Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Les Finzi-Contini, le film, le roman

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Il y a quelques jours nous avons revu le très beau film Le Jardin des Finzi-Contini de Vittorio de Sica. Et joui de ses images, les arbres du parc, les jeunes gens tout de blanc vêtus, et, surtout, la figure mystérieuse et moqueuse de la jeune et merveilleuse Dominique Sanda.
Et puis, après avoir essayé d’en savoir un peu plus sur l’histoire, sur le net, j’ai décidé d’acheter le roman sur lequel le film est basé, au titre homonyme, de Giorgio Bassani. J’ai d’abord eu du mal avec le début du livre qui commence à parler de cimetières, des tombes grandioses des Etrusques que l’auteur visite dans les environs de Rome, puis de l’énorme monument funéraire de la famille des Finzi-Contini érigé dans le cimetière de Ferrare. Ce qui lui donne l’occasion de parler tout de suite du sort réservé à la famille lorsqu’est créée la République de Salo à l’automne 1943 et que les sbires des Repubblichinis arrêtent les juifs pour les transférer vers les camps d’extermination. C’est là qu’on apprend qu’Alberto, le frère de la belle Micòl est le seul à échapper à la déportation parce qu’il était déjà mort avant cela d’une étrange maladie respiratoire. Mais Micòl, ses parents et sa grand-mère ont disparu. La Shoah. Après ces chapitres du début du roman qui évacuent l’horreur, c’est la mémoire de Giorgio qui fait à nouveau vivre tout ce monde extraordinaire depuis l’enfance des protagonistes quand lui et Micòl s’étaient déjà reconnus dès leurs passages à la synagogue (car Giorgio est juif aussi comme l’était Bassani) jusqu’aux belles journées d’été qui précèdent le déclenchement de la guerre et où ils se retrouvent, adolescents attardés (ils ont 22 ans), à jouer au tennis, se promener dans le parc merveilleux ou simplement causer de n’importe quoi, de littérature et de poésie surtout. Et jusqu’au moment où Giorgio se rend compte qu’il est éperdument amoureux de sa belle Micòl. Passionnément amoureux. Mais que Micòl ne veut pas de cela. Elle veut qu’ils restent amis. Comme si elle voulait revenir à leur relation enfantine. Pas à celle de la synagogue. Non, à un évènement ultérieur, lorsqu’ils ont 13 ans tous les deux et qu’elle passe sa tête au-dessus du mur qui entoure la propriété et que lui, avec son vélo, est dehors et la regarde et qu’elle lui cause pour la première fois.
A un moment donné le roman de Bassani m’a fait penser à notre Grand Meaulnes. A cause de la pureté de l’enfance. Et pourtant je n’ai jamais partagé l’enthousiasme de certains pour ce roman. Et justement à cause de cette « pureté », le bien-pensant qui s’en dégage, comme le patriotisme puisque le Grand Meaulnes meurt à la guerre. La grande. Dans un numéro de la Revue Histoires littéraires (N° 55, juillet/août/septembre 2013) que m’avait recommandé Suzanne Citron, historienne et veuve du grand critique de Giono, Pierre Citron (à cause d’un texte de son mari sur les maîtresses de Giono), j’avais trouvé un article satirique de Delfeil du Ton sur le Grand Meaulnes que « les curés nous avaient demandé à lire », disait-il, ajoutant : « mais que j’avais trouvé un peu con, un peu culcul ». Et puis il citait une lettre du Grand Meaulnes qui écrivait à propos d’une fille : « Elle était très belle, extraordinairement intelligente. Elle avait presque toutes les meilleures qualités. Sauf la pureté ». « On y est », persifle Delfeil de Ton, « En plein. C’était cette vérole que l’auteur du Grand Meaulnes devait nous inculquer : la pureté. Que j’avais raison de répondre merde ». Voir mon Bloc-notes 2014 : Jean Giono et les ordres étranges.
Mais chez Bassani il s’agit bien évidemment d’autre chose. La volonté de Micòl de rester à l’amitié pure n’a rien de moraliste. Cela fait partie de sa personnalité, des circonstances historiques aussi. Car elle est peut-être la seule parmi les membres de sa famille à se rendre compte qu’ils n’ont plus d’avenir. Et qu’il vaut mieux, dans ces conditions, de vivre dans le passé. Même dans l’enfance. A 22 ans. Il y a une scène dans le film de Vittorio de Sica qui fausse complètement, à mon avis, le caractère de Micòl. Giorgio, au milieu de la nuit, revient errer autour de la propriété des Finzi-Contini, retrouve l’endroit où il avait grimpé sur le mur d’enceinte la première fois, entre dans le parc, s’approche de la cabane (ils l’avaient appelée la Hütte) qui avait servi de vestiaire aux joueurs de tennis, entend des voix, entre et découvre un couple nu faisant l’amour, Malnate, l’ami plus âgé d’Alberto, et Micòl qui le regarde fixement. La scène m’avait tout de suite choqué quand j’ai vu le film. Du moins quand je l’ai vu pour la deuxième fois. Et c’est probablement cette scène qui a conduit à la rupture de Bassani avec Vittorio de Sica, alors qu’il avait commencé par collaborer avec le cinéaste, aussi bien pour le scénario et les dialogues que comme conseiller. J’avais trouvé une interview de Bassani sur le net (mais ne l’ai plus retrouvée) où il parle de raisons bassement commerciales qui seraient à la base de cette scène. Mais il y avait d’autres différents entre l’auteur du roman et celui du film. Dans la façon de raconter l’histoire, le rapport au temps, à la mémoire (on a d’ailleurs traité Bassani de Proust italien. Mais moi je ne suis pas proustien. D’abord parce qu’il m’est impossible à m’intéresser aux personnages de la Recherche du Temps perdu. Les Finzi-Contini et la bourgeoisie de Ferrare, juive ou non, sont autrement plus passionnants à suivre !). Dans le roman la scène de la cabane existe mais c’est uniquement dans l’imagination de Giorgio. Elle se situe à la fin du livre. L’amour de Giorgio pour Micòl est devenu une passion folle. Il veut la couvrir de baisers. Elle lui interdit de revenir la voir avant au moins vingt jours. Le père de Giorgio le met en garde contre sa nature passionnée et lui demande de rompre une fois pour toutes une relation qui, de toute façon, ne peut avoir d’issue. Giorgio en profite pour nouer des liens plus étroits avec Malnate qui travaille comme ingénieur dans une usine du voisinage, parle littérature et politique avec lui (il est communiste), va au restaurant, et l’accompagne même au bordel. Et puis, une dernière nuit, il va errer comme dans la scène du film autour du mur d’enceinte de la propriété, escalader le mur, trouver une échelle bizarrement dressée contre le mur à l’intérieur, rencontre le vieux chien de Micòl, s’approche de la cabane, ne voit de lumière nulle part, n’entend aucun bruit, mais n’entre pas et puis repart. Et puis s’imagine la fameuse scène. Qu’il l’imagine me paraît logique. L’amour porté au paroxysme et repoussé par l’autre évolue vers une jalousie tout aussi irrationnelle. Qui imagine la tromperie. Et une sexualité bestiale ! Mais la transformer en réalité comme le fait le film est une grande erreur. A mon sens.

