Le Missionnaire et les païens
Il n’est pas facile de trouver des livres anciens sur la Malaisie à Paris. Rien chez ma librairie chinoise de la rue Monsieur-le-Prince, You-Feng, qui ne connaît de l’Asie du Sud-Est que notre ancienne Indochine, quelques livres rares (sur la danse ou la sculpture) chez son voisin, la Librairie Orientale des Samuelian(qui va disparaître un de ces jours, la sœur ayant eu un problème de santé et ayant choisi de rester dans une Maison de retraite, et le frère ayant largement dépassé les 80 ans), rien à la petite Librairie de l’Asie du Sud-Est de la rue du Cardinal Lemoine. Ne reste que L’Harmattan au début de la rue des Ecoles, qui a des rayons Malaisie et Indonésie relativement bien fournis mais pratiquement que des publications nouvelles. Alors j’ai été très content de trouver un libraire-antiquaire spécialisé qui ne vend que par correspondance (catalogue envoyé par internet), L’Opiomane, qui, tout en étant lui aussi beaucoup plus centré sur la Chine, le Japon et les pays de la péninsule indochinoise, présente de temps en temps quelques livres sur la littérature et la culture malaises et indonésiennes.
Alors quand j’ai trouvé, dernièrement, sur sa liste, un livre intitulé Souvenirs de Malaisie d’un abbé Périé, datant de la fin du XIXème siècle, je me suis empressé de le commander : Souvenirs de Malaisie – onze ans sous l’Equateur – Indo-Chine, par A. Périé, édit. F. Plantade, Cahors, 1891.
Et je me suis bien amusé. Je sais bien que tous les missionnaires de la chrétienté en Asie ne sont pas des Jésuites ou des Dominicains, et que tout le monde ne peut pas être un Huc, un François-Xavier, un Ricci ou un Wieger, mais je ne pensais pas tomber sur autant de naïveté apostolique.
C’est ainsi que lorsque son bateau ancre face à Malacca (c’était le 5 décembre 1859) des pêcheurs malais viennent leur offrir des poissons. « Ils furent les premiers habitants de ce pays qu’il me fut donné de voir de près », écrit-il. « Je saluai leurs bons anges et leur donnai ma bénédiction ». Il faut dire qu’il a une vénération particulière, semble-t-il, pour les anges, gardiens je suppose. On le verra encore souvent dans la suite. Même lorsqu’il aperçoit, pour la première fois, au loin, les montagnes boisées de la Malaisie : « Je saluai de cœur l’ange protecteur de ma nouvelle patrie », s’écrie-t-il. Quand le chef des pêcheurs offre au capitaine de le conduire à Singapour et que ses compagnons sont montés à bord : « Nous leur montrâmes de grandes images religieuses qu’ils regardèrent sans intérêt étant mahométans. Je tâchais de leur parler (par signes, bien entendu) du ciel, de l’enfer, de l’ange gardien ; ils approuvèrent toujours. Mais que faire ? Des signes répondant à des signes ne pouvaient agir efficacement sur les âmes… ».
