Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Corneille, Aphra Behn et le poème du fiasco

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Ceux qui me lisent (il y en a) connaissent l’immense admiration que je professe à l’égard de cette écrivaine du XVIIème siècle, Aphra Behn, dramaturge, poétesse, première anti-esclavagiste (par son roman-témoignage Oroonoko), intellectuelle (traduction de Fontenelle et La Rochefoucauld) et bien d’autres choses encore (même espionne). Voir mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 5, Découverte d’Aphra Behn. Et voilà qu’un internaute m’écrit : c’est bien de parler d’Aphra Behn, elle le mérite, mais son poème The Disappointment est basé sur un poème de Corneille : L’occasion perdue recouverte. Le net est quelque chose d’assez mystérieux. Et ceux qui y naviguent, que l’on dit internautes, me font penser aux voyageurs de l’espace, d’un autre monde, un monde caché, un monde de science-fiction. C’est toujours un évènement quand un tel voyageur débarque chez vous. Et ce voyageur-là va me faire découvrir – mais, évidemment, je ne l’ai pas su tout de suite – bien des trésors (comme un brillant roman d’aventures qu’il avait publié sous un pseudonyme sur le net, qui se passe à Rome au XVIIème siècle et qui a pour héroïne principale… Aphra Behn en personne !). Mais moi j’ai d’abord commencé à chercher ce poème qu’il disait être de Corneille et suis tombé sur une réédition de 1862, faite par Paul Lacroix, plus connu sous le nom de Bibliophile Jacob, et digitalisée dans le cadre d’un Projet Gutenberg (voir : L'occasion perdue recouverte par Pierre Corneille by Paul Lacroix (editor)—A Project Gutenberg eBook). On y trouve non seulement le texte complet, des variantes, des poèmes source et imitations, mais aussi de nombreuses notes et commentaires reproduisant toute l’histoire de la controverse concernant le nom de l’auteur. J’y reviendrai plus loin. Mais j’ai d’abord eu la curiosité de comparer le poème français avec celui d’Aphra Behn. Voici les stances en alternance :
Un jour, le malheureux Lisandre,
Poussé d’un amour indiscret,
Attaquoit Cloris en secret,
Qui ne pouvoit plus se défendre.
Tout favorisoit son amour:
L’astre qui nous donne le jour
Alloit porter ses feux dans l’onde,
Et cet ennemy de Cypris
Ne laissoit de lumière au monde
Que dans les beaux yeux de Cloris.

One Day the Amarous Lisander,
By an impatient Passion sway’d,
Surpris’d fair Cloris, that lov’d Maid,
Who cou’d defend her self no longer ;
All things did with his Love conspire,
The gilded Planet of the Day,
In his gay Chariot, drawn by Fire,
Was now descending to the Sea,
And left no Light to guide the World,
But what from Cloris brighter Eyes was hurl’d.
Traduction plutôt fidèle.
Avec un amoureux silence,
Dans un secret appartement,
Elle supporte doucement
Son amour et sa violence;
Ses bras qu’elle veut avancer
Ne servent à le repousser,
Que pour l’attirer davantage;
Elle le souffre à ses genoux,
Et n’a pas presque le courage
De luy dire: «Que faites-vous?»

In alone Thicket, made for Love,
Silent as yielding Maids Consent,
She with a charming Languishment
Permits his force, yet gently strove ?
Her Hands his Bosom softly meet,
But not to put him back design’d,
Rather to draw him on inclin’d,
Whilst he lay trembling at her feet;
Resistance ’tis to late to shew,
She wants the pow’r to say
— Ah! what do you do?
Traduction fidèle encore sauf que l’appartement de ville est devenu un lieu champêtre (thicket = fourré).

Avec un œil doux et sévère
Elle envisage son amant,
Et luy montre confusément
De l’amour et de la colère.
«Lysandre, dit-elle tout bas,
Je crieray, car ne pensez pas
Que je contente vostre envie;
Cessez d’attaquer mon honneur,
Ou commencez d’avoir ma vie,
Comme vous avez eu mon cœur!»

Her bright Eyes sweat, and yet Severe,
Where Love and Shame confus’dly strive,
Fresh Vigor to Lisander give :
And whispring softly in his Ear,
She Cry’d — Cease — cease — your vain desire,
Or I’ll call out — What wou’d you do ?
My dearer Honour, ev’n to you,
I cannot — must not give — retire,
Or take that Life whose chiefest part
I gave you with the Conquest of my Heart.
Toujours plus ou moins fidèle sauf que le discours de Cloris est bien plus vivant chez Aphra.

