Le cas Poutine
Vendredi soir (18 février), à 23h30, la brève conférence de presse de Biden vue à la télé ne laissait plus aucun espoir : Poutine avait pris sa décision. Les Américains semblaient avoir des renseignements fiables. Et ce, depuis longtemps, que ce soit par leurs satellites ou par leurs services secrets : Poutine allait attendre la fin des Jeux Olympiques (pour ne pas embêter son ami du moment chinois), puis organiser un prétexte en se servant des rebelles du Donbass et lancer son attaque. Peut-être les Américains étaient-ils simplement plus réalistes que nous : on ne rassemble pas 150000 hommes, chars, artillerie et avions pour rentrer tranquillement chez soi sans avoir obtenu le moindre résultat !
Et puis les jours qui ont suivi ont donné raison à Biden. Alors que dimanche encore Macron s’entretient au téléphone pendant une heure et demie avec Poutine, dès lundi celui-ci reconnaît les deux républiques rebelles du Donbass. Discours encore de Biden, annonçant les premières sanctions, mais gardant ouverte la diplomatie. Poutine répond que lui aussi… Et puis mercredi on voit des chars russes à Donetsk et jeudi il envahit l’Ukraine à partir des trois frontières. Aujourd’hui (vendredi 25 février) on apprend qu’il a pris la centrale de Tchernobyl, que Kiev est bombardée et qu’à proximité les premiers combats de chars ont eu lieu.
J’ai trouvé ce résultat profondément déprimant. Une fois de plus, dans l’histoire de l’humanité c’est un homme, un homme seul, qui va décider de la mort de dizaines de milliers (peut-être même de centaines de milliers) d’humains et, dans ce cas précis, de l’avenir des populations de plusieurs pays importants, Ukraine et Biélorussie, et même de la Russie elle-même. Car, bien évidemment, la situation géopolitique de l’ensemble de l’Europe sera changée pour un long moment après ce coup de force. Nous devrons bien sûr prendre des sanctions. Ces sanctions auront leur effet aussi bien sur nous Européens que sur la Russie. Et ce n’est pas seulement le gaz ou le pétrole qui pèsent dans cette histoire. C’est notre économie aussi qui en souffrira. Rien que pour donner quelques exemples français : Bouygues a des projets immobiliers très importants à Saint Pétersbourg, Renault est principal actionnaire de Lada, Total a des participations dans le pétrole, EDF et Suez dans l’énergie, Auchan, Carrefour ont des intérêts importants dans la grande distribution, etc.. Il n’y a que les Américains qui n’en souffriront pas. Au contraire : ils vont nous vendre leur gaz !
Ensuite les citoyens plutôt pro-occidentaux (et pro-démocratie) d’Ukraine et de Biélorussie vont vivre sous la botte russe. Pour combien de temps ? Et, en Russie, l’autocrate verra son emprise prolongée, sans qu’on puisse en voir la fin. Et nous, nous serons encore plus liés à l’Otan et aux US.
