Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Décès de Régis Boyer

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Depuis bien longtemps, depuis toujours peut-être, depuis que j’ai commencé à déchiffrer mes premiers livres, tout au long de ma vie de lecteur, il m’est arrivé de temps en temps, il m’arrive encore, de ressentir subitement une grande connivence avec l’œuvre que je lis et avec l’homme ou la femme qui sont derrière cette œuvre. Et alors je décide que cet homme ou cette femme sera mon ami(e). Ou du moins je les considère comme tels. Dit comme cela, on pourrait prendre tout ça pour du sentimentalisme d’ado attardé, de la naïveté. Et, de plus, le nom d’ami a pris un sens tellement dévalué avec Facebook ! Mais, pour moi, ce n’est pas cela du tout. C’est quelque chose de très important. De très rassurant pour moi. Ce cercle d’amis de la littérature me protège. Me protège du désespoir. De la haine et du mépris du genre humain. Ces amis-là vivent tout autour de moi dans les rayons de mes bibliothèques. Ils forment un club. Et j’en suis membre.
Qui sont-ils ? Oh, ils sont très différents les uns des autres. Je n’ai qu’à en citer quelques-uns pêle-mêle pour montrer leur grande diversité : Diderot, Heinrich Heine, Stendhal, Gottfried Keller, Jack London, B. Traven, Cendrars, Giono, Amado, Istrati, Andritch, Lafcadio Hearn, Taha Hussein, Pramoedya Toer, Olive Schreiner, Karen Blixen… J’arrête là. Je pourrais encore continuer longtemps. Remplir la page. Chercher ce qui les lie. Car il faut bien que quelque chose les relie ! Quoi ? L’humanité, la sincérité, la sensibilité, la passion, l’intelligence ? Mais ce n’est pas mon sujet aujourd’hui. C’est d’un passeur que je veux parler ici, un de ces hommes qui nous font connaître et aimer un monde qui nous resterait ignoré sans eux, eux les traducteurs, les commentateurs, les érudits, et que j’ai bien souvent classés, eux aussi, parmi mes amis. Comme cet homme qui vient de décéder il y a peu : le professeur Régis Boyer.


C’est dès le premier tome de mon grand Voyage autour de ma Bibliothèque que j’ai intitulé l’un de mes chapitres : B comme Boyer, Régis. Pour parler, entre autres, des sagas islandaises (et du même coup de mon enfance lorsque l’Alsace était allemande, puisque c’est alors que j’ai entendu parler pour la première fois des Sagas et des légendes de la mythologie scandinave). Un chapitre que j’ai fait suivre par une note consacrée à la Littérature scandinave (voir : Notes de lecture 3 : Littérature scandinave).
A en croire la notice nécrologique que Le Monde lui a consacrée (28/06/2017), Régis Boyer s’est d’abord tourné vers la philosophie avant d’être initié – une chance – à la littérature scandinave à la Faculté de Nancy et d’obtenir des postes d’enseignants en Islande et en Suède. Finalement il décroche la chaire de civilisation scandinave à la Sorbonne où il se bat, dit Le Monde, pour imposer « un enseignement complet des champs scandinaves, danois, suédois, norvégien et islandais ». Personnellement je ne connaissais pas tous les détails de son parcours, mais j’ai tout de suite été frappé par l’importance de son œuvre et par la passion apportée d’abord à traduire et expliquer cette littérature si originale (et précoce pour l’Europe) de l’Islande (Les Sagas Islandaises. Payot, 1978, Les Sagas légendaires. Les Belles Lettres, 1998, La Saga de Njall le Brûlé (Brennu-Njals Saga), Aubier-Montaigne, 1976, La Saga de Snorri le Godi (Eyrgygga Saga), Aubier-Montaigne, 1973. La Saga des chefs du Val au Lac (Vatnsdoela Saga), Petite Bibliothèque Payot, 1980 et bien d’autres encore. D’ailleurs, plus tard, les Sagas ont été reprises dans un volume de la Pléiade, commentées bien sûr, par Régis Boyer). Sa défense des Vikings (Les Vikings, Plon, 1992). L’étude de la mythologie scandinave (traduction de l’Edda : L’Edda Poétique. Présentation et traduction de Régis Boyer. Fayard, 1992). Et, en plus, de nombreuses traductions d’œuvres modernes, soit de l’islandais, comme celle du Nobel islandais Laxness (voir : Halldor Kiljan Laxness : La Cloche d’Islande, trad. Régis Boyer, Aubier Montaigne, 1979), soit des autres langues scandinaves (Ibsen, Hamsun, Andersen, Kierkegaard, entre autres). Ce qui est d’autant plus remarquable que, si les trois langues danoise, suédoise et norvégienne sont assez proches les unes des autres, la langue islandaise, elle, est restée, probablement à cause de l’isolement de l’île, pratiquement inchangée depuis le Moyen-Âge et que les autres Scandinaves ne peuvent plus lire les Sagas dans leur langue originale (un ami danois me l’a assuré).
