui a fait des recherches historiques poussées avant d’écrire son bouquin, l’a-t-il trouvé quelque part ? Ou a-t-il inventé sa présence le jour du massacre pour sa fiction ? Quelle importance ! Il en avait le droit. En tout cas son héros Dull en est persuadé et il va le faire payer pour tous les autres. Et, de toute façon, ce qui est sûr, c’est que Pershing s’est battu contre les Indiens pendant au moins une bonne dizaine d’années.

Dans ma note sur le retour des Amérindiens (Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 5) j'avais cité deux écrivains américains que j’aime, Jim Harrison (1937-2016) et Thomas Savage (1915-2003). Ce dernier est moins connu en France (encore que le Monde ait bien publié une notice nécrologique à sa mort en juillet 2003). Dans ses romans qui se passent au Montana figurent souvent des Amérindiens toujours décrits avec beaucoup d’amour. Dans Le Pouvoir du Chien qui est son chef d’œuvre, on trouve ce passage : « Quand le dernier des Indiens a été chassé de ses terres et envoyé dans des réserves, le gouvernement n’a même plus fait semblant de croire aux traités. La terre avait maintenant bien trop de valeur pour en discuter et il n’y avait plus de raison de craindre la violence des Indiens mais toutes les raisons de craindre la colère des électeurs blancs… » « L’agent indien vivait dans une jolie maison en bois, peinte en blanc et faisait attention à monter et descendre le drapeau américain aux heures prévues. Il aimait bien se faire assister pour cela par ses deux enfants bien propres et aux yeux bien brillants et leur apprendre à ne jamais laisser le drapeau flotter quand il y avait de la tempête et ne jamais le laisser toucher le sol… » « L’agent indien n’était pas un mauvais gars… Jamais d’alcool consommé ou vendu. Tout le monde savait que les Indiens ne supportaient pas l’alcool aussi bien que les Blancs… Jamais le droit de quitter la réserve sans autorisation. Il ne fallait pas que les Blancs soient ennuyés par des Indiens se promenant librement… Pas d’armes. Ils n’en avaient pas besoin. Dans la réserve la viande leur était distribuée par le magasin du gouvernement… ». Voir :
N° 3332 Thomas Savage : The Power of the Dog , Van Vactor and Goodheart, Cambridge, Mass., 1967 (Uncorrected Page Proof) (Liste 12 Littérature anglophone : écrivains américains)
N° 3263 Thomas Savage : The Power of the Dog, postface d’Annie Proulx, Little, Brown and Company, Boston/New-York, 2001 (le copyright est de 1967) (Liste 12)

Jim Harrison est beaucoup plus enragé quand il s’agit de défendre les Amérindiens. Et d’accuser l’Amérique pour ce qu’on leur a fait. Dans une interview donnée à Jim Fergus en 1986 (je dis tout de suite que je n’aime pas du tout les Mille femmes blanches de cet écrivain, la plupart de ses lecteurs prenant cette fiction pour une vérité historique, ce qui est évidemment faux !), il dit ceci : « il est surprenant de voir qu’il y si peu de gens qui connaissent l’histoire américaine du XIXème siècle. Ils ne savent pas du tout ce qui est arrivé aux cent civilisations représentées par l’Indien américain. C’est choquant… Pour moi les Indiens sont notre malédiction de la maison des Atrées. Notre perte. Ce qui nous a fait les tuer est aussi ce qui nous tue aujourd’hui. C’est l’avidité. L’avidité. C’est une notion de l’Ancien testament, mais c’est absolument vrai. L’avidité tue l’âme de notre nation… ». Et, à propos des réserves : « J’ai demandé récemment à un groupe de personnes quelle est la différence entre l’apartheid et le système des réserves tel qu’il a été maintenu par le Bureau des Affaires indiennes. Pour moi, il n’y en a pas… ». Voir :
N° 3293 Robert Demott : Conversations with Jim Harrison, University Press of Mississipi, Jackson, USA, 2002 (1ère édition, signé par Jim Harrison) (Liste 12)
