Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Giant. Le film, le roman, le Texas

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(A propos du film Giant de 1956 de George Stevens et du roman éponyme d’Edna Ferber de 1952) 

Les Belges francophones disposent d’une 3ème chaîne qui diffuse des films pour enfants dans la journée et devient chaîne culturelle dans la soirée. C’est sur cette chaîne que nous avons vu, il n’y a pas longtemps, ce film où joue encore une troisième fois, une dernière, le regretté James Dean. Encore que j’ai trouvé qu’il y était plutôt mauvais, cabotin, excessif, peut-être mal dirigé (mais cette belle gueule, toujours mal aimée, a-t-il jamais été un grand acteur ?). Alors qu’y jouent aussi la superbe Elizabeth Taylor et Rock Hudson. Qui y sont parfaits. La Taylor en Virginienne, belle cavalière sur étalon noir, prise d’un coup de foudre pour le Texan géant, Hudson, venu acheter l’étalon et repartir avec les deux, cheval et cavalière. Car Benedict, le Texan, n’est pas seulement bel homme mais, en plus, l’un des plus gros propriétaires de l’Etat à l’étoile solitaire (the lonely star) : 2.5 millions d’acres américains, ce qui correspond à plus ou moins un million d’hectares ! Géant ! Comme le titre du film et du roman. Et comme est le sujet du film comme du roman : le Texas.
Car très vite le film paraît être une véritable satire du Texas et des Texans. Satire n’est peut-être pas le mot exact, du moins pour ce qui est du film (car, comme on verra le roman est bien plus méchant). Mais la moquerie est omniprésente. Tout est plus grand qu’ailleurs. Doit être plus grand. La terre, les vaches, les steaks, la richesse, les maisons, les voitures, les fêtes… Les femmes sont bêtes, superficielles, ne doivent surtout pas se mêler de ce qui appartient aux hommes : la politique. Tout le monde est millionnaire. Il y a les millionnaires de la viande, ceux du pétrole et, bientôt, ceux de la finance, l’immobilier, la banque. Et à côté il y a les « Mexicains ». Totalement méprisés. Et exploités. Le racisme est clairement montré. Même dans le film. Leslie, la Virginienne, ne doit pas se mêler à eux. Elle le fait quand même, va leur rendre visite, découvre les masures misérables, le manque d’hygiène, l’absence de soins, d’éducation, s’occupe des malades, va leur obtenir une école. S’offusque des salaires ridicules, de l’abandon des vieux qui ne sont plus capables de travailler. Plus tard le fils aîné de Benedict et de Leslie, sur lequel son père avait compté pour continuer l’exploitation, va faire médecine et va même épouser une « Mexicaine », au grand désespoir de son père. Et, quand la deuxième guerre mondiale éclate, ces « Mexicains » qui sont en réalité des Américains, des Latino-Américains (beaucoup d’entre eux ont habité là bien avant que les Anglo-Américains arrivent alors que le Texas était espagnol !), vont être envoyés sur le front du Pacifique (ils sont habitués au climat, dit-on) et reviennent dans des cercueils avec le drapeau américain dessus ! Et le film comme le roman finissent avec deux scènes de racisme ordinaire. Dans l’une d’elles le petit gars rebelle, Jett Rink (joué par James Dean), qui travaillait pour les Benedict et qui avait trouvé du pétrole dans le lopin de terre que la sœur de Benedict lui avait donné, puis qui avait su développer son business jusqu’à devenir millionnaire à son tour, un des premiers millionnaires du pétrole, organise une fête géante pour l’ouverture de l’hôtel, géant lui aussi, qu’il a fait construire. Les Benedict y sont conviés comme les autres grandes familles. Et la femme latino du fils Benedict est refusée au beauty parlor de l'hôtel. Là-dessus scène de boxe entre le fils Benedict et James Dean qui, protégé par ses gardes du corps, a le dessus, mais est complètement ivre. Dans le film le père intervient et défend son fils. Dans le roman c’est moins net. L’autre scène se produit après la réception de l’hôtel. Leslie, sa belle-fille latino, son petit garçon et la mère de la belle-fille veulent se restaurer sur la route dans un relais et se voient refuser et jeter dehors violemment : on ne sert pas les Mexicains ici. Dans le film le grand Bick Benedict est avec eux. Il défend d’abord un vieux couple de Mexicains de la table voisine que le chef met à la porte avant d’entrer dans une violente bagarre avec lui où il a, bien sûr, à son âge, le dessous. Mais il a fini par prendre le parti des Latinos. Ce qui sauve la morale. Du moins dans le film.
