Juifs et langue allemande
Il y a quelques semaines le Président du Parlement européen, l’Allemand Martin Schulz, s’est permis de critiquer la position d‘Israël concernant l’accès à l’eau, accès déséquilibré et injuste, entre Palestiniens et Israéliens (des colonies). Aussitôt les faucons aussi bien du Gouvernement que du Parlement (on dirait qu’il n’y a plus que cela en Israël) ont vivement protesté : de quoi il se mêle, celui-là ? D’ailleurs les chiffres sont faux, ce sont les Palestiniens qui les ont établis, on veut des excuses officielles, et puis l’un d’eux s’est exclamé : la dernière chose qu’on pourrait accepter c’est de se faire critiquer dans la langue des SS.
Schulz était bien embêté. Il croyait parler la langue de Goethe, de Schiller, de Lessing et de cet Allemand juif, le plus grand poète lyrique de la langue allemande, Heinrich Heine. Les SS auraient-ils réussi à tuer Goethe ? Alors j’ai pensé à tous ces Juifs exilés qui ont proclamé : nous n’avons plus qu’une seule patrie, la langue allemande. C’était Lotte Eisner, la grande dame du cinéma expressionniste allemand, c’était Marcel Reich-Ranicki (j’en ai encore parlé dans ma note relative à son décès), et beaucoup d’autres. Une langue qui était déjà à la base de ce Yiddish qu’ils ont parlé pendant tant de siècles depuis les Vosges jusqu’à la Volga. Une langue qu’ils ont pratiquée, aimée, propagée (les Juifs d’Europe de l’Est). Une langue dans laquelle se sont exprimés tant de penseurs, de savants et surtout d’écrivains juifs ou d’origine juive. A Prague ce sont les auteurs juifs qui ont porté la langue allemande (Kafka, Max Brod, Perutz) et à Vienne ils ont été tellement nombreux qu’il est plus simple de chercher ceux qui ne le sont pas : Robert Musil. Et c’est plus ou moins tout.
Un jour, flânant sur le marché ici au Luxembourg, j’ai trouvé sur un stand de livres d’occasion une étude intitulée : les Juifs dans la littérature allemande – Panorama d’une histoire de la littérature juive-allemande (Hans Schütz : Juden in der deutschen Literatur – eine deutsch-jüdische Literaturgeschichte im Überblick, édit. Piper, Munich, 1992). En même temps qu’il fait l’histoire de ce que les Allemands juifs ou d’origine juive ont apporté à la littérature allemande l’auteur reprend également l’histoire de leur émancipation et aussi celle de l’antisémitisme auquel ils ont presque tous dû, un jour ou l’autre, faire face. Je vais essayer de m’en tenir à la littérature, ayant déjà longuement traité de l’histoire de l’antisémitisme jusqu’à la fin du XVIIIème siècle en Espagne et en Allemagne (et dans d’autres pays européens) dans ma note intitulée : Antisémitisme et identité juive dans le premier tome de mon Voyage autour de ma Bibliothèque et de l’antisémitisme dans l’Allemagne du XXème siècle et du génocide juif dans Les trente honteuses au tome 4 de ce même Voyage. Quant à l’histoire de l’émancipation, il faut bien en parler car sans émancipation pas d’accès à la culture et donc à la littérature, mais je me contenterai de rappeler les principales bornes qui l’ont marquée.
Et d’abord une mise au point : le grand Frédéric II, cher à notre Voltaire, a bien déclaré en 1730 que toutes les religions seraient tolérées de la même façon, mais son « Privilège général révisé pour les Juifs du Royaume de Prusse » édicté en 1750 n’avait rien de tolérant du tout et Mirabeau, raconte Hans Schütz, aurait dit qu’il était « digne d’un cannibale ». Non, le véritable départ de l’émancipation en Allemagne a été celle décidée par la Révolution française (édit du 28 septembre 1791) car, sur ce point-là au moins, Napoléon a été celui qui a exporté les valeurs révolutionnaires en Allemagne (même si en Alsace, je le dis à ma grande honte, il a cédé aux exigences de la bourgeoisie locale, en retardant l’application complète de l’émancipation de quelques huit années : on a appelé cela d’ailleurs le décret de la honte). C’est le frère de Napoléon, Jérôme, devenu Roi de Westphalie, qui a décrété pour la première fois l’égalité des droits pour les Juifs sur le sol allemand (27 janvier 1808). Plus tard il y a eu plusieurs retours en arrière (par la Prusse) et on peut considérer que l’émancipation complète n’a vraiment démarré en Allemagne qu’en 1871 après l’avènement du nouvel Empire allemand. Les Juifs autrichiens ont eu plus de chance puisque l’édit de tolérance de Joseph II date de 1782 et on sait le rôle important qu’ils ont joué plus tard dans l’Empire multinational d’Autriche-Hongrie (où ils étaient au fond les seuls qui tenaient à la permanence de l’Empire les différentes nationalités étant presque toutes centrifuges et les Allemands devenant pangermanistes. Voir ce que j’en dis dans mon Voyage au tome 4, Vienne capitale de Cacanie sous Crise en Cacanie).
C’est donc avec l’émancipation que démarre vraiment l’aventure judéo-allemande en littérature. Hans Schütz nous parle bien d’un troubadour juif (!), Süsskind von Trimberg, dont on ne sait pas grand-chose si ce n’est qu’il a vécu dans la deuxième moitié du XIIIème siècle. Mais ce n’est vraiment qu’avec Moses Mendelssohn (1729 – 1786) que tout commence. J’ai raconté ailleurs le rôle qu’il a joué lorsque le rabbin d’une communauté juive alsacienne s’adresse à lui pour demander son aide pour l’amélioration de leur sort et qu’il s’en entretient avec un haut fonctionnaire, Christian Wilhelm Dohm, qui propose pour la première fois, dans un mémoire, en 1781, que l’Etat s’occupe des Juifs et les intègre par l’éducation. C’est ce mémoire qui va frapper le comte Mirabeau et lui donner, à lui et à l’abbé Grégoire, les arguments qui vont convaincre l’Assemblée constituante de la Révolution française pour abolir les lois d’exception qui les frappent. Mendelssohn était plus ou moins autodidacte mais est devenu un personnage important, philosophe reconnu, impressionnant Emanuel Kant, ami de Lessing, qui le prend pour modèle pour son Nathan der Weise (Nathan le Sage) et grand défenseur de l’émancipation juive. Mendelssohn qui était d’ailleurs le grand-père du compositeur Felix Mendelssohn-Bartholdy, n’était pas écrivain mais il se sert bien sûr de la langue allemande pour exprimer ses idées et on voit à son exemple qu’en se limitant aux écrivains et aux belles lettres (les Allemands appellent cela la Belletristrik) on oublie tous les autres Juifs éminents qui ont contribué à la culture allemande, dans les sciences, l’art, la musique, la philosophie, la sociologie, etc. (comme Einstein, Freud, Karl Marx, Husserl, Adorno, Walter Benjamin, le régisseur Max Reinhardt, Schönberg, Hanna Arendt, Otto Weininger, etc. etc.). Il y a eu plusieurs tentatives pour évaluer cet apport, le plus ancien étant celui de Siegmund Kaznelson qui était intitulé Juden im deutschen Kulturbereich (les Juifs dans le domaine de la culture allemande) et qui a paru – ou devait paraître – en l’année fatidique 1933 ! C’est finalement en Israël que cette étude a été éditée dans les années 60, mais beaucoup d’autres ouvrages ont paru sur ce sujet, encore tout récemment dans les années 80 et 90. Walter Tetzlaff a publié un ensemble de mini-biographies de 2000 « Juifs éminents » en 1982 (2000 Kurzbiographien bedeutender deutschen Juden des 20. Jahrhundert). Et sur les 2000, 300 sont des écrivains.
