Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Coup de sang (l'Europe)

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Après un premier coup de sang, en voici un autre. Il y en a tant ! Aujourd’hui ce sera l’Europe. Pauvre Europe ! Illusion perdue ! Il y a quinze jours 5 journaux européens ont réalisé un cahier spécial intitulé Europa et axé sur l’euroscepticisme qui monte de partout (La grande panne !). Le journaliste du Monde, Alain Frachon, évoquait le projet de référendum de David Cameron à propos du maintien ou non des Britanniques dans l’Union. Et il intitulait son article : Même s’ils sortent, ils ont gagné. Et c’est bien vrai. D’abord ce sont eux qui nous ont imposé l’élargissement. Ce qui a éliminé définitivement la possibilité de l’approfondissement de l’Union et de son évolution vers un véritable fédéralisme. Et, en plus cet élargissement s’est fait sans revenir sur la règle de l’unanimité sur les grandes décisions. Ce qui paralyse l’Union de manière définitive.
Moi je suis de la génération qui a lu Le Défi américain de Servan-Schreiber, qui était profondément découragée, à l’époque, par la façon dont l’Europe était considérée dans le monde, c. à d. comme un ensemble de pays du passé, des pays has-been, d’où rien de bien ne pouvait plus sortir, alors que l’avenir c’étaient les Etats-Unis. Au point que j’avais même caressé – oh, pas longtemps – l’idée d’émigrer au Nouveau Monde. Or, comme je commençais à voyager pas mal aux Etats-Unis, j’ai vite compris que leur puissance industrielle venait essentiellement de la dimension incomparable de leur marché intérieur. Ce qui fait que l’idée de commencer par faire de l’Europe un marché unique permettant aux industriels de lancer leurs produits sur un marché 4 ou 5 fois supérieur à leur marché national me paraissait une démarche absolument logique et nécessaire dans un premier temps. Et, plus tard, quand je suis venu au Luxembourg diriger un groupe de PME multinational, j’ai suivi avec bonheur tout ce qu’a fait la Commission pour faciliter la circulation des marchandises. La guerre contre les douaniers (le coût du transit, les attentes aux frontières, le harcèlement : mon chef monteur avec une voiture d’usine immatriculée au Luxembourg se voyant refuser l’accès à des chantiers en France, etc.). La guerre contre les Papes de la Sécurité (pour laisser circuler les produits il fallait des normes européennes alors que les normes nationales différaient souvent d’une manière abracadabrantesque : le coefficient de sécurité du câble d’un appareil de levage de personnes pouvait varier de 6 à 16 ! Alors Delors a institué des groupes de travail pour réaliser ces normes. Et quand il a compris finalement que dans chaque pays il y avait un pape de la sécurité qui considérait que les papes de la sécurité des autres pays étaient de parfaits imbéciles, Delors a décidé que dans certains cas un produit réceptionné dans les règles dans l’un des pays européens pouvait être vendu dans le pays voisin. Cela a tué les papes en question et accéléré la mise au point des normes européennes !). La guerre des monnaies (moi j’avais déjà adopté l’Ecu comme monnaie d’échange entre nos sociétés européennes et comme comptabilité parallèle bien avant que l’Euro ne soit institué. Et quand j’ai vu le PDG de Peugeot payer de sa poche une page entière dans le Monde pour combattre l’adoption de l’Euro, je me suis dit que lui n’avait certainement pas besoin comme moi qui avais 8 sociétés à visiter en Europe, à changer chaque fois la monnaie que j’avais dans ma poche à moi !). Mais quand l’Euro est arrivé la donne avait déjà changé. La mondialisation était déjà largement avancée et le seul marché européen avait déjà perdu de son importance. La bataille était devenue mondiale. Il fallait que les sociétés européennes réussissent aux Etats-Unis et en Asie. Ce qui fait que les grandes sociétés n’étaient plus les moteurs de l’intégration européenne. L’impulsion ne pouvait plus venir que des politiques. Catastrophe !
Car, pour en revenir aux Britanniques, qu’ont fait nos hommes politiques pour les contrer ? Ils ont accepté tous les élargissements sans broncher. Il faut dire que les Pays-Bas, et plus tard le Danemark, toujours près des Britanniques, les ont soutenus dans cette démarche et que l’Allemagne tenait absolument à faire entrer dans l’Union les pays d’Europe centrale qui allaient de nouveau, comme dans un lointain passé, devenir leurs clients et leurs obligés. Et derrière il y avait les Etats-Unis : il fallait continuer la guerre froide, faire entrer tous ces pays dans l’Otan… et donc dans l’Union européenne ! C’est exactement pour les mêmes raisons que les Etats-Unis n’arrêtent pas de pousser l’Europe à accueillir la Turquie dans son sein (au moins sur ce plan là Sarkozy a su résister !). Mais ne pouvait-on au moins tuer la règle d’unanimité ? Je me souviens parfaitement du sommet de Nice. Quel a été le souci constant de Chirac et Jospin pendant toute la durée de ce sommet ? Obtenir un maximum de députés à l’Assemblée européenne pour une question de prestige : faire jeu égal ou presque avec l’Allemagne. A part cela rien. Or c’était le moment ou jamais de revenir sur la règle de l’unanimité ! La paralysie était programmée. Quand je pense qu’aujourd’hui on ne peut pas baisser la TVA dans un pays et sur certains produits sans obtenir un accord unanime des 27, bientôt 28, alors que l’Irlande peut taxer les bénéfices des sociétés à 12% et Chypre le pouvait à 10% (aujourd’hui on l’a quand même obligé à passer à 12%), et qu’on n’y peut rien alors que ces pays sont largement débitrices par rapport aux fonds communautaires !