Si la scène rêvée marque plus ou moins la fin du roman, le film, lui, se termine avec la rafle de toute la famille, l’entrée forcée par les miliciens fascistes dans la grande demeure des Finzi-Contini, la descente des membres de la famille l’un après l’autre du grand escalier (un dernier moment de dignité), puis le rassemblement de tous les juifs de Ferrare dans les salles surpeuplées d’une école. Fin de la dignité. Début du règne de la brutalité et de l’inhumanité. Si Vittorio de Sica chamboule ainsi la façon dont Bassani avait décidé de raconter cette histoire ce n’est pas plus mal à mon sens. Car c’est ainsi que le cinéaste oblige ceux qui ont regardé son film à repartir avec le souvenir pénible de ce qui s’est passé à ce moment-là dans cette Italie-là. Fasciste et mussolinienne. Qui avait préparé depuis un bon moment la mise à l’écart des Juifs d’Italie, tellement liés, historiquement, à l’évolution intellectuelle du pays. Une mise à l’écart qui n’était que le début de leur élimination, voulue, imposée, il est vrai, par l’Allemagne nazie, mais facilitée par les fascistes et tolérée, en particulier, par le Vatican.
Les Finzi-Contini sont de véritables aristocrates juifs, riches, propriétaires terriens, vivant séparés du menu peuple (et des autres juifs) dans une énorme bâtisse (ils l’appellent la magna domus dans le roman) entouré d’un parc merveilleux. Mais ce sont aussi de grands intellectuels. Le père, Ermanno, a une immense bibliothèque de 20000 livres (beaucoup sont des livres scientifiques, historiques, érudits, beaucoup en allemand). Et lorsque Giorgio est interdit de Bibliothèque publique, Ermanno, très gentiment, l’invite à venir travailler à la maison et profiter de ses livres. Il lui parle aussi de ses propres travaux : sur le vieux cimetière israélite du Lido, sur l’écrivain Carducci dont il détient des lettres, etc. Dommage, lui dit Giorgio, si j’avais su j’aurais choisi cet écrivain comme sujet de ma thèse, plutôt que son contemporain et ami Panzacchi. J’ai essayé d’en savoir un peu plus sur ces deux écrivains pas très connus et peu traduits en français. Giosuè Carducci, né en Toscane en 1835, a occupé pendant plus de 40 ans le poste de chef du Département de littérature italienne à l’Université de Bologne où il est d’ailleurs décédé en 1907. Bien qu’il ait eu le prix Nobel de la poésie, on trouve peu de traductions en français de son œuvre sur le net. Curieusement je suis quand même tombé sur une apologie de Carducci parue l’année de sa mort dans la Revue des deux Mondes et due à un certain Maurice Muret qui inclut ces vers qui célèbrent l’Ombrie et qui font penser à une pastorale antique :

