Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Gaza : huitième mois

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Depuis dix jours nous sommes entrés dans le huitième mois de ce qui est la guerre que mène Israël contre les Palestiniens. Sous couvert d’une guerre contre le Hamas. Quand j’ai commencé à publier des notes, chaque mois, sur ce site, pour rendre compte de ce qui semblait, au départ, être une réaction normale au massacre du 7 octobre (même Barnavi qui était Ambassadeur de l’Etat d’Israël en France au moment de la deuxième Intifada avait écrit dans ses Mémoires : à la violence je réponds par la violence), je n’ai jamais imaginé que ce massacre d’Etat (comme on parle de terrorisme d’Etat) aurait une telle dimension et durerait encore huit mois plus tard.
Aujourd’hui je suis las. Que puis-je encore raconter ? Que certains spécialistes ont établi qu’il y avait plus de destructions, de décombres accumulés sur ces 30 km et produits par 7 mois de guerre qu’en Ukraine sur un front de 1500 km et après plus de deux ans de guerre entre deux armées puissantes. Que les experts des Nations unies affirment qu’il faudra au moins 14 années pour reconstruire Gaza. Que la population israélienne ne sait rien des massacres en cours, ne s’y intéresse pas, comme elle ne s’est plus intéressée aux Palestiniens avant le 7 octobre, que de toute façon elle n’en voit rien à la télévision (voir par exemple le Monde des 7 et 8 avril 2024 : l’entretien avec l’historien Jérôme Bourdon : « Les médias israéliens invisibilisent les Palestiniens » : « la grande majorité de la population juive israélienne ne voit pas ou ne veut pas voir la souffrance des Gazaouis ». « Télévisions et journaux excluent la responsabilité d’Israël dans le conflit »). Il faut dire que les journalistes israéliens sont interdits d’accès à Gaza comme toute la presse mondiale d’ailleurs. Et le traumatisme du 7 octobre est continuellement rappelé par de nouveaux témoignages et de nouvelles révélations sur des agressions sexuelles (voir les témoignages recueillis par la journaliste de Haaretz, Lee Yaron, dans Le Monde du 26 avril 2024).
On saura peut-être un jour ce que les dirigeants du Hamas qui ont organisé l’attentat du 7 octobre ont voulu faire, quel était leur objectif. On peut raisonnablement supposer que le « succès » de l’opération a largement dépassé ce qu’ils espéraient, qu’ils n’ont jamais pensé que l’Armée israélienne les laisserait agir une journée entière, et qu’ils ont probablement été dépassés aussi par de nombreux éléments incontrôlés. Il n’empêche : ils ont semé la haine. Même si eux-mêmes ont agi, mus par la haine. Et que la haine existait déjà de l’autre côté. Il n’y a qu’à voir les images de ces militants radicaux israéliens d’Ashkélon (voir le Monde du 30 avril 2024) qui regrettent qu’il n’y a pas « un endroit pour bien voir les explosions de Gaza » et qui cherchent à bloquer les camions d’aide humanitaire.
Je pourrais, une fois de plus, rappeler certaines des opérations récentes de l’armée israélienne qui ressemblent à des crimes de guerre. Comme l’assaut contre l’hôpital Al-Shifa à Gaza. Voir Le Monde du 3 avril 2024 : « L’hôpital a été transformé en cimetière ». Voir aussi Le Monde du 23 avril 2024 : « Si on sortait on était tués », « 381 corps retrouvés dans et autour d’Al-Shifa, et 160 victimes seraient encore sous les décombres des immeubles du quartier ». Et Le Monde du 25 avril 2024 : Des fosses communes dans deux hôpitaux de Gaza : « L’ONU a demandé une enquête internationale sur des fosses communes découvertes dans les hôpitaux Al-Shifa à Gaza et Nasser à Khan Younès ». « La défense civile de Gaza a affirmé avoir exhumé 340 corps de personnes enterrées collectivement à l’intérieur de l’hôpital Nasser ». Philippe Lazzarini a demandé au Conseil de Sécurité de l’ONU une enquête indépendante sur les 180 employés de l’UNRWA tués durant la guerre. Et le 1er avril ce sont 7 collaborateurs occidentaux de l’ONG américaine World Central Kitchen qui ont été tués par une frappe israélienne…
Mais à quoi bon. Netanyahou continue à faire ce qu’il a envie de faire et personne ne l’empêche. Biden menace de ne plus livrer les bombes (bombes d’une tonne, d’abord) et puis déclare au Sénat qu’il va livrer pour un milliard de dollars d’armes ! Quand 140 Etats votent pour faire entrer la Palestine à l’ONU, les Etats-Unis y mettent leur veto. Israël affirme entrer en douceur dans le sud de Gaza et aujourd’hui on apprend que 600000 Palestiniens ont fui Rafah. Vous vous rendez compte ? La moitié de la population réfugiée dans la ville. Et dont la plupart avaient déjà été chassés d’ailleurs. Comme un troupeau de moutons apeurés par une bande de loups ! Et ils vont où ? Et comment ? Ils ont encore des voitures, des charrettes, des mulets ?