Dans la préface à un livre publié en 1992 par les Chippewas et Ottawas de l’Etat du Michigan où il habite il écrit ceci : « …Au cours de notre histoire, nous avons détruit ou presque, quelque trois cents cultures, civilisations miniatures, et deux cents groupes linguistiques. Cette conquête fut achevée avant la mort de mon propre grand-père et les souvenirs sont plus tenaces sur cette terre qu’à Washington. Henry Ford cogitait son projet de pièces de rechange dans un garage d’Akron quand le massacre de Wounded Knee eut lieu… Pendant des dizaines d’années il a été de bon ton de parler des traités bafoués par la Russie, alors qu’il est très difficile de trouver un seul traité, sur les milliers signés avec des autochtones américains, que notre gouvernement ait respecté… ». C’est son traducteur et biographe Brice Matthieussent qui cite ce texte. Voir :
N° 2824 Brice Matthieussent : Jim Harrison de A à W, Christian Bourgois, 1995. (Liste 12)
Matthieussent note également le fameux linceul imaginé par Jim Harrison et que l’éditeur a placé en exergue à la deuxième édition du livre de Dee Brown cité ci-dessus :
« Il faut d’abord imaginer la carte des Etats-Unis recouverte d’un drap blanc, comme s’il s’agissait d’un récent assassinat (ce que l’Histoire confirme). Remarquez bien les endroits où le sang imprègne le tissu, il coule de droite à gauche, les premières taches signalent les ports esclavagistes de l’Est et du Sud. Ne vous attardez pas sur les sites des batailles de la guerre de Sécession, car ce sont là des souffrances infligées par nous-mêmes à cause d’un mélange de nécessité et de gloriole.
Remarquez maintenant que tout le reste de notre linceul est maculé de sang de plus de deux cents cultures indiennes que nous avons virtuellement détruites entre le Massachussetts et la Californie. Il nous faut consciemment nous souvenir de ce qui s’est passé à Sand Creek et à Wounded Knee, pour ne nommer que deux de ces taches sanglantes ».
Et puis il y a Dalva. Et son arrière-grand-père, John Wesley Northbridge, botaniste et missionnaire, venu pour convertir les Sioux et en faire des agriculteurs et qui finit par passer complètement de leur côté après avoir assisté au massacre de Wounded Knee. Voir :
N° 2825 Jim Harrison : Dalva, traduit par Brice Matthieussent, Christian Bourgois, 1989 (Liste 12)
L’historien Michael, ami et amant de Dalva, obtient d’elle et de sa famille le droit à l’accès du journal du fameux arrière-grand-père. Un journal qui va des années 1865 à 1891 (dans l’édition française, les extraits du journal sont imprimés en caractères gras et donc faciles à suivre). Si Harrison a choisi ces années-là c’est parce qu’il sait parfaitement que c’est justement l’époque où les Amérindiens ont été définitivement vaincus et anéantis. C’est aussi la période choisie par Dee Brown (1860-1890). Quand Michael débarque dans la grande maison familiale des Northbridge dans le Nebraska il tombe tout de suite sur Curtis : «…dans une bibliothèque vitrée qui contenait tous les volumes des photos d’Edward Sheriff Curtis dont je savais la valeur actuelle estimée autour de cent mille dollars ». Et on retrouve le nom de Curtis encore plusieurs fois dans le roman. « Il était devenu pour moi un frère spirituel », dit Harrison à Matthieussent. Harrison a d’ailleurs travaillé sur un projet de film sur Curtis, et pensait qu’après avoir passé 35 ans parmi les Indiens Curtis était devenu aussi indien que le Northbridge du roman. Celui-ci est le témoin direct du destin tragique des Sioux. En septembre 1877, rejoignant le Fort Robinson, il apprend que « tous les Sioux vont être déplacés du Nebraska vers le Missouri où ils ne veulent pas aller ». Le responsable du fort est un ami d’antan de Northbridge. « Il m’annonce qu’il n’éprouve aucune sympathie pour mes efforts parmi les Sioux, qu’il continuera de massacrer autant que faire se peut, mais qu’il se sent lié par notre amitié passée ». Et quelques jours plus tard : « Par terre, il désigne une grande tache sombre couverte de mouches et m’annonce que Crazy Horse est mort