De la montagne couronnée de sombres hêtres qui en murmurant ondoient au souffle du vent, et d’où la brise emporte au loin l’odeur des sauges et des thyms sauvages,
Les troupeaux descendent encore vers toi, dans les soirées humides, ô Clitumne ; le jeune Ombrien baigne dans ton onde l’indocile brebis, tandis que
Du sein de la mère hâlée par le soleil qui, pieds nus, est assise sur le seuil de la chaumière et chante, un enfant à la mamelle vers lui se tourne et, le visage épanoui, lui sourit.
Les hanches couvertes d’une peau de chèvre, comme les faunes antiques, pensif, le père dirige le chariot peint de diverses couleurs et la vigueur des beaux taureaux,
Des beaux taureaux à la large encolure, aux cornes se dressant en croissant sur le front, aux yeux pleins de douceur, au pelage de neige, pareils à ceux qu’aimait le doux Virgile.
Cependant les sombres nuages passent sur l’Apennin. Grande, austère, verdoyante, du haut des montagnes qui graduellement s’abaissent autour d’elle, l’Ombrie observe.
Salut, ô verte Ombrie, et toi, divinité de la source limpide, ô Clitumne ! Je sens la patrie antique frémir dans mon cœur et sur mon front brûlant planer les dieux de l’Italie.

