Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

L'affaire de la jeune géante

A A A

La plus connue de toutes les légendes alsaciennes est très certainement celle de la jeune géante du Burg de Nideck qui descend dans la vallée, ramasse un paysan avec son cheval et sa charrue, rapporte le tout dans son tablier au château et se fait engueuler par le géant son père. Je vous entends déjà râler : oh, il va encore nous parler de l’Alsace ! Oui, c’est vrai. Je vous avais prévenu. Je suis revenu à mon enfance. C’est l’âge qui veut ça. C’est ainsi que je me suis remis à une nouvelle Anthologie de poésie alsacienne et que je risque de revenir encore souvent à des choses alsaciennes. Mais, de toute façon, je ne vous oblige pas à me lire… Ceci étant, pour vous amadouer, je vais quand même vous donner ma version française du grand poème de Chamisso de cette histoire : 

Burg Nideck 

Bien connue est en Alsace la légende du Burg Nideck 
Le mont où, dans les temps anciens, se dressait le Burg des Géants ; 
Maintenant le château est en ruines, l’endroit désolé et vide ; 
Demande où sont les Géants, tu ne les trouveras plus. 

Un jour, la fille des Géants sortit de son Burg, 
Jouait devant la porte, échappant à toute garde 
Et descend la pente et pénètre dans la plaine 
Curieuse de savoir ce qu’il y avait au bas de son mont, 

En quelques pas rapides, elle franchit la forêt, 
Et atteint sans plus tarder, près de Haslach, le monde des hommes. 
Et les villes d’en bas, les villages et tout autour les champs, 
Sont à ses yeux de Géante un monde bien étrange. 

Puis jetant ses regards à l’endroit où se trouvent ses pieds, 
Elle découvre un paysan qui labourait son champ ; 
Et voit le petit être se traîner de bien curieuse façon 
Et le soc de sa charrue, luisant et clair, scintiller au grand soleil. 

« Quel beau jouet ! » crie-t-elle, « je vais le rapporter chez moi ! » 
Elle s’agenouille par terre, émue, étend son grand mouchoir, 
Et, balaye de ses mains tout ce qui bouge par là, 
En fait un tas, enferme le tout dans son mouchoir de Géante. 

En sautant de joie, – comme sont tous les enfants, qui ne le sait ? - 
Elle court vers le château, se précipite vers son père ; 
« Oh ! Père, Père chéri, regarde ce beau jouet ! 
Jamais, sur nos hauteurs, je ne vis si adorable chose. » 

Le vieux géant était assis à sa table et buvait du vin frais, 
Il la regarde avec plaisir et demande à sa fille : 
« Qu’est-ce qui frétille donc autant dans ce mouchoir que tu tiens ? 
Tu sautes toute à ta joie : laisse-moi voir ce qu’il y a dedans ! » 

Elle déploie son grand mouchoir et dresse en prenant bien soin 
Le paysan d’abord, et puis la charrue et tout son attelage ; 
Et quand tout est placé si joliment sur la table 
Elle crie de joie et saute en l’air et frappe dans ses mains. 

Le vieux Géant devient grave, et hoche la tête et dit : 
« Qu’as-tu fait ma fille ? Cette chose n’est pas un jouet ! 
A l’endroit où tu l’as pris, tu vas le remettre aussitôt ! 
Le paysan n’est pas un jouet, quelle idée t’est entrée dans la tête ? 

Sans murmure et sans délai, tu exécuteras mon ordre 
Car s’il n’y avait point de paysan, tu n’aurais point de pain ; 
C’est de la race des paysans que nous les Géants sommes issus ; 
Le paysan n’est pas un jouet, que Dieu nous en soit témoin ! » 

Bien connue est en Alsace la légende du Burg Nideck 
Le mont où, dans les temps anciens, se dressait le Burg des Géants ; 
Le château est en ruines, l’endroit désolé et vide ; 
Demande où sont les Géants, tu ne les trouveras plus. 