Alors, parlons écrivains. Au XIXème siècle, et en Allemagne, le plus grand de tous est bien sûr Heinrich Heine (1797- 1856). Et Heine n’a pas seulement joué un rôle éminent dans la littérature et la poésie allemandes (Reich-Ranicki a dit : Il a rajeuni la langue, il l'a « décorsetée ». Il l'a mise à la portée du grand public sans rien perdre de sa grâce et de sa légèreté), il a été adopté par le peuple allemand, grâce à son lyrisme amoureux, et plus encore par les innombrables mélodies de ses vers mis en musique par tant de compositeurs allemands (voir ce que je dis sur Heine dans ma note sur Reich-Ranicki au tome 5 de mon Voyage). Une remarque encore, amusante, à propos de sa langue et rapportée par Reich-Ranicki, souvenir de ses années d’étudiant dans le Berlin hitlérien : un prof nazi qui dit : voyez dans la Lorelei, comme il est influencé par le yiddish quand il écrit : Ich weiss nicht was soll es bedeuten, alors qu’en allemand correct on doit dire : Ich weiss nicht was es bedeuten soll ! Et Reich-Ranicki cite encore Nietzsche qui écrit dans Ecce Homo : « C'est Heinrich Heine qui m'a donné la plus haute idée de ce qu'est un poète lyrique. Je cherche vainement ailleurs dans toutes les régions et tous les âges une musique à la fois si douce et si passionnée. Il possédait cette méchanceté divine sans laquelle je ne puis me représenter la perfection… Et comme il manie l'allemand ! ».
Hans Schütz cite à côté de Heine de nombreux autres écrivains juifs allemands du XIXème siècle mais que je ne connais guère. Michael Beer (1800-1833), dramaturge et frère du compositeur Meyerbeer, Ludwig Robert (1778-1832), juif baptisé, dramaturge également, Karl Isidor Beck (1817-1879), originaire de Hongrie et poète (Lieder vom armen Mann – Chants du pauvre homme), Ludwig August Frankl (1810-1894), originaire de Bohème, participant de la Révolution de 48 à Vienne et compositeur d’une chanson estudiantine révolutionnaire imprimée à 100000 exemplaires, Moritz Hartmann (1821-1877), originaire de Bohème également, révolutionnaire lui aussi et poète satirique, rédacteur plus tard à la fameuse Neue Freie Presse de Vienne et auteur d’un roman, Der Krieg um den Wald (la guerre de la forêt), décrivant un soulèvement de paysans dans un village tchèque, Fanny Lewald (1811-1889), baptisée elle aussi et auteure d’un grand nombre de romans décrivant la société de son temps, Berthold Auerbach (1812-1882), grand conteur et ayant eu à l’époque, dit Reich-Ranicki, autant de succès que Gottfried Keller, auteur de deux romans, Spinoza, et Dichter und Kaufmann (Poète et Commerçant), puis d’histoires villageoises (de la Forêt Noire d’où il était originaire), lançant ainsi un nouveau genre qui sera repris ensuite par beaucoup d’autres auteurs (voir Schwarzwälder Dorfgeschichten).
Les histoires villageoises de Auerbach vont donner naissance aux « histoires du ghetto ». D’autant plus que les Juifs allemands commencent à s’intéresser aux communautés juives de l’Est, en général plus arriérées et que l’on aimerait voir rejoindre le monde culturel allemand. Heinrich Schiff (1801-1867), cousin de Heinrich Heine, est très critique des anciennes coutumes et décrit tous les croyants, aussi bien juifs que chrétiens comme des fanatiques (Hundert und ein Sabbat oder Geschichten und Sagen des israelitischen Volks – Cent et un Sabbats ou Histoires et Légendes du peuple israélite). Leopold Kompert (1822-1886) décrit les Juifs de Bohème, Aaron Bernstein (1812-1884) et Leo Herzberg-Fränkel (1827-1925) les Juifs polonais et Karl Emil Franzos (1848-1904) les Juifs de Gallice (voir Die Juden von Barlow, 1877). Franzos est d’ailleurs le plus connu de tous et a aussi écrit un roman de formation juif : Der Pojaz (paru à titre posthume, en 2007), un roman qui condamne à la fois le sionisme et le « teutonisme » (Pojaz vient de Bajazzo). Le Berlinois Paul Heyse (1830-1914), d’origine bourgeoise, a écrit de nombreux romans et nouvelles sentimentaux qui lui ont même valu le Prix Nobel de Littérature en 1910. Hans Schütz semble penser qu’on a eu raison de l’oublier, ce qui n'est pas l'avis de mon ancienne Histoire de la littérature allemande, le König, qui date de la fin du XIXème. Jakob Julius David (1859-1906), originaire de Moravie, décrit déjà le déclin du monde bourgeois de Vienne. Ludwig Jacobowski (1868-1900), originaire de Poznan, n’était pas seulement écrivain mais aussi éditeur d’une Revue littéraire, Die Gesellschaft, qui a publié les textes de nombreux écrivains de l’époque dont Thomas Mann et Gerhard Hauptmann.