Aujourd’hui l’Union compte 27 membres, bientôt 28, et, comme le dit Alain Frachon, personne n’est capable de les nommer tous. Et pendant tout ce temps, pendant qu’on s’est occupé presqu’uniquement à réaliser le grand marché, on a complètement oublié de faire de l’Europe une puissance politique. Pour prendre la mesure de la performance britannique, dit Alain Frachon, il faut se représenter l’Europe telle que la rêvaient les Français : une force sur la scène internationale, à côté de l’Amérique, de la Russie et de la Chine, avec une politique étrangère commune et une politique de défense commune. Londres a gagné, dit-il. A plus de 20 membres il n’y a plus de politique commune.
Je crois qu’il simplifie. C’est plus complexe que cela. D’abord il n’y a pas que les europhiles français qui voulaient une Europe forte. Il y avait, il y a encore, des europhiles chez les autres Européens. Il est certain que tant qu’il y avait le mur, l’Allemagne ne voulait à aucun prix déplaire aux Etats-Unis mais une fois le mur tombé cela n’était plus vrai. Ensuite les Européens continuent à partager de nombreuses valeurs (même si un certain nombre de fausses notes sont apparues chez certains pays d’Europe centrale et des Balkans). On est tous de vrais démocrates, on respecte beaucoup plus les droits de l’homme que n’importe qui d’autre et d’abord que les Américains, on est plus solidaires sur le plan social (si on nous compare aux Américains encore, on est tous sociaux-démocrates), on estime que tout le monde a droit à l’éducation, à l’assurance maladie, à la retraite, aux congés et, à des degrés divers, à l’assurance chômage, on a une plus grande conscience écologique que n’importe qui dans le monde, on est tous plus ou moins laïques et nous sommes tous des Etats de droit.
Ces valeurs nous les défendons sur le plan international, mais en ordre dispersé car nous n’avons pas d’institution centrale forte et légitime pour le faire d’une manière claire et efficace. Il paraît, il y a longtemps déjà, que Henry Kissinger demandait : c’est quoi, le numéro de téléphone de l’Europe ? Qu’est-ce qui a changé depuis ? On a un Président du Conseil mais personne ne le remarque, et une « Haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité ». Un titre aussi long que le personnage en question est nul. Parce que les leaders des grands pays, Sarkozy en tête, le voulaient ainsi (et donc pas seulement l’Anglais !). Car, au cours du temps, les leaders européens ont tous plus ou moins revêtu les habits britanniques. D’ailleurs même Delors n’y a plus cru. On va faire l’Europe des Nations, a-t-il soupiré à l’époque. Mais c’est quoi l’Europe des Nations ? Est-ce à dire que le chemin vers une Europe fédérale se termine lui aussi dans un mur comme le chemin vers la Solution des deux Etats d’Israël et de Palestine ?
Car ce qui est le plus triste c’est qu’en arrêtant le mouvement vers plus d’intégration on a en même temps mis un coup sévère à la solidarité. Là encore l’exemple venait de la Grande Bretagne : rappelez-vous cette grotesque et hystérique Mère Thatcher, à qui on vient d’offrir un enterrement national, réclamant son chèque : I want my money back ! il fallait que ce qu’elle paye à la Communauté pour un secteur bien précis lui soit rendu sur un autre secteur. Au penny près ! Et personne n’a moufté. Même Mitterand (il est vrai qu’il n’a jamais su résister aux femmes). Et, en même temps remontent les nationalismes. On critique Mme Merkel, mais ne trouvez-vous pas choquant tous ces fabricants d’autos allemands (même ceux qui sont filiales américaines) qui parlent allemand dans leurs pubs à la télé française ? Deutsches Auto ! Deutsche Technik ! Deutschland über Alles ! Et la Bundesbank qui critique la Banque de l’Union européenne parce qu’elle s’est permise de racheter de la dette aux Banques nationales qui font partie de l’Euro. Et ce n’est pas tout : aujourd’hui elle adresse ses reproches carrément au Gouvernement français ! Quand la France s’engage au Mali quelle est l’aide que les autres Européens ont apportée à la France ? Et pourtant le danger islamiste est le même pour toute l’Europe ! Où est l’argent qui devait financer la constitution d’un groupe d’intervention africain ?