Mais Lisandre, aussi peu timide
Qu’il estoit beaucoup amoureux,
Imprime l’ardeur de ses feux
Sur les bords de sa bouche humide,
Et glisse sa brûlante main
Sur la neige de son blanc sein,
Dont il prétend fondre la glace,
Et, la tenant entre ses bras,
Il ose élever son audace
Sur un lieu plus saint et plus bas.

But he as much unus’d to fear,
As he was capable of Love,
The blessed Minutes to improve,
Kisses her Lips, her Neck, her Hair !
Each touch her new Desires alarms !
His burning trembling Hand he prest
Upon her melting Snowy Breast,
While she lay panting in his Arms !
All her unguarded Beauties lie
The Spoils and Trophies of the Enemy.
Chez Aphra, Lisandre ne baise pas seulement la bouche mais aussi la nuque et les cheveux et il est traité d’ennemi !

Là, sans respect et sans relâche,
Il cherche l’objet de ses vœux,
Et trouve ce lieu bien-heureux
Sous le cotillon qui le cache;
De ses doigts tremblans et hardis
Il prend le sombre paradis
Qui donne l’enfer à nos âmes,
Ce throsne vivant de l’amour,
Où, parmy les feux et les flammes,
L’on n’a jamais trouvé le jour.

And now, without Respect or Fear,
He seeks the Objects of his Vows ;
His Love no Modesty allows :
By swift degrees advancing where
His daring Hand that Alter seiz’d,
Where Gods of Love do Sacrifice ;
That awful Throne, that Paradise,
Where Rage is tam’d, and Anger pleas’d ;
That Living Fountain, from whose Trills
The melted Soul in liquid Drops distils.
Chez Aphra le « trône vivant de l’amour » devient une « fontaine vivante » où l’âme « distille des gouttes liquides ».

Attachez bouche contre bouche,
L’un et l’autre estroitement pris,
Il esbranla si bien Cloris,
Qu’il la jetta sur une couche,
Lorsqu’avecque des yeux roulans,
Demy-vifs et demy-mourans.
Elle feignit d’estre pasmée,
Et, dans un si prompt changement,
Ne parut plus estre animée
Que par des soûpirs seulement.

Her balmy Lips encountring his,
Their Bodies as their Souls are joyn’d,
Where both in Transports were confin’d,
Extend themselves upon the Moss.
Cloris half dead and breathless lay,
Her Eyes appear’d like humid Light,
Such as divides the Day and Night;
Or falling Stars, whose Fires decay ;
And now no signs of Life she shows,
But what in short-breath-sighs returns and goes.
Toujours plus ou moins fidèle à l’original français sauf que la « couche » devient la « mousse ».

A voir sa gorge toute nuë,
Son corps tout du long estendu,
L’on sçait bien qu’elle avoit perdu
Sa pudeur et sa retenuë;
Que sa constance estoit à bout,
Que son Lisandre pouvoit tout,
Qu’elle se fust laissé tout faire;
Mais, par un accident fascheux,
Que je dis et qui se doit taire,
Il ne se passa rien entr’eux.

He saw how at her length she lay,
He saw her rising Bosom bare,
Her loose thin Robes, through which appear
A Shape design’d for Love and Play;
Abandon’d by her Pride and Shame,
She do’s her softest Sweets dispence,
Offring her Virgin-Innocence
A Victim to Loves Sacred Flame ;
Whilst th’ or’e ravish’d Shepherd lies,
Unable to perform the Sacrifice.

Près de gouster mille délices,
Ce triste et mal-heureux amant
Vid changer son contentement
En de très-rigoureux supplices:
Il estoit couché sur Cloris,
Lorsqu’il demeura tout surpris
D’une infortune sans seconde,
Et, pour comble de son ennuy,
Ce qui donne la vie au monde
Demeura mort et froid en luy.

Ready to taste a Thousand Joys,
Thee too transported hapless Swain,
Found the vast Pleasure turn’d to Pain :
Pleasure, which too much Love destroys !
The willing Garments by he laid,
And Heav’n all open to his view ;
Mad to possess, himself he threw
On the defenceless lovely Maid.
But oh ! what envious Gods conspire
To snatch his Pow’r, yet leave him the Desire !
La traduction continue à suivre, plus ou moins, l’original, même si les mots commencent à changer pas mal. Et semble déjà donner quelque explication à la panne : « le plaisir est détruit par trop d’amour » (Pleasure which too much Love destroys).