De toute façon il faudrait dire un mot des Juifs qui ont été éditeurs de journaux et souvent, en même temps, éditeurs tout court. Leopold Ullstein (1826-1899) a commencé à éditer des journaux dès 1867 et a créé une maison d’édition en 1907. Ses journaux Neue Berliner Tageblatt et Berliner Zeitung ont opposé une ligne libérale au conservatisme berlinois. L’autre grand journal, Die Berliner Morgenpost était devenu le plus important quotidien allemand. Sa Berliner Illustrierte Zeitung a été la première Revue existant en Allemagne. Autre très important journal entré en 1914 dans l’Empire Ullstein (continué par ses 5 fils) : la Vossische Zeitung. Quant à sa Maison d’édition, la Maison Ullstein, avec la célèbre tête de hibou en logo (Eule en allemand), elle existe encore aujourd’hui. Autre très grande maison d’édition créée par un Juif : la S. Fischer Verlag. Le S est pour Samuel. Samuel Fischer (1859-1934), originaire de la Slovaquie hongroise, a édité tous les grands écrivains du XXème siècle et sa maison d’éditions est aujourd’hui l’une des plus importantes en Europe dans le domaine de la littérature. D’autres Allemands, juifs ou d’origine juive, ont encore joué un rôle dans l’édition allemande. Ainsi le banquier et politicien libéral Leopold Sonnemann avait acquis la Frankfurter Zeitung dès 1856. Et c’est Rudolf Mosse (1843-1920) qui avait créé le Berliner Tageblatt en 1872. Kurt Wolff (1887-1963) a créé une maison d’édition à Leipzig qui a joué un rôle essentiel pour la littérature expressionniste et qui a existé de 1913 à 1940.
Ici il faudrait faire une parenthèse. Kurt Wolff, dit Hans Schütz, était juif du côté de sa mère. Ce qui voudrait dire que son père était non-juif. Et ce qui montre qu’il n’est pas facile de faire l’histoire des « Juifs dans la littérature allemande » sans tomber dans des définitions qui rappellent le racisme nazi. On revient toujours à l’éternel problème de l’identité juive. Mais on connaît cela.
A côté des éditeurs de journaux et de livres il y a ceux que les Allemands appellent des publicistes, comme Karl Kraus et sa Fackel, dont on va encore parler plus loin (avec les Viennois et Praguois). L’équivalent berlinois est Maximilian Harden (1861-1927) qui a publié pendant trente ans, en grand individualiste, l’hebdomadaire Die Zukunft (de 1892 à 1922), une véritable Chronique, dit Hans Schütz, de l’ère wilhelminienne. Il a été assassiné par l’extrême-droite.
Puis viennent les expressionnistes. Encore des noms bien oubliés aujourd’hui, me semble-t-il. Ernst Blass (1890-1939), poète de la grande ville. Albert Ehrenstein (1886-1950) parti en exil aux Etats-Unis. Carl Einstein (1885-1940), combattant avec les Républicains en Espagne, réfugié en France où il se suicide. Auparavant il explique : « je ne pourrai jamais me trouver à l’aise dans l’écriture en langue française. Je rêve et pense en allemand. Hitler m’a pris ma patrie (en me privant de ma langue)… ». L’Alsacien (moitié Lorrain) Ivan Goll (1891-1950) dont j’ai parlé par ailleurs (voir Voyage, Tome 5), à propos de ses si belles Chansons malaises. Comme d’autres Alsaciens nés entre 1870 et 1914 et qui ont partagé la vie des écrivains et artistes de Berlin (comme l’écrivain alsacien René Schickelé qui a d’abord écrit en allemand avant de revenir en France et de se mettre au français), il continue à écrire poésies, pièces de théâtre et même romans, en langue allemande. En 1933, interdit en Allemagne en tant que juif, pacifiste et socialiste, il abandonne la langue allemande pour la française, quitte l’Europe en 1939 pour les Etats-Unis, y devient trilingue, puis revient en France après la guerre et se remet à l’allemand parce que, dit-il, il est « repris par le charme de la langue ». Il meurt en 1950 de leucémie. D’autres Juifs encore ont illustré la poésie expressionniste allemande : Jakob von Hoddis (1887-1942), Alfred Lichtenstein (1889-1914), Arthur Silbergeist (1881-1943), Alfred Wolfenstein (1883-1945), Walter Hasenclever (1890-1940) (encore un qui s’est suicidé en France, au camp des Mille, après l’entrée victorieuse des Allemands), Else Laske-Schüler (1876-1945), probablement la plus connue de tous ces poètes expressionnistes, auteure de ce tragique Piano bleu qui commence ainsi :
Ich habe zu Hause ein blaues Klavier
Und kenne doch keine Note
Es steht im Dunkel der Kellertür
Seitdem die Welt zerrohte
(J’ai chez moi un piano bleu
Et ne connais pourtant aucune note
Il est rangé dans l’obscurité de la cave
Depuis que le monde est devenu barbare)
Et à son enterrement à Jérusalem le rabbin Kurt Wilhelm a récité un de ses poèmes… dans cette langue qu’un faucon israélien d’aujourd’hui qualifie de langue des SS ! Le mari d’Else, Herwarth Walden, avait fondé en 1910 la fameuse Revue expressionniste Der Sturm qui a paru en bi-mensuel jusqu’en 1932. Y ont collaboré, entre autres, Max Brod, Anatole France, Knut Hamsun, Karl Kraus, Selma Lagerlöf, Heinrich Mann et l’Alsacien René Schickelé. La Revue a aussi publié des poèmes de Guillaume Apollinaire et de Blaise Cendrars. Elle était doublée d’une Galerie d’Art où on a pu voir des œuvres de Kokoschka, de Kandinsky et d’August Macke. Un autre écrivain avait encore été influencé par l’expressionnisme : Ludwig Strauss (1892-1953), originaire d’Aix-la-Chapelle. Simon Kronberg (1891-1947), dit Hans Schütz, a fait le lien entre expressionnisme et pensée juive (dans son texte en prose de 1921 : Chamlam) La poétesse Margarete Susman (1872-1966) a, elle aussi, parlé du lien avec la langue : « Nous parlions cette langue qui nous était si précieuse, notre langue maternelle dans le vrai sens du mot, la langue dans laquelle nous avions reçu tous les mots et toutes les valeurs essentiels de notre vie, ce pourquoi la langue est presque plus forte que le sang… ». Que la langue maternelle soit encore plus importante pour les poètes je l’avais déjà compris quand j’avais lu ces phrases du poète alsacien, juif également, Claude Vigée qui avait quitté l’Alsace à l’âge de 17 ans et qui a composé jusqu’à la fin des poèmes en dialecte : «…je n’ai jamais cessé, à côté du français et de l’anglais (plus tard il apprendra encore l’hébreu), de parler le dialecte alsacien… Pourquoi ? … J’ai voulu… sauver en moi le poète naissant. Il fallait, au cours de pérégrinations dissolvantes pour une personnalité encore fragile, maintenir mes attaches premières avec le monde sensible, telles que l’enfance les créa, autrefois, en Alsace… Préserver l’accès à ma réalité primordiale, aux choses sacro-saintes du commencement… ». Et j’arrête là ma longue énumération d’écrivains et poètes juifs d’Allemagne, la plupart inconnus aujourd’hui, avec le dernier des poètes d’avant Weimar : Arno Nadel (1878-1943), avant d’y revenir encore, avec les plus importants d’entre eux, Wassermann, Tucholsky et Döblin.