C’est peut-être parce qu’il se rend compte rapidement qu’il aurait du mal à convertir les musulmans qu’il va plutôt s’attaquer aux Chinois. Il faut dire que son premier poste se trouve dans un village de l’île de Singapour. A son époque l’île était encore très peu peuplée et la ville n’avait que 120000 habitants, dit-il. Mais très vite il va se mesurer avec ce qu’il appelle la franc-maçonnerie. Bizarre, me suis-je dit. Et, plus tard encore quand il est en Malaisie il raconte que « le Chinois nouvellement arrivé en Malaisie s’enrôle volontiers dans la franc-maçonnerie, et une fois sectaire, difficilement il se fait chrétien. Dans onze ans, je n’ai converti que trois de ces malheureux ». Et puis on a l’explication : ces fameux francs-maçons chinois ne sont rien d’autre qu’une de leurs sociétés secrètes, la Tin Ty-Houé, dit-il, ce qui veut dire Société du Ciel et de la Terre. Et, effectivement, T’ien Ti Hui est l’un des noms de la fameuse Triade, m’apprend le grand spécialiste français des Sociétés secrètes chinoises, Jean Chesneaux (voir : Jean Chesneaux : Secret Societies in China in the 19th and 20th Centuries, édit. Heineman, Londres, 1971). La Triade était l’une des plus anciennes et surtout la plus puissante des Sociétés secrètes chinoises. Elle trouve son origine dans l’opposition aux Mandchous (la dynastie des Ch’ing) et la fidélité aux Mings. Et elle était effectivement très bien implantée dans les terres d’immigration des Chinois, et à fortiori à Singapour et en Malaisie. En s’attaquant à eux le petit Missionnaire avait donc à faire à forte partie et il semble l’avoir échappé belle puisque, dit-il, il avait été mis par la Société sur la liste des personnes à éliminer ! Il n’empêche qu’il continue à traiter la société de franc-maçonnerie (et il n’avait peut-être pas tout à fait tort puisque pour devenir membre il fallait passer par une initiation secrète). Et il trouve que les deux franc-maçonneries, la chinoise et la nôtre, se ressemblent, puisque « la chinoise empêche les païens de devenir chrétiens et que la nôtre essaye de faire des chrétiens des païens ». Je connais quelqu’un ici, un fonctionnaire européen retraité, qui s’est entiché soudain de la franc-maçonnerie, au point de devenir un Grand-Maître de la section luxembourgeoise, il faudra que je lui en parle…
L’abbé, en ces terres sous domination anglaise, avait d’ailleurs un concurrent : le protestantisme. Et il prend beaucoup de plaisir à raconter l’histoire des « Bibles de Malacca ». Il faut que j’en parle à mon ami Serge Jardin, l’Homme de Malacca qui vient de m’envoyer un superbe livre de photographies de la ville, longuement commentées avec beaucoup d’érudition par Serge (voir : Malacca Style, photographs by Tham Ze Hoe, text by Serge Jardin, édit. The Lemongrass, Malacca, 2015). « Un Ministre protestant », raconte l’Abbé, « y faisait grande propagande de sa doctrine et, tout fier de ses prétendus succès, il écrivit à un journal anglais que bientôt la moitié des Chinois de Malacca feraient partie de la religion réformée ; et, pour preuve, il alléguait que dans huit jours il avait distribué plus de deux cents bibles ! Un numéro de ce journal tomba sous les yeux du P. Allard, missionnaire à Malacca. Il trouva singulier un pareil triomphe et il alla aux sources. Le résultat de son enquête lui apprit que les Chinois, fabricants de chaussures, ayant trouvé le papier anglais préférable au papier chinois, avaient fait main basse sur les Bibles du Révérend et les avaient transformées en fortes semelles de sandales ! ». « Amère déception ! », ajoute fielleusement mon abbé. « Et de fait les protestants ne font dans ces pays que de rares prosélytes », dit-il encore. « Leur doctrine d’erreur ne fait que nuire à la diffusion du catholicisme… ».
Mais attention : si je vous parle de ce bon missionnaire du XIXème siècle, ce n’est pas seulement parce que c’est très in de parler de religion en ce XXIème siècle qui, selon la fausse prédiction de Malraux (fausse parce qu’il ne l’a jamais dite, mais devenue vraie, hélas) est devenu religieux (sinon il serait allé à sa perte, n’est-ce pas), mais parce qu’on y trouve d’innombrables histoires de tigres, de serpents et de crocodiles, dont certaines sont racontées avec un manque d’humour apparent ou réel, mais qui sont souvent fort hilarantes. Comme celle du Père Couellan par exemple : un matin, ayant couché chez un Anglais qui avait une grande exploitation de tapioca, il part pour aller lire la messe quand il rencontre un tigre au milieu de la plantation qu’il traverse. « Un tigre énorme qui se dirige vers lui ». « Le père ne perd pas son sang-froid. Il court à l’encontre de l’animal en ouvrant et en fermant successivement son parasol. Le monstre étonné, mais non effrayé, recule et va attendre le Père dans l’allée voisine. Le Père de recommencer la même manœuvre et le tigre de reculer derechef avec un œil terrible et menaçant : il était affamé. Cinq fois le Père dût recommencer la même défense et cinq fois le tigre de reculer devant l’épouvantail, mais sans toutefois abandonner la partie. Le Père était arrivé au bout d’un ruisseau qui traversait la plantation. Là se trouvait un arbre conservé par le planteur. Y grimper fut pour le missionnaire, acculé dans son dernier retranchement, l’affaire d’un instant. Le tigre accourt, s’assied à dix pas de l’arbre et semble vouloir attendre sa proie. Le Père lui lance son bréviaire, le tigre ne bouge pas. A bout de ressources, l’infortuné Père appelle au secours. Le tigre n’en est nullement épouvanté… ». Finalement on l’entend, on accourt, « le tigre s’éloigne à pas lents », Le Père est sauvé, mais frappé à mort. Un peu plus tard, « il mourut dans d’affreuses convulsions de tétanos ». Bizarre. A mon avis c’est de peur rétrospective qu’il est mort. Reste une relique sainte : « le parasol magique est conservé religieusement au collège de Poulo Pinang ».