Ce directeur de la nature,
Ce principe du mouvement,
Immobile et sans sentiment,
Perd sa vigueur et sa figure;
Lisandre a beau se tourmenter,
Il a beau le solliciter
Et luy préparer des amorces,
Ce lasche qu’il excite en vain,
Au lieu de reprendre ses forces,
Pleure mollement sur sa main.

Natures support, without whose Aid
She can no humane Being give,
It self now wants the Art to live,
Faintness it slacken’d Nerves invade :
In vain th’ enraged Youth assaid
To call his fleeting Vigour back,
No Motion ’twill from Motion take,
Excess of Love his Love betray’d ;
In vain he Toils, in vain Commands,
Th’ Insensible fell weeping in his Hands.
Plus ou moins fidèle encore. Avec toujours une explication qui manque dans le poème français : « c’est l’excès d’amour qui trahit son amour » (Excess of Love his Love betray’d). Sinon l’explication matérielle est la même : le fiasco suit une éjaculation précoce. L’auteur du délit « pleure dans sa main » (Th’Insensible fell weeping in his Hands).

Dans cette cruelle adventure,
Triste, désespéré, confus,
Le pauvre amant ne songe plus
Qu’à renoncer à sa nature.
Dans sa furie et ses transports,
Craignant que, malgré ses efforts,
On ne l’accuse d’impuissance,
Appelle d’un air languissant
Des témoins de son innocence
Sur le crime auquel il consent.

In this so Am’rous cruel strife,
Where Love and Fate were too severe,
The poor Lisander in Despair,
Renounc’d his Reason with his Life.
Now all the Brisk and Active Fire
That should the Nobler Part inflame,
Unactive Frigid, Dull became,
And left no Spark for new Desire ;
Not all her Naked Charms cou’d move,
Or calm that Rage that had debauch’d his Love.

Cependant Cloris, revenuë
De ce feint assoupissement,
Porte les deux mains promptement
Dessus sa cuisse toute nuë.
Là, par dessein ou par hazard,
Elle empoigna ce dieu camard,
Second Priape de la Fable;
Mais, le sentant froid et rampant,
Elle pense que c’est un diable
Sous la figure d’un serpent.

Cloris returning from the Trance
Which Love and soft Desire had bred,
Her tim’rous Hand she gently laid,
Or guided by Design or Chance,
Upon that Fabulous Priapus,
That Potent God (as Poets feign.)
But never did young Shepherdess
(Gath’ring of Fern upon the Plain)
More nimbly draw her Fingers back,
Finding beneath the Verdant Leaves a Snake.
Fidèle traduction du début de la strophe française, se moquant quand même du Priape : « ce dieu puissant, du moins d’après ce que racontent les poètes » (That Potent God (as Poets feign)). Puis, avec l’histoire du serpent, Aphra passe déjà au début de la strophe suivante. Un commentateur compare le « serpent » à celui, tentateur du paradis (peut-être parce que la version française commence à parler du diable : « un diable sous la figure d’un serpent »), pourtant même le Français parle d’aspic, un serpent venimeux, dangereux !

Jamais une jeune bergère
Ne retira si promptement
Sa main qui trouve innocemment
Un aspic dessous la fougère.
Que fit Cloris sa belle main
De dessus ce membre trop vain
Qu’elle toucha dessous sa robe,
Lorsqu’avec un juste dépit
Elle se lève et se dérobe
Des bras de Lisandre et du lit.

Like Lightning through the Grove she hies,
Or Daphne from the Delphick God ;
No Print upon the Grassie Road
She leaves, t’ instruct pursuing Eyes.
The Wind that wanton’d in her Hair,
And with her ruffled Garments plaid,
Discover’d in the flying Maid
All that the Gods e’re made of Fair.
So Venus, when her Love was Slain,
With fear and haste flew o’re the fatal Plain.
A partir de maintenant Aphra quitte le poème français. Alors que là Cloris quitte le lit, ici elle fuit sur l’herbe comme Vénus fuyait son agresseur (n’est-ce pas plutôt Daphné ?).