A Vienne le nombre de poètes et écrivains était particulièrement élevé au tournant du siècle. Peter Altenberg (1859-1919), poète et grand bohème, Richard Beer-Hofmann (1866-1945), auteur de romans, de nouvelles, de drames et d’une très belle et célèbre berceuse, la Berceuse pour Myriam (Schlaflied für Mirjam) qui commence ainsi :
Schlaf mein Kind, schlaf, es ist spät –
Sieh wie die Sonne zur Ruhe dort geht.
Hinter den Bergen stirbt sie in Rot,
Du weisst nicht von Sonne und Tod…
(Dors mon enfant, dors, il est tard/Vois comme le soleil se couche là-bas/Derrière les monts il meurt en rouge/Tu ne sais rien du soleil ni de la mort…)
Et finit ainsi :
Ufer nur sind wir und tief in uns rinnt
Blut von Gewesenen, zu Kommenden rollts.
Blut unsrer Väter voll Unruh und Stolz.
In uns sind alle, wer fühlt sich allein?
Du bist ihr Leben, ihr Leben ist dein.
Mirjam mein Leben, mein Kind, schlaf ein.
(Nous ne sommes que les berges entre lesquelles coule/ Le sang de ceux qui ont été, vers ceux qui vont venir/Le sang de nos pères, inquiets et fiers/Ils sont tous en nous, qui se sent seul ?/Tu es leur vie, leur vie est à toi/Dors Myriam, mon enfant, Myriam ma vie).
Avec Hugo von Hofmannsthal (1874-1929), poète précoce (sous le nom de Loris) et auteur de nouvelles un peu fantastiques (comme la Reitergeschichte, voir ce que j’en dis – et de Hofmannsthal – sur mon site Voyage, tome 4, Vienne, capitale de la Cacanie sous Vienne et littérature), on retrouve le dilemme que j’ai déjà évoqué : ne fait-on pas du racisme à l’envers en plaçant parmi les écrivains juifs quelqu’un dont seul l’arrière-grand-père, Isaak Löw Hofmann, devenu noble en 1835, était juif, son fils August ayant déjà épousé une catholique, et que lui-même était le résultat d’un mélange d’ascendants souabes, autrichiens, italiens et juifs ?
Hans Schütz cite encore trois autres écrivains mineurs, auxquels on a donné le nom de Kaffeehausliteraten (écrivains de cafés), Alfred Polgar (1873-1955), Anton Kuh (1890-1942) et Egon Friedell (1878-1938), mais les grands, tous de familles assimilées, sont bien évidemment Stefan Zweig (1881-1942), Arthur Schnitzler (1862-1931) et Karl Kraus (1874-1936). J’ai déjà amplement évoqué la vie et l’oeuvre de ces trois écrivains au tome 4 de mon Voyage.
Pour ce qui est de Stefan Zweig je dois reconnaître que j’ai plus parlé de la façon dont il avait vécu la Vienne d’avant les Nazis que de son œuvre littéraire qui est considérable et qui englobe entre autres beaucoup de grandes biographies comme celle, magistrale de Balzac (que j’ai lue dans mon adolescence avec grand plaisir, le livre se trouvant dans la bibliothèque de ma tante). Voir au tome 4, dans ma note intitulée Vienne, capitale de la Cacanie, sous Le Paradis perdu. Quant à Arthur Schnitzler, longuement évoqué dans la même note sous Vienne et Littérature, j’ai une très grande admiration pour lui. Et je considère que cet homme qui était médecin, que Freud appelait en plaisantant, mon cher collègue, et qui, effectivement, était un véritable explorateur des désirs subconscients, reste toujours actuel et est l’un des plus grands écrivains allemands du XXème siècle (et j’ai été content de constater que Marcel Reich-Ranicki est du même avis que moi).
Quant à Karl Kraus, j’en parle longuement dans plusieurs de mes notes. D’abord, toujours au tome 4, dans ma note intitulée M comme Musil (Robert). Et, ensuite à nouveau, dans la note Vienne, capitale de la Cacanie, sous Vienne et Littérature. Donc je n’y reviendrai pas. Sauf, puisqu’on se préoccupe surtout, ici, du lien entre les écrivains juifs allemands et leur langue, pour parler de sa passion pour le mot juste, son horreur pour la confusion des mots, le viol de la langue. « La confusion (ou la corruption ?) des mots », écrit-il, « entraîne la confusion des idées et des mœurs ». Et il cite Confucius et Laotse. « Si on me donnait une puissance dictatoriale sur le monde, mon premier soin serait de fixer le sens des mots », dit, paraît-il, Laotse. Et Confucius est encore plus clair, toujours d’après Kraus : « Si les concepts ne sont pas justes, les mots ne le sont pas non plus ; si les mots ne sont pas justes, l’action est faussée, l’art comme la morale ne peuvent plus s’épanouir, la justice est elle-même faussée, et la nation ne sait plus où elle en est ». Tout ceci est évidemment encore aujourd’hui plus actuel que jamais (voir par exemple le mot euthanasie souillé à jamais par les Nazis et qui empêche la France d’adopter une législation qui autorise le suicide assisté qu’une majorité souhaite). Et cela me fait penser justement à ce Victor Klemperer, juif lui aussi, ayant réussi à survivre à la guerre, en Allemagne, grâce à son épouse non-juive d’abord et, à la fin, grâce au bombardement de Dresde, qui a tenu des Carnets tout au long de la guerre (voir mon Voyage, tome 4, Les trente honteuses), et qui, après la guerre, a entrepris l’étude d’une langue, une langue violée et faussée justement, Monsieur le faucon israélien, par les SS, et les Nazis, étude qu’il a intitulée Langue du 3ème Reich (Lingua Tertii Imperii).
J’ai également regroupé mes textes sur Hofmannsthal, Kraus et Schnitzler sur mon site Carnets d’un dilettante sous le titre : Cacanie I (Hofmannsthal, Kraus, Schnitzler).
