Edward John Trelawny
(à propos de ses Adventures of a younger son)
C’est peu de temps avant d’entrer à l’hôpital pour me faire charcuter la hanche que j’ai reçu du libraire-antiquaire Peter Ellis de Londres la nouvelle édition du génial roman d’aventures, soi-disant autobiographique, de cet ami du couple Shelley et de Lord Byron dont je parle longuement dans mon « voyage littéraire en compagnie de Corto Maltese et de Hugo Pratt » au tome 5 de mon Voyage autour de ma Bibliothèque. J’ai tout de suite commencé à le lire (mais n’ai pu finir ma lecture qu’après être rentré à la maison) et ai eu une grande joie et une grande déception. Une grande joie : le plaisir de lire cet excellent texte dans sa langue originale, mais surtout de découvrir tous les morceaux que l’éditeur du début du XIXème siècle avait censurés (la première publication date de 1831. La nouvelle, basée sur le manuscrit original, de 1974). Une grande déception : on connaît maintenant en détail la carrière de marin de Trelawny et on sait de manière certaine qu’il n’a jamais été corsaire au service des Français et que toutes ses aventures de pirate dans l’Océan Indien (et son histoire d’amour passionné avec la jeune Arabe) ont été inventées (merveilleuses inventions quand même). Voir : Edward John Trelawny : Adventures of a younger son, edited with an introduction by William St. Clair, Oxford University Press, Londres, 1974.
Mais il faut peut-être que je commence par quelques explications. Comme je le raconte dans ma note du Voyage, je connaissais le roman de Trelawny avant de le redécouvrir avec Hugo Pratt. Le livre de 1831 avait été traduit en français par un certain Victor Perceval à la demande d’Alexandre Dumas en personne qui allait alors le publier, sous le titre Cadet de famille, dans sa Revue Le Mousquetaire et recommander, en 1856, à l’éditeur Barba de le publier sous forme de livre. C’est cette traduction, peut-être revue par ci par là par Alexandre Dumas lui-même, que l’éditeur Phébus a publiée en 1988 sous le titre Mémoires d’un gentilhomme corsaire avec une longue introduction du père du Festival littéraire Etonnants Voyageurs de Saint Malo, Michel Le Bris.
Trelawny y raconte son enfance malheureuse de fils cadet (père avare et d’une dureté extrême, mise en pension dans une institution où l’on manie généreusement la verge, lui de plus en plus rebelle, puis école pour moussaillons), puis sa vie d’adolescent dans la marine où les chefs vicieux ne manquent pas non plus, enfin sa désertion et sa rencontre avec un corsaire qui devient un vrai père pour lui. Puis suivent ses folles aventures de corsaire dans l’Océan Indien entre l’Inde, l’île Maurice, Madagascar et l’Insulinde. Combats navals, combats contre des pirates installés à Madagascar, mariage avec une jeune Arabe qu’il a délivrée et dont il tombe éperdument amoureux, etc. Or ce sont ces histoires qu’il raconte plus tard, une fois revenu en Europe aux poètes Byron, Shelley, à Mary Shelley et quelques autres Anglais, en Italie, à Pise, qui en restent tout ébahis. C’est ce que je raconte dans ma note sur Corto : Il faut dire qu’il avait déjà épaté toute la bande Shelley-Byron, « tous réunis chaque soir au troisième étage d’une vieille bâtisse au bord de l’Arno », raconte encore Le Bris, « où ils écoutent bouche bée l’ahurissante histoire du gentilhomme corsaire ». Et dans une lettre de Mary Shelley, dénichée par Le Bris, celle-ci le décrit comme une sorte de chevalier errant, « moitié arabe, moitié anglais… taillé en Hercule, des cheveux d’un noir de jais, touffus et frisés come ceux d’un Maure, des yeux magnifiques, gris foncé ». Et elle ajoute : « Qu’il s’agisse de sang, d’horreurs, d’exploits à faire dresser les cheveux ou d’irrésistibles bouffonneries, il raconte ses aventures d’un même ton direct, énergique. Sa compagnie est un vrai régal. J’en suis tout excitée ! ». Mary Shelley l’a d’ailleurs aidé à trouver un éditeur plus tard après la mort en mer de son mari. Trelawny avait beaucoup d’amitié pour Shelley (et beaucoup moins de considération pour Byron qu’il a accompagné après l’épisode italien dans la guerre de libération des Grecs), s’est occupé de faire incinérer son corps quand on l’a retrouvé échoué sur la plage, a enterré ses cendres dans un cimetière de Rome et a soutenu Mary Shelley dans cette épreuve.