Dans la colère qui l’emporte
Elle pousse ce pauvre amant.
Et sans l’écouter seulement,
Se dispose à gagner la porte,
Lorsque Lisandre, à ses genoux,
Luy dit: «Cloris, que faites-vous?
Tout du moins escoutez mes plaintes.
Et regardez dans mon malheur
Toutes les plus vives atteintes
De l’amour et de la douleur.

The Nymphs resentments, none but I
Can well imagin, and Condole ;
But none can guess Lisander‘s Soul,
But those who sway’d his Destiny :
His silent Griefs, swell up to Storms,
And not one God, his Fury spares,
He Curst his Birth, his Fate, his Stars,
But more the Shepherdesses Charms ;
Whose soft bewitching influence,
Had Damn’d him to the Hell of Impotence.
Ici finit le poème d’Aphra. Avec la description de la colère de Lisandre, qui accuse les dieux, son sort, les étoiles et, plus que tout, les charmes de la bergère, car ce sont eux qui l’ont ensorcelé et condamné à l’impuissance. Alors qu’Aphra comprend bien, dit-elle, paraissant tout-à-coup personnellement dans son poème, les ressentiments de la Nymphe. Parce qu’elle a vécu la même expérience ?
Lors du colloque Aphra Behn qui s’est tenu en juillet 2003 à la Sorbonne, Margarete Rubik de l’Université de Vienne a commenté cette partie du poème d’Aphra dans une contribution intitulée : « Charming as fancy cou’d create » - Aphra Behn’s Poetry as Performance. Elle note d’abord que le « none but I » serait appelé dans un roman l’intrusion de l’auteur et que beaucoup de commentateurs en ont conclu qu’Aphra parlait de sa propre expérience sexuelle dans ses poèmes. Ce qui n’est probablement pas le cas. Elle veut simplement nous dire, pense Margarete Rubik, que les poètes masculins mentent (« as poets feign ») à propos de la puissance infaillible du « fabuleux Priape » et qu’elle, au moins, connaît la vérité. Et que, seule femme, elle reprend un thème « risqué », mais qu’elle en profite pour se moquer un peu de leurs « performances sexuelles », aux hommes. Et elle est aussi la seule qui place son histoire dans la nature. Cette nature qui est féminine. Alors que tous les autres, Rochester, un autre poète du cercle de Rochester, Etherege, ainsi que le poète français, placent la scène dans un environnement urbain, dit encore Margarete Rubik.
On comprend alors pourquoi Aphra Behn termine son poème avec la description du « ressentiment » de Cloris. Que les poètes masculins négligent. Ne pensant qu’à la honte de l’homme. Honte transformée en colère. Colère souvent tournée vers leur vit. Qu’ils aiment bien personnifier. Tellement en admiration devant cet organe si prestement transformé en braquemart. Même le gentil Alberto Moravia a dialogué avec son sexe pendant tout un roman, voir : Moi et lui, Flammarion 1971. D’ailleurs la plupart du temps, l’homme a sa revanche qui éteint sa honte, comme chez ce poète français, qu’il soit Corneille ou non, qui quitte d’abord sa belle, par la fenêtre, quand son mari revient, puis guette le départ du cocu virtuel, et revient réparer sa panne et son orgueil. D’ailleurs le titre du poème français n’est-il pas : L’occasion perdue recouverte ?
Mais je laisse tomber, pour le moment, la suite du poème français. Vous pourrez toujours la retrouver sur le site du Projet Gutenberg. Par contre j’en viens à la controverse.

Corneille ou Cantenac ?