Il y a encore beaucoup d’autres histoires de tigres que nous conte l’abbé. Un autre Père, accompagné de son chien, rencontre un tigre à son tour. Le chien s’enfuit, le Père « le fascine du regard, se gare au bord du chemin, lève sa canne et s’arrête ». « L’animal comme subjugué par une force invisible passe lentement à côté du Père, le devance et s’élance à la poursuite du chien ». Il a dû juger le chien plus comestible qu’un vieux missionnaire… Et l’abbé Périé lui-même, quand plus tard, il est en poste quelque part dans la jungle du côté de Johore, est appelé au secours par ses fidèles : un tigre (pas mahométan, je suppose) a enlevé un cochon, son propriétaire le poursuit armé d’un grand coutelas, est attaqué à son tour par le tigre et à moitié dévoré. Quand l’abbé qui a organisé une battue arrive sur les lieux, il ne trouve qu’un cadavre affreux à voir : « les deux jambes et le bas-ventre avaient disparu ». Le tigre (peut-être quand même mahométan ?) avait préféré le Chinois chrétien au cochon… Et puis ce n’est pas toujours le tigre qui tue. Quelquefois c’est le piège qu’on lui tend, une fosse avec des bambous acérés, qui est un danger mortel pour des enfants imprudents. Et même un Père qui y tombe et y est proprement empalé.
Et puis il y a les autres dangers : les crocodiles (l’abbé les appelle des caïmans : « le caïman est une variété de crocodile à tête large, qui mesure une douzaine de pieds de long sur trois pieds environ de circonférence. Les rivages de l’île sont infestés de ces monstres… ») : « quelques jours avant mon arrivée », raconte-t-il (c. à d. à la station de Batou-Kawouan), « un malheureux chrétien avait vu son enfant, âgé de deux ans, arraché de ses mains et dévoré par un de ces caïmans ». Et les serpents qui « fourmillent, pénètrent partout et s’introduisent jusque dans l’intérieur des maisons ». Il y a le serpent-corail. Long de 40 à 45 cm, gros comme une canne, la marche lente et lourde, le ventre d’un rouge écarlate, sa morsure est mortelle. « Dans une plantation de poivre », raconte l’abbé, « j’ai fait la rencontre d’un de ces serpents. Il était d’une belle grosseur ; avec la manche de mon parasol je lui ai écrasé la tête » (toujours le parasol miraculeux !). Il rencontre aussi un serpent à sonnette : « ce serpent dressait sa tête noire et triangulaire, de vingt à trente centimètres au-dessus du sol, et semblait, en louvoyant lentement vers moi, vouloir me provoquer de son dard ». Mais là l’abbé recule. « N’ayant à ma disposition aucune espèce d’arme » (il a dû laisser son parasol à la maison !) « je laissai le champ libre à mon adversaire ».