Alors j’ai relu le roman de Ferber (voir : Edna Ferber : Giant, The Companion Book Club, London, 1953. La publication originale a été faite par Victor Gollancz Ltd en 1952, à Londres également, semble-t-il). Et j’ai vite compris qu’il était plus qu’une satire. C’était une attaque en bonne et due forme, une dénonciation de la situation sociale. D’ailleurs le livre commence avec la scène de l’hôtel, le Jett joué par James Dean, bien moins ridicule que dans le film où il est totalement saoul et incapable de faire son discours, là il est vicieux, parfaitement conscient, bien aidé par ses gardes et donne de violents coups de pieds dans le bas-ventre du fils Benedict étendu par terre. Et Leslie retient son mari et lui dit : voilà, tu vois, cela te rattrape, cela nous rattrape, c’est toujours ainsi. Et c’est ainsi que se termine ce chapitre qui est le chapitre 4 du roman. Et le chapitre suivant, le chapitre 5, revient au début, au repas en Virginie, quand la mère de Leslie, complètement ébahie par les millions d’acres, demande à Benedict : et il y a des villes là-dedans, dans votre propriété ? Oui, répond-il, quelques-unes. Et vous les possédez aussi ? Non, répond-il, pas exactement, on ne possède pas les villes. Et dans sa tête il pense : on contrôle juste les votes de chacun dans la ville de Benedict. Et la majorité des votes du comté également.
On comprend alors, ce qu’on apprend sur le net, que les Texans se sont violemment opposés au roman (l'un d'eux a même écrit qu'il fallait lyncher Edna Ferber). Mais, bizarrement, ils ont aimé le film. Peut-être parce que cela les a amusés, cette caricature des Texans avec leurs bottes faites mains et leurs grands chapeaux, leurs célèbres barbecues, et leurs steaks géants, leurs terres, leurs grands troupeaux, leur pétrole et leur richesse étalée. Alors que le roman les accuse ouvertement de racisme, d’exploitation et de manipulation de votes. Une accusation qui n’est pas absente du film, il faut le dire à la décharge des scénaristes et du metteur en scène, c’est ainsi que lors d’une des réunions entre hommes d’où Leslie, la Virginienne, est chassée elle aussi, on discute de votes et de nouvelles découpes de comtés pour garder le contrôle des élections. Mais dans les scènes les plus racistes du film, le grand Benedict intervient et sauve la réputation des Texans ! Sur le net on dit que c’est la description d’une société texane de la première partie du XXème siècle. Ce n’est pas tout-à-fait exact. Bien sûr l’histoire s’étend sur trente ou quarante années mais elle se termine dans les années 50. Et décrit la société telle qu’elle se présentait après la deuxième guerre mondiale.
Alors, on peut se demander ce que tous ces « Mexicains » sont devenus après cette guerre dont beaucoup ne sont pas revenus (comme les Noirs d’ailleurs), une guerre qui aurait dû leur donner plus de poids (comme aux Noirs d’ailleurs). Quand j’en ai parlé avec mon fils il me dit : mais aujourd’hui tous les maires des communes au Texas sont des Latinos ! (je ne sais pas d’où mon fils sait cela…). Peut-être ont-ils aussi profité de la richesse générale (le fameux ruissellement cher à notre Président), peut-être sont-ils pas seulement maires mais aussi chefs d’entreprises… Je ne sais pas. Mais ce qui est sûr c’est que le Texas est toujours aussi républicain. Plus que jamais. Et même républicain trumpiste (voir les discours et les actions en justice du Gouverneur).
Et comme par hasard un article récent du Monde (je l’ai perdu) comparait la Californie et le Texas. Deux Etats énormes. Je crois que la Californie est la 5ème économie mondiale et le Texas la 12ème. Et la proportion de Latinos dans les deux Etats est la même : 40%. Et pourtant la Californie vote démocrate depuis un bon moment alors que le Texas est républicain. L’auteur de l’article rappelle d’ailleurs que dans le passé c’était l’inverse. La Californie était républicaine et le Texas démocrate. C’est qu’après la guerre de sécession le Parti républicain était celui des Yankees, les abolitionnistes (donc défenseurs des Droits de l’Homme) et le Parti démocrate celui du Sud (donc des esclavagistes). Je crois qu’il serait facile d’analyser ce qui fait la différence entre les deux Etats et qui pourrait expliquer leurs votes divergents. Mais ce qui me semble évident c’est qu’au Texas les Latinos devenus riches ne sont guère solidaires des Latinos pauvres. Ils votent comme les autres Texans, les millionnaires !