En parcourant la publication de l’Occasion perdue recouverte de 1862 par Paul Lacroix, digitalisée par le Projet Gutenberg et disponible gratuitement sur le net, on apprend des choses bien amusantes. D’abord le poème y est ouvertement attribué à Pierre Corneille (sur la page de titre). Paul Lacroix s’est appuyé pour cela sur une publication de 1724, intitulée Carpenteriana, ou Recueil des pensées historiques, critiques, morales et de bons mots de M. Charpentier, de l’Académie française. Où Monsieur Charpentier raconte qu'un certain chancelier Séguier, apprenant que Corneille était l’auteur du poème, l’a convoqué et lui a demandé de l’accompagner pour se confesser de la chose et que le confesseur, le Père Paulin, lui a ordonné, comme pénitence, de traduire en vers le premier livre de l’Imitation de Jésus-Christ, ce qu’il fit en 1651.
Aussitôt, rapporte Paul Lacroix, « un homme de lettres fort estimé d’un grand prince » attaque Charpentier dans des Mémoires pour l’histoire des sciences et des beaux-arts, Trévoux, datés de décembre 1724. C’est un certain de Cantenac qui en est l’auteur, y lit-on. Le poème avait été publié, ce qui est d’ailleurs vrai, d’abord en 1661 (ou plutôt 1662), puis encore en 1665 chez le libraire Théodore Girard. Dans un recueil fait bizarrement de trois parties, Poésies nouvelles et galantes, Poésies morales et chrétiennes, Lettres galantes du sieur de Cantenac. Si le nom de M. de Cantenac n’est pas écrit en entier, mais seulement : du Sr. de C., le libraire Girard m’a bien certifié, dit l’auteur anonyme de ces Mémoires, que le de C. était de Cantenac et non de Corneille. Et qu’on peut d’ailleurs trouver dans le Livre des libraires, le privilège au nom du Sieur de Cantenac, enregistré le 30 septembre 1661.
Et un certain M. Michaud, avocat au Parlement de Dijon, dans des Mélanges historiques et philologiques publiées en 1754, renchérit encore, donne raison à « l’anonyme qui venge Corneille de cette fausse imputation » et trouve ridicule l’histoire de la traduction de l’Imitation de Jésus-Christ donnée en pénitence pour le poème licencieux, puisque l’Imitation est de 1651 et la publication du poème de 1662 ! Il reconnaît néanmoins que « cette pièce comporte du génie, du feu et de l’expression et qu’on y trouve quelques endroits assez bien tournés ». Et il comprend donc qu’on ait pu les attribuer au « grand Corneille », le « meilleur poète du siècle », plutôt qu’à un « poète presque absolument inconnu ». Mais ce Cantenac n’était pas si mauvais poète, dit-il, et il donne quelques exemples qui ne me paraissent pas très convaincants, ainsi qu’un autoportrait qui manque cruellement d’esprit. Alors que le poème de l’Occasion perdue en a, de l’esprit, justement. Je vais, pour vous en convaincre, vous citer deux stances, les stances XXXVIII et XXXIX (il y en a 40), qui marquent le retour victorieux de Lisandre auprès de Cloris après le départ du mari :
Il mit sa bouche sur la sienne;
L’eslevant de terre il la prit
Et la coucha dessus le lit,
Où je ne sçay pas ce qu’ils firent;
Je crois bien qu’ils firent cela,
Puisque les Amours qui les virent
M’ont dit que le lit en bransla.

Ce fut alors qu’ils se pasmèrent
De l’excez des contentemens;
Que cinq ou six fois ces amans
Moururent et ressuscitèrent;
Que bouche à bouche et corps à corps,
Tantost vivans et tantost morts,
Leurs belles âmes se baisèrent,
Et que, par d’agréables coups,
Entr’eux ils se communiquèrent
Tout ce que l’amour a de doux.