Quant à l’avenir on ne le voit pas. Le Monde du 4 mai 2024 donnait des détails sur le plan de l’Armée : Israël reconfigure la bande de Gaza à sa main. Ils veulent encore réduire la surface de la zone qui était déjà avant cela l’une des zones le plus densément peuplées du monde. Mais de toute façon : comment peut-on encore vivre dans une région où 70% du bâti a été détruit, les infrastructures aussi, les champs même… Netanyahou n’a qu’une envie : les chasser, les Gazaouis. Où ? Dans le Sinaï ?
Ce qui me désole aussi c’est l’attitude de beaucoup d’intellectuels et de journalistes de chez nous, simplement parce que, juifs, ils continuent à défendre Israël alors qu’Israël n’est plus défendable. Il n’y a que Barnavi qui continue son chemin sans en dévier. Ni le Hamas ni Netanyahou n’ont intérêt à ce que cela s’arrête, a-t-il encore dit tout récemment. C’est pour cela que la solution des deux Etats doit être imposée de l’extérieur. Je regrette aussi la façon dont on rend compte des mouvements d’étudiants américains et français. Si des déclarations antisémites ont été faites il faut les condamner sévèrement, bien sûr. Ainsi que toute mise en cause de l’existence même d’Israël qui est absolument inacceptable, c’est évident. Mais je trouve, pour ma part, plutôt encourageant que des jeunes se saisissent à nouveau d’une injustice pour la combattre. Comme on a combattu la guerre d’Algérie, celle du Vietnam, lutté en faveur des droits civiques. Ils sont politisés, a-t-on dit. Et alors ? Tout combat contre l’injustice est politique. Ils ne connaissent rien à l’Histoire, a dit une journaliste, Natacha Polony, je crois. Cela veut dire quoi ? Qu’ils ont oublié la Shoah ? Mais la Shoah n’a rien à voir avec les Palestiniens et leurs droits. Et s’ils reviennent à la Nabka ils n’ont pas tort. Car je comprends parfaitement qu’Israël ne peut plus donner un droit au retour, mais Israël ne peut pas non plus empêcher que la Nabka soit dans leur Mémoire collective et qu’au moins on aurait dû les laisser vivre dans le territoire qui leur était resté, en paix, à Gaza comme en Cisjordanie, au lieu de leur imposer 16 ans de boycott à Gaza et la présence de 500000 colons en Cisjordanie et Jérusalem !
Demain nos amis de Paix juste au Proche-Orient vont défiler à Bruxelles en s’associant à une grande marche européenne organisée de la gare du Nord à la Place Jean Rey pour une Palestine libre et lors de laquelle on rappelle justement que cette Nabka a commencé il y a 76 années déjà. Par contre je ne suis pas certain qu’il faille parler de génocide. Il faut toujours se méfier des mots. De ce qu’ils représentent. On a beaucoup reproché à Mélenchon de ne pas avoir traité les gens du Hamas de terroristes. Bien sûr il a eu tort. Dieu sait que je déteste cet homme depuis le début à cause de cette démagogie qu’il représente et dont j’ai horreur parce que je suis d’une génération qui a encore connu les orateurs démagogues nazis de près dans mon enfance alsacienne. Mais il ne faut pas oublier non plus que Netanyahou et ses alliés ont une arrière-pensée liée au mot terroriste : on ne négocie pas avec des terroristes. Alors que je suis persuadé que le Hamas ne pourra être exclu complètement d’une négociation politique future.