à cet endroit la veille au soir après avoir tenté de s’évader ». Crazy Horse le plus prestigieux de tous les chefs Sioux. On dit que son cœur a été enterré plus tard à Wounded Knee. On trouve pratiquement toutes les opinions de Harrison dans le Journal de Northbridge. Comme sur l’avidité par exemple : « Je pense depuis peu que l’Antéchrist est la Cupidité ». Northbridge a encore assisté à la fin du massacre de Wounded Knee, voyant un groupe de petits enfants être criblés de balles. Et puis il y a la fameuse scène, le secret de la famille, qui se passe en juin 1891. Lorsque le lieutenant du fort débarque chez Northbridge. « Il se donne beaucoup de mal pour me manifester son amitié, comme s’il tirait un trait sur le passé… ». Il regarde la compagne Sioux de Northbridge qui s’occupe du feu « et lance, à moitié pour plaisanter, que nous devons nous procurer une licence de mariage, sinon il faudra qu’elle retourne dans sa réserve ». Il devient injurieux, regarde le fils que Northbridge a eu avec la Sioux, le taquine à cause de la poupée qu’il tient dans ses bras (une poupée suédoise qui a appartenu à la première femme de Nothbridge qui avait le beau nom d’Aase). La Sioux sent la méchanceté dans la voix de l’homme, le petit pose la poupée sur la table, puis elle l’emmène hors de la pièce. Alors le lieutenant, saoul et fou, « finit par prendre la poupée, et sans raison aucune, la jette dans le feu. En un éclair je sors le .44 que j’ai caché sous la table et lui loge une balle dans la tête. Le sergent dégaine son arme, et je l’abats en visant le cœur. Alors le simple soldat court vers la porte et je le foudroie de deux balles dans le dos ». Alors Northbridge, aidée de la femme, traîne les corps jusqu’à la cave où ils resteront cachés pour toujours (Dalva verra leurs squelettes) et emmène les chevaux des militaires très loin dans le Nord. L’armée les trouvera bien plus tard et pendra haut et court les deux pauvres types qui les auront récupérés…
On sent bien que Jim Harrison aurait bien voulu infliger lui-même aux soldats massacreurs ce que son héros Northbridge leur a fait !

Peter Matthiessen (1927-2014) avait une formation de naturaliste à l’origine. Mais il était aussi devenu un écrivain reconnu, journaliste et anthropologue. En France on connaît surtout son grand roman qui évoque l’histoire des Missions du Paraguay : N° 2122 Peter Matthiessen : At Play in the Fields of the Lord, Random House, New-York, 1965 (Advance copy avec lettre d'envoi de l'éditeur) (Liste 12), dont on a tiré un film célèbre. Au fond il s’agit déjà d’une histoire de rencontre entre Blancs (un mercenaire, un missionnaire) et Indiens ! On connaît probablement beaucoup moins sa trilogie floridienne, dont l’action se déroule aux Everglades (voir entre autres : N° 2123 Peter Matthiessen : Killing Mister Watson, Random House, New-York, 1990 (1ère édition, signature de l'auteur) et N° 2988 Peter Matthiessen : Lost Man’s River, Random House, New-York, 1997 (1ère édition). Liste 12). C’est en tant que naturaliste qu’il a probablement accompagné un biologiste dans l’Himalaya à la recherche du célèbre Léopard des Neiges, provoquant l’admiration et l’envie de l’imiter du jeune écrivain italien Paolo Cognetti, grand amoureux de la Montagne (voir : N° 4358 Paolo Cognetti : Sans jamais atteindre le sommet - Voyage dans l'Himalaya, édit. Stock, 2019. Liste 17 : Littérature latine et italienne) (Sylvain Tesson, dans sa Panthère des Neiges ne cite ni l’un ni l’autre !). Je ne sais pas quand Peter Matthiessen a commencé à s’intéresser sérieusement aux Indiens. Peut-être quand il s’était rendu en Floride, reconnaître la catastrophe écologique qui avait touché la région, et qu’il avait compris qu’il n’y avait pas seulement certaines espèces animales qui étaient en danger d’extinction, mais que c’était aussi le cas des derniers Indiens de Floride ! Dont il raconte l’histoire dès le début de son Indian Country.