Bon, d’accord. C’est beau, mais un peu passé… Ce qui m’amuse c’est qu’en relisant l’excellente biographie de Mussolini par l’historien Milza (je voulais connaître son opinion sur le lien entre le dictateur fasciste et la Shoah) j’ai découvert que Mussolini déchu et mis en prison après le coup de force de juillet 1943, pour tromper son ennui, traduisait plusieurs des Poèmes barbares de Carducci en allemand ! Pour les offrir à son ami Adolf ? Le Grand Barbare lui-même ? Je ne crois pas qu’il aurait apprécié ! (Voir : Pierre Milza : Mussolini, Fayard, 1999).
Enrico Panzacchi, né en 1840 et mort en 1904 est le contemporain de Carducci et a enseigné lui aussi à l’Université de Bologne, l’histoire de l’art. Je n’ai rien trouvé en français, de lui, sur le net. On dit que ses vers étaient très mélodieux et ont plu à Carducci. Passons. En tout cas on voit l’importance de l’Université de Bologne pour l’intelligentsia de Ferrare. La ville se trouve à mi-chemin entre Bologne et Venise. L’épouse d’Ermanno et mère de Micòl et d’Alberto ne parle pas beaucoup mais semble issue de la bourgeoisie juive vénitienne. Ses deux frères qui viennent souvent visiter la famille sont Vénitiens. L’un d’eux est médecin. Et c’est, logée chez ses oncles, que Micòl va passer une thèse sur la poétesse américaine Emily Dickinson. C’est la traduction en italien d’un de ses poèmes que Micòl envoie dans une lettre à Giorgio qui lui renvoie sa correction (correction un peu ridicule : Micòl a transposé mousse en herbe. Ridicule, parce que Micòl connaît bien sûr le sens de moss). J’ai trouvé le poème en question dans sa version originale sur le net. La voici :
I died for Beauty--but was scarce
Adjusted in the tomb
When One who died for Truth, was lain
In an adjoing Room--

He questioned softly "Why I failed ?"
"For Beauty," I replied--
"And I--for truth--Themself are One--
We Brethren, are," He said--

And so, as Kinsmen, met a Night--
We talked between the Rooms--
Until the Moss had reached our lips--
And covered up--our names - -
Je l’ai traduit :
Je suis morte pour la beauté – mais à peine
Installée dans la tombe,
Qu’un qui est mort pour la vérité est couché
Dans la chambre voisine - -

Il a demandé doucement « où j’avais failli ? »
« Pour la beauté », ai-je répondu –
« Et moi – pour la vérité – c’est la même chose –
Nous sommes frère et soeur, dit-il - -

C’est ainsi que, rencontrés en parents, une nuit -
Nous avons parlé de chambre à chambre -
Jusqu’à ce que la mousse a rejoint nos bouches -
Et a recouvert – nos noms - -
La mort est un des thèmes de prédilection de la poétesse et on comprend bien pourquoi Micòl la choisit pour sujet de thèse (dans l’esprit de Bassani). Cela confirme ce que j’ai dit plus haut : Micòl ne voit plus d’avenir, n’y croit plus, ne veut plus y penser. Prévoit-elle sa propre mort ? Et les autres membres de la famille, prévoient-ils ce qui va encore se passer ? Imaginent-ils l’horreur ? Probablement pas à l’époque où Micòl passe sa thèse (qu’elle réussit à merveille mais un membre nazi du jury s’oppose formellement à ce qu’on lui accorde une mention très bien).
Le frère de Micòl, Alberto, semble, lui aussi, se désintéresser de l’avenir. Il a fait des études scientifiques à Milan et s’y est lié d’amitié avec Malnate, un Milanais plus âgé, d’origine populaire, non-juif, et qui va devenir un visiteur fidèle de la grande Maison des Finzi-Contini, alors qu’il travaille comme ingénieur dans une usine située aux abords de Ferrare. Alberto assiste, amusé, aux grandes discussions politiques entre Giorgio et Malnate qui est communiste, mais sans jamais y prendre part. Il n’y a que le tennis qui le passionne encore qu’il pratique beaucoup avec sa sœur aussi douée que lui (dans le film les acteurs jouent au tennis comme de minables débutants dans ce sport !). Le frère et la sœur s’aiment beaucoup. Ce qui m’amuse, une fois de plus, c’est que lors d’une des dernières fois où Micòl accepte de voir Giorgio – elle est malade, couchée dans son lit – elle est en train de lire Les Enfants terribles de Cocteau. L’histoire d’un frère et d’une sœur qui ont une relation plutôt spéciale ! Et puis voilà qu’Alberto s’affaiblit progressivement. Perdant encore un peu plus toute envie de vivre. Et meurt d’une maladie bizarre : une lymphogranulomatose, nous apprend Bassani.
Une fois plus ou moins interdit de visite par Micòl, Giorgio fréquente de plus en plus l’ami Malnate, avec l’espoir d’entendre parler d’elle. Ils dînent ensemble, sortent dans des endroits malfamés de Ferrare et discutent de choses et d’autres. De moins en moins de politique. Plutôt de littérature et de poésie. Giorgio découvre que Malnate est un Milanais très attaché à sa ville. Et même à son dialecte lombard. Et voici qu’on apprend qu’il y a de nombreux poètes qui écrivent en dialecte milanais. Ragazzoni, Delio Tessa, et surtout Carlo Porta qui a commis des poèmes que les Milanais d’aujourd’hui connaissent peut-être encore comme La Ninetta del Verze, confession d’une prostituée, et El lament del Marchionn di gamb'avert, la plainte d’une marchande d’herbes. Et qui n’était pas n’importe qui puisqu’il a même traduit Dante en milanais. Evidemment, on ne trouvera pas beaucoup de traductions françaises de l’œuvre de Porta. J’en ai quand même dénichée une que je vais vous recopier. Pour le fun. Et pour que vous puissiez avoir une petite idée (toujours prêt à vous servir) de ce dialecte lombard :