Et puis il y a Prague, l’autre ville de la Cacanie où la littérature et la culture allemande étaient à l’honneur. A la fin du XIXème siècle la population de Prague comptait 415000 Tchèques, 25000 Juifs et 10000 Allemands. Les Juifs représentaient la moitié des 10000 membres de l’élite germanophone de la ville, dit Hans Schütz. Or, dans leur immense majorité les écrivains praguois de langue allemande étaient juifs. Il y a les poètes Friedrich Adler (1857-1938) et Hugo Salus (1866-1929), l’auteur de drames et de romans Auguste Hauschner (1849-1923), l’auteur aveugle de nouvelles, de romans et de drames et membre du cercle étroit dont faisaient partie Kafka et Max Brod, Oskar Baum (1883-1941), l’écrivain Ernst Weiss (1882-1940), encore un qui s’est suicidé en France au moment de l’entrée des troupes allemandes dans Paris, et puis il y a surtout cet écrivain pour lequel j’ai une tendresse toute particulière, Leo Perutz (1884-1957).
J’en parle, à plusieurs reprises, de Perutz, sur mon site Voyage où je l’évoque longuement au tome 4, dans la note Vienne, capitale de la Cacanie sous Vienne et Littérature et aussi au tome 1, dans ma note intitulée Religion et identité juive, quand j’évoque la Kabbale qui a si magnifiquement illustré sa Nuit sous le Pont de pierre. Car je les ai presque tous, ses romans que trois éditeurs (!) ont fait paraître en français entre 1985 et 1994 : La Nuit sous le Pont de Pierre (Fayard, 1987), La troisième balle (Fayard, 1987), Le Marquis de Bolibar (Albin Michel, 1985), Le Cosaque et le Rossignol, écrit avec Paul Frank (Albin Michel, 1994), Le Judas de Léonard (Phébus, 1987) et surtout, surtout, ce pur chef d’œuvre que j’ai lu et relu et que j’ai à la fois en français, Le Cavalier suédois (Phébus, 1987) et en allemand, Der schwedische Reiter (Deutsche Buchgemeinschaft, Berlin-Darmstadt, 1954). Leo Perutz a dû émigrer en Palestine après l’Anschluss, mais il est revenu régulièrement passer ses étés en Autriche à partir de 1954 et c’est là, contrairement à ce que dit Hans Schütz, qu’il meurt près de Salzbourg, le 25 août 1957.
D’autres écrivains juifs allemands originaires de Prague ont dû partir en exil : Hans Natonek (1892-1963), Ludwig Winder (1889-1946), Ernst Sommer (1888-1955). Paul Kornfeld (1889-1942), dramaturge et expressionniste, resté à Prague, est mort en camp de concentration. Max Brod admirait beaucoup un autre écrivain praguois juif, Hermann Grab (1903-1949). D’autres ont quitté Prague relativement tôt, comme Egon Erwin Kisch (1885-1948), comme Max Brod (1884-1968) que l’on connaît surtout pour sa relation avec Franz Kafka (amitié, correspondance, éditeur, surtout, de toute l’œuvre de Kafka) et auquel on doit une reconnaissance éternelle puisqu’il a refusé de suivre les instructions de Kafka qui voulait qu’il détruise ses manuscrits après sa mort dont ses deux plus grands chefs d’œuvre : Le Procès et Le Château, mais qui a eu aussi une activité multiple (musicien, poète, dramaturge, romancier, essayiste, critique, traducteur, etc.). Comme Franz Werfel aussi (1890-1945), mais celui-là, quand je pense qu’il a écrit Das Lied von Bernadette (Le Chant de Bernadette : la Bernadette Soubirous de Lourdes) et qu’il a épousé la fameuse Alma qui avait été mariée d’abord avec Gustav Mahler, a couché avec l’architecte Gropius, puis a été l’amante passionnée de Kokoschka, je préfère l’oublier…
Et puis il y a, bien sûr, le grand, le génie universel, Franz Kafka (1883-1924). J’évoque longuement sa vie et surtout son œuvre dans mon Voyage, tome 4, Vienne, capitale de la Cacanie, sous Vienne et littérature. Je ne vais donc pas y revenir. Si ce n’est, puisque le thème principal de cette note est le lien entre les écrivains juifs allemands et leur langue, pour parler du style de Kafka. Bien sûr l’originalité de Kafka réside plus dans le fond que la forme. Et pourtant, je trouve qu’il a trouvé un style qui se marie parfaitement avec ces drames de l’individu écrasé par la bureaucratie (du moins au premier degré, alors qu’il y a bien sûr de multiples interprétations possibles), un style qui rappelle celui de Kleist, autre grand pourfendeur de l’injustice infligée par l’autorité, quelle qu’elle soit, à l’individu (et on sait, Max Brod le raconte, combien Kafka admirait Kleist). Je pense en particulier, je l’ai dit, au style de La Marquise d’O où Kleist réussit à rendre toute l’histoire presqu’entièrement en style indirect. Or le style de Kafka, dans Le Château comme dans Le Procès, est bien proche de celui de Kleist : « un style de chronique, de rapport judiciaire, un style anodin, minutieux, objectif », ai-je écrit.
J’ai également regroupé mes textes sur Perutz et sur Kafka sur mon site Carnets d’un dilettante, sous Cacanie I (Kraus, Hofmannsthal, Schnitzler, Kafka).
Et puis on arrive à la dernière génération de tous ces écrivains juifs-allemands ou juifs autrichiens, ceux qui ont dû affronter l’horreur, la barbarie hitlérienne, dont certains sont morts en camp d’extermination, d’autres ont survécu, ont émigré et certains encore sont revenus vivre en terre de langue allemande après la guerre.
Ceux de la République de Weimar finissante sont nombreux. Georg Hermann (1871-1943) émigré en Hollande, puis repris et mort en camp de concentration, son cousin Rudolf Borchardt (1877-1945) qui avait déjà émigré en Italie en 1924, les dramaturges Theodor Tagger (1891-1958), Franz Molnar (1878-1952) (auteur de Liliom), Hans Joseph Rehfisch (1888-1953) qui a pour particularité d’être probablement le premier à traiter de l’avortement dans une pièce de théâtre (Der Frauenarzt, Le gynécologue, en 1928), Friedrich Wolf (1888-1953), représentant, avec Brecht, du théâtre socialiste, Arthur Holitscher (1869-1941) décédé dans la misère à Genève, les romanciers Emil Ludwig (1881-1948), auteur de nombreuses biographies à succès (Goethe, Napoléon, Bismarck, Lincoln, etc.), Alfred Neumann (1895-1952) qui a écrit une étude psychologique sur Louis XI et Necker et intitulée Le Diable (Der Teufel), Hermann Kesten (1900-1996), exilé et mort aux Etats-Unis et représentant de ce que l’on a appelé la Nouvelle Objectivité en littérature, le conteur et éditeur Ephraim Frisch (1873-1942), né en Galicie, mort à Ascona, et auteur d’un roman, Zenobi (1927) histoire d’un imposteur-chevalier d’industrie que certains critiques ont placé au-dessus du Felix Krull de Thomas Mann, dit Hans Schütz (ce qui n’est pas difficile tellement ce roman de Mann est raté !), Theodor Lessing (1872-1933) qui a inventé le mythe juif de la haine de soi-même et qui a été assassiné dans l’exil à Marienbad par des tueurs envoyés par les nazis.