N° 3037 Peter Matthiessen : Indian Country, Viking Press, New-York, 1984 (Liste 59)
Dans ce livre Matthiessen raconte ce qu’il a vu et entendu en parcourant toute l’Amérique, expliquant en détail les raisons et aboutissements de dix conflits actuels, impliquant les Miccosukees, dernière tribu insoumise du sud de la Floride, les Hopis et les Navajos en Arizona, les Cherokees dans le Tennessee, les Mohawks, tribu de la confédération des 6 Nations (les fameux Iroquois) au Québec et dans le nord de l’Etat de New-York, deux tribus de la côte Pacifique Nord en Oregon, les Lakotas, peuple Sioux cher à Jim Harrison, dans le Dakota du Sud, les Shoshones et les Utes en Utah et au Nevada, etc. A chaque fois Matthiessen rappelle toute l’histoire ancienne de la tribu concernée et tous les torts qu’on leur avait faits dans le passé. Quant aux problèmes actuels, inutile d’aller dans le détail. Ils sont les mêmes partout : les quelques terres qui leur restent font l’envie des Blancs. Encore et toujours. Les menaces : les grands groupes miniers (charbon, c. à d. le géant Peabody, uranium, très dangereux : pollution souvent invisible, pétrole, etc.), les compagnies d’électricité, intéressées elles aussi par le charbon et l’uranium, mais aussi par la construction de barrages, l’industrie et sa pollution (voir le Saint Laurent ou le sud). Tous des groupes puissants par les moyens financiers et par leur lobbying à Washington, difficiles à combattre par des Amérindiens souvent désunis. Autre menace : le risque de perdre certains sites que les Indiens considèrent comme sacrés. Tout en restant, en apparence, plutôt mesuré, objectif, et toujours très humain, Matthiessen est, au fond, bien plus virulent que ses collègues écrivains, dans la défense ultime des droits des Indiens.
« Après avoir tourné la dernière page d’Indian Country », écrit le critique du Washington Post, « j’étais tellement en colère que j’avais envie de monter sur les toits et de crier : réveille-toi, Amérique, avant que, Bon Dieu, il ne soit définitivement trop tard ! ».

N° 4245 Peter Matthiessen : In the Spirit of Crazy Horse, The Viking Press, New-York, 1983 (Liste 66)
Ce livre puissant qui a pour base la confrontation sanglante dans les années 70 entre activistes indiens et le FBI à la Pine Ridge Reservation, pas loin de l’endroit symbolique de Wounded Knee, est devenu un incroyable travail d’investigation journalistique de plus de 600 pages et a été interdit de publication par le FBI pendant dix ans !
Matthiessen avait déjà mentionné l’une des raisons des nouveaux affrontements avec les Indiens : au XIXème siècle on a renvoyé tous les Indiens à l’ouest du Mississippi, puis on a continué à leur enlever le gros des terres qui leur avaient été attribuées jusqu’à ne leur laisser plus que ce qui restait de plus aride et dont aucun Blanc ne voulait. Et puis voilà que l’on découvre que l’étroite bande qui va du Canada jusqu’au sud des Etats-Unis et sur laquelle sont implantées ces fameuses terres arides, est truffée de richesses sous-terraines : uranium, charbon, gaz. Et tout recommence.
Or au même moment on assiste à la naissance d’un nouveau mouvement pan-indien qui prend des positions radicales : l’AIM (the American Indian Movement). Ce que le FBI ne peut accepter. Et c’est ainsi qu’on va se diriger vers une nouvelle confrontation dont on entendra parler dans le monde entier. Il est évidemment impossible de raconter ici toute l’histoire en détail. Je me contenterai d’en rappeler les principales étapes. Des Indiens tués par des Blancs racistes en février 1972 et puis de nouveau en janvier 1973, l’un des leaders de l’AIM et, plus tard condamné à vie, Peltier et un autre Indien battus par des agents FBI en novembre 1972, Peltier maintenu en prison pendant 5 mois, puis libéré sous caution et en fuite, enfin bagarre à Pine Ridge, en territoire indien, puis la fameuse occupation de Wounded Knee où quelques centaines d’Indiens renforcés par de nombreux sympathisants ont tenu tête pendant 71 jours à 300 agents FBI très lourdement armés, enfin procès entre janvier et septembre 1974 où un juge honnête découvre que le FBI a menti et manipulé et donne raison aux inculpés. Et puis cela recommence : en juin 1975 nouvelle fusillade, toujours sur territoire indien, et cette fois-ci deux agents et un Indien sont tués. C’est pour cette fusillade que Peltier est condamné à vie, alors que Matthiessen le juge innocent et cherche à le prouver.