Scimes, pùres, bordocch, cent pee, tavan,
camol, mosch, pappatás, vesp, galavron,
formigh, zanzar, scigad, vermen, scorpion,
consolev che l’estaa l’è pocch lontan.
Pover bestiolitt ! pover badán !
Mordinn, sciscienn, secchenn, che sii patron,
caghenn in suj pitanz, in sul muson,
crìbbienn i pagn, i frutt, la carna, el gran.
Fee pur quell che ve pias, car bestiolitt,
ché el manch che possem fà pe’ i vost meret
l’è quell de lassav scoeud tùtt i petìtt.
Inscì magara ve vegniss a tàj
De andà a quarter d’inverna in del preteret
De chi loda l’estaa coj soeu regaj.

Traduction par Jean-Charles Vegliante, traducteur, poète, universitaire (Normalien) et grand spécialiste de la langue italienne et de ses nombreux dialectes :

Puces, punaises, mille-pattes et taons,
mites et mouches, culex, guêpes, frelons,
fourmis, moustiques, cigales, vers, scorpions,
courage : l’été est là dans pas longtemps.
Pauvres animalcules, pauvres phalènes !
Mordez, sucez, démangez, c’est vous les maîtres,
déféquez dans nos assiettes, sur nos têtes,
perforez vêtements, fruits, viandes et graines.
Faites ce qu’il vous plaît, adorées bestioles,
car le moins qu’on vous doive pour vos largesses
c’est de laisser libre cours à vos babioles.
Si au moins ça vous suggérait ce tuyau :
de prendre vos quartiers d’hiver sous les fesses
de ceux qui chantent l’été et ses cadeaux !