Et puis il y a le boa. Le combat entre l’abbé et le boa est tout simplement homérique. Un immense boa avait commencé à dévorer un petit chien. « J’aperçois un magnifique boa, lové, et occupant au moins deux mètres carrés. Un petit chien avait été saisi par le monstre et la tête du pauvre animal était tout entière dans la gueule du serpent ». L’abbé a son fusil, mais plus qu’une seule cartouche, ses gens ayant été chasser les singes pendant son absence, il tire en direction de la tête, puis saisit le fusil par le canon, frappe le « monstre ». « Mon fusil était brisé en deux », raconte-t-il. Il passe ce qu’il en reste à son domestique et saisit le pieu dont celui-ci s’était armé et porte un violent coup au serpent. « Le boa se redresse d’un bond à un mètre de terre, et s’élance sur moi. Je vois son mouvement. Je lève mon pieu sur l’animal qui ouvrait une gueule effroyable pour me dévorer. Je lui assène sur la tête un violent coup de mon arme : il tombe lourdement à mes pieds. Deux ou trois coups achèvent de l’étourdir ». Puis il passe avec une corde un nœud coulant au cou du serpent, ses Chinois le traînent, puis « le serpent recouvrant ses sens, se mit à siffler. Sa queue cherchait un point d’appui. Je le frappai de nouveau avec mon pieu, excitant, en même temps, de la voix, mes hommes qui le traînaient ». Ce n’est pas fini, j’abrège, le serpent ne veut pas avancer, cherche à se lover, à trouver un appui pour sa queue, finalement l’abbé cherche à lui couper la tête avec des ciseaux, qui glissent sur les écailles, et finit par enfoncer une lame des ciseaux avec un maillet… Après cela, avoue-t-il, je me suis enfermé dans ma chambre « où je fus, pendant trois heures, en proie à de terribles vomissements ».
Pourquoi l’abbé Périé raconte-t-il toutes ces histoires terribles ? Pour se vanter ? Je ne puis le croire de la part d’un tel saint homme. Est-ce pour exciter par l’attraction pour le danger et l’aventure les jeunes élèves des Missions ?
Mais, avant de reparler mission, il faut que je rapporte encore une autre histoire de bêtes que relate l’abbé. Quand il est en charge, plus tard, à la fois de sa mission de Bouket-Timah et de celle de Johore, il fait la connaissance du Roi de Johore, le Tomongon. Or celui-ci va organiser, en l’honneur du Prince de Galles qui visite Singapour et la Malaisie, une grande fête royale, à laquelle l’abbé est invité. Et lors de cette fête aura lieu un spectacle dont j’ai souvent entendu parler mais n’en ai jamais lu de description : le combat entre buffle et tigre ! On sait que le buffle de ces régions de l’Asie du Sud-Est a toutes les qualités. Gabrielle Wittkop l’a chanté de magnifique façon : « Le buffle… connaît la longue patience. En Thaïlande, à Sumatra, aux Célèbes, partout où l’air est chaud, moite, lourd comme lui, c’est le double croissant des cornes plates, la parfaite symétrie entre l’amande noire des yeux et la noire amande des naseaux. Dans l’étain mat des mares ennuagées d’anophèles, il émerge à peine, immobile et comme minéral, parfois une aigrette picorant les tiques sur son dos… Vêtu de vase sèche qui protège son épiderme pauvre en pores, il longe les rizières dans le soleil du soir, lent comme un roi et chevauché par des enfants » (voir Gabrielle Wittkop : Carnets d’Asie, édit. Verticales, 2010). Et, en plus, le buffle est courageux. Protégeant, justement, l’enfant qui le chevauche. Le protégeant du tigre. Eduard Douwes Dekker, cet administrateur hollandais honnête qui a écrit ce livre extraordinaire de dénonciation des injustices commises à Java aussi bien par les gouverneurs européens que par les nobles locaux qui collaboraient avec eux, un livre extraordinaire aussi bien par son style original, baroque et satirique que par l’effet qu’il a eu sur la suppression de ce système inique, que l’on a appelé culture forcée, a aussi inclus dans son livre, Max Havelaar, signé du pseudonyme de Multatuli, l’histoire d’une amourette d’enfants et de la relation enfant-buffle, intitulée : Saïdjah et Adinda (voir : Multatuli : Max Havelaar ou les Ventes de café de la Compagnie commerciale des Pays-Bas, édit. Actes Sud, 1991. L’édition originale a été publiée en néerlandais, à Bruxelles, en 1860). Si Dekker a raconté cette histoire c’est qu’il voulait accuser publiquement les vols de buffles perpétrés impunément par les chefs de districts pour conduire les