Les Editions Kaïlash
Cela fait longtemps que je connais cette maison d’éditions installée à Pondichéry, le plus célèbre de nos anciens comptoirs de l’Inde. C’est grâce à Kaïlash que j’avais découvert le chef d’œuvre de Claude Farrère que je ne connaissais pas, Les Civilisés, un roman colonial pas très gentil pour les coloniaux de l’Indochine du début du siècle passé. Le roman avait néanmoins obtenu le prix Goncourt (un des premiers) en 1905. Et cela n’a pas empêché cet officier de marine (comme Pierre Loti qu’il considérait comme son maître) à entrer plus tard à l’Académie française. C’est chez You Feng, rue Monsieur le Prince à Paris, que j’avais déniché cet ouvrage, en même temps d’ailleurs qu’un autre chef d’œuvre, Malaisie, qui, comme par hasard, a eu également le prix Goncourt, en 1930 je crois, ce qui ne l’empêche pas d’être un très grand livre, très poétique et très émouvant. Le livre était publié par un autre éditeur singulier, les Editions du Pacifique, installé, lui, à Singapour. Et l’auteur est Henri Fauconnier qui s’était établi comme planteur en Malaisie dès 1906 (caoutchouc et plus tard huile de palme), avait vécu la guerre dans les tranchées, puis était revenu réparer sa plantation dévastée. C’était un homme à la fois volontaire et bien organisé qui a parfaitement réussi dans son métier de planteur, mais c’était aussi un homme de cœur, sensible à la culture malaise et à sa poésie. Jacques Chardonne écrit dans les Nouvelles Littéraires après l’attribution du Goncourt à son ami Henri Fauconnier : «Etre planteur en Malaisie, ce n’est pas seulement cultiver des terres conquises sur la jungle et le marais ; c’est avant tout, savoir retenir dans son domaine des Tamils et des Malais très susceptibles. Pour s’attacher à ces êtres compliqués, il faut d’abord les connaître, c'est-à-dire les aimer. Henri Fauconnier aime les indigènes. Il admire le peuple malais, qui est très raffiné, et il ne pense pas que le premier devoir du Blanc soir d’éduquer l’indigène. Nous pouvons nous élever à son contact…» (Etonnant de la part d’un homme, Chardonne, qui collaborera plus tard avec les nazis !). Et c’est vrai : Fauconnier, avant même de commencer à exercer son métier, va passer 6 mois à apprendre le tamil et le malais. Et puis il va s’intéresser à cette forme de poésie si particulière et si belle, propre aux Malais, les Pantouns, dont il va enrichir son livre. J’y reviendrai.
Après ces deux découvertes, chaque fois que je revenais rendre visite à You Feng, cette librairie surtout spécialisée dans tout ce qui concerne la Chine et le Japon et que je décris d’ailleurs sur mon site bibliotrutt.eu, à la rubrique Librairies, j’allais fouiller dans les tas de livres accumulés sur la table du milieu, pour essayer de trouver d’autres trésors relatifs à cette si passionnante Asie du Sud-Est. Et c’est ainsi que je suis tombé il y a deux ans sur un autre ouvrage tout à fait étonnant édité par Kaïlash en 2006: Jaraï de Loup Durand. C’est d’abord un merveilleux roman d’aventures, celui du fils d’un colon assassiné et qui se venge, aidé par un ami d’enfance, un Jaraï (minorité ethnique des montagnes du Cambodge), mais – et c’est évidemment le plus intéressant – c’est aussi une relation très convaincante de l’origine de la prise de pouvoir des Khmers rouges et de la responsabilité des Américains (leur participation directe même) dans le coup d’Etat du général Lon Nol et l’éviction de Sihanouk. Il y a de nombreuses scènes décrites d’une manière magistrale, l’arrivée des Khmers rouges à Phnom Penh, le massacre des Vietnamiens, l’évacuation totale et brutale de la ville, une manifestation des Khmers rouges dans un village, exhibant Sihanouk revenu de Chine et qui n’est plus qu’une marionnette entre leurs mains, mais grâce à qui ils obtiennent l’adhésion, provisoire, de la population, les scènes de massacre aussi, surtout la technique très élaborée de l’étouffement, progressif à volonté, avec des sacs de plastique passés sur la tête des victimes.