J’aime beaucoup le poète Adelbert von Chamisso. Pour plusieurs raisons. D’abord parce que son poème, ma grand-mère le récitait, jusqu’à un âge avancé, à toutes les fêtes de famille. En allemand, bien sûr, puisqu’à cause de cet imbécile de Napoléon III qui a déclaré la guerre à la Prusse et l’a perdue aussitôt et de ce criminel de Bismarck, l’Alsace à qui personne n’a demandé son avis, est devenue allemande en 1870 et que ma grand-mère, Marie Bohly, qui était née en 1875 a forcément été éduquée à l’école allemande ! Mais j’aime aussi Chamisso pour bien d’autres raisons. Parce qu’il a dû quitter la France à la Révolution et est arrivé à Berlin à 14 ans sans connaître un mot d’allemand ce qui n’a pas empêché cet immigré français à être classé dès le XIXème siècle parmi les plus grands poètes romantiques allemands. Parce qu’il n’a jamais éprouvé de haine contre ceux qui ont causé son exil, composant un poème plein de sérénité sur les paysans qui labourent les champs sur les terres de son château Boncourt détruit. Parce qu’il n’a jamais voulu porter les armes contre son pays natal, ce qui l’a incité à partir en voyage d’exploration vers l’Insulinde et ainsi devenir le premier Allemand à découvrir le pantoun malais, et même à être le premier Européen à en composer. Mais passons. Si vous voulez en savoir plus sur lui, voyez ma note sur mon site Voyage, au tome 5, intitulé : Adelbert von Chamisso, le pantoun, la jeune géante et l’homme qui avait perdu son ombre. Et revenons à ma jeune géante. 
Ou plutôt à celle qui a découvert la légende : Charlotte Engelhardt, née Schweighäuser. Une intellectuelle strasbourgeoise, née en 1781, fille du Professeur d’Université et grand helléniste Johannes Schweighäuser. Son frère Gottfried Schweighäuser a été archéologue et poète. Et elle-même a épousé en 1804 le médiéviste Maurice Engelhardt qui a eu le grand mérite de réaliser un important travail (de copie partielle) sur le Hortus deliciarum, une magnifique encyclopédie chrétienne manuscrite, réalisée entre 1159 et 1175 par Herrade de Landsberg, et ses moniales au couvent de Hohenbourg sur le Mont Sainte-Odile, première encyclopédie connue réalisée par une femme et qui a été malheureusement détruite lors de l’incendie de la grande Bibliothèque de Strasbourg causé par les bombardements de ces Prussiens barbares, lors de cette affreuse guerre de 1870, semence de toutes celles du XXème siècle. Charlotte a effectué de nombreux voyages en Europe avec son mari et ensemble ils ont fait la connaissance d’Achim von Arnim, l’un des deux auteurs de la célèbre Anthologie allemande de chansons populaires, Des Knaben Wunderhorn
Charlotte, donc, était une intellectuelle, amie de Daniel Arnold, l’auteur de la première pièce de théâtre en dialecte alsacien : Der Pfingstmontag (le lundi de Pentecôte), publiée en 1816 et grandement louée par Goethe lui-même. Elle se moque d’ailleurs gentiment de Goethe dans un poème en dialecte : il faut dire qu’au moment d’écrire sa critique très détaillée de la pièce Goethe ne connaissait pas Arnold et trouvait que cela devait être l’œuvre d’une vie (à cause de la diversité des caractères qui sonnaient justes et de la diversité et la richesse dans l’expression dialectale). Non, monsieur le Conseiller de la Cour (Herr Hofrat), dit-elle, il a suffi de dix mois, à notre grand Arnold, pour l’achever, il me l’a dit lui-même ! C’est qu’il du génie : er « hett’s nur üssem Ermel g’schittelt » (il l’a juste fait tomber de sa manche, expression alsacienne : il l’a fait avec la plus grande facilité). Charlotte Engelhardt a aussi été l’une des premières à créer ce qu’on appelle des Fraubasengespräche en dialecte, des dialogues de commères. Auguste Wackenheim qui a publié une importante Anthologie illustrée en 5 volumes de la Littérature dialectale alsacienne chez Prat-Editions à Paris, écrit au tout début du premier volume : « C’est avec eux (ces textes) que débuta notre littérature dialectale ». Les commères peuvent être des bourgeoises, des femmes d’artisans ou des servantes. La satire est en général sociale, mais elle peut même être politique. Wackenheim en cite trois qui seraient l’œuvre de Charlotte. L’une date du 8 juillet 1815, alors que Strasbourg est en état de siège, et réunit une bonapartiste avec une bourgeoise qui est pour les Bourbons. La deuxième en est une suite (le siège est terminé et les troupes alliées entrent en ville) et la troisième est une histoire de marieuses (et on apprend que l’entremetteuse qui réussit « l’accouplement » reçoit en cadeau une fourrure, un Kuppelbelz). Ces deux dernières Fraubasengespräche avaient d’ailleurs été recueillies aussi par Müntzer dans son Neues Elsässer Schatzkästel
En juin 1814 le frère aîné des Grimm, Jacob Grimm, s’arrête à Strasbourg, venant de Paris et dîne chez le Professeur Schweighäuser. Charlotte y assiste et c’est là qu’elle lui transmet la légende de Nideck qu’elle avait reçue d’un forestier de Haslach. Et Jacob Grimm la publie en 1816 dans ses Deutsche Sagen (Les Légendes allemandes, à ne pas confondre avec les Märchen, les contes). Il faut peut-être rappeler que les frères Grimm (Jacob et Wilhelm) avaient déjà entamé leur grande quête folkloriste et avaient publié pour la première fois leurs Contes (Kinder- und Hausmärchen) en 1812 (pour l’histoire des contes voir mon site Voyage, tome 2 : Contes merveilleux et populaires d’Europe). La légende du Nideck a le numéro 17 dans le premier tome des Deutsche Sagen qui en comporte 362 (un deuxième tome a paru en 1818). 
Alors où est le problème ? C’est que Charlotte Engelhardt avait écrit un poème en dialecte qui relate la légende, un poème publié par Auguste Stoeber dans son premier recueil de légendes, en vers, de 1842 (Elsässisches Sagenbuch), et qu’il avait déjà publié dans les Alsa-Bilder de 1836, et que ce poème colle au plus près au texte allemand de Grimm. Question : qui a copié sur l’autre ? Je vais commencer par vous donner les deux textes. Les francophones monolingues n’ont qu’à les sauter et me faire confiance : 

