Lauren Groff et Marie de France
(à propos de deux romans de Lauren Groff : Les terres indomptées, Editions de l’Olivier, 2025 et Matrix, Penguin Books, 2021)
C’est un long article du Monde, daté du 9 février 2025 et signé par Florence Neuville, qui a attiré mon attention sur cette écrivaine installée en Floride et, semble-t-il, très engagée contre la vaste action de censure lancée aux Etats-Unis contre les livres qui ne correspondent pas à la nouvelle idéologie trumpienne. En particulier dans les bibliothèques et les écoles. Des milliers de livres, dit-elle dans une interview, sont retirés des rayonnages des bibliothèques publiques, scolaires et universitaires. Fin janvier « Pen America recense 4 500 livres interdits en Floride entre 2023 et 2024, et plus de 10 000 dans l’ensemble des Etats-Unis ». Parmi eux : Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur de Harper Lee et Maus d’Art Spiegelman. Bientôt on va brûler les livres comme sous Hitler ! Le fascisme commence toujours, a dit quelqu’un, par une guerre culturelle.
Alors Lauren Groff a ouvert avec son mari une librairie à Gainesville qui propose, entre autres, les livres interdits. Mais, originaire de l’Etat de New-York, ayant étudié à l’Université d’Amherst de l’Etat du Massachussetts, elle est aussi considérée comme une écrivaine singulière. Alors je suis allé voir mon libraire qui avait deux de ses livres en stock. Les plus récents. Matrix, qui date de 2021, il l’avait en anglais. Une histoire entièrement inventée de Marie de France, en abbesse. Et Les terres indomptées, excellement traduit par Carine Chichereau, en français (l’original anglais date de 2023).
Ce qui frappe tout de suite à la lecture des deux romans c’est l’écriture. Superbe. Et dans les deux cas l’écrivaine a essayé de colorier son écriture en faisant référence aux langues des époques décrites. L’anglo-normand pour Matrix, l’anglais élisabéthain pour le deuxième roman qui raconte l’échappée dans les contrées sauvages du Nord-Est américain des débuts du XVIIème siècle d’une servante sortie du Fort de Jamestown.
C’est d’ailleurs d’abord de ce deuxième roman, les terres indomptées, que je vais parler, l’autre, Matrix, étant bien plus riche et plus intéressant à commenter. Ce roman dont l’original en anglais a paru en 2023 sous le titre The Vaster Wilds, est l’histoire d’une orpheline engagée comme servante dans une famille bourgeoise anglaise. Tout de suite le machisme y règne. Le fils de la famille, adulée par sa mère, jouit sans vergogne de la pauvre servante et la livre même aux jeux sexuels de ses amis étudiants. Quand le mari meurt, la veuve se remarie rapidement avec un Révérend, autoritaire et hypocrite. C’est lui qui décrète qu’ils vont émigrer dans le nouveau Monde. Et la servante est bien obligée de suivre. En Amérique on débarque à Jamestown en Virginie. Le fort avait été fondé en 1607 quand trois navires y étaient arrivés avec 144 colons et marins. Mais bientôt tout va mal. C’est le cas lorsque la famille qu’accompagne la petite servante arrive à son tour à Jamestown. Moustiques, malaria, eau stagnante, manque d’eau, et, surtout, manque de nourriture, une fois que les occupants du fort se seront fâchés avec la grande tribu des Alconquins qui l’entoure (la tribu de la fameuse Pocahontas). Une famine telle qu’on y pratique même le cannibalisme. Lauren Droff décrit une telle scène, assez abominable, qu’elle aurait mieux fait de lasser tomber ! La petite servante est d’abord heureuse de pouvoir s’occuper de la petite fille, mentalement retardée, née de l’union de sa maîtresse avec le Révérend et qu’elle aime beaucoup. Mais quand la petite meurt elle décide de s’enfuir. En préparant tout ce dont elle aura besoin. Et, d’abord d’une pierre silex qui lui permettra de faire du feu. Ainsi que d’un couteau avec lequel elle tue le Révérend qui veut l’étrangler. Alors commence sa longue fuite dans les Terres sauvages, d’abord poursuivie par un soldat qu’on a envoyé à sa suite, mais auquel elle échappe en réussissant à traverser un fleuve. Mais toute sa fuite n’est qu’une longue suite d’épreuves auxquelles elle survit en petite héroïne. C’est d’abord la faim. Elle apprendra à manger n’importe quoi. Bébés écureuils, champignons, larves dans un bois mort, œufs de canard, poissons. Le silex l’aide bien, lui permettant à tout moment de faire du feu pour se protéger du froid, des loups et