Qui était Edna Ferber ? Quand elle a écrit Giant, elle avait 66 ans et une brillante carrière littéraire derrière elle. Commençant à écrire dès 1910, elle a eu le Prix Pulitzer en 1925 pour son roman So Big, elle est l’auteure de Show Boat devenu la fameuse comédie musicale (avec le fameux air Ole Man River), a écrit de très nombreuses pièces pour le théâtre et plus de 25 de ses romans et de ses pièces ont été reprises au cinéma. Elle avait pour amis des acteurs et actrices comme Katharina Hepburn, et des écrivains comme Louis Bromfield. En 1952 elle n’a plus rien à prouver. On peut donc penser à juste titre que Giant a été écrit par une femme en colère, choquée par ce qu’elle avait vu ou cru voir dans le grand Etat du Sud. Elle était la fille d’un juif originaire de Hongrie. Et peut-être plus sensible que d’autres pour cette raison même quand elle rencontrait l’injustice.
Et ce que l’on trouve sur le net semble le confirmer. Entre l’âge de 5 ans et celui de 12 elle avait vécu avec sa famille dans une petite ville de l’Iowa dans un quartier particulièrement antisémite. Ce qui développe chez elle un esprit critique sur la société américaine. Même si en même temps elle la regarde, cette société, fascinée par la diversité ethnique et culturelle qui la constitue. Elle a commencé par le journalisme ce qui a développé sa capacité d’observation. En particulier celle du monde du bas-peuple, des paysans, des prolétaires. « La conversation d’un chauffeur de poids-lourd est bien plus stimulante, plus salée, que celle de l’homme qui conduit sa propre Cadillac », aurait-elle dit d’après une biographe du net (Janet Burstein). On ressent cette qualité dans la description des caractères de Giant. Ce qui en fait un véritable document.
On trouve également sur le net des extraits d’un livre qui étudie les liens d’Edna Ferber avec Hollywood (voir : J. E. Smyth : Edna’s Ferber Hollywood : American Fiction of Gendre, Race and History). L’un des chapitres traite plus particulièrement de Giant : Jim Crow, Jett Rink and James Dean. Jim Crow, comme on sait, est le symbole du pauvre Nègre dans le Sud. On y cite une lettre adressée par Edna Ferber à Stevens, le metteur en scène, en 1954. Elle y exprime ce à quoi elle tient tout particulièrement dans son roman et qu’elle espère le film va également mettre en valeur : « tout ce qui compte dans mon roman, ce qui en fait son mérite, c’est de montrer le tort que le racisme fait aux Américains Mexicains au Texas et que ces problèmes raciaux sont devenus encore plus vitaux et plus importants aujourd’hui aux Etats-Unis que lorsque j’ai commencé à écrire mon livre ». Et en 1955 encore elle écrit au producteur du film, Henry Ginsburg, que le film qu’on va tirer de Giant l’intéresse plus que tous les autres films issus de ses ouvrages (il y en a eu 27 au total !), parce que derrière ce roman il y a une signification, un but. Edna Ferber avait pensé à écrire ce roman depuis longtemps, dit Smythe, mais elle savait aussi que toute attaque du mythe de la Frontier était un grand risque pour une femme. Or le Texas était un mythe mâle plus que n’importe quel autre Etat du Sud. Mais Ferber était d’autant plus convaincue qu’il fallait en parler parce que la nouvelle Amérique lui semblait de plus en plus dominée par le greed (l’avidité), le garishness (le tape-à-l’oeil) et le waste (le gaspillage). Elle avait déjà critiqué ces aspects de la culture américaine dans ses romans Cimarron (1930. La Ruée vers l’ouest, au cinéma)), Come and get it (1935. Le Vandale, au cinéma, de Howard Hawks et William Wyler) et Saratoga Trunk (1941. L’intrigante de Saratoga au cinéma). Dans son roman Leslie est son porte-parole car si Edna Ferber dit avant tout vouloir critiquer le racisme on voit bien que sa critique s’adresse également au machisme.
C’est encore dans une note à l’éditeur qu’Edna Ferber explique que Leslie ne change pas mais son mari non plus. Elle ne peut changer ni Bick Benedict ni le Texas. Si elle gagne malgré tout c’est grâce à ses enfants. Son fils surtout qui refuse de prendre la succession du père, se fait médecin, se tourne vers les Latinos et épouse une Latino. Et sa fille aussi, va épouser un ranger plus petit et qui veut faire évoluer les choses, du moins l’élevage, par la recherche.
