Deux livres désespérants : 1. Auster et les massacres
J'avais d'abord intitulé cette note : Deux livres désespérants mais inutiles (en date du 9 avril 2023), parce que l'un parlait des tueries de masse aux Etats-Unis et que la situation des armes à feux n'y changera jamais, et que l'autre évoquait une fois de plus l'évolution qui semblait inéluctable, elle aussi, de la démocratie israélienne et du sort des Palestiniens qui y est lié. Et puis j'ai décidé de reprendre cette note, enlever l'adjectif inutile, et la diviser en deux parties, parce qu'après le terrible massacre du 7 octobre, le livre d'Eva Illouz ne me paraît plus si inutile que cela car cet évènement est bien la conjonction, comme l'a dit Elie Barnavi, d'un fanatisme islamiste sauvage et d'une politique imbécile de trop de gouvernements israéliens.
Mais je vais d'abord vous parler du premier livre, celui de Paul Auster. Voir : Paul Auster : Pays de sang, une histoire de la violence par arme à feu aux Etats-Unis, avec des photographies de Spencer Ostrander, Actes Sud, 2023
Je n’ai pas lu grand-chose de Paul Auster (à part Brooklyn Follies). Et j’ai peut-être eu tort. Tout ce que je sais c’est qu’il a été « l’ami de la maison » des Editions Actes Sud, du temps de son fondateur Hubert Nyssen (avec la Russe Nina Berberova) et qu’il aime beaucoup la France et qu’il y est apprécié. J’ai acheté son livre sur les armes à cause d’un article que lui a consacré l’historien Loez dans le Monde du 10 février 2023. Mais finalement, à quoi bon ? On a déjà tellement souvent évoqué ce sujet. Je me souviens encore du film Bowling for Columbine de Michael Moore sorti en 2002 (plus de 20 ans déjà !). On l’a pas mal critiqué à l’époque. Il est vrai que Michael Moore ne donne pas dans la dentelle d’habitude. Mais les chiffres concernant les morts par armes à feu étaient déjà tellement effarants à l’époque ! Est-ce que cela a changé quoi que ce soit ? Rien du tout. Au contraire, les tueries ont encore augmenté, le non-contrôle est devenu l’un des éléments les plus importants du programme des Républicains, la NRA de plus en plus puissante et le nom Columbine est même devenu un symbole dont se sont saisis certains des tueurs de masse fous. Même en Allemagne. Voir ce que je raconte dans ma note de mon site Bloc-notes 2016, intitulée Amok. Une explication ? Le massacre de Columbine en 1999 où deux adolescents ont tué douze de leurs camarades est devenu le thème principal d’un chat auquel a participé le jeune de 17 ans qui a massacré 15 personnes à Winnenden en Bade-Würtemberg, en 2009 et dans lequel on glorifiait les massacres.
Qu’apporte de nouveau le livre de Paul Auster ? D’abord des chiffres qui montent encore. Il y a actuellement 393 millions d’armes à feu en circulation, soit plus d’une arme pour chaque homme, femme et enfant américains. 40000 morts par arme à feu, soit 100 par jour. Et 200 blessés par jour. Et Dieu sait si les blessures par balles sont horribles ! La population américaine représente moins de la moitié de la population cumulée des 24 pays les plus riches et les plus évolués, et pourtant 80% des morts par armes à feu dans l’ensemble de ces pays sont américaines. Les tueries de masse (c. à d. de plus de 4 morts) ne représentent qu’une toute petite partie du total des morts, mais elles sont spectaculaires et leur fréquence est d’une par jour. Spencer Ostrander a photographié les sites d’une trentaine de ces tueries à travers les Etats-Unis. Des photographies des sites, écoles, églises, supermarchés, hôtels, etc., photographies nues, simplement munies de légendes, avec le nom de l’endroit, la date de la tuerie et le nombre de morts et de blessés. Le plus terrible, les dernières photos, l’hôtel Mandala Bay dans le Nevada (dans une ville qui s’appelle Paradise !) : 61 morts, 897 blessés, dont 441 par balle et 456 dans le chaos qui a suivi !
Il n’y a qu’une seule statistique qui semble aller dans le bon sens : de moins en moins de foyers possèdent une arme. De 50% il y a 50 ans, on est passé à un tiers, même un peu moins d’un tiers. Ce qui montre qu’une majorité des Américains est plutôt contre. Et pourtant la vente d’armes continue à monter. « Les Américains se sont divisés de manière toujours plus radicale au sujet des armes », écrit Paul Auster. Alors que ceux qui semblent constitués la majorité « ne veulent plus rien avoir à faire avec une arme, ou le moins possible », dit-il encore, « il y a une minorité comptant des millions de personnes qui les ont changées en fétiches emblématiques de la liberté américaine, droit humain essentiel garanti à chaque citoyen par les artisans de la Constitution ».