Les historiens marxistes nous ont habitués à considérer que l’Histoire est régie par l’économie (ou par le capitalisme ou la lutte des classes ou la lutte des peuples, etc.). Ils récusent les causes liées à un homme seul. Et pourtant, moi qui ne suis évidemment qu’un amateur en matière d’Histoire, je suis bien obligé de constater que de nombreux hommes ont joué un rôle essentiel dans l’évolution de cette Histoire avec un grand H et que certains, l’ont même carrément changée. Quand Bonaparte est devenu Napoléon comme l’a dit Stendhal, il a, lui seul, changé l’histoire de la France et celle de l’Europe. Affaiblissant la population française. Semant de la haine en Prusse. Qui pourrait expliquer la réaction de Bismarck, humiliant la France en lui ôtant l’Alsace et la Lorraine et, semant ainsi d’autres haines qui conduiront à d’autres malheurs encore bien plus grands. Et puis arrive le XXème siècle et ces trois tyrans, Mussolini, Hitler et Staline. On aura beau chercher les causes de la montée du nazisme en Allemagne (défaite, traité de Versailles, crise de Wall Street, etc.), c’est à Hitler que l’on doit le génocide juif et à lui seul. C’est lui qui a décidé d’envahir la Russie, c’est lui qui a dirigé la guerre, imposant sa stratégie à ses généraux, et c’est lui qui a imposé sa volonté de destruction jusqu’à la fin. On a encore vu tout récemment à la télévision un film documentaire sur les derniers 100 jours avant la capitulation : il a voulu absolument – et il y a presque réussi – que l’Allemagne s’autodétruise avec lui ! Quant à Staline, bien sûr, si les révolutionnaires, dont Lénine, n’avaient pas institutionnalisé la dictature du prolétariat, Staline n’aurait jamais eu autant de pouvoir. Il n’empêche : une fois Trotski écarté, c’est Staline, seul, qui a voulu les procès de Moscou où il a éliminé – ce que Hitler n’a jamais fait – ses propres adhérents. C’est encore lui, bien sûr, qui est entièrement responsable des millions de morts du Goulag.
Mais revenons à Poutine. A sa personnalité. Les derniers évènements, les nombreux entretiens qu’il a eus avec Américains et Européens, ont montré qu’il ne se laisse jamais influencer. Macron l’a appris à ses dépens. Il est froid, il a une volonté de fer et il sait ce qu’il veut. Il est joueur d’échecs comme tous les Russes. Certains ont dit : il joue aux échecs comme un joueur de poker ! Je ne le crois pas. Jouer aux échecs veut dire : prévoir les coups d’après, les siens comme ceux de l’adversaire. Et je suis certain qu’il a prévu ceux qui vont suivre son coup sur l’Ukraine.
Mais dans le cas de Poutine, il y a encore un autre élément bien inquiétant, c’est qu’avec lui c’est l’ancien esprit des services secrets soviétiques qui continue à régner au plus haut niveau du pouvoir. Celui des services qui s’occupaient de l’étranger. Il y a là une continuité aussi bien dans les méthodes que dans ce que l’on pourrait appeler l’idéologie. L’Occident continue à être l’ennemi. Et tout ce qui est mauvais pour l’Occident est bon pour la Russie actuelle comme c’était le cas pour la Russie soviétique. Ce qui s’est passé dernièrement en Biélorussie est un exemple parfait de cette idéologie : on fait arriver par avions entiers des migrants et on les fait passer en Occident. Cela aurait pu être aussi bien de la drogue. On utilise des poisons sophistiqués comme à l’époque des splendeurs soviétiques ceux qui imprégnaient les pointes de parapluie. Des poisons préparés dans les laboratoires des services secrets qui fonctionnent toujours. On fait passer froidement les mensonges les plus éhontés comme lorsque Poutine, dans une conférence de presse, à quelques mètres seulement de Macron, affirme que les armées Walter n’ont absolument rien à voir avec le gouvernement russe. Et, ce qui est encore plus grave, on a gardé les relations secrètes antérieures avec ceux qui étaient membres des services secrets des anciens Etats d’Europe de l’Est qui faisaient partie du défunt Empire soviétique.