Loup Durand est un personnage assez énigmatique. D’après ce que l’on peut trouver sur le net il aurait parcouru le monde, déjà comme enfant, vrai polyglotte, aurait exercé de nombreux métiers de docker à barman, mais surtout journaliste indépendant (ce qui expliquerait sa connaissance de certains événements politiques récents), aurait été le nègre de Paul-Louis Sulitzer (c’est Bernard Pivot qui l’aurait révélé dans Apostrophes), aurait écrit sous son vrai nom ou sous d’autres noms des romans d’aventure (le Jaguar entre autres) et des policiers, aurait également été scénariste de BD (je le vois bien écrire des scénarios genre Largo Winch ou Tramp) et aurait «disparu» en 1995.
Plus tard le gérant de You Feng m’a recommandé un autre livre du même genre toujours édité par Kaïlash, un livre au titre curieux, Vietnam 199. Le monde se gouverne comme on cuit les petits poissons et dont l’auteur Ian A. serait en réalité un «économiste expert en système d’informations ayant travaillé pour le Vietnam dans les années 1990». C’est un thriller qui met en scène un groupe suédois représenté par une femme, héroïne du livre, les politiciens vietnamiens, les anciens, vétérans de la guerre, les nouveaux, jeunes loups aux dents longues, et des projets pharaoniques dans l’énergie et l’environnement qui attirent toutes les convoitises. L’histoire est un peu abracadabrante mais la description des personnages qui se combattent et règnent au sommet paraît assez convaincante.
Et puis en janvier de cette année You Feng m’apprend que Kaïlash a sa propre librairie à Paris, au 69, rue Saint Jacques et je m’y rends pour faire le plein de lecture avant de partir pour le Laos et le Cambodge : L’école de la forêt, itinéraire spirituel lao du Franco-Laotien Amphay Doré dont j’ai déjà parlé, ainsi qu’un très beau livre sur la civilisation khmère, Les Khmers, de Solange Thierry qui a été membre de l’Ecole française d’Extrême-Orient et conservatrice du Musée National à Phnom-Penh et qui a enseigné l’histoire et la culture khmères au Musée de l’Homme à Paris et à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, dans la section des sciences religieuses. Un roman colonial dans la veine des Civilisés : Mékong de J. A. Pourtier, qui met en scène un colon, exploitant une mine d’étain au Laos, en butte à un véritable complot liant politiciens locaux et puissances d’argent de la Métropole. C’est un roman qui date de 1931, qui chante aussi la douceur de vivre du Laos et de ses habitants et «l’immense Mékong, à la voix monocorde, fêté et redouté comme un dieu, qui roule ses eaux incertaines et tumultueuses, seule immuable présence». Un roman historique, mais très imaginaire, se déroulant à l’époque de l’apogée d’Angkor, Sangrâma ou la chute d’Angkor, écrit par un médecin, Bernard Menaut, qui a vécu une grande partie de sa vie au Cambodge (médecin principal, chef du service de santé, médecin du roi Sisowath). Un jâtaka (les jâtakas sont des contes merveilleux qui narrent les 547 vies antérieures du Bouddha) : Histoire de Vessandâr, le jâtaka du roi généreux, de Gérard Groussin (qui a été prof de littérature khmère aux Langues’O). L’histoire de Vessandâr est racontée par de très belles fresques qui parent les murs de la galerie qui fait le tour de l’ancien palais royal de Luang Prabang. Mais c’est un jâcata qui démontre aussi, à mon avis, le côté égoïste de la voie vers l’illumination salvatrice du Bouddhisme. Puisque le prince Vessandâr qui n’est qu’un avatar de Bouddha abandonne ses enfants à un cruel brahmane, faisant leur malheur et le désespoir de leur mère, mais se sauvant lui-même grâce à l’abnégation ainsi démontrée. Mais il est vrai que ce n’est là que l’aspect populaire de la religion. Et puis j’ai encore trouvé un récit de voyage à travers l’Indochine fait par Roland Dorgelès au cours des années 1920 : Sur la route mandarine. Un humour acerbe, pas toujours très gentil pour les colons et les représentants de l’Etat, s’intéressant beaucoup aux ethnies minoritaires, tout en exagérant peut-être le contraste entre ce qu’il appelle archaïsme et la modernité. «Rencontre insolite», dit-il, «entre deux civilisations que des millénaires séparent». Je me demande s’il n’y a pas une pincée de mépris dans cette phrase. Et puis finalement j’ai trouvé ces Carnets de l’Exotisme dont j’ai déjà parlé.