de cuire ou fumer des aliments. Elle avait également emmené des couvertures et des bottes pour marcher dans la boue, bottes enlevées à un garçon mort. Elle échappe aussi à bien des dangers. Un homme sauvage devenu fou, peut-être un Espagnol venu de Floride, lui jette une pierre qui la touche à la tête. Deux Indiens la découvrent mais elle réussit à se cacher dans un trou dans des rochers. Un ours rencontré dans une caverne la dédaigne. Un loup s’en fuit, effrayé par le feu. Elle est malade à plusieurs reprises, avec de la fièvre, et elle est même frappée encore par la petite vérole, contaminée avant son départ du Fort. Elle se remémore de nombreux moments de sa vie d’avant, a des visions, et, de temps en temps, est frappée par des scènes de toute beauté. « Elle était arrivée en un lieu si étrange qu’au début elle crut à un fantasme né de sa fièvre. C’était un petit étang ceint de bouleaux blancs dont les frondaisons s’inclinaient et se touchaient. Pourtant, dans cette forêt aux bourgeons nus, qui s’éveillait nouvellement, le feuillage de ces arbres était déjà bien vert et dru, et il laissait filtrer une lumière chatoyante. De la surface de l’étang, des volutes montaient et jouaient avec la brise, qui tournoyait ici et là en murmurant. Elle se pencha sur l’eau, elle y plongea la main et la sentit chaude comme un bain ». Alors elle se dénude entièrement et « nue dans la lumière du jour, elle entra dans l’étang ». Une autre fois c’est le spectacle du ciel qui l’émerveille. « D’épais nuages laineux s’en vinrent du nord, s’étirant sur tout l’horizon des cieux lointains. Elle les observa avec plaisir. Qu’ils étaient beaux, quel superbe violet… La nuée progressait en hâte en direction du sud, transportant avec elle une ombre épaisse, au point que les arbres et l’eau qu’elle recouvrait devinrent soudain noirs comme en pleine nuit. Mais l’étoffe des nuages se déchirait parfois à cause de la vitesse, et il s’y ouvrait de grands trous. A travers eux, l’éblouissant soleil passait ses longs doigts fins et il touchait le sol, et les arbres que la lumière tout à coup éclairait parmi les autres paraissaient si parfaits, si purs exemples de leur espèce , qu’elle se demanda comment elle avait fait pour ne pas voir cette beauté parfaite avant ce jour ». Et puis un jour, après avoir réussi à survivre à des dizaines d’hivers, elle s’arrête. Construit une cabane. Bien consciente que des Indiens vivent autour d’elles mais la laissent tranquille. Et puis tout finit comme cela devait finir. Et son corps servira de repas aux vautours, aux corbeaux et aux renards… L’éditeur écrit que « Les Terres indomptées est un grand roman d’aventures, haletant et lyrique ». Oui. Peut-être.
Matrix commence ainsi : « She rides out of the forest alone. Seventeen years old, in the cold March drizzle, Marie who comes from France. It is 1158 and the world bears the weariness of late Lent ». J’ai demandé à Annie qui a fait une licence d‘anglais si elle connaissait le sens du mot Lent. Non, me dit-elle. Alors que moi j’ai tout de suite fait le lien avec l’allemand Lenz, mot un peu ancien pour désigner le printemps. Le Chambers, reste des études anglaises d’Annie, m’apprend que Lent signifiait en fait le carême. Mais indique aussi que l’origine est l’anglo-saxon lengten, qui signifie printemps comme le Lentz allemand.
Matrix est un roman puissant décrivant une femme forte sortant de l’ordinaire. Lauren Groff est une féministe, c’est évident. Qui jouit de faire vivre des femmes libres ou libérées. Facile de bâtir une fiction avec Marie de France. Car on ne sait rien d’elle. Je me souvenais qu’on disait que tout ce que l’on savait d’elle c’est ce qu’elle a dit dans cet unique vers : Marie ai num si sui de France. Alors, bien sûr, on a essayé de savoir d’où elle sortait vraiment. Mais quand on regarde ce qu’en dit Wikipédia à propos de toutes les hypothèses possibles, on se rend bien compte qu’aucune ne s’impose de manière évidente. Lauren Groff a choisi d’en faire une demi-sœur bâtarde du roi Henri II Plantagenêt. Originaire du Maine, ayant vécu à la Cour d’Aliénor d’Aquitaine, dont elle est admiratrice et, même, pas mal amoureuse. Et qui la bannit pourtant de sa Cour en la faisant nommer abbesse d’un couvent. Un couvent affreusement pauvre qu’elle va rendre riche, puissant, autonome et célèbre. C’est cette montée en puissance que décrit magistralement le roman.