1) Texte de Charlotte Engelhardt-Schweighäuser :

Das Riesenfräulein auf der Burg Nideck 

Im Waldschloß, dort am Wasserfall, 
Sinn d’Ritter Risse gsinn ; 
E mol kummt’s Fräule ‘rab in’s Thal, 
Unn geht spaziere drinn. 
Sie duet bis geje Haslach gehn, 
Vorm Wald im Ackerfeld, 
Do blibt sie voll Verwundrung stehn, 
Un sieht wie’s Feld wurd b’stellt. 
Sie luejt dem Ding e Wiel so zue, 
Der Pflueï, die Roß, die Lytt, 
Sinn iehr ebbs Neu’s, sie geht derzue, 
Un denkt : die nimm i mit ! 
Do hürt sie an de Bodde hin 
Unn sprait iehr Firrdi us, 
Fangt Alles mit der Hand, duet’s nin, 
Unn lauft gar froh noch Hus. 
Dort, wo der Berry isch so gäh, 
Daß merr nurr miejsam steit in d’Heh, 
Springt sie de Waldwej nuff ganz frisch, 
Un brucht nurr eine Schritt. 
Der Ritter sitzt just noch am Disch : 
« Min Kind, was bringst de mit ? 
D’Freud luejt der us de Aue ‘nus, 
Se kram nur gschwind din Firrdi us, 
Was hesch so Zawwli’s drinn ? » 
« O Vadder, Spieldings gar zu nett, 
I ha noch nie ebbs Scheen’s so g’hett ! » 
Unn stellt-emm Alles hin, 
Unn uff de Disch stellt sie de Pflueï, 
Die Buure hin unn iehri Roß, 
Lauft drum ‘erum, unn lacht derzue, 
Jehr Freud isch gar ze groß. 
« Ja Kind, dis isch kenn Spieldings nitt, 
Do hesch ebbs Scheen’s gemacht ! » 
Saat druff der Ritter glich, unn lacht : 
« Geh nimm’s nurr widder mit ! 
Die Buure sorrje uns firr Brod, 
Sunst wärde mier in großer Noth, 
Drah Alles widder furt ! » 
‘S Fräule grient, der Vadder schilt : 
« E Buur mier nitt als Spieldings gilt, 
I lied nitt daß me murrt ! 
Pack Alles sachte widder ihn, 
Unn drah’s an’s nämli Plätzel hin, 
Wod’es genumme hest ! 
Böut nitt der Buur sin Ackerfeld, 
So fehlt’s bi uns an Brod unn Geld 
In unserm Felsennest ! » 