Mais en arrière-plan de toute cette histoire c’est le retour aux accords signés et jamais respectés. Je ne sais pas si c’est parce que, justement, ces années-là, il y a de plus en plus de tentatives de la part des sociétés minières de mettre la main sur de nouvelles terres indiennes, ou, simplement parce que l’époque était à la mise en question du Gouvernement, de ce que représentait l’intérêt supérieur de la Nation, au moment où l’Amérique s’enlisait au Vietnam et où les Noirs aussi, commençaient à adopter des attitudes plus radicales. Mais ce qui était certain : de plus en plus de voix s’élevaient chez plusieurs peuples indiens pour revenir à tous ces traités et les faire valider. Les Sioux, eux, avaient signé un traité en 1868, à Fort Laramie avec le Gouvernement des Etats-Unis, qui reconnaissait leur souveraineté sur un vaste territoire qui incluait les fameux Black Hills où l’on avait trouvé de l’or. La carte que Matthiessen avait inclus dans son livre est tout-à-fait parlante. 

On y découvre en particulier que c’était dans ces Black Hills, au Mont Rushmore, que les Américains avaient fait sculpter les têtes géantes de quatre de leurs Présidents, les « Grands-pères des Sioux », comme pour les narguer ! (Soit dit entre parenthèses, dire aux Indiens que le Président est leur grand-père, c’est vraiment leur dire clairement qu’ils sont des enfants !). Luc Baranger, dans un mail qu’il m’avait adressé en mars 2022, me faisait part de son indignation d’avoir entendu Zelensky parler de démocratie et de liberté à propos du mont Rushmore : « On a gravé les visages des présidents pour narguer ce qui restait d’Indiens dans les années 20. On y voit Jefferson (qui possédait 200 esclaves sur ses plantations, sûrement par amour de la liberté), Roosevelt qui disait des Indiens : je ne pense pas que les seuls bons Indiens sont les Indiens morts, mais c’est valable pour neuf sur dix, sans compter le dixième sur lequel je ne souhaite pas me pencher, et Abraham Lincoln, tueur d’Indiens notoire dans sa jeunesse, qui détient le triste record d’être responsable de la plus grande exécution de masse de toute l’histoire des US jusqu’à aujourd’hui : que des Sioux, pendus la veille de Noël 1862, parce qu’ils avaient défendu leurs femmes et leurs mômes. ». Le traité de 1868 interdisait formellement aux Blancs de passer au nord de la Platte River et à l’est des montagnes Big Horn (voir la carte). Evidemment le traité a été annulé unilatéralement par le Gouvernement dès 1877. Mais peut-on annuler un traité unilatéralement ? La Cour Suprême a reconnu que non. Cent ans plus tard. En 1980. Mais refusé de rendre les terres, décidant simplement d’indemniser les Indiens. Ce que ceux-ci ont refusé de leur côté. Où en est-on aujourd’hui ? Je n’en sais rien…
En finissant cette note avec le combat des Sioux et l’histoire de l’occupation de Wounded Knee, je suis content de pouvoir revenir une dernière fois à Luc Baranger et son histoire du Sioux Dull Dawn (voir ma note précédente et son roman, Dès les pâlissements de l’aube). Car son héros Dull est né à Wounded Knee lors du terrible massacre de 1890 et il vient y mourir en 1973 en plein siège du FBI. Et l’auteur l’y rejoint pour s’y faire reconnaître par Dull car il est son petit-fils. Et voilà qu’une fois de plus, comme Jim Harrison tuant dans son roman les officiers assassins, voilà qu’un autre écrivain utilise la fiction pour donner corps à ses désirs. Car j’en suis persuadé : Luc Baranger aurait bien aimé que du sang indien coule dans ses veines ! D’ailleurs je crois bien me souvenir qu’il m’avait confié qu’il y est allé les soutenir, ses chers Sioux, lors de ces terribles évènements, en mars 1973, à Wounded Knee. Mais je confonds peut-être avec la fiction…