Elle commence par s’imposer à ses sœurs, installer la discipline, se met à vérifier la comptabilité, à faire payer les utilisateurs des terres du couvent, à obtenir des soutiens financiers, à organiser cultures et élevage et, pour finir, ce qui est plutôt original, à entourer le couvent d’un labyrinthe forestier qui va le protéger. Et, en même temps l’auteure fait de Marie de France une féministe avant l’heure : elle exclut toute présence de serviteurs hommes du couvent et va même, lorsque le Pape impose une période d’interdiction de sacrements à l’Angleterre, jusqu’à confesser elle-même ses sœurs et à célébrer la messe !
Evidemment, du moment qu’on ne sait pas grand-chose de sa biographie réelle tout est permis !
Comme tout ce qu’elle rapporte des relations supposées de Marie de France avec Aliénor. Qui sont d’autant plus intéressantes que la vie d’Aliénor est bien connue et qu’elle était une femme puissante et tout-à-fait remarquable. Digne d’être l’héroïne d’une émission de Stéphane Bern, ce qu’elle a été probablement (Christine Bravo s’y est attaquée aussi d’ailleurs, dans une série célébrant les Femmes remarquables de l’Histoire !).
Aliénor a d’abord été Reine de France pendant quinze ans (de 1137 à 1152), ayant épousé celui qui allait devenir Louis VII et qu’elle allait accompagner lors de la deuxième croisade (je ne savais pas que des femmes ont participé à des croisades. Or dans l’histoire racontée par Lauren Droff, la jeune Marie de France y était, elle aussi, et c’est là qu’elle aurait fait la connaissance d’Aliénor et commencé à l’admirer et l’aimer). Puis, après l’annulation de son mariage avec Louis VII, Aliénor épouse Henri Plantagenêt (qui dans la fiction de Droff est le demi-frère de Marie) et devient Reine d’Angleterre. C’est elle qui sera la mère de Richard Cœur de Lion et de Jean sans Terre, célébrés dans ses romans par Walter Scott et qui seront tous les deux rois d’Angleterre. Elle aura aussi pour petite-fille Blanche de Castille. Quand, en 1173-74, trois fils de Henri II se révoltent contre leur père, celui-ci réprime la rébellion et se venge d’Aliénor, leur mère, en la gardant prisonnière d’abord au château de Chinon puis dans plusieurs châteaux anglais pendant près de quinze ans ! Ce n’est qu’en 1189 qu’elle est libérée définitivement lorsque Henri II meurt et que son fils préféré Richard devient Roi d’Angleterre. C’est elle qui se rend à Messine d’où Richard part en croisade pour lui amener celle qu’il va y épouser. C’est elle qui devient Régente du trône alors que Richard guerroie en Palestine et qui empêche la prise du pouvoir par Jean sans Terre. C’est elle qui se démène pour trouver la rançon pour libérer Richard gardé prisonnier par l’Empereur d’Allemagne Henri VI lors de son voyage de retour de la Troisième Croisade. C’est elle aussi qui va imposer Jean comme Roi d’Angleterre à la mort de Richard. C’est elle qui va encore (en 1200) chercher (et choisir) Blanche de Castille en Espagne pour la faire épouser le futur Roi de France, Louis VIII (et qui sera la mère de Louis IX, alias Saint Louis). Mais dès 1194 elle s’était déjà retirée à l’Abbaye de Fontevraud. C’est aussi là qu’elle meurt en 1204, à l’âge de 80 ans. Et c’est là que se trouve son gisant en marbre blanc, ainsi que ceux de Henri II et de Richard Cœur de Lion. C’est elle qui les a fait réaliser ! Je me souviens encore de les avoir admirés lors d’une réunion de notre promo à Chinon pour célébrer les dix ans de notre sortie d’Ecole en 1968 !