Hier un Algérien a lancé un cocktail Molotov sur une synagogue à Rouen et on a parlé de la recrudescence des actes antisémites en France (quatre fois plus en 2023 qu’en 2022). Et on dit que certains Juifs de France ont peur. Les journalistes posent la question à certains de leurs invités : Monsieur Chouraqui, avez-vous peur ? Il faut raison garder. Je suis absolument persuadé qu’il n’y a pas d’antisémitisme chez les Français. Absolument rien qui puisse rappeler, même de très loin, ce qui s’est passé avant la guerre. S’il y a un sentiment de méfiance généralisé contre un groupe ethnique ou religieux c’est surtout celui dirigé contre les Arabes et les descendants d’Arabes. Mais il est évident que le conflit de Palestine qui dure depuis tellement longtemps a une influence sur la façon dont les deux groupes de Français, arabes musulmans, d’un côté, et juifs, de l’autre, se considèrent. Et pas seulement en France. Kamel Daoud le regrettait déjà il y a dix ans quand il écrivait : « la cause palestinienne est trop arabisée et islamisée, une solidarité basée sur l’ethnie, la race, la religion piège les Palestiniens, la cause palestinienne sert à tout dans le monde « arabe » d’aujourd’hui sauf à secourir les Palestiniens ». Mais c’est aussi en Israël que l’intégrisme religieux, prenant de plus en plus d’importance, a propagé l’idée du Grand Israël et est devenu un acteur du conflit. Et, à force de considérer toute critique d’Israël comme une manifestation d’antisémitisme (Netanyahou et ses amis le font systématiquement depuis tellement longtemps !), on a aidé à créer cette assimilation entre Israël et les communautés juives de France et d’autres pays occidentaux. Mais c’est aussi la faute de nos autorités politiques : quand Macron invite Netanyahou à la commémoration de la rafle du Vél d’Hiv, la regrettée Suzanne Citron, historienne juive lorraine, écrit : « Je dénie formellement toute justification à la présence d’un homme cautionnant les exactions et les méfaits de la colonisation israélienne en Palestine et je récuse la sempiternelle et démagogique confusion entre antisémitisme et critique de l’Etat d’Israël ». Et Barnavi, quand il est Ambassadeur d’Israël en France, est obligé d’expliquer à certains responsables de la communauté juive de France qu’il représente Israël et non les Juifs de France !
Ceci étant, je comprends aussi que certains Français juifs ont une relation particulière avec Israël, simplement parce qu’ils ont des membres de leur famille qui y vivent. L’autre jour, Agnès Jaoui que nous aimons et admirons énormément, Annie et moi, a raconté dans une interview que des cousins de son père y vivaient et que deux des membres de leur famille avaient perdu la vie le 7 octobre et elle a exprimé sa déception de la façon dont ce massacre avait été reçu en France : « Parce que je ne m’attendais pas à un tel manque de compassion, à un tel déni tant des massacres que de la vie des otages. J’ai été choquée par la logique nauséabonde qui s’est mise en place dans certains milieux de gauche. Comme si on était dans une nouvelle narration qui fait d’Israël, dans sa fondation, son être même, une puissance colonisatrice, donc un Etat d’emblée illégitime qu’il faudrait, selon cette définition de l’antisionisme, rayer de la carte. Il en va de même de l’usage du mot « génocide ». Je condamne la politique menée depuis des décennies par le gouvernement israélien et les épouvantables massacres qui sont en cours à Gaza, mais je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a une certaine perversité, ou peut-être un certain soulagement moral, à tant vouloir que les descendants des victimes de la Shoah soient à leur tour des génocidaires ».
Il n’empêche. Il faut revenir à Gaza. Ce qui s’y passe est plus qu’épouvantable. C’est une honte pour l’Humanité a dit un responsable chinois. Incroyable : un Chinois qui dit cela ! Le Chinois des Ouïghours ! Et pourtant c’est vrai. C’est une honte pour nous surtout, nous Occidentaux, Américains d’abord, Européens ensuite, mais aussi Arabes du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Honte de ne pas être capables d’arrêter le massacre. Et honte d’avoir laissé faire, depuis si longtemps. Laissé s’implanter les colonies, laissé les Palestiniens sans espoir, laissé faire Netanyahou depuis qu’il est au pouvoir, continué à commercer avec lui et faire participer Israël, comme si ce pays était un pays européen, à de nombreuses organisations européennes culturelles et sportives.
Quand je dis que ce qui se passe à Gaza est plus qu’épouvantable, c’est que ce n’est même plus une histoire de morts et de blessés. 35000 morts dont 50 à 60% de femmes et d’enfants, a-t-on dit, alors que cette dernière proportion est certainement plutôt de 70%. Et les 30% restants, adolescents, hommes mûrs et vieillards, ils sont coupables, eux ? Tous Hamas ? Combien de médecins tués ? Combien d’Universitaires ? Et combien de blessés ? 80000 ? Et combien d’enfants amputés de bras, de jambes, invalides à vie ? Que de haine semée de ce côté-ci de la frontière israélienne ! Or le pire c’est l’avenir. Quel avenir ? Où vont-ils vivre le jour où l’opération vengeance aura cessé ? Sur cette terre martyrisée, détruite, souillée, semée de munitions non explosées, invivable pour longtemps. Pour toujours, peut-être. Et quel avenir pour la Cisjordanie ? Trouée comme un gruyère (pardon, les Suisses : comme un Emmenthal) par les colonies.
Cela fait dix ans, vingt ans que certains, comme moi, disent qu’on va dans un mur. Maintenant on y est dans le mur. Que peut-on faire quand on est dans un mur ?