J’avais entendu parler du fondateur et animateur de ces Editions Kaïlash, Raj de Condoppa, par mon ami Alain qui l’avait rencontré à Pondichéry lors d’un voyage culturel en Inde avec le Musée Guimet. Il venait de créer un ensemble touristique et avait pour projet d’y créer également une Ecole hôtelière pour laquelle il cherchait aide et assistance. Alain avait contacté l’Ecole hôtelière de Luxembourg qui avait promis d’appuyer le projet. Mais Raj n’avait pas donné signe de vie depuis lors. Alors j’ai raconté l’histoire à la dame qui était assise à un bureau au fond de la librairie, lui confiant en même temps que j’aimerais le rencontrer s’il venait en Europe prochainement et que j’aimerais savoir quel genre d’homme il était et comment il était arrivé à la littérature. «Je suis sa femme», me dit-elle. «Il a longtemps vécu au Vietnam. Et c’est là que nous nous sommes connus». Je n’ai pas réussi à en savoir plus. Mais j’espère qu’un jour il viendra rendre visite à Alain au Luxembourg.
Je suis parti en emportant son catalogue complet et ai pu constater que la palette offerte était vraiment impressionnante : D’autres récits de voyageurs célèbres : Roger Vaillant (La Réunion et Boroboudour), Vercors qui s’était rendu en Chine dès 1953 (Les divagations d’un Français en Chine), le Comte de Beauvoir, grand voyageur du XIXème siècle (Java, Siam et Canton et Pékin, Yeddo et San Francisco). Beaucoup de rééditions de Loti. Deux histoires de Gustave Le Rouge qui se passent en Asie (La reine des éléphants et L’Espionne du grand Lama). Un roman de Pierre Benoit dont l’action se passe à Angkor (Le roi lépreux). Des romans indiens traduits de l’anglais, d’autres romans traduits du coréen, du vietnamien, du penjabi, du telougou. Des BD, des romans policiers, et de nombreux ouvrages sur l’art, la littérature et l’histoire. Et enfin c’est encore Kaïlash qui édite ces fameux Carnets de l’Exotisme (il faudra que je me procure le numéro 3 consacré aux «Lectures de Loti»), mais aussi les Cahiers de la SIELEC (Société internationale d’étude des littératures de l’ère coloniale) fondée à Montpellier.
Je ne sais pas si les publications de Kaïlash sont bien distribuées. Je n’en ai jamais trouvées en dehors de You Feng et d’une librairie de Luang Prabang. La femme de Raj m’a pourtant dit qu’ils avaient trouvé un accord de distribution avec une maison d’édition française (Actes Sud il me semble). Je trouve en tout cas cette situation bien déplorable. J’avais découvert il y a quelques années grâce à une manifestation organisée par la Librairie Alinéa ici à Luxembourg, un éditeur du Québec, les Editions Boréal, tout aussi mal distribué en France, et un écrivain canadien francophone, Robert Lalonde qui mérite lui aussi d’être mieux connu ici (même si l’un de ses romans a été publié par le Seuil (Le diable en personne). Les Editeurs suisses et belges sont un peu mieux traités (il est vrai qu’ils ont en général une antenne à Paris). Mais nous avons la chance d’avoir encore bien d’autres éditeurs francophones à travers le monde, en Afrique, en Asie et en Amérique. Il est bien dommage qu’on ne puisse pas mieux les connaître chez nous. Que fait le Ministère de la Francophonie ? Mais il est vrai qu’il a si peu de moyens qu’il ferait aussi bien de fermer boutique !