Aliénor était donc une femme d’exception qui a marqué la politique de son siècle. C’était aussi une femme de grande culture, éduquée à la Cour d’Aquitaine où régnaient les troubadours et les Cours d’Amour, sa langue maternelle était la langue d’oc, mais elle possédait également la langue d’oïl qui était à la base de l’anglo-normand parlé à la Cour de Londres et elle avait appris le latin.
On comprend alors pourquoi l’écrivaine est tentée de faire revivre la grande Aliénor dont la vie est parfaitement connue en même temps que cette Marie de France dont on ne sait pas grand-chose. Dans la fiction l’enfant Marie accompagne sa mère et ses tantes qui chevauchent comme de vraies guerrières dans les plaines de Thrace en compagnie d’autres femmes qui participent à cette fameuse 2ème Croisade. C’est en campant pas loin de Byzance que la petite Marie entre dans une tente où dort Aliénor à côté de son amant et la voit pour la première fois. Il fait nuit. Des corps étendus partout. Une tente. Une lampe allumée. Deux chiens, à l’entrée, se lèvent, la reniflent, mais n’aboient pas. « Elle s’approche du lit, y voit deux corps… du plus proche elle voit la chair, une poitrine dépassant la fourrure qui la couvre, un long cou, une chevelure abondante et brillante, un œil fardé de noir, ouvert, qui la regarde. Une femme. Marie sent comme un coup de poing contre sa poitrine, comme un miracle, un amour soudain… ». Et pourtant c’est cette même femme qui l’expulse de la Cour du Roi Henri II en 1158. Entrant subitement dans sa chambre et lui annonçant la grande nouvelle : le Pape autorise la pauvre fille illégitime qu’est Marie, pas belle, trop virile, petite, et qu’aucun homme de Cour ne voudra jamais épouser, à devenir la Prieure d’une Abbaye royale ! Et Marie n’a pas d’autre choix que d’accepter. Mais pendant toute sa vie elle restera amoureuse d’Aliénor. Elle lui écrit souvent, mais pendant longtemps elle n’en reçoit guère de réponse. C’est pour l’intéresser à elle qu’elle commence, pense l’écrivaine Groff, à écrire, la nuit, ses Lais. Peu de temps après son arrivée à l’Abbaye. « Tout à coup Marie se remémore un Lai breton en vers rimés, dans toute sa beauté. Ses mains commencent à trembler. Elle écrira une collection de Lais, traduits dans la belle langue musicale française de la Cour. Et elle lancera son manuscrit comme une flèche allumée vers son amour et quand il atteindra son but, ce cœur cruel va s’enflammer. Aliénor va s’émouvoir. Et Marie sera autorisée à revenir à la Cour, à cette place où personne ne meurt de faim, et où il y a toujours de la musique et des chiens et des oiseaux et de la vie et où, le soir, les jardins sont remplis d’amants et de fleurs et d’intrigue, où Marie pourra pratiquer toutes ses langues et écouter dans les halls des bouts d’idées toujours nouvelles émerger des conversations… ».
Alors, parlons-en de ces Lais. La « transposition en français moderne » des Lais qui se trouve dans ma bibliothèque est de Paul Truffeau. Voir : Les Lais de Marie de France transposés en français moderne par Paul Truffeau, L’Edition d’Art - Piazza, Paris, 1959 (la première édition est de 1923). Il en a transposé dix sur les douze attribués à Marie. Il n’a pas voulu traduire celui qui est intitulé Equitan, le trouvant « bête et grossier ». Pourquoi ? C’est l’histoire d’un Roi qui couche avec la femme de son Sénéchal. Le couple prépare l’assassinat du mari pour lequel ils préparent deux baignoires dont l’une, celle qui lui est destinée, est pleine d’eau bouillante. Le cocu découvre ce qu’ils préparent. Alors le Roi se jette lui-même dans le mauvais bain, celui d’eau bouillante, et le mari y plonge la femme adultère. C’est moral, il me semble. Même si cela ne paraît pas très vraisemblable. On n’en a cure. Quant au caractère grossier, la cause est peut-être à trouver dans le fait que c’est le premier ou un des tout premiers écrits par Marie… L’autre Lai non traduit est celui de Chaitivel. Une histoire bien triste. Une dame aimée par quatre barons et qui ne sait auquel accorder sa préférence. Dans un tournoi trois de ses prétendants sont tués devant elle. Et le quatrième est grièvement blessé, rendu impuissant. La Dame veut chanter sa douleur dans un Lai qu’elle veut appeler Quatre Deuils. Appelez-le Chaitivel, ce qui veut dire le Malheureux, lui dit le survivant, car le plus malheureux c’est moi qui survis et ne puis vous épouser. Truffeau en trouve l’expression « embarrassée ». C’est l’impuissance qui le gêne ? Mais en parcourant d’autres traductions et des commentaires concernant ce Lai, j’ai l’impression qu’il est peut-être plus complexe que cela et que la Dame qui ne voulait choisir l’un des quatre, ne le veut toujours pas alors que trois sont morts !