Le Bris ne tranche pas en ce qui concerne l’authenticité de ses aventures de corsaire. Laissons-lui le bénéfice du doute, écrit-il. Or, en 1988, année de cette publication chez Phébus, Le Bris devrait avoir connaissance de la nouvelle édition d’Oxford de 1974. Et de tous les détails donnés par William St. Clair dans son introduction extrêmement fournie et ses nombreuses notes explicatives. Et du fait qu’une certaine Lady Anne Hill avait réussi la même année à séparer le vrai du faux en faisant des recherches approfondies sur la carrière maritime de Trelawny (voir : Lady Anne Hill : Trelawny’s Family Background and Naval Career in Keats-Shelley Journal, V, 1956). Ce n’est pas la première fois que je note que Le Bris qui a peut-être fait un travail très sérieux sur Stevenson, applaudi même en Angleterre, est quelquefois bien superficiel, intentionnellement ou non. Je me souviens combien j’avais été choqué de voir que lorsqu’il a réédité, partiellement, le Voyage en Amérique du Père Labat (voir : Jean-Baptiste Labat : Voyage aux Isles - Chronique aventureuse des Caraïbes, 1693-1705, édit. Phébus, Paris, 1993, présentation Michel Le Bris), il ne dit pas un mot de la merveilleuse réédition établie par A. t’Serstevens chez l’éditeur Duchartre (voir : R. P. Labat : Voyages aux Isles d'Amérique (Antilles) - 1693-1705, édit. Duchartre, Paris, 1931, en deux volumes, avec 32 illustrations d'après des documents de l'époque et avec un avant-propos de A. t'Serstevens, ainsi qu'une bibliographie annotée placée en annexe et non signée mais qui ne peut être que de t'Ser). Ni du fait que t’Serstevens a travaillé pendant près de dix ans sur le père Labat et que lorsqu'il a édité et préfacé ses Voyages en Espagne et Italie, Labat était totalement oublié…
Mais laissons cela. Ce qui est sûr c’est que Lady Hill a rétabli toute la carrière navale de Trelawny entre 1805 et 1811, date à laquelle il est revenu en Angleterre (il avait 19 ans) ainsi que les noms de tous les navires de Sa Majesté sur lesquels il a servi. Hélas, il faut en faire son deuil. Trelawny n’a jamais été Corsaire. On sait même que celui qu’il présente dans son livre comme son idole, son second père, de Ruyter, qu’il dit être à moitié hollandais et à moitié américain, et dont le vrai nom, confie-t-il à l’un de ses amis, l’écrivain Rossetti, car il a existé, dit-il, est Sénouf, est censé avoir comme modèle Robert Surcouf, bien connu, à son époque, dans la partie de l’Océan Indien où se passent ses aventures. Mais le noble et généreux de Ruyter n’a, semble-t-il, pas grand-chose en commun avec notre Surcouf !