petits paysans à la misère et puis saisir leurs terres. A chaque vol, le père de Saïdjah était obligé de vendre quelque objet de valeur au Chinois pour en acheter un autre. Lorsque Saïdjah reçoit son troisième buffle, moins fort que le précédent, mais toujours aussi docile et dévoué à son jeune maître, il avait dix ans. Et puis un jour, son buffle s’arrête, comme pétrifié : « on voyait l’air qu’il expulsait par ses naseaux… il grognait, frémissait, tremblait… ». Sauve-toi, crient les frères d’Adinda qui travaillent dans le champ voisin, un tigre ! Tous délivrent leurs buffles de leurs jougs et s’enfuient sur leurs dos. Saïdjah en fait autant, mais, au moment de monter sur le dos de son buffle, tombe à terre. « Le tigre était tout proche… Le buffle de Saïdjah, emporté par son élan, dépassa de quelques bonds l’endroit où son petit maître attendait la mort. Mais c’était seulement le mouvement de sa course, et non sa volonté, qui avait éloigné l’animal de Saïdjah. Car à peine eut-il vaincu la poussée qui régit toute matière, même après la disparition de la cause première de son ébranlement, qu’il revint sur ses pas, planta son corps massif sur ses pattes massives comme pour faire un toit au-dessus de l’enfant, et tourna sa tête cornue vers le tigre. Le fauve bondit… mais ce fut son dernier bond. Le buffle le reçut sur ses cornes, et ne perdit qu’un peu de chair, que les griffes du tigre arrachèrent à son cou. L’assaillant gisait, ventre ouvert, et Saïdjah était sauvé… ». Le troisième buffle du père de Saïdjah sera volé à son tour et l’histoire de Saïdjah et d’Arinda se termine mal. Aussi je ne vous la conterai pas. Revenons plutôt à notre abbé Périé.
Et, parce que je pense qu’il s’agit là d’un véritable document, je vais recopier l’entière description du combat entre le buffle et le tigre organisé par le Roi de Johore lors de la visite du Prince de Galles, fils de la glorieuse Reine Victoria ! Tout va se passer dans une grande cage, longue de vingt mètres sur sept de hauteur et dix de largeur, et barrée de troncs d’arétiers distants de 10 cm. Deux grandes toiles tendues au milieu divisent la cage en deux et à chaque extrémité est aménagée une porte par laquelle on va laisser entrer les combattants. Tout autour un amphithéâtre pour cinq cents personnes. Le Roi et le Prince apparaissent, sont applaudis, le Prince salue la foule et puis se fit un grand silence.
« Le buffle, mené par la corde, entra dans la cage par le côté gauche, sans être ému, ne paraissant étonné que de voir tant de monde. Le tigre apporté dans sa cage doit entrer par la porte du côté droit. On lève le pont-levis. Il refuse d’entrer. On le pousse avec des pieux ; il bondit dans l’arène.
Quatre matelots hissent la grande toile du milieu et les combattants sont en présence. Le silence est général.
A la vue du tigre, le buffle s’arrête au milieu de l’arène. Il dresse ses oreilles, puis, tout-à-coup, frappe le sable de ses pieds et le fait voler au loin. Il suit son ennemi de ses yeux sans bouger encore. Celui-ci rode toujours autour des barreaux, cherchant une issue. Le buffle, respirant bruyamment, la queue horizontalement tendue, se précipite sur lui et veut d’un coup de tête l’écraser contre la palissade. Le tigre lui laboure les naseaux d’un coup de griffe. Le buffle recule de quelques pas, et de nouveau se précipite sur son ennemi pour l’enlever sur ses cornes ; mais le tigre se redresse et se cramponne avec ses pattes de devant sur le cou du buffler. Ses pattes de derrière s’agrafent au poitrail de sa victime. Le sable glisse sous les pieds du buffle qui tombe, la tête dans les flancs du tigre. Le buffle reprend pied et par un effort suprême, secouant sa tête, il fait lâcher prise à son vainqueur, qui, de nouveau rode autour des barreaux pour s’échapper. Le buffle est tout ensanglanté et ses naseaux jettent de la bave mêlée de sang. Il suit pas à pas son ennemi, prend son temps et, de nouveau, lui porte un formidable coup. Cette fois la pointe de la corne saisit le tigre sous l’épaule gauche et lui fait une profonde blessure. Le tigre se sent frappé à mort et va se coucher le long de la palissade. Un long frémissement parcourt l’assemblée ; les applaudissements éclatent. Le buffle était vainqueur… Le buffle restait immobile à quatre pas de son ennemi terrassé et le tigre, perdant tout son sang, râlait étendu sur le sable ».