Il est temps maintenant de revenir à des considérations plus sérieuses. Et plus tristes. D’abord comment sont-ils morts, eux les Finzi-Contini, et tous les juifs de Ferrare ? Bassani n’en dit pas grand-chose. En tout cas dans ce roman. La seule allusion à leur fin se trouve dans son prologue. Voici le passage :
« De fait, il n’y a qu’Alberto qui y soit inhumé (il parle de la tombe monumentale des Finzi-Contini du vieux cimetière israélite de Ferrare)… Alors que Micòl, la fille cadette, et son père le professeur Ermanno, et sa mère, la signora Olga, et la signora Regina, la mère paralytique et très âgée de la signora Olga, tous déportés en Allemagne au cours de l’automne 43, qui pourrait dire s’ils ont trouvé une sépulture quelconque ? ».
Que dit Bassani des lois raciales de 1938 ? Qu’elles ont été une surprise pour les juifs de Ferrare. Pour le père de Giorgio tout spécialement, lui qui est membre du parti fasciste ! Et il n’est pas le seul parmi la communauté juive. Je crois que Bassani parle même d’une proportion de 90%. Ce qui est certainement exagéré. Et ce qu’on va lui reprocher amèrement plus tard. Il n’y a que le Professeur Ermanno, écrit Bassani qui a refusé cet honneur, disant qu’il est un savant et qu’il ne s’est jamais mêlé de politique. Premier effet des lois de 38 : on les exclut du Club de tennis de la ville. Alberto est le premier à l’apprendre et propose à Giorgio, surpris, de venir jouer chez les Finzi-Contini. Puis c’est l’incident de la Bibliothèque : Giorgio doit la quitter, c’est un employé subalterne qui le lui fait savoir. Giorgio, vexé, demande à voir le Directeur. Celui-ci est navré, mais ne peut rien y changer. Et les juifs, au grand scandale du père de Giorgio, sont exclus du Parti fasciste. Bien plus tard encore, alors que le tennis des Finzi-Contini est devenu un centre d’attraction pour la jeunesse bourgeoise de la ville, un officiel fasciste vient voir le professeur Ermanno lui-même et lui dit qu’il fait concurrence au Club de tennis officiel, que c’est inacceptable et qu’il doit arrêter immédiatement d’y inviter des jeunes non-juifs. C’est à peu près tout. L’interdiction des Ecoles publiques ne les touche pas : les Finzi-Contini ont leurs professeurs privés et, de toute façon, il ne semble pas que les juifs soient interdits de passer leurs examens.