Le grand intérêt, je l’ai dit, de la nouvelle édition de 1974, c’est de rétablir, autant que possible, le texte original et de découvrir toutes les coupures faites à l’époque, pour des questions de décence, de religion ou de politique, par l’éditeur et certains des amis de Trelawny dont Mary Shelley elle-même. William St. Clair indique dans son introduction quelles sont les principales coupures rétablies sur la foi du manuscrit original. Il s’agit souvent de mots trop crûs ou de scènes trop explicites sur le plan sexuel. L’accouchement difficile de la jeune Arabe dans la cabine du bateau, décrit peut-être de manière trop réaliste. La description hallucinante d’un bordel indien, supprimée avec raison, à mon avis, parce que quand même un peu trop vulgaire. Mais aussi cette scène magnifique qui m’a beaucoup fait rire : les deux bateaux corsaires sont ancrés dans une baie quelque part entre les Célèbes et Timor, il fait nuit, tout est calme, tout-à-coup on entend du bruit sur l’eau, les marins prennent leurs armes, les nageurs qui approchent ont des têtes sombres, et puis on découvre que ce sont des femmes (des Malaises, dit le texte), elles abordent les bateaux de tous les côtés, elles sont nues comme Eve au Paradis, couvertes que de leurs longs cheveux noirs, visiblement assoiffées d’hommes et si nombreuses que les chefs corsaires décident que chaque marin aura droit à deux de ces sirènes, et eux-mêmes, les chefs, à trois ou quatre selon leurs grades ! Beau rêve érotique. Avec une touche britannique quand même : à chaque classe sociale son dû ! De nombreuses autres coupures concernent des remarques dédaigneuses à propos de la religion chrétienne ou plutôt de ceux qui prétendent être chrétiens alors que leurs actes ne le sont guère. Et certaines critiques de la monarchie (la seule place où il aimerait voir une couronne, écrit-il, c’est au-dessus de la porte d’une taverne), de l’aristocratie et de la société anglaise en général. Il y a un passage qui m’a particulièrement frappé et que William St. Clair ne signale guère. C’est quand il raconte l’histoire de l’un de ses camarades, Walter, un midship du même âge que lui.
Dans le texte publié à l‘origine (qui est celui qui a été traduit en français) on dit ceci : « …son père l’avait traité avec plus de brutalité même que ne l’avait fait le mien à mon égard. Peut-être, aux yeux de certaines gens, méritait-il la haine de son père pour avoir paru sur la scène de la vie d’une manière illégale, peu orthodoxe et anti-canonique… Les parents et les tuteurs n’avaient pas été dûment consultés… On avait empiété sur les droits de l’Eglise : sa discipline avait été méconnue, ses ministres frustrés de leurs redevances ; point de cloches… point de joie !... point de banquet !... Au lieu de ces fêtes, de ces chants, de ces rires… la mère et le fils furent forcés d’aller se cacher dans le coin le plus obscur d’une grande ville. On se servit des mêmes artifices, des mêmes précautions… pour cacher sa naissance que l’on eût employés si un meurtre avait été commis. Telle fut la seule marque de sollicitude et d’intérêt que lui donna son père ». Dans le texte original retrouvé il y avait cette addition : « …du moins il n’en a jamais entendu parler d’aucune autre. Sa mère n’était qu’une simple fille parmi un million d’autres qui, séduites par une promesse de mariage, croient aux promesses et aux serments d’un lord ; comme si un lord pouvait aimer quoi que ce soit aussi ardemment que son titre de noblesse ! Ou comme s’il pouvait éprouver la moindre hésitation à sacrifier tout un monde d’ignobles inférieurs plutôt que de se déclarer coupable, comme un plébéien ordinaire, ou de respecter ses serments, et de reconnaître sa progéniture, qui serait une tache sur son blason ! ». Et plus loin encore le texte publié en 1831 continuait ainsi : « Walter fut élevé dans une école de charité, l’école des habits bleus, un établissement fondé pour l’entretien et l’éducation des pauvres et des orphelins. Hé ! N’était-il pas pauvre et orphelin, cet enfant d’un homme qui n’avait qu’une rente de quarante mille livres sterling ? » Dans le texte original du manuscrit retrouvé, il y avait cette addition : « Cette institution, comme beaucoup d’autres encore, sont d’admirables pouponnières pour les bâtards des aristocrates ; et le pays doit être fier d’avoir le grand et noble privilège de pouvoir dépenser sa fortune durement amassée pour le soutien et l’instruction des rejetons de nos fougueux lords et maîtres. Ce serait un sacrilège si une seule goutte de leur noble sang était répandue à terre. »