J’en parle longuement dans ma note intitulée A l’Est rien de nouveau... sur mon Bloc-notes 2019. A propos de la Slovaquie d’abord mais aussi à propos de l’Ukraine. Le journaliste Árpád Soltész est le grand spécialiste slovaque des réseaux mafieux. Voici ce que j’écrivais : Soltész nous en montre trois : les membres des Services secrets qui montent leurs combines en collaboration avec des politiciens qui n’apparaissent jamais mais qui les protègent, les mafias locales ordinaires et qui éliminent tous ceux qui les gênent à la manière sicilienne (il existe même une branche locale de la Mafia calabraise, la N’Drangheta) et, plus inquiétant encore, les membres de la Police : le chef de la Police, appelé le Général dans le roman, et qui est manipulé par des Russes, membres actuels ou anciens des Services secrets russes. Il faut dire qu’on est là tout-à-fait dans la partie extrême-orientale de la Slovaquie, bien loin de la capitale Bratislava qui est à l’autre bout, tout près de Vienne. Ici la ville d’une certaine importance est Kosice, la frontière avec l’Ukraine est toute proche, c’est avec ce pays et, à travers l’Ukraine, avec la Russie que se font tous les trafics. Tout le monde fait de la contrebande, les ethnies pullulent et ont leurs propres combines : Tsiganes (ou plutôt Roms), Magyars, Ruthènes surtout, mais aussi Polonais, Ukrainiens et Russes. La contrebande porte surtout sur les cigarettes, mais pas seulement, on pratique aussi la traite des femmes et le détournement des subventions européennes. Dans le roman on raconte que des Roms sont transportés par taxis à Bruxelles pour y recevoir des aides (minorités persécutées). Tout le monde en profite, les Roms, les chauffeurs de taxis et les agents des Services secrets qui en ont eu l’idée. Plus inquiétant encore : les anciens des Services secrets russes continuent à vivre dans leur ancienne culture soviétique, dont l’idée directrice était que tout ce qui pouvait affaiblir et pourrir l’Occident était bon pour l’URSS. Alors aujourd’hui on ne se contente pas de simples trafics de marchandises, on ramène des migrants d’Afghanistan, on les fait passer par l’Ukraine et la Slovaquie pour les amener en Allemagne. C’est lucratif et bon pour la Russie. Et mauvais pour l’Occident. C’est patriotique ! Et je crois que c’est tout-à-fait dans l’idée de Poutine !
Même chose pour l’Ukraine. L’écrivain Serhiy Jadan qui a écrit un roman devenu culte, La Route du Donbass et le cinéaste Yaroslav Lodygin qui en a tiré un film, The Wild Fields, décrivent une région encore plus sauvage et plus hors-la-loi que l’est de la Slovaquie. Mais le livre comme le film sont pas mal déjantés. Ce qui me semblait plus important c’est ce que Jadan disait à propos du Donbass dans une interview donnée en 2016 à la journaliste Galia Ackerman. D’abord que le problème de la langue ne se posait pas dans le temps. Il y a intercompréhension entre les deux langues, ukrainien et russe. Moi, j’habite Kharkov, une ville proche du Donbass et plutôt russophone, dit-il. Mais, dit-il encore : « moi, je parle toujours en ukrainien et on me répond le plus souvent en russe. Cela n’a jamais posé de problème. Parfois, les gens s’excusaient de ne pas savoir parler l’ukrainien, et parfois ils ne remarquaient même pas que nous ne parlions pas la même langue ! ». Ce sont les agents russes qui sont venus faire un énorme travail de sape et qui en ont fait un problème. Et puis il ajoutait : « Les services russes, bien implantés ici, sont parvenus à recruter tout un réseau : des officiers haut gradés, des députés de la Rada, des maires de certaines villes et, bien entendu, des employés ordinaires de divers organismes publics. Ce réseau a été renforcé pendant la présidence de Viktor Ianoukovitch, qui s’appuyait notamment sur les unités spéciales de la police, les Berkout, entièrement formées et encadrées par les Russes. Et lorsque Ianoukovitch a été déchu, le scénario de l’insurrection de l’Est a été mis en branle. Ceux qui ne connaissent pas la réalité peuvent penser que nous sommes en plein dans la théorie du complot, mais c’est la vérité. Le rapport secret provenant de l’Administration russe et publié par la «Novaïa Gazeta» fin février (le 24 février 2015) prouve que le Kremlin élaborait toutes sortes de scénarios d’annexion de la Crimée et du Sud-Est ukrainien avant même la chute de Ianoukovitch ».