La transposition des dix Lais de Marie par Truffeau est faite dans une prose poétique très agréable à lire. Et pourtant on regrette un peu de ne pas disposer d’une traduction en vers modernes des octosyllabiques rimés de Marie. Mais comme la plupart de ces Lais sont longs (jusqu’à 600 vers) cela deviendrait peut-être un peu lassant. Sauf pour le Lai du Chèvrefeuille, bien plus court et qui est aussi le plus connu. Du moins connu pour ces vers où les Amants sont comparés au coudre enlacé par le chèvrefeuille et qui meurent quand on les sépare comme meurt le coudrier et, pareillement le chèvrefeuille, quand on veut les « désevrer » :
D’euls deus fu-il tut autresi,
Cume del’ Chevrefoil esteit,
Ki à la codre se preneit.
Quant il est si laciez è pris ;
E tut entur le fust s’est mis,
Ensemble poient bien durer
Mès ki puis les volt désevrer,
Li codres muert hastivement,
E Chevrefoil ensemblement ;
Bele amie si est de nus
Ne vus sanz mei, ne mei sanz vus.
Mais l’histoire racontée par le Lai est peut-être moins connue. Tristan erre tristement dans la forêt quand il apprend que Yseut va passer sur la route pour rejoindre le Roi à Tintagel. Il coupe alors une branche de coudrier, la taille, y inscrit son nom et la plante au milieu de la route. Yseult, l’apercevant, fait arrêter son convoi et s’écarte du chemin avec sa fidèle servante, pénètre dans le bois et y rencontre son amant.
Que dire des autres Lais de Marie ? On y trouve beaucoup de merveilleux. Ainsi Guigemer tire une flèche sur une biche blanche qui parle d’une voix humaine avant de mourir, la flèche revient sur lui et le blesse à la cuisse. Il bande sa blessure, continue à chevaucher jusqu’à un rivage où il trouve une nef qui s’en va aussitôt qu’il y est monté, l’amène jusqu’à une île où est maintenue prisonnière une belle qu’un vieux jaloux y a enfermée (les vieux sont souvent jaloux. Normal s’ils s’éprennent de jeunes jouvencelles !). Les deux tombent immédiatement amoureux. On nous explique qu’on ne peut échapper au vrai amour. Qui n’est pas un bête désir sexuel, de la débauche. « L’amour est comme une plaie dans le corps, dont rien n’apparaît. C’est un mal qui nous tient longtemps, pour ce qu’il vient de nature… Qui trouve un amour loyal doit le servir, le chérir et faire tout ce qu’il commande ». Guigemer n’a pas de mal à convaincre la Dame. Bientôt « ils jouent et parlent ensemble, et souvent se baisent et s’accolent. Et beaucoup d’autres caresses que les amoureux savent bien » (toutes ces citations sont tirées de la transposition de Truffeau). Leur bonheur dure un an et demi. Jusqu’à ce qu’on les découvre. Le vieux arrive avec ses serviteurs pour tuer Guigemer. Mais quand il apprend son histoire il le laisse partir sur la nef qui est toujours au rivage et qui va le ramener, toujours sans aucun équipage, jusqu’à son pays. Et lorsque la Dame, un peu plus tard se trouve miraculeusement libérée, elle trouve elle aussi la nef mystérieuse qui va la ramener chez son amant.