Paul Lacroix, au contraire, essaye de prouver que le poème est bien de Corneille. Il commence par démolir le sieur de Cantenac, « poète de second ordre », qui n’a pas produit une seule pièce qui puisse être comparée, même de loin, à l’Occasion perdue. Il nous apprend ensuite que François Charpentier de l’Académie française dont les manuscrits ont servi de base à la publication en 1724 du Carpenteria, et qui était décédé en 1702, avait été très explicite en ce qui concerne l’histoire Séguier-Corneille. Voici ses mots exacts : « Corneille, ayant dans sa première jeunesse, fait une pièce un peu licencieuse intitulée L’Occasion perdue retrouvée, l’avait toujours tenue fort secrète, mais qu’en 1650, plus ou moins, diverses copies en ayant couru, M. le chancelier Séguier, protecteur alors de l’Académie, surpris d’apprendre que ces stances peu édifiantes, dont la première commence : « Un jour le malheureux Lysandre » étaient de Corneille, le manda et, après lui avoir fait une douce réprimande, lui dit qu’il le voulait mener à confesse ; que, l’ayant mené de ce pas au P. Paulin, tierçaire du couvent de Nazareth, le confesseur ordonna, par forme de pénitence, à Corneille, de mettre en vers français le premier livre de l’Imitation. Ce premier livre étant achevé, la reine Anne d’Autriche, à qui le poète le présenta, en fut si contente l’ayant lu, qu’elle lui demanda le second ; ensuite de quoi, dans une dangereuse maladie qu’il eut quelque temps après, il promit le reste et le donna ». Je crois que le texte est très clair et que la messe est dite ! Ce qui n’empêche Paul Lacroix d’ajouter encore que la pièce fut tellement célèbre que de nombreux poètes s’en inspirèrent entre 1654 et 1670. Et il cite, entre autres La Fontaine (dont on connaît les Contes érotiques), les poètes de Morangle, Bensserade, de Lamathe, etc. toutes ses publications dont certaines sont intitulées Impuissance, ont été imprimées avant 1662. J’en reste là.
Evidemment, j’ai été étonné qu’aucun des participants des quatre colloques Aphra Behn organisés par Bernard Dhuicq entre 1999 et 2005 n’ait indiqué que The Disappointment était, en partie du moins, la traduction fidèle d’un poème français, et, qui plus est, d’un poème attribué au grand Corneille en personne. En relisant la biographie d’Aphra Behn de Maureen Duffy (voir : The Passionate Shepherdess – Aphra Behn, 640 – 1689, Methuen, Londres, 1989. La première édition est de 1977) j’ai pourtant trouvé l’indication suivante qui m’avait échappé : « This poem, which deals with impotence, or rather too early ejaculation, is in content very like one by Rochester called the Imperfect Enjoyment. Both are versions of a French original L’Impuissance but in any case the theme is universal. Aphra Behn’s version was attributed to Rochester in the early edition of his pirated poems which can’t be after 1680… ».
Mon correspondant du net m’a communiqué deux références anglaises qui signifient le fait : le commentaire d’un certain Ian Lancashire qui date de septembre 2005 et qui cite comme auteur le sieur de Cantenac (ce qui n’a rien d’étonnant puisque c’était le nom de l’auteur apparent de l’ouvrage publié en 1662, puis en 1665, et qui contenait le poème) et l’essai d’Abigail Williams d’Oxford et repris par Kate O’Connor qui date de juillet 2012 et cite comme source « un poème libertin français sur l’éjaculation prématurée intitulé L’occasion perdue ». Il a également trouvé un article paru en 1986 dans les Cahiers de la Littérature du XVIIème siècle, intitulé La nouvelle affaire Cantenac d’un certain Guy Turbet-Delof. Pour cet universitaire bordelais l’affaire Cantenac-Corneille est définitivement tranchée. Il se moque même du Bibliophile Jacob, alias Paul Lacroix, qui serait allé jusqu’à se battre en duel pour défendre l’hypothèse Corneille et qualifie sa publication de 1862 de « comble du grotesque ». Pour lui la découverte en 1932 par Lachèvre de « l’enregistrement du privilège original où l’auteur (de Cantenac) était nommé en toutes lettres » mettait un point final à l’affaire. Frédéric Lachèvre n’est pas n’importe qui. J’en ai beaucoup entendu parler quand j’ai étudié le dossier de Pierre Louÿs sur une autre affaire littéraire d’une toute autre importance, l’affaire Corneille-Molière. Lachèvre était un érudit et un grand défenseur de Louÿs et qui admirait l’immense connaissance qu’avait Louÿs des vers du théâtre de Corneille et de celui de Molière. Ceci étant, il me semble que la découverte de ce privilège ne prouve rien du tout. Ce n’est pas parce que ce document porte le nom de Cantenac que le fameux poème est également de lui. Je me demande si cet universitaire bordelais (Cantenac l’était aussi) n’est pas un peu chauvin !
En tout cas je crois que mon correspondant du net pense comme moi : on penche très fortement en faveur de l’hypothèse Corneille !
Et puis cette histoire vient aussi conforter l’image de cet homme que les révélations sur sa collaboration avec Molière avaient déjà modifiée, dans mon esprit du moins. Voir ma note du Bloc-notes 2013 : Pierre Louÿs, Corneille et Molière. L’animateur d’un site sur cette affaire appelle Corneille le Janus du théâtre. Moi, j’avais conclu ma note de 2013 ainsi : « J’ai découvert un Corneille que je ne connaissais pas. Le grand Corneille comme dit Louÿs (comme on dit le grand Condé), un homme fier, conscient de sa valeur, rancunier, rebelle, grand maître de l’alexandrin, grand poète, pieux ou irréligieux, on ne sait pas, incroyant peut-être, aimant les femmes, ayant besoin d’argent, humain en somme ». Si, en plus, il est l’auteur de ce poème licencieux, il en devient encore plus humain : capable d’un humour de carabin !