Paul Auster rapporte encore quelques souvenirs personnels. Il croyait que sa famille avait toujours été opposée aux armes et voilà qu’il apprend – secret bien gardé – que l’une de ses grand-mères a tué son mari… avec une arme à feu ! Et il se souvient aussi que dans sa jeunesse il a travaillé pendant quelque temps sur un pétrolier, qu’il a eu deux camarades originaires du sud et que l’un d’eux lui a raconté qu’il avait l’habitude, chez lui, à monter sur un pont d’autoroute et de tirer au fusil sur les voitures, au hasard ! Quant au deuxième il reçoit un coup de fil lui annonçant que son frère, dans une rixe de bar, a tué un homme au revolver. Il y a des rixes de bars partout dans le monde, dit Paul Auster, qui se terminent par des dents cassées ou des yeux au beurre noir, mais chez nous c’est par des morts.
Alors il cherche les raisons de ce rapport malsain aux armes dans l’histoire américaine. Et je pense qu’il a raison. Que c’est un problème culturel. Dû à une mémoire collective. Le combat contre les Indiens, d’abord. Qui exigeait que tous les colons soient continuellement armés. Les suites de la guerre civile ? Cela me paraît déjà moins évident. Il prétend même que la Frontier était moins dangereuse que ce qu’on en montre dans les Westerns. Qu’à Dodge City il fallait déposer les armes avant d’entrer en ville et que le nombre de morts par balles était très faible. Je n’en crois rien. Je suis certain que la ruée vers l’ouest était accompagnée d’un nombre élevé de scélérats prêts à voler, violer et tuer. Et donc, que là aussi il fallait porter des armes. Mais il est probable que ce soit le western, un type de film inventé aux Etats-Unis, qui a aidé à former cette mémoire collective de la violence et de l’importance des armes à feu. Et de l’importance de savoir tirer juste. Et si le western qui a conquis le monde n’a pas eu le même effet chez nous c’est que l’action ne se passait pas chez nous, mais chez eux !
Et puis il y a l’esclavage, une sacrée violence encore. Les chasses aux esclaves enfuis. Et après la fin de l’esclavage le racisme qui explose dans le sud et les lynchages qui ont continué encore jusqu’aux années 30.
Et puis il ne faut pas non plus oublier, nous dit Paul Auster, que « l’Amérique est la première nation sur terre à s’être fondée sur les principes du capitalisme ». Un système basé sur la concurrence, donc sur le conflit, et, finalement, sur la violence. Car dans ce système il y a des gagnants et des perdants. Et j’ajouterai : des dominateurs et des dominés. Et l’arme est comme l’argent : il permet de dominer l’autre. Ou, pour le dominé, contrairement à l’argent, de se défendre contre le dominateur.
Mais l’important ce n’est pas d’en connaître l’histoire, l’important est de savoir si on peut changer le cours des choses. Paul Auster cite de nombreux cas de législations locales limitant l’usage des armes à feu. Mais il ne croit pas à la possibilité de légiférer de manière drastique au niveau fédéral. « Non », dit-il, « oubliez les interdictions absolues et les mesures draconiennes pour imposer la paix à un peuple sur le pied de guerre. La paix ne viendra que quand les deux camps le voudront, et pour que cela se produise, il faudrait d’abord procéder à un examen honnête et déchirant de qui nous sommes et qui nous voulons être en tant que peuple marchant vers l’avenir ». Foutaises ! Ce moment ne viendra jamais. Pas seulement parce qu’on ne change pas la culture et la mémoire collective d’une nation, mais aussi à cause de l’immuable Constitution. Au Sénat chaque Etat est représenté par 2 sénateurs quelle que soit l’importance de sa population, ce qui en fait automatiquement une assemblée plutôt conservatrice. Et, qu’en plus, son fonctionnement est tel qu’une minorité est capable de s’assurer de son contrôle (Auster le reconnaît lui-même).
Et c’est pour cela que je dis que ce livre est inutile !
N. B. : Sur mon Bloc-Notes 2019 j’ai publié une note intitulée L’Amérique et nous et qui se termine par une comparaison entre eux et nous, entre leurs valeurs et les nôtres. Et je termine en notant que ces valeurs ne sont décidément pas les mêmes et que proximité géopolitique ne veut pas dire identité des valeurs.
Post-scriptum : Le 25 octobre dernier un tueur fou a massacré 18 personnes âgées de 14 à 76 ans dans un bar et dans un bowling (!) situés dans une petite ville tranquille du Maine, Lewiston, dans cette Nouvelle Angleterre qui est pourtant moins sujette à la violence et moins addicte aux armes à feu que le reste de l'Amérique. Ce n'est d'ailleurs que le sixième le plus meurtrier depuis dix ans aux Etats-Unis. Le Président, comme d'habitude, a fait un nouvel appel au Congrès, toujours aussi inutile que d'habitude, pour qu'ils votent l'interdiction des fusils d'assaut (qui sont des armes de guerre comme on sait). Le tueur, comme d'habitude, s'est suicidé. Comme d'habitude il avait été soigné dans un hôpital psychiatrique.