2) Texte de Grimm (il indique comme source : un forestier de la région) :

Das Riesenspielzeug 

Im Elsaß auf der Burg Nideck, die an einem hohen Berg bei einem Wasserfall liegt, waren die Ritter vorzeiten große Riesen. Einmal ging das Riesenfräulein herab ins Tal, wollte sehen, wie es da unten wäre, und kam bis fast nach Haslach auf ein vor dem Wald gelegenes Ackerfeld, das gerade von den Bauern bestellt ward. Es blieb vor Verwunderung stehen und schaute den Pflug, die Pferde und Leute an, das ihr alles etwas Neues war. « Ei », sprach sie und ging herzu, « das nehm ich mir mit ». Da kniete sie nieder zur Erde, spreitete ihre Schürze aus, strich mit der Hand über das Feld, fing alles zusammen und tat's hinein. Nun lief sie ganz vergnügt nach Haus, den Felsen hinaufspringend ; wo der Berg so jäh ist, daß ein Mensch mühsam klettern muß, da tat sie einen Schritt und war droben. 
Der Ritter saß gerad am Tisch, als sie eintrat. « Ei, mein Kind », sprach er, « was bringst du da, die Freude schaut dir ja aus den Augen heraus ». Sie machte geschwind ihre Schürze auf und ließ ihn hineinblicken. « Was hast du so Zappeliges darin ? » - « Ei Vater, gar zu artiges Spielding ! So was Schönes hab ich mein Lebtag noch nicht gehabt ». Darauf nahm sie eins nach dem andern heraus und stellte es auf den Tisch : den Pflug, die Bauern mit ihren Pferden ; lief herum, schaute es an, lachte und schlug vor Freude in die Hände, wie sich das kleine Wesen darauf hin und her bewegte. Der Vater aber sprach : « Kind, das ist kein Spielzeug, da hast du was Schönes angestiftet ! Geh nur gleich und trag's wieder hinab ins Tal ». Das Fräulein weinte, es half aber nichts. « Mir ist der Bauer kein Spielzeug », sagt der Ritter ernsthaftig, « ich leid's nicht, daß du mir murrst, kram alles sachte wieder ein und trag's an den nämlichen Platz, wo du's genommen hast. Baut der Bauer nicht sein Ackerfeld, so haben wir Riesen auf unserm Felsennest nichts zu leben ». 

On n’a pas besoin d’être un comparatiste professionnel pour constater que les textes sont pratiquement identiques. Même des mots un peu particuliers comme gäh – jäh (escarpé), zawwli – zappelig (frétillant), murrt – murrst (murmures). Il n’y a que le tablier qui se dit Firrdi en alsacien et Schürze en allemand (mais c’est toujours un tablier !). 