Que m’a apporté l’étude des Sagas islandaises ? D’abord un très grand plaisir littéraire. Car ces Sagas constituent un véritable miracle de la littérature. Alors qu’il s’agit en fait de la première littérature européenne moderne (après l’Antiquité gréco-romaine) : 11ème à 13ème siècles. Et tout de suite un style unique, concis, efficace. L’action en marche. Litote et humour. Et puis, surtout, il y a la psychologie des personnages. Des hommes libres, des individualistes, des hommes qui préfèrent perdre la vie que perdre leur honneur ou leur liberté. Et pourtant des hommes qui restent attachés à une certaine conception de la démocratie, leurs fameux Things (dont celui de l’an mille décide même d’embrasser la nouvelle religion !). « Les Sagas des Islandais sont en avance sur leur temps de plusieurs siècles, tant par le style que par la vision du monde qu’elles proposent », dit quelque part Régis Boyer, ai-je écrit dans ma note sur la littérature scandinave. « L’honnête homme de notre temps se doit de connaître au moins les cinq grandes : Njall le Brûlé, Snorri le Godi, les Chefs du Val au Saumon, Grettir le Fort et la Saga d’Egill, fils de Grimr le Chauve ».  
Quand j’ai étudié pour la première fois les Sagas islandaises, nous vivions encore avec le souvenir tout proche de l’Allemagne hitlérienne. Et comme on était en Alsace et que cette région faisait partie de l’ère germanique, au moins sur le plan linguistique, on avait quelques raisons de se poser des questions. Comment se fait-il que ce peuple germanique ait pu se laisser fasciner à ce point par ce joueur de flûte minable ? Même si le joueur de flûte a été mis en scène d’une manière grandiose par la magie d’un Goebbels. Etait-il inscrit dans les gènes de ce peuple qu’il serait grégaire ? Alors découvrir qu’il existait au moins une partie de ce vaste ensemble germanique qui était viscéralement attaché à sa liberté et son individualisme faisait du bien. D’autant plus qu’on découvrait un autre caractère chez ces Scandinaves : l’attachement passionné à leurs droits. Au bon droit. Et que là on retrouvait l’idée chère à un écrivain bien allemand, lui, à Kleist (et son Michael Kohlhaas, son Prince de Hombourg et sa Marquise d’O !).
Oui, mais les Islandais sont des Scandinaves à part. Dès le départ ils étaient des bannis ou des rebelles au Roi de Norvège. Qu’en est-il des autres Scandinaves ? Politiquement, on sait qu’ils sont démocrates et égalitaires. Mais cela va peut-être encore plus loin. C’est en lisant Karen Blixen que j’ai compris qu’il y avait quelque chose qui les liait, tous ces Scandinaves. Voici ce que j’écrivais en conclusion de ma note sur la littérature scandinave : A plusieurs reprises Karen Blixen cite une strophe extraite de l’Edda (dans un discours prononcé devant une Université américaine) : « Le bétail meurt, les parents meurent, nous-mêmes mourrons finalement, mais je sais une chose qui jamais ne meurt, le jugement porté sur chaque mort ». Et, ailleurs, quand elle explique pourquoi au Kenya elle était traitée de « pro-native », elle dit : « ce n’était pas par sentimentalisme mais parce que quand je voyais comment la plupart des Blancs les traitaient, j’étais secouée et surtout humiliée. C’était une exigence pour ma propre race et une profonde aversion de la voir se dégrader ». Il n’y a pas de doute, écrivais-je. Le lien se trouve là. Karen Blixen est bien une représentante de cette vieille race scandinave toujours aussi jalouse de sa réputation.
Je me demande d’ailleurs si Régis Boyer n’était pas lui-même un rebelle par amour de la justice quand je lis dans la nécrologie que lui consacre Le Monde que : « appelé sous les drapeaux en pleine insurrection algérienne, Régis Boyer objecte, refuse tout galon, et en est sanctionné ». Et en revient « dans un état de révolte permanent » et, pendant un bon moment, ne veut enseigner qu’à l’étranger.
Moi ce qui m’avait surtout frappé, c’était de découvrir dans une brochure de voyages culturels, Clio (je ne sais si cette agence existe encore), que cet homme si occupé (Professeur à la Sorbonne, Président de l’Institut d’Etudes scandinaves qu’il avait fondé, traducteur, éditeur et chercheur) s’était encore rendu disponible pour accompagner des groupes de touristes en tant que guide dans un voyage en Islande ! Un homme drôlement passionné, vous disais-je !