Et puis il y a les 6 grands (7 avec Werfel) : Jakob Wassermann (1873-1934), Kurt Tucholsky (1890-1935), Joseph Roth (1894-1939), Alfred Döblin (1878-1957), Lion Feuchtwanger (1884-1958) et Arnold Zweig (1887-1968).
Jakob Wassermann est mort un an après l’arrivée au pouvoir de Hitler. J’en parle longuement, de Wassermann, dans mon Voyage, tome 1, antisémitisme et identité juive. Pratiquement tous les écrivains juifs cités par Hans Schütz ont à un moment ou un autre été confrontés à l’antisémitisme et eu à se définir par rapport à leur judéité. Je n’ai pas voulu m’étendre sur ce sujet, voulant surtout évaluer d’une part leur apport à la littérature allemande et d’autre part analyser leur lien avec la langue allemande. Mais comme il faut quand même évoquer cet aspect des choses je vais prendre l’exemple de Wassermann car il me semble être le meilleur des témoins possibles. Voici ce que j’ai écrit dans ma note citée ci-dessus : « …Wassermann avait fait son chemin, durement, contre sa propre famille, et sans l’aide de personne, mais il avait réussi. Dès avant la 1ère guerre mondiale il était devenu un écrivain populaire ». J’ajoute que dans les années 20 et 30 il était devenu l’un des écrivains le plus lu en Allemagne et je crois que son roman le plus connu, Le Cas Maurizius (Der Fall Maurizius qui date de 1928) se trouvait sur les rayons des bibliothèques de tout un chacun. Et pourtant… « Pas du tout religieux, ne se reconnaissant ni dans les Juifs de Fürth, une petite ville de Franconie d’où il est originaire et qui comportait une importante communauté juive, ni plus tard dans ceux évolués, à son goût trop sûrs d’eux-mêmes, de Vienne. Mais il ne peut pas ne pas voir l’antisémitisme qui l’entoure, l’antisémitisme populaire comme l’antisémitisme chic. La haine, le mépris. A l’armée le mépris des officiers, la haine viscérale des soldats. Un agent commercial qui l’emploie depuis six mois, le trouve au bureau un dimanche matin, le félicite d’abord pour son zèle, puis lui dit qu’il ferait mieux d’aller à la messe. « Mais je suis juif », lui dit Wassermann. L’autre devient tout pâle. « Mais vous ne me l’avez pas dit, (Wassermann était blond et de type plutôt aryen) vous m’avez trompé ». Et fait tout pour trouver une bonne occasion pour le licencier.
D’un autre côté, Wassermann trouve vexant d’être traité d’exception par les non-juifs, d’être appelé à s’assimiler et à renier. Son ami, qui lui a servi de mentor, et avec lequel il a des discussions sans fin, n’accepte pas l’idée qu’un juif puisse être allemand, penser allemand, créer allemand. Wassermann prend sa décision. Il ne veut pas fuir son appartenance à la communauté. Il se veut juif et allemand. D’ailleurs il se demande si le Juif et l’Allemand ne sont pas le miroir l’un de l’autre: Pendant longtemps l’Allemagne a manqué d’un centre comme les juifs. Elle a cultivé l’espoir messianique comme la communauté israélite (retour de Charlemagne, retour de Barberousse). Les deux peuples ont le défaut de méconnaître l’autre. Les Allemands comme les Juifs sont pratiques et rêveurs à la fois, économes, ils aiment la spéculation intellectuelle. Et tous les deux croient au dogme de l’Elu. ». C’est ce qu’il explique dans sa fameuse autobiographie Mein Weg als Deutscher und Jude (Mon parcours en tant qu’Allemand et Juif, paru d’abord en 1921 chez Fischer, puis réédité en 1987 par Dirk Nissen à Berlin).
Tucholsky, je l’ai déjà dit, je connais mal, à part ce poème satirique en berlinois que Reich-Ranicki a repris dans une petite anthologie de poésie allemande commentée (voir Décès de Marcel Reich-Ranicki sur mon Bloc-notes). Lui, en tout cas, semble le tenir en grande estime puisqu’il l’a inclus dans ses Sieben Wegbereiter (Sept montreurs de chemin) (voir Marcel Reich-Ranicki, critique littéraire et survivant du ghetto sur mon site Voyage, tome 5). Tucholsky, émigré en Suède, s’est suicidé en 1935.
Joseph Roth était un Cacanien. De la périphérie. De Galicie dont il décrit la vie du Stetl des Juifs de l’Est (en particulier dans son roman Hiob qui date de 1930). Mais il a aussi décrit la décomposition de l’Empire austro-hongrois (la Cacanie), en particulier dans son roman probablement le plus connu en France, La Marche de Radetzky (Der Radetzkymarsch) qui date de 1932, mais aussi dans toute une série de romans qui mettent en scène la famille des von Trotta, le dernier étant Die Kapuzinergruft (La Crypte des Capucins) qui a été écrit en France (1938) où il a émigré le jour même de l’avènement de Hitler. Il y est mort dans la misère, alcoolique et malade.
J’ai lu Berlin Alexanderplatz de Döblin grâce à Reich-Ranicki (j’en parle dans ma note sur Reich-Ranicki) et j’en ai été émerveillé. Un véritable chef d’œuvre par le thème, le décor et par la langue pleine d’expressions et de dialogues en patois berlinois semé d’argot et de temps en temps d’un peu de yiddish ! Döblin a émigré lui aussi, après l’incendie du Reichstag, a pris la nationalité française et l’un de ses fils a été incorporé dans l’armée française et s’est suicidé quand il s’est vu encercler par les Allemands (sa tombe se trouve dans un petit village de Lorraine, Döblin et sa femme s’y sont fait enterrer aussi). Döblin était revenu en Allemagne après la guerre avec les troupes d’occupation.