De quelles informations supplémentaires disposons-nous pour résoudre ce mystère ? 
1) Auguste Stoeber a publié une nouvelle collection de légendes en 1852 après avoir rencontré les frères Grimm et avoir adopté leur technique de collecte plus rigoureuse censée s’en tenir strictement aux textes recueillis, donc pas de poésie (l’ouvrage est dédié à Jacob Grimm et dans sa préface Auguste Stoeber s’excuse « d’avoir, dans le passé, fait passer son enthousiasme poétique avant la rigueur scientifique »). Dans ce nouvel ouvrage, intitulé Sagen des Elsasses (Légendes d’Alsace) et publié à Sankt Gallen en Suisse, il rapporte donc la légende du Nideck en prose avec les commentaires suivants : « cette charmante légende qui a été traitée depuis par plusieurs poètes allemands (Rückert, Chamisso, Streckfuß, A. von Nordstern, Langbein, entre autres) a été découverte en premier par Charlotte Engelhardt, fille du célèbre helléniste strasbourgeois Schweighäuser, et mise en vers dans le dialecte strasbourgeois, ce qu’elle m’a autorisée à publier dans mon Elsässisches Sagenbuch, Page 226 (il s’agit de l’édition en vers de 1842 publiée chez G. L. Schuler à Strasbourg). Les frères Grimm la communiquent également dans leur Deutsche Sagen, page 24 ». 
2) Curt Mündel a réédité les Sagen des Elsasses d’Auguste Stoeber en 1892 chez J. H. Ed. Heitz (Heitz und Mündel, Strasbourg). 
Avant de continuer il faut que je vous dise un mot de ce Curt Mündel. C’était un Allemand originaire de Silésie, arrivé un peu par hasard en Alsace à l’âge de 20 ans, et tombé tellement sous le charme qu’il s’y est fixé pour toujours. Devenu l’associé de l’éditeur strasbourgeois Heitz, il est surtout connu pour son Guide Vosgien publié en 1881 et rédigé en collaboration avec le Président du Club Vosgien, Julius Euting. Ce guide a connu un énorme succès, car en même temps que l’on s’intéresse au folklore et à la langue, on s’enthousiasme pour la nature, pour la botanique et pour la randonnée. Et pour les chansons populaires. Et c’est encore Mündel qui publie un recueil de chansons populaires d’Alsace qu’il dédie à Auguste Stoeber : Elsässische Volkslieder, gesammelt und herausgegeben von Curt Mündel, édit. Karl J. Trübner, Strasbourg, 1884. 
Dans la réédition par Mündel des Sagen des Elsasses de Stoeber, le texte est identique mais les notes plus étendues. A propos de cette légende Mündel écrit : « cette légende, la plus connue de toutes les légendes alsaciennes a été découverte par Charlotte Engelhardt, née Schweighäuser ». Il donne ensuite un certain nombre de détails biographiques sur Charlotte, son père et son mari, puis continue : « Lors d’une excursion à la chute d’eau de Nideck en 1808 elle a entendu la légende racontée par un forestier, probablement le forestier Brodhag, issu d’une vieille famille de forestiers installée depuis longtemps dans la vallée de la Bruche et qui était connu pour son humour et sa connaissance des légendes et des chansons (communication de son fils, le forestier Brodhag de la maison forestière Zinsel près de Haguenau). Madame Engelhardt à qui la légende a plu lui a donné un habit poétique en dialecte strasbourgeois, mais sans publier le poème. En 1814 Jacob Grimm s’est arrêté à Strasbourg de retour de Paris. Il a fait la connaissance du Professeur Blessig sur recommandation de Türkheim et c’est chez lui qu’il a rencontré le Professeur Schweighäuser qui l’a invité à dîner chez lui ». Il raconte ensuite que Jacob écrit à son frère Wilhelm qu’il a dîné chez Schweighäuser et que sa fille a récité des dialogues de commères « locaux » (Basengespräche. On sait effectivement que Charlotte s’y est intéressée et en a écrit plusieurs, voir ce que j’en dis ci-dessus). Il ajoute qu’il a admiré la façon dont elle les a dites et qu’elle est mariée à cet Engelhardt dont leur a parlé Arnim. Il ne parle pas de la géante du Nideck mais Mündel pense que, logiquement, elle a aussi récité à cette occasion son poème. Mündel continue : « dans la première édition des Deutsche Sagen de 1816 des frères Grimm, la légende y est reproduite presque mot à mot en prose (fast wörtlich in Prosa wiedergegeben), mais la source est donnée comme : oralement par un forestier. Plus tard, lorsque la légende, devenue connue grâce à la collection de légendes de Grimm et, ensuite, exploitée par divers poètes, A von Nordstern en 1817, Rückert, Streckfuß et Langbein, mais surtout devenue populaire dans toute l’Allemagne grâce au poème d’Adelbert von Chamisso, Charlotte Engelhardt a écrit à Jakob Grimm pour se réserver le droit de la découverte de la légende mais n’a pas eu de réponse (communication du Professeur Dr. Martin) (je suppose que c’est celui du grand Dictionnaire d’alsacien Martin-Lienhart). C’est seulement à ce moment-là qu’elle a publié son poème dans les Alsa-Bilder, alors que jusque-là il n’avait circulé qu’en manuscrit ». Mündel donne d’ailleurs une référence d’un manuscrit qui se trouverait ou se serait trouvé à la Bibliothèque universitaire de Strasbourg dans un ensemble de « Elsässische Sagen und Historien ». Manuscrit de A. W. Strobel (?) Bibl. Heitz 1531. 
3) Dernière source d’information : le Mulhousien Charles Walter dans sa biographie des frères Stoeber parue chez Alsatia en 1942 (Karl Walter : Die Brüder Stöber). Il est un peu germanophile, mais c’est l’époque. Il cherche à faire des Stoeber des germanophiles (ce qu’ils n’étaient pas). Il écrit cela, soit par conviction, soit pour éviter la censure. Mais bon, passons… En tout cas voici les renseignements complémentaires qu’il nous livre : d’abord il confirme : c’est en juin 1814 que Jacob Grimm, revenant de Paris, s’est arrêté pour plusieurs jours à Strasbourg et a dîné un soir chez les Schweighäuser et c’est là qu’il a rencontré sa fille Charlotte mariée avec l’érudit Christian Moritz Engelhardt. C’est alors Charlotte qui lui transmet la légende en question. Et c’est son mari qui, dans une lettre datée du 6 novembre 1815, donne quelques indications supplémentaires à Jacob Grimm : « c’était il y a huit ans, nous avions fait une ballade dans la vallée de la Bruche et ce sont les paysans du coin qui ont raconté la légende au conducteur de notre attelage » (donc ce n’est plus un forestier mais des paysans qui auraient raconté l’histoire). Il faut dire que Walter a eu accès à de nombreuses archives dont celles des frères Grimm à Berlin. Walter dit aussi que la version originale du poème en dialecte de Charlotte a été publiée pour la première fois dans les Alsa-Bilder d’Auguste Stoeber. Ces Alsa-Bilder de 1836, fruit de la collaboration des deux frères Stoeber, Auguste et Adolphe, étaient en fait déjà une collection de légendes, première mouture du Elsässisches Sagenbuch d’Auguste Stoeber de 1842. 