Smyth confirme - ce que j’avais ressenti en voyant le film - que le metteur en scène, tout en conservant le thème de la critique du racisme, a pris de nombreuses précautions pour la rendre acceptable. C’était d’autant plus nécessaire que la Warner pouvait craindre des procès : la famille Benedict a un modèle réel : la famille Kleberg, le ranch Realta a pour modèle le King Ranch. Et même Jett Rink et son hôtel Conquistador est copié sur un Roi du Pétrole réel : Glenn McCarthy qui avait construit le premier grand hôtel de luxe au Texas, le Shamrock Hotel. Edna Ferber avait, très astucieusement, fait figurer tous ces personnages dans son roman : ils ne pouvaient donc pas avoir été copiés ! Mais les avocats de Hollywood vont plus loin encore. Et quand ils découvrent que la femme de Bob Kleberg est Virginienne elle aussi ils vont changer l’origine de Leslie : elle va être supposée venir du Maryland (cela m’avait étonné). Mais c’est surtout Stevens, le réalisateur, qui, avec ses scénaristes, va s’arranger pour que Bick Benedict, contrairement aux vues de Ferber, va changer, accepter sa belle-fille latino, défendre son fils après l’incident de l’hôtel et être présent lors de celui du restaurant allant jusqu’à boxer le propriétaire particulièrement odieux qui refuse de servir des greasers ! Stevens a également retravaillé les caractères des personnages latinos du roman, Angel, tombé dans la guerre du Pacifique et Juana, qui a épousé le fils Benedict. Il en a fait des êtres passifs de façon à obtenir l’assentiment du public pour ce qui est de la condamnation du racisme (he reworked the Mexican Characters to be passive victims in order to get mainsteam agreement). Et cela a marché.
Stevens s’est aussi beaucoup intéressé au personnage de Jett Rink. Peut-être à cause de l’acteur qui devait le représenter, James Dean. Ou peut-être parce que c’est un personnage complexe. C’est lui qui ouvre les yeux de Leslie après son arrivée. Sur l’exploitation des Latinos comme sur la façon dont les grands propriétaires ont obtenu leurs terres. Mais il ne veut pas être confondu avec les greasers ou wetbacks (ceux-ci, les dos humides, sont les immigrés clandestins qui sont encore humides d’avoir passé le Rio Grande). Il est au même niveau qu’eux sur le plan économique mais il tient à son statut de Blanc (ou d’Anglo) et est encore plus raciste que les autres Blancs, les riches. Car cela lui permet de se sentir supérieur aux Latinos et, peut-être, à s’en sortir. C’est le phénomène bien connu des Petits Blancs qui n’a rien d’extraordinaire et que l’on pouvait trouver aussi bien dans les autres Etats du Sud (par rapport aux Noirs) que dans toutes les colonies de l’Homme Blanc. Mais les modifications apportées par Stevens au personnage de Jett ne m’ont pas convaincu : il est amoureux de Leslie, il est extrême dans sa folie et devient ainsi presque émouvant. Alors que dans le roman il est violent, et abuse aussi bien des minorités ethniques que des femmes. Mais il faut croire que Stevens a eu raison. Le film est devenu un très grand succès, dit Smythe, troisième après les 10 Commandements de Cecil de Mille et le Tour du Monde en 80 jours. Et les raisons de ce succès ? La critique du racisme anti-Latinos (quand même) et le jeu de James Dean (hum !).

Post-scriptum : malgré le rôle important que les Noirs, les Latinos et les Amérindiens ont joué lors de la deuxième guerre mondiale, que ce soit en Europe ou dans le Pacifique, le racisme n’a guère diminué au pays. Même en ce qui concerne les anciens combattants. Smyth cite un cas qui a fait pas mal de bruit à l’époque, c’est celui du Sergent John Rice mort dans la guerre de Corée et qu’on a refusé d’enterrer dans le cimetière de Sioux City dans l’Iowa (le même Etat où la jeune Edna Ferber avait déjà souffert d’un violent antisémitisme). Le cimetière était réservé aux Blancs et le sergent était un Indien Winnebago ! Dans une ville qui portait le nom d’un peuple indien célèbre ! Finalement le Président Truman le fait enterrer dans le cimetière militaire d’Arlington.
Edna Ferber connaissait cette histoire. C’est pourquoi dans son roman elle raconte qu'Angel Obregon est revenu au Texas dans son cercueil avec la Médaille d’Honneur du Congrès pour récompenser sa conduite héroïque mais que le Directeur Funéraire de la ville de Benedict a refusé de s’occuper de lui « parce qu’il était Mexicain ». Et suggère au père d’Angel de l’enterrer dans le petit cimetière de Nopal, le village des Latinos. Heureusement, peut-être sur l’intervention de Leslie, le Président des Etats-Unis l’a fait ramener à Washington, raconte encore Ferber, et l’a fait enterrer dans le cimetière des héros, celui d’Arlington. Dans le film Angel est bien enterré à Nopal mais Leslie obtient de Bick Benedict qu’il assiste à l’enterrement !