J’ai voulu en savoir plus. Et plutôt que de me fier à ce que l’on trouve aujourd’hui sur le net (pour certains Mussolini n’a jamais été vraiment antisémite, d’ailleurs il avait une maîtresse juive ; pour d’autres, les Italiens, dans leur ensemble, n’étaient pas aussi gentils qu’on l’a dit, du moins en ce qui concerne leur sentiment envers les juifs) je me suis rapporté au livre de Milza, un historien qui a étudié toute l’histoire du fascisme italien à fond, pendant plus de 40 ans (la dernière édition de son livre sur Mussolini date de 1999) et qui a été loué par le grand spécialiste américain du fascisme, Paxton (meilleure biographie de Mussolini parue en français). Voir ce que j’en dis dans mon Voyage autour de ma Bibliothèque, tome 4 : 1914 – 1945, les trente honteuses, dans la partie consacrée à Mussolini.
Que nous dit Milza ? Il y avait 47000 juifs en Italie avant la guerre, donc beaucoup moins qu’en France. Et aussi beaucoup moins de juifs immigrés d’Europe centrale. Et le pays n’avait pas connu d’affaire Dreyfus et n’avait eu aucun Drumont. A part peut-être encore un certain antisémitisme religieux qui avait survécu au Vatican, l’Italie n’était, généralement parlant, pas antisémite. D’ailleurs les juifs italiens étaient parfaitement assimilés. Ils ne représentaient qu’un 0.1% de la population totale, sauf dans les villes où ils étaient concentrés : Livourne, Ancône, Ferrare et Rome (et probablement aussi Venise, voyez ce que nous en dit Hugo Pratt). Et Milza confirme que beaucoup de juifs étaient membres du parti fasciste. Mais il a un peu de mal à expliquer le retournement de juillet 1938, le manifeste dit des savants, parlant pour la première fois de race juive, évidemment inférieure, puis les fameuses lois discriminatoires. Le racisme anti-noir des campagnes d’Ethiopie est devenu racisme tout court, dit Milza, et puis il y a le rapprochement avec Hitler. On commence par se retourner contre les juifs étrangers (interdiction d’école, puis expulsion), puis on en vient à l’exclusion de tous les juifs de l’enseignement, des académies, associations scientifiques, artistiques ou littéraires, et de l’armée, l’interdiction des mariages mixtes juifs-aryens, les limitations aux droits à la propriété et à la direction d’entreprises, l’interdiction de l’accès à la fonction publique et, finalement, l’exclusion des élèves juifs des écoles publiques et leur renvoi dans des écoles spéciales juives. On a dit que d’une certaine manière ces lois étaient peut-être encore plus sévères que celles prises à la même époque par les Nazis. Cela ne me paraît pas évident. En tout cas on n’y trouve pas tout le côté humiliant des mesures adoptées en Allemagne et en Autriche dans ces années-là. Alors la masse de la population italienne a-t-elle réagi défavorablement, comme on l’a dit ? Pas certain. Mais deux institutions ont résisté à cette chasse aux juifs, dit Milza. Parce qu’elles étaient beaucoup moins noyautées par les fascistes. L’Armée et les Affaires étrangères, donc les diplomates. On sait combien les juifs de la Côte d’Azur ont été protégés contre les arrestations par la Milice de Pétain tant que la zone était occupée par les Italiens. Milza nous apprend que la même armée italienne a protégé les juifs dans toutes les régions où elle se trouvait comme armée d’occupation : Albanie, Libye, Grèce, Yougoslavie. Dans ce dernier pays elle occupait le Monténégro et une moitié de la Croatie dont la Dalmatie. Une région où elle devait protéger les juifs non seulement contre les Nazis mais aussi contre les oustachis croates. Quelle était la position de Mussolini dans cette histoire ? Elle était équivoque, dit Milza, mais il ne faut pas oublier qu’il était de plus en plus dépendant des Allemands. Il donne un exemple : au début 1943 Ribbentrop vient à Rome et aborde le problème juif, et en particulier celui des juifs de Croatie. Alors Mussolini donne un ordre au général qui commande les forces italiennes en Yougoslavie, demandant que les juifs soient conduits à Trieste pour être livrés aux Allemands. Mais quand le général proteste il lui demande de trouver un prétexte pour ne pas lui obéir !
Si Mussolini cherche ainsi à résister à la pression allemande c’est qu’il est alors parfaitement au courant du génocide. Grâce surtout aux rapports reçus de son Ministère des Affaires étrangères, dirigé par son gendre Ciano. En novembre 1942 déjà un rapport venant justement de Croatie signale l’extermination au gaz toxique dans des camions de juifs croates. Au début de 1943 les fonctionnaires du Ministère rassemblent toute la documentation dont ils pouvaient disposer sur les massacres auxquels les SS se livraient en Pologne. Donc Mussolini sait. A l’industriel Pirelli, celui des pneus, il confesse : « Ils les font émigrer dans un autre monde ». Or discriminer les juifs et les exterminer, ou même être solidaire de leur extermination, n’est quand même pas tout-à-fait la même chose. Milza qui l’a bien étudié, pense qu’il lui reste un petit peu d’humanité quelque part…