Pour moi la messe est dite. C’est Charlotte qui découvre la légende, c’est encore elle qui en fait un poème en dialecte et, étant donné la proximité des deux textes Jacob a dû disposer du poème de Charlotte. Bien sûr on pourrait imaginer l’inverse : que ce soit Jacob qui ait écrit le texte de ses Deutsche Sagen, et que ce soit Charlotte qui s’en soit inspirée pour créer son poème. Mais cela me semble impossible. C’est bien Charlotte qui lui a transmis la légende. Or le texte est très imagé. Pourquoi Jacob l’aurait-il enjolivé ? Il était encore bien plus scrupuleux que son frère dans la reproduction des légendes (et des contes) et se tenait strictement aux récits qu’on lui faisait : pas de littérature ni poésie. Il est dommage qu’il ait été moins scrupuleux dans la reconnaissance de ce qui appartenait à autrui. Surtout si c’est une femme ! 

Mais attendez ! Ce n’est pas tout. Jacob va bientôt abandonner les contes. Il s’est déjà intéressé à la langue et la grammaire, puis va se consacrer aux mythes. Il publie sa Deutsche Mythologie en 1835. Personnellement j’ai la 4ème édition en 3 volumes de 1875. Or qu’y vois-je ? Sous le titre Riesen, les Géants, aux pages 446 et 447 ? 
« La jolie fable du paysan laboureur qu’une jeune géante ramasse dans son tablier et rapporte à son père est une fable très répandue, le plus joliment rendue dans la légende alsacienne du Burg Nideck… ». Et là-dessus il reproduit le poème en alsacien de Charlotte Engelhardt, entièrement : 
« Im Waldschloss dort am wasserfall 
sinn d’ritter rise gsinn… » 
… sans indiquer le nom de l’auteure ! 

C’est quand même le comble de la muflerie, non ?