Il y a du merveilleux aussi dans le lai de Lanval, un chevalier de la Table Ronde qui rencontre une pucelle magnifique. « Fleur de lis et rose nouvelle, quand elles éclosent au temps d’été, ne peuvent égaler sa splendeur ». « Elle est étendue sur un lit magnifique, vêtue simplement de sa chemise. Un riche manteau en pourpre d’Alexandrie, doublé d’hermine blanche, est jeté sur elle pour lui tenir chaud ; mais elle a le côté découvert, la jambe et le sein. Son corps et gent et bien fait, et plus blanc que fleur d’aubépine » (transposition Truffeau). Mais ce n’est pas tout : elle sera à lui, dit-elle, à tout moment, en tout lieu, à condition qu’il soit convenable, dès qu’il la désirera. « Prête à faire votre plaisir ». Alors lui en tire « grande joie amoureuse : la nuit, le jour, il appelait à lui son amie, et elle venait ». Il y a quand même une condition, on pouvait s’y attendre : « ne découvrez notre amour à personne. Car s’il était su, vous me perdriez à jamais ; jamais plus vous ne pourriez me voir ni prendre jouissance de mon corps ». On se doute de ce qui va arriver par la suite…
Du merveilleux aussi dans Le Bisclavret qui est un loup-garou. Dans lequel se change de temps en temps un baron, pourtant « bon et beau chevalier ». Et qui ne peut reprendre forme humaine lorsque sa femme lui dérobe ses habits qu’il avait cachés sous une pierre. Dans Yonec un autre Sire breton, encore un vieux jaloux, enferme sa belle dans une haute tour et un beau et gracieux chevalier entre par une fenêtre sous la forme d’un autour.
Mais il y a aussi bien d’autres Lais qui ne sont que de simples et belles histoires d’amour. Ainsi dans le Lai du Laüstic (le rossignol en français), un chevalier échange avec la femme de son voisin force regards et paroles amoureuses. Même la nuit. Le mari demandant à sa femme ce qu’elle fait à la fenêtre, elle lui dit qu’elle aime écouter le rossignol. Alors le mari tue l’oiseau et le lui jette sur son sein. La pauvre femme l’enveloppe dans une chemise et le fait porter au chevalier de son cœur… Dans Milon deux amants utilisent un autre oiseau pour un but semblable : c’est un cygne qui leur sert de messager d’amour.
Que sait-on de la composition des Lais de Marie de France ? On pense qu’ils ont été écrits entre 1160 et 1180. Que leur matière première est bretonne. Ou plutôt celtique. Des Lais racontés et, en partie chantés, par des jongleurs bretons (la Bretagne faisait partie du Royaume d’Aquitaine, le Pays de Galles de celui de Henri II). En quelle langue ? Si c’était en breton, Marie entendait-elle la langue ? Cela n’est peut-être pas très important. Ce qui est certain c’est qu’elle y a apporté sa marque, sa façon de voir l’amour (encore que les Celtes avaient peut-être déjà une conception de la femme différente, supérieure parce que magique). Et puis, surtout, elle met ces histoires en vers octosyllabiques rimées, en langue d’oïl (anglo-normand) et les rend plus concises. Tuffreau s’est basé, nous dit-il, sur le texte publié en 1900 par Karl Warnke, Halle. C’est le texte que l’on peut trouver sur le net repris par Wikisource, voir : Lais de Marie de France - Wikisource.
Que dire encore de la conception de l’amour chez Marie de France ? Est-ce celle de la tradition bretonne ? Ou celle des troubadours dont l’un des premiers était, comme par hasard, un Duc d’Aquitaine, Guillaume IX (mort en 1117) ? Et chez qui la notion d’amour n’était pas si éthérée que cela si on en croit ce qu’en dit Michel Zink (voir : Michel Zink : Les troubadours, une histoire poétique, Perrin, Paris, 2013). Et dont certains caractères attribués à l’amour proviennent de l’Orient comme essaye de le démontrer Yahya Mansoor dans sa thèse (voir : Ali Yahya Mansoor : Die arabische Theorie – Studien zur Entwicklungsgeschichte des abendländlichen Minnesangs , thèse de doctorat à l’Université Ruprecht Karl de Heidelberg, 1966), c’est-à-dire : l’amour élève l’âme, l’amour anoblit l’homme, l’amour coup de foudre qui entre par les yeux qui sont aussi la porte de l’âme, l’amour qui est maladie, qui rend fou, la mort d’amour, le désir de demander grâce (ce qui correspond bien à ce que dit Marie, par exemple dans Guigemer). Ou est-ce la sienne propre, à Marie de France elle-même ? Difficile dans ces conditions de croire à une Marie confinée pendant la plus grande partie de sa vie, dès ses 17 ans, dans une Abbaye comme l’imagine Lauren Groff ! Il semble bien plus probable que Marie ait vécu pendant de longues années à la Cour du Roi Plantagenêt !