Puis, à partir de l’été 1943, les évènements se précipitent, comme on sait. Le 9 juillet les alliés débarquent en Sicile, le 25 juillet le Grand Conseil et le Roi, sentant le vent tourner, nomment Badoglio chef de Gouvernement et Mussolini est emprisonné, d’abord sur l’île de Ponzo, puis à la Maddalena au nord de la Sardaigne, enfin au sommet (à 2000 m) du Gran Sasso dans les Abruzzes. Début septembre le nouveau Gouvernement signe l’armistice. Aussitôt 18 divisions de la Wehrmacht et des SS occupent l’Italie du Nord, puis poussent jusqu’à Rome et encore plus loin, vers le sud. Le 9 septembre le Roi et le Gouvernement avaient déjà fui et s’étaient installés à Brindisi. Le 12 le SS Skorzeny, envoyé par Hitler, par une opération rocambolesque, a réussi à libérer Mussolini, le ramène à Hitler qui exige qu’il reprenne le pouvoir (sinon, dit Milza, il détruirait totalement, en représailles, les villes de Milan, Turin et Gênes). Alors fin septembre est créée la République dite de Salo et un nouveau gouvernement est mis en place, dirigé par le Maréchal Graziani. De l’autre côté Badoglio déclare la guerre à l’Allemagne le 13 octobre. L’Italie est divisée en deux. Et même en trois car débute alors une terrible guerre civile entre Partisans et Gardes noirs ! Qui coûtera 10000 victimes.
Milza ne donne guère de détails sur les opérations de déportation – et de massacres en Italie même – des juifs qui ont suivi l’installation de la République de Salo. Mussolini était largement diminué physiquement et moralement, mais les fascistes restés avec lui étaient bien évidemment les plus radicaux et les plus idéologues. Le fanatique Ricci disposait de 140000 miliciens et on avait encore réussi à créer une Garde noire de 110000 hommes. Mais leur rôle principal était la lutte contre les Partisans. Quel est le rôle joué par le Mussolini de la fin et par ses partisans dans la Shoah des juifs italiens ? Milza n’en parle pas. On trouve un certain nombre d’informations sur le net, pas toujours très évidentes. Ce qui est certain c’est que les Nazis ont profité de la situation pour étendre leur politique d’extermination des juifs à l’Italie et que des collaborateurs proches d’Eichmann y ont sévi, avec une efficacité renforcée au cours de l’année 1944. D’après Wikipédia 25% des juifs italiens auraient été éliminés, mais ce chiffre est probablement un peu exagéré (il ne faut pas oublier que de nombreux juifs se sont engagés dans la résistance et y ont péri ou y ont été fait prisonniers, comme Primo Levi, avant d’être déportés). Et la moitié des juifs arrêtés l’auraient été par la police ou la milice italiennes, toujours selon Wikipédia. Difficile à vérifier. Mais cela justifie probablement ce que montre Vittorio de Sica dans son film : ceux qui arrêtent les Finzi-Contini sont italiens !

Le roman de Bassani ne me sort pas de la tête. Ce qui démontre que c’est une œuvre qui a une certaine épaisseur. Bassani a beaucoup écrit sur Ferrare, sur sa bourgeoisie, ses intellectuels, ses juifs. Puis il a rassemblé tous ces écrits, y compris le Jardin des Finzi-Contini, les a partiellement ré-écrits, puis les a édités comme un ensemble qu’il a intitulé : Le Roman de Ferrare. Je viens de le commander chez mon libraire.

PS : dans ma note intitulée 1914 – 1945, les trente honteuses, citée ci-dessus (voir mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 4), j’ai rapporté dans la partie consacrée à Pie XII le témoignage de la veuve du grand écrivain yiddish Osar Warszawski qui raconte que c’est bien la police italienne qui a arrêté son mari à Rome le 17 mai 1944 pour le placer dans un camp d’où il a été déporté à Auschwitz. « On arrêtait les juifs en plein jour », a raconté Marie Warszawski, « Qu’ils soient italiens ou étrangers. On les entassait à la prison Regina Coeli, au bord du Tibre, tout près, à quelque cinquante mètres du Vatican. Les Allemands ne se gênaient pas, ils organisaient les déportations sous les yeux de la population. Personne ne pouvait l’ignorer… Si Pie XI avait donné des ordres, même secrets, au clergé catholique de protéger les Juifs, les prêtres auxquels je me suis adressée, nous auraient protégés... ». Et John Cornwell confirme le silence coupable du Pape (voir : John Cornwell : Hitler’s Pope, the secret history of Pius XII, édit. Penguin Books, Londres/New-York, 2000), lorsque le 16 octobre 1944, toute la communauté juive de Rome, la plus ancienne diaspora juive d’Europe (plus de 2000 ans), est arrêtée par les SS et que les camions remplis de femmes et d’enfants passent devant St. Pierre. Cornwell ajoute même que le consul d’Allemagne à Rome, Albrecht von Kessel, ainsi que très discrètement, l’Ambassadeur allemand auprès du Saint Siège, le baron Ernst von Weizsäcker, ont alors pressenti le Pape de protester officiellement, craignant la réaction populaire. Mais Pie XII ne bouge pas. Des 1060 juifs de Rome mis ce jour-là dans un train pour Auschwitz, seuls quinze hommes et une femme, soumise à des expériences médicales, sont revenus…