« L’Europe reste un géant économique mais un nain politique ». La formule est plus vraie que jamais. On n’a aucun pouvoir d’intervention sur le problème palestinien alors que cela se passe à notre porte, en Méditerranée. On ne se défend pas suffisamment sur le plan de l’OMC et notre industrie (pas seulement la française) fout le camp. On signe Kyoto mais tous les autres, même le Canada, s’en foutent : or cela nous coûte cher et, de plus, le réchauffement climatique est devenu un véritable danger pour toute l’humanité. On pourrait continuer longtemps comme cela.
Et puis l’Angleterre a encore gagné sur un autre point : elle a imposé à la Commission sa philosophie de libéralisme économique. Alain Frachon a l’air de se moquer un peu du « colbertisme » des Français, de leur amour pour « les grands projets ». Je ne vois pas pourquoi les Français devraient avoir honte de cela. Sans ces « grands projets », on n’aurait aujourd’hui ni Airbus, ni TGV, ni Areva, ni Kourou (lisez ce qu’en dit Anne Lauvergeon). La politique de la Commission a empêché Schneider-Electric de fusionner avec Legrand (c’était Monti qu’on encense aujourd’hui, il me semble), a détruit littéralement Péchiney en empêchant sa fusion avec ses concurrents suisse et canadien et, un peu plus tard, a autorisé une autre fusion qui a été la mort de cette perle de l’industrie française. Elle a empêché Airbus d’acheter Sykorski, mais n’a pas empêché Mittal de reprendre Arcelor alors qu’ils étaient n° 1 et 2 du marché mondial. Si la SNCF n’avait pas eu une situation de monopole en France (et entreprise d’Etat) il n’y aurait jamais eu de TGV en France. Si EDF n’avait pas couvert toute la France (comme entreprise d’Etat) on n’aurait jamais eu une soixantaine de réacteurs nucléaires en France bâtis tous sur le même modèle et donc forcément plus sûrs (il n’y a qu’à voir ce qui s’est passé au Japon). Je ne vois pas non plus pourquoi on devrait avoir honte de notre notion de service public. Ne trouvez-vous pas ridicule de laisser les postes se faire concurrence (alors qu’il y a de moins en moins de courrier) et supprimer notre brave facteur ? Qui va servir Trifouillis-les-Oies ? Et ne trouvez-vous pas ridicule de laisser les chemins de fer nationaux se faire concurrence ? Laisser la Bundesbahn rouler sur les rails français et prendre les lignes les plus juteuses ? Qui va aller à Trifouillis-les-Oies ? Et pour pouvoir réaliser cette performance il a fallu enlever les rails aux compagnies de chemins de fer. Les privatiser même. Voyez ce que cela a donné en Angleterre ! Combien d’accidents avant que l’on s’aperçoive que la Compagnie privée faisait le strict minimum en matière d’entretien et d’investissement (ce n’était pas rentable !) et même le Anglais ont dû faire marche arrière. On vient encore, ces jours-ci, d’avoir un accident spectaculaire en Belgique pour les mêmes raisons (et ce n’est pas le premier !). Et la Commission vient encore d’exiger du Gouvernement français qu’il accélère l’ouverture du marché de l’énergie, gaz et électricité. Quand je pense à tous ces agents dévoués qui passent leurs nuits à réparer les lignes à chaque catastrophe naturelle ! Le feront-ils, les nouveaux arrivants ? Ah, oui, et j’oubliais : on veut aussi qu’EDF vende ses barrages ! Les leur laisser serait un avantage inacceptable ! Vous vous rendez compte ? Cela fausserait la concurrence !
La concurrence, la concurrence, je ne comprends pas : n’est-ce pas une notion dépassée ? Le capitalisme financier d’aujourd’hui, ce qu’il cherche c’est des entreprises toujours plus grosses, plus puissantes, plus rentables, si possible des monopoles ! La concurrence c’est le capitalisme de papa ! Ils sont en retard d’une guerre à la Commission !
Alors, voilà. Je crois que la démonstration est faite. L’Europe est britannique. D’ailleurs le Financial Times l’a écrit (et pour moi le FT c’est la Bible). C’était le 18 décembre dernier (c’est Frachon qui le rapporte). « La Grande-Bretagne a façonné l’Europe d’aujourd’hui », a écrit le FT. Ce qui laisse entier la question, dit Alain Frachon : pourquoi donc nos amis britanniques voudraient-ils quitter « leur » Europe ?
Et pourtant, je n’ai pas tellement le cœur à plaisanter. L’Europe a peu de chances de devenir un jour un véritable Etat fédéral. On a gagné la guerre contre le douanier et les papes de la sécurité. Mais je savais bien depuis le début qu’il restait les langues. La grande diversité de nos langues. Notre richesse mais aussi notre handicap insurmontable. Car derrière les langues se cachent l’incompréhension réciproque et le sentiment nationaliste. Et cette diversité n’a fait qu’augmenter avec le nombre de pays (24 langues pour 27 membres ?). Et puis je crois aussi que l’Europe sera de moins en moins sociale-démocrate. La valeur solidarité, valeur européenne, n’est pas dans l’esprit du temps. Qui est celui de la mondialisation caractérisée par le libéralisme économique le plus sauvage qui soit, l’anglo-saxon (nous y revoilà !). Et l’Europe n’échappe pas à cette mondialisation-là.