Voilà. Ma note date de novembre 2019. Elle annonçait déjà l’intention de Poutine. Il vient de réaliser ce qu’il projetait depuis longtemps. Et tous ceux qui ont essayé de le faire changer d’avis – je pense aux cinq heures de discussion entre Macron et lui à Moscou – ont échoué.
Quant aux vieux réseaux secrets russes ils ont survécu ailleurs encore. En Roumanie et en Bulgarie entre autres. Mais pas seulement…
PS (lundi 28 février) : Vendredi soir Poutine a demandé à l'armée ukrainienne de faire tomber les "drogués et néo-nazis" qui règnent à Kiev. Poutine est devenu fou. Et puis il a, pour la deuxième fois, parlé explicitement de menaces nucléaires. L'Europe a pris des mesures exceptionnelles. Interdit le ciel européen aux avions russes, interdit l'usage du swift aux banques russes, même à la Banque centrale, fourni des armes, la plupart des pays européens l'ont fait, plus encore, c'est la Commission qui a levé des fonds pour acheter des armes pour les Ukrainiens. Que n'a-t-on expliqué à l'avance à Poutine ce qui allait lui tomber dessus ? Avant qu'il n'entre en Ukraine? Maintenant quel va être le prochain coup du joueur d'échecs fou ? Ce fou est incapable de reculer ! Et comme vient de le dire un élu démocrate spécialiste de la Russie : « On oublie que Poutine n’a pas un Politburo autour de lui pour le conseiller ou le restreindre », fait-il valoir sur CNN. « Regardez les images, il est tout seul, à 5 m de ses conseillers et ce nouveau développement est un très mauvais signe ». C'est ce que je pense aussi. Un homme seul qui décide tout seul. Même si depuis un certain temps on commence à parler de certains hommes de l'ombre qui l'entourent, mais qui lui ressemblent tellement ! Jamais personne depuis McArthur lors de la guerre de Corée n'a osé parler de l'utilisation d'armes nucléaires dans une nouvelle guerre conventionnelle ! Daryl Kimball, le directeur de l’Arms Control Association à Washington, s'insurge : « C’est sans précédent depuis la fin de la Guerre froide. Il n’existe aucun exemple d’un dirigeant américain ou russe qui ait élevé le niveau d’alerte de ses forces nucléaires en pleine crise pour essayer de modifier le comportement de l’autre camp ». Mais d'un autre côté on nous dit qu'il y a longtemps que l'armée soviétique avait développé des armes nucléaires de basse intensité. Un ou deux kilotonnes. Des joujoux. Pauvres de nous ! Ou, plutôt : pauvres Ukrainiens !
PS 2 (19 mars 2022) : On n'est pas loin des 4 semaines de combat. Aucun signe de recul de Poutine. Ce matin on annonce l'utilisation de missiles hypersoniques. Et hier il a prononcé un discours adressé aux Russes où il parle à nouveau du génocide que les Nazis au pouvoir à Kiev auraient commis dans le Donbass, même d'armes de destruction massive que ces Nazis auraient installées dans l'Est avec la coopération de certains Etats européens, d'un génocide qui ressemblerait aux massacres de juifs, de guerre patriotique menée par les courageux soldats russes, des traîtres à la patrie qu'il faudrait écraser comme les moucherons qui sont entrés dans votre bouche et qu'il faut cracher et écraser par-terre avec ses chaussures et, enfin de la purification du peuple russe qu'il faudrait entreprendre ! Effrayant ! Il n'y a pas que les Ukrainiens qui sont à plaindre. Les Russes aussi. Hier un jeune Russe ayant franchi la frontière finlandaise a affirmé qu'il ne rentrerait en Russie que lorsque Poutine sera mort ! Et bien sûr, nous autres Européens, nous aussi nous sommes à plaindre. L'avenir me paraît de plus en plus sombre...