J’ai une autre œuvre dans ma Bibliothèque, la grande étude que Reto R. Bezzola, professeur à l’Université de Zurich, a consacré à toute la littérature courtoise occidentale (voir : Reto R. Bezzola : Les Origines et la Formation de la Littérature Courtoise en Occident (500-1200), Vol. 1 à 5, Librairie H. Champion, 1960-69). Ce qu’il a surtout cherché, dit-il dans sa préface, c’est comprendre « comment les milieux laïques du haut Moyen-Âge, les milieux de cour en particulier, ont contribué à l’essor de la littérature courtoise européenne, que l’on trouvera toujours au point de départ de notre littérature profane moderne et à la base de notre conception poétique de la femme… ». Le volume 4 est essentiellement consacré à « la cour d’Angleterre comme centre littéraire sous les Rois angevins (1154 – 1199) ». « Depuis les Carolingiens, voire depuis l’Antiquité, il n’y avait plus eu en Occident un centre littéraire de l’importance qu’aura la cour d’Henri II », écrit Bezzola. Le portait qu’il fait d’Henri II est d’ailleurs tout à fait étonnant. Un personnage d’une très grande éducation, grand liseur, tout en étant un homme d’une énergie incroyable, grand guerrier, grand chasseur, grand baiseur, mais aussi grand législateur. Quelqu’un certainement au moins aussi remarquable que la grande Aliénor. Mais arrêtons là. Cela nous mènerait trop loin. Que dit-il des Lais de Marie de France ? « Avec sa spontanéité féminine et avec son intuition de la plus grande poésie dans le cadre et dans la forme la plus simple, Marie sait ramasser d’une façon incomparable son histoire d’amour autour d’un motif, d’un événement central chargé de haute valeur symbolique, exprimant un cas généralement humain et pourtant plongé dans une atmosphère grave, lointaine et mystérieuse ». Quant à sa vie, il n’assure rien, mais étant donné sa connaissance de l’anglais et de l’anglo-saxon, sa maîtrise du latin et sa culture littéraire que l’on ne rencontre guère que « dans les classes de la haute aristocratie et dans le rang des clercs », on peut être quasiment certain, pense-t-il, que « nous nous trouvons évidemment au plein milieu de la cour d’Henri II et d’Aliénor ».
Et ceci pour une autre raison encore. A cause de son autre œuvre dont j’ignorais l’existence, ses Fables. Je viens de commander ces Fables analysées et commentées par Baptiste Laid (voir : Baptiste Laid : L’élaboration du recueil de fables de Marie de France - Trover des fables au XIIème siècle, Honoré Champion, 2020). J’en parlerai quand je l’aurai reçu.
Mais avant cela je reviens une dernière fois au roman de Lauren Droff. Et aux relations entre Marie et Aliénor. Dans la fiction Aliénor ne répond pas à l’envoi des Lais à la Cour. Elle ne répond d’ailleurs à aucune lettre de Marie même lorsqu’elle se trouve emprisonnée. Ce n’est qu’après sa libération qu’Aliénor vient rencontrer Marie. Une entrevue où les deux s’opposent d’abord. Deux personnalités d’envergure. Mais, finalement le lendemain matin, Aliénor donne à Marie son propre sceau ce qui lui permet d’écrire sans être obligée à faire lire la lettre à l’une de ses collègues. Et, à partir de ce moment, les deux s’écrivent régulièrement. Et l’on suit l’Histoire avec un grand H. C’est ainsi que lorsque Richard est détenu par l’Empereur allemand, Aliénor demande à Marie de contribuer à la rançon. Er plus tard encore on suit le voyage d’Aliénor déjà bien âgée en Espagne pour aller chercher Blanche de Castille. Et, enfin, il y a la mort d’Aliénor, longtemps avant celle de Marie. Ah, j’allais oublier : lors de leur première et dernière entrevue, Marie remet à Aliénor ses Fables et, même lui en raconte l’une d’elles, celle du loup et de la grue : un loup avalant un os le coince dans sa gorge. Seule la grue a le cou suffisamment long pour aller chercher l’os dans la gueule du loup. Mais n’a pas tellement envie de prendre ce risque. Mais le loup l’assure que si elle réussit à le délivrer elle recevra un merveilleux trésor. Une fois le loup débarrassé de son os, il déclare à la grue qu’elle va maintenant recevoir le trésor promis. Ce trésor est sa vie. La grue doit être heureuse de ne pas être mangée.
Cette histoire fait rire la Reine. Délicieux, dit-elle…