Lion Feuchtwanger n’a pas eu de chance. Son Jud Süss (1925), basé sur un personnage historique, banquier du Duc de Wurtemberg, a été complètement détourné par les Nazis pour en faire un film antisémite immonde (tourné par Veit Harlan en 1940), tellement immonde qu’il est aujourd’hui plus connu que le roman. Feuchtwanger avait émigré aux USA où il est mort.
Arnold Zweig a émigré très tôt en Israël mais s’y est trouvé rapidement mal à l’aise. Ce n’était pas sa culture, pas sa langue. En 1948 il s’est établi en DDR et y resté, malgré une situation difficile, jusqu’à sa mort. C’est en France qu’il a écrit, en 1933, un livre qui fait le bilan de la participation juive à la culture allemande, Bilanz der deutschen Judenheit, mais qui étudie également les raisons de la chute de la République de Weimar et de l’avènement d’un fascisme antisémite ainsi que le possible avenir des juifs allemands exilés.
A côté de ces « Grands » il y en a eu encore beaucoup d’autres : Karl Jakob Hirsch (1892-1952), devenu citoyen américain mais revenu en Allemagne en 1948, Gerson Stern (1874-1956), Jacob Picard (1883-1967), émigré en Palestine, Valentin Senger (né en 1918), l’un des rares Juifs à avoir réussi à survivre, caché et sous un faux nom, dans l’Allemagne nazie, comme Lotte Papecke (née en 1910) dont le mari était non-juif et qui a publié en 1952 un livre de mémoires (Unter einem fremden Stern – Sous une étoile étrangère) où elle affirme que son amour pour l’Allemagne a été brisé pour toujours mais qu’elle le ressent comme une rupture existentielle.
En 1962 a paru une anthologie de poètes juifs, certains morts dans les camps, d’autres qui ont survécu. Parmi eux on trouve un nombre important de poètes originaires de la Bucovine (région qui faisait partie de l’Empire austro-hongrois et qui était entourée par la Bessarabie, la Moldavie, Siebenbürgen et la Galicie). Le plus connu d’entre eux est Paul Celan (1920-1970) : il a vécu en France de 1948 jusqu’au moment où il s’y est suicidé en se jetant dans la Seine. Il est considéré aujourd’hui comme l’un des plus grands poètes allemands de l’après-guerre. C’est lui qui a composé ce poème magnifique (Todesfuge – Fugue de la Mort) :
Schwarze Milch der Frühe wir trinken sie abends
wir trinken sie mittags und morgens wir trinken sie nachts
wir trinken und trinken
wir schaufeln ein Grab in den Lüften da liegt man nicht eng
Ein Mann wohnt im Haus der spielt mit den Schlangen der schreibt
der schreibt wenn es dunkelt nach Deutschland dein goldenes Haar Margarete
er schreibt es und tritt vor das Haus und es blitzen die Sterne er pfeift seine Rüden herbei
er pfeift seine Juden hervor läßt schaufeln ein Grab in der Erde
er befiehlt uns spielt auf nun zum Tanz
(Lait noir de l’aube nous le buvons le soir
nous le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit
nous buvons et buvons
nous creusons une tombe dans les airs on y couche à son aise
Un homme habite la maison qui joue avec les serpents qui écrit
qui écrit quand il fait sombre sur l’Allemagne tes cheveux d’or Margarete
il écrit cela et va à sa porte et les étoiles brillent il siffle ses molosses
il siffle ses Juifs leur fait creuser une tombe dans la terre
il nous ordonne jouez qu’on danse)
…
Schwarze Milch der Frühe wir trinken dich nachts
wir trinken dich mittags der Tod ist ein Meister aus Deutschland
wir trinken dich abends und morgens wir trinken und trinken
der Tod ist ein Meister aus Deutschland sein Auge ist blau
er trifft dich mit bleierner Kugel er trifft dich genau
ein Mann wohnt im Haus dein goldenes Haar Margarete
er hetzt seine Rüden auf uns er schenkt uns ein Grab in der Luft
er spielt mit den Schlangen und träumet der Tod ist ein Meister aus Deutschland
dein goldenes Haar Margarete
dein aschenes Haar Sulamith
(Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
nous te buvons à midi la mort est un maître qui vient d’Allemagne
nous te buvons soir et matin nous buvons et buvons
la mort est un maître qui vient d’Allemagne ses yeux sont bleus
il te tire avec une balle de plomb son tir est précis
un homme habite la maison tes cheveux d’or Margarete
il lâche ses molosses sur nous il nous offre une tombe dans les airs
il joue avec les serpents il rêve la mort est un maître qui vient d’Allemagne
tes cheveux d’or Margarete
tes cheveux de cendre Sulamith)
Un poème qui vous glace le sang!
Le camarade d’école de Celan, Alfred Gong (1920-1981), faisait également partie des poètes originaires de la Bucovine. Beaucoup de ces poètes ont évoqué la Shoah même si Adorno avait considéré qu’ « écrire de la poésie après la Shoah est barbare ». Impossible de les citer tous. Une des plus connues est Nelly Sachs (1891-1970) qui avait réussi à émigrer à la dernière minute grâce à l’aide de Selma Lagerlöf.
La grande écrivaine Anna Seghers (1900-1978), engagée jusqu’à sa mort dans le combat communiste, a elle aussi dû se rendre compte, dans son exil, dit Hans Schütz, qu’elle ne pouvait échapper à sa judéité. Pourtant, quand on lit son grand roman épique, dont le titre français est Les morts restent jeunes, on se rend compte que c’est surtout sur l’identité allemande qu’elle s’interroge. Ce roman, Die Toten bleiben jung, a été publié en Allemagne en 1948 et a paru en français dès 1951. Comme le dit très bien Brigitte Krulic qui introduit la réédition de 1978 de la version française du roman (aux Editions Autrement), Anna Seghers cherche à comprendre, comme Thomas Mann dans son Docteur Faust, paru la même année, comment la « grande catastrophe » a pu se produire chez ce « peuple de penseurs et de poètes ». Les deux écrivains cherchent l’explication dans l’histoire. Mais comme on peut s’en douter la marxiste Seghers croit surtout au « rôle éminent qu’ont joué les structures économiques, sociales et politiques (absence de tradition démocratique, poids écrasant des grands industriels de l’ouest et des grands propriétaires de l’est et imprégnation militariste de la société) ». Anna Seghers s’est réinstallée en DDR dès la fin de la guerre et y est restée jusqu’à sa mort.