Un jeu bien cruel, me direz-vous, un spectacle honteux. Oui, mais nous en avons eu autant. Nous en avons encore : les corridas. Et, dans le récit de l’abbé Périé, c’est un Occidental, un Anglais qui ajoute la dernière touche de cruauté : « Un Anglais saisit un pieu et voulut ranimer le roi de la forêt vaincu. Le tigre le saisit et le broya sous ses dents comme un roseau ».
Alors ? Et le travail de missionnaire lui-même ? Je trouve, à la réflexion, bien étrange, cette idée d’aller convertir d’autres peuples à sa foi. Persuadé que si on ne les convertit pas ils sont condamnés aux feux éternels. Sans la moindre curiosité pour les croyances des autres, leurs propres raisons de vivre. Lors de sa traversée de retour, quand il fait escale en Inde, l’abbé Périé va visiter une pagode de Bouddha. Les marques que les Indiens se mettent au front lui rappellent « le signe de la bête dont sont marqués au front les adorateurs de Satan ». Et quand il observe des prêtres immobiles à la recherche de la perfection : « ne penser à rien, ne rien désirer, ne pas bouger », dit-il, et il ajoute : « Ah ! si nous faisions pour le vrai Dieu ce que ces païens font pour Satan, comme nous serions de grands saint ! ». Et quand, au retour au pays, il pense à cette Malaisie qu’il a aimée, il s’écrie : « Mon cœur n’a jamais été aussi heureux qu’en ces beaux jours où j’arrachais des âmes à Satan ». D’autres ont fustigé cette colonisation des âmes perpétrée par les prêtres occidentaux en notre nom. Une colonisation qui allait d’ailleurs souvent de pair avec la colonisation économique. Segalen la condamne sévèrement dans ses Immémoriaux. Que dirait-il aujourd’hui alors que l’on trouve dans la moindre des îles polynésiennes les églises concurrentes catholiques, protestantes, évangéliques, adventistes, mormones ou que sais-je encore. Jean Malaury va encore plus loin à propos des Inuits du Groenland et considère que l’évangélisation avec ses « concepts judéo-chrétiens » est un véritable « viol de conscience » alors que leur ancienne religion chamanique leur fournissait une « armature socio-économique » qui leur permettait de combattre et de survivre dans un environnement particulièrement hostile. Etonnant aussi que personne ne se pose de questions à propos de la révélation, puisqu’on est dans le cadre d’une religion révélée. Pourquoi la révélation supposée s’est-elle faite en un endroit déterminé et pourquoi doit-elle s’appliquer à l’humanité entière ? Les Maoris, dans les Immémoriaux de Segalen, se posent comiquement la question : « Quoi ? Les dieux, dans les firmaments du dehors, s’inquiètent du sort des hommes maoris ? Jamais les atua sur les nuages de ces îles n’ont eu souci des peuples qui mangent au-delà des eaux ! ». On est dans un domaine, pire que la pensée unique, celui de la religion unique. Exactement comme les islamistes d’aujourd’hui. Sauf que ceux-là massacrent, violent, génocident, font agenouiller 22 Coptes sur une plage de Lybie, leur disent de regarder la mer, l’Italie, le Vatican et leur coupent la tête parce que depuis 20 siècles ils sont restés catholiques. Nos missionnaires, eux, ne font rien de tel. Au contraire ils soignent aussi et ils créent des écoles. Et puis ils ont des martyrs. L’abbé donne des chiffres. Entre 1815 et 1860, dit-il, douze missionnaires de la Société des Missions étrangères ont été décapités légalement, deux ont été étranglés, un a été coupé en morceaux et plusieurs sont morts en prison. Il est vrai que les indigènes chrétiens massacrés ont été encore bien plus nombreux (c’était déjà le cas au Japon après l’expulsion définitive de François-Xavier) : Dans les derniers massacres de l’Annam, dit l’abbé Périé, « 18 missionnaires, 15 prêtres indigènes, 60 catéchistes, 30000 chrétiens et 300 religieuses ont péri par le fer, le feu ou la famine ». Tragique. Mais je ne crois pas que mourir pour une cause justifie la cause. Il n’empêche. Ils étaient sincères. Ils y croyaient. Ils avaient un idéal. Laissons-les dormir en paix.