Comme on le voit, Trelawny n’avait peut-être pas été corsaire, mais c’était un sacré rebelle quand même ! Un rebelle qui ne respectait ni Roi, ni aristocrates, ni églises, ni la société anglaise de son temps. Et, après la mort de Shelley en 1822, il avait toujours envie d’aventures. Il n’avait que 29 ans ! Alors il s’embarque avec Byron pour la Grèce. C’était l’époque des guerres d’indépendance des Grecs contre les Turcs, bientôt soutenus par de nombreux intellectuels occidentaux, le mouvement des Philhellènes ! Une époque plutôt tumultueuse qui dure de 1821 à 1829 et où les Grecs eux-mêmes se battent entre eux, politiques contre militaires et chefs de guerre entre eux. Quand leur bateau arrive en Céphalonie, Byron hésite. Les Egyptiens, appelés au secours par les Ottomans, ont reconquis une partie de la Thessalonique, les factions grecques se combattent. Finalement il reste à Missolonghi où il meurt de maladie. Trelawny s’est séparé de lui et s’est entiché d’un chef de guerre au beau nom d’Odysseus et accessoirement de sa sœur de 13 ans qu’il épouse. Il combat avec Odysseus, puis quand celui-ci est fait prisonnier par une faction rivale, il continue la lutte à partir de grottes fortifiées du Mont Parnasse. Un espion anglais ou écossais au service des Turcs le blesse gravement. Finalement il en réchappe et arrive à s’enfuir. On est en 1825. Il revient en Italie, écrit ses fameuses aventures, les publie, puis visite les Etats-Unis où il aurait traversé à la nage la rivière Niagara, et finalement revient en Angleterre en 1835. A Londres il fréquente les cercles radicaux, assume son athéisme, se dit ouvertement républicain, va publier une première version de ses Souvenirs de Byron et Shelley : Recollections of the last days of Shelley and Byron en 1858. Puis, vers la fin de sa vie : Records of Shelley, Byron and the author en 1878. La deuxième version est, paraît-il, encore plus critique en ce qui concerne la personnalité de Byron que la première. Ce que les byroniens ne lui pardonneront jamais. Peter Ellis, mon libraire de Londres, m’a promis de me dénicher ces fameuses Mémoires. Il s’agit de toute façon d’un témoignage important concernant ces deux poètes. Trelawny qui n’était pas très cultivé au départ, n’ayant fait que se rebeller à l’école, a beaucoup lu plus tard, est devenu un autodidacte éclairé, et a découvert la poésie de Shelley en Suisse où il a séjourné avant d’arriver en Italie et de faire la connaissance des deux poètes. Ce qui fait qu’il a dû admirer Shelley avant de le connaître et devenir son ami. Et ce qui montre encore son amour de la poésie c’est que le texte anglais de ses Aventures comporte à la tête de chacun des 130 (!) chapitres quelques vers de Shelley, Byron ou Keats que Trelawny appelle les trois poètes de la liberté (ce que le lecteur français ne peut pas savoir car ils n’ont pas été repris dans la traduction de Victor Perceval et donc dans l’édition Phébus de 1988). Ceci étant, il est probable que Trelawny a été aidé dans la recherche de ces poésies. Par Mary Shelley peut-être, mais surtout par le grand ami et biographe de Keats, Charles Armitage Brown, que Trelawny a probablement rencontré brièvement à Pise en 1822, mais surtout plus tard, en 1825, quand Trelawny est revenu en Italie y écrire ses Aventures et où il a été aidé par Brown pour polir son texte. Il faut d’ailleurs noter que la plupart des vers de Keats qui y sont repris n’avaient pas encore été publiés au moment de la parution des Adventures of a younger son en 1831.
Trelawny s’est marié trois fois et a divorcé trois fois. En 1870 il se retire à la campagne avec une nouvelle maîtresse. Il a 78 ans. Il meurt en 1881 à l’âge de 88 ans. Et ses cendres sont enfouies selon sa volonté à Rome à côté de celles de Shelley.
Quel homme !
Post-scriptum : J’attends de voir si Peter Ellis va être capable de me dénicher les Souvenirs de Trelawny sur Byron et Shelley. Et peut-être même ses Lettres qui ont été publiées par la Oxford University Press en 1910. Mais je ne me fais pas d’illusions : je ne verrai jamais ces œuvres imaginaires que Hugo Pratt cite dans La Maison dorée de Samarkand. Ni les Carnets de Grèce de Trelawny, ni le manuscrit des Mémoires de Grèce de Lord Byron que Trelawny aurait mentionné dans ses Carnets et qu’il aurait caché « sous la lune », dans la Mosquée de Kalawny et qui sont à l’origine de la quête de Corto dans cette BD magnifique qui va l’amener jusqu’à une grotte du Pamir au pays mythique du Kafiristan où Kipling avait placé le théâtre de sa merveilleuse histoire du Soldat qui voulait devenir Roi…