Robert Neumann (1897-1975) qui a écrit un brillant roman sur la diaspora juive, An den Wassern von Babylon (Près des fleuves de Babylone), paru d’abord en traduction anglaise en 1939, avant d’être publié à Oxford en 1945, dans sa version originale allemande, est une exception parmi les écrivains juifs allemands car il adopte l’anglais comme sa nouvelle langue d’écriture, bien que vivant en Suisse de 1945 jusqu’à sa mort.
Elias Canetti (1905-1994) fait partie de la génération viennoise qui a succédé à celle des Hofmannsthal, Kraus et Schnitzler. J’ai beaucoup parlé de Canetti dans ma note Vienne capitale de la Cacanie au tome 4 de mon Voyage (sous Vienne et littérature) ainsi que sur mon site Carnets sous Cacanie II (Musil et Canetti). Il a souvent dit combien la langue allemande lui importait, que c’était la langue d’amour de ses parents (alors qu’ils étaient originaires de Rutschuk sur le Danube et que leur langue d’usage était le ladino), combien son apprentissage forcé de l’allemand (sous la férule de sa mère) avait été douloureux, mais qu’alors elle était devenue sa langue maternelle et lui ayant beaucoup apporté, il n’était pas question de l’abandonner, même après l’horreur nazie. D’ailleurs, après la guerre, alors que sa mère et ses deux frères se sont installés en France (son frère Jacques fait HEC, créé les Trois Baudets, devient Directeur musical chez Philips avant de créer son propre label et son autre frère, Georges, devient pneumologue), lui, vivant en exil entre Londres et Zurich, ayant acquis une excellente connaissance des langues française et anglaise, continue à écrire dans la langue allemande. D’ailleurs le gros de son œuvre date d’après guerre. D’abord ce monument qu’est Masse und Macht (Masse et Pouvoir) qui date de 1960 et dont la problématique n’a jamais cessé de le hanter jusqu’à sa mort à l’âge de 89 ans. Une trentaine d’écrivains, sociologues et philosophes lui ont rendu hommage, un an après sa mort, à Canetti et à son analyse de ces comportements humains qui sont aussi vieux que le monde et qui ont entaché à jamais de honte le XXème siècle européen (voir : Einladung zur Verwandlung – Essays zu Elias Canetti’s Masse und Macht, édit Carl Hanser, Munich, 1995). Quant à ses livres autobiographiques ils ont été publiés entre 1977 et 1985 : Die gerettete Zunge, Geschichte einer Jugend – Die Fackel im Ohr, Lebensgeschichte 1921-1931 – Das Augenspiel, Lebensgeschichte 1931-1937).
Canetti et Manès Sperber (1905-1985) qui a émigré en France en 1933, ont probablement été les derniers de ces grands écrivains juifs allemands qui ont été imprégnés par la vieille Europe, dit Hans Schütz, et qui représentaient une culture créée et portée à la fois par les Allemands juifs et les non-juifs. D’autres n’y ont pas cru à cette symbiose même si eux aussi ont continué à écrire en allemand, tels que Hans Sahl (né en 1902 à Dresde) – qui est pourtant revenu en Allemagne en 1989 – et Albert Drach (né en 1902 à Vienne).
Et pourtant l’histoire n’est pas terminée comme Hans Schütz semble le penser. Simplement l’horreur de la Shoah a fait que l’antisémitisme ne pouvait plus s’afficher publiquement. Progressivement les écrivains juifs de langue allemande ne sont plus caractérisés comme tels. Et d’un autre côté ils sont de plus en plus assimilés et intégrés. De toute façon Schütz cite encore de nombreux noms d’écrivains juifs, soit qu’ils soient nés avant la guerre soit après la dernière guerre. Je ne pense pas nécessaire de tous les reprendre ici. Encore que parmi le premier groupe on trouve encore beaucoup d’écrivains qui sont marqués par la Shoah et, comme l’a dit Marcel Reich-Ranicki, celui qui a été condamné à mort reste marqué pour toujours. Alors je vais quand même en citer quelques-uns : Stefan Heym, Hilde Domin, Wolfgang Hildesheimer, Edgar Hilsenrath et Peter Weiss. Celui-ci, né en 1916 et décédé en 1982, est connu en France à cause de sa pièce Marat-Sade (dont le titre complet est : La persécution et l’assassinat de Jean-Paul Marat représentés par le groupe théâtral de l’hospice de Charenton sous la direction de Monsieur de Sade). Il s’est exilé en Suède, a pris la nationalité suédoise et a même commencé à écrire en suédois avant de revenir finalement à l’allemand.
Bien sûr certains de ces écrivains juifs allemands se sont posé la question de la langue. Cette langue qui avait été la langue de leurs assassins. Et ils avaient des raisons plus légitimes de se poser cette question que le faucon israélien d’aujourd’hui. C’était le cas, on l’a vu de Peter Weiss qui a commencé à écrire en suédois. Arthur Koestler et Stefan Heym ont écrit dans les deux langues, allemand et anglais. Un autre écrivain, rapporte Hans Schütz, Jakov Lind écrit des nouvelles en allemand (en 1961) mais quand il commence un livre de souvenirs un peu plus tard (Autoportrait), il choisit de l’écrire en anglais. Il fallait que je puisse mettre de la distance pour parler de ce sujet, dit-il. Et George Arthur Goldschmidt, qui a survécu, caché en Savoie, commence à écrire en français avant de revenir à l’allemand.
Mais pour la grande majorité d’entre eux la langue allemande était leur patrie. La seule patrie qui leur restait. Ils pouvaient légitimement penser qu’elle leur appartenait. Qu’elle était la langue d’une culture et d’une littérature qui, non seulement, étaient indestructibles quels que soient les barbares qui avaient pu s’y attaquer, mais qui étaient aussi leur œuvre à eux. Si j’ai énuméré tant de noms que la plupart des gens ignorent, que j’ignorais moi aussi, dont les auteurs ont peut-être eu du succès en leur temps mais qui sont oubliés aussi dans l’Allemagne d’aujourd’hui, c’est que j’ai voulu montrer quelle incroyable floraison littéraire ce groupe de Juifs qui représentait moins qu’un pour cent de la population à l’époque de Weimar a pu produire. Et puis même si on les oublie tous il n’y a qu’à penser à ces génies : Heine de Francfort, Kafka de Prague et Schnitzler de Vienne ! Il n’y a pas de doute que sans eux la littérature allemande serait un peu plus pauvre.
Post-scriptum: Le présent texte a été complété et développé (et illustré) sur mon site Voyage autour de ma Bibliothèque sous le titre: Ecrivains juifs de langue allemande.