Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Ananda Devi, l'Inde, les femmes et la religion

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(Voir : Ananda Devi : Le rire des déesses, Bernard Grasset, 2021)

Quelle fureur ! Quel style ! Tranchant et poétique à la fois. Elle m’impressionne cette Mauricienne indienne, avec ses imprécations contre les hommes, contre les hommes qui se disent saints aussi, mais aussi sa grande pitié pour les femmes toujours exploitées et humiliées. Et même pour ces hijras, ces femmes dans un corps d’hommes, bien méprisées elles aussi. Et, d’un autre côté, je suis content de pouvoir parler aussi du sort des femmes en Inde (son histoire se passe en Inde, entre une grande ville non spécifiée et Bénarès, la ville des morts, la ville sainte au bord du Gange). Moi qui ai tellement écrit sur le sort des femmes en pays d’Islam. Et leur sort pire encore lorsqu’elles sont soumises aux islamistes, aux soi-disant djihadistes, aux terroristes religieux.
Mais combien de fois n’avons-nous pas entendu parler de faits divers tragiques, viols de masse, viols suivis de meurtres, viols non punis, dans ce pays qui se veut démocratique ? N’était-il pas temps que quelqu’un évoque la situation de la femme dans cette ancienne et vénérable civilisation indienne ? Où l’on faisait piétiner par des buffles (au XIXème siècle encore) les nouveau-nés de sexe féminin dont on ne voulait pas, si l’on en croit l’explorateur, ethnologue et traducteur des Mille et une Nuits, Richard Burton, qui a longtemps travaillé auprès du Général Napier, Gouverneur militaire des Indes ? Où l’on obligeait (au XIXème siècle également) les veuves à brûler vives sur le bûcher de leurs maris de cette inhumaine façon, comme le racontait, horrifié, notre missionnaire français, l’Abbé J. A. Dubois, dans ses Hindu Manners, Customs and Ceremonies ?
Et n’a-t-on pas, aussi bien, le droit de critiquer cette religion si étrange (je n’ai jamais compris comment les mêmes Indo-Européens, descendus du nord au sud, ont été à l’origine de la première religion monothéiste de l’humanité, le zoroastrisme, si simple, si logique, à l’ouest, et de la religion la plus polythéiste jamais inventée, si complexe et où l’on trouve tout et son contraire, à l’est) ? Une religion qui peut être bien violente elle aussi, n’en déplaise à Jean-Pierre Castel, le théoricien de la violence des religions monothéistes. Une religion qui sert de base à ce système tellement injuste et inhumain des castes, qui interdisait même aux Intouchables à entrer dans leurs temples et qui a permis à une minorité d’intellectuels de légitimer leur position sociale et les avantages économiques qui y sont liés, écrivait Max Weber dans son Hindouisme et Bouddhisme, et ceci par une véritable « mystification », l’invention de la « légende religieuse des origines », conduisant à une véritable « domestication des masses ».
Mais Ananda Devi s’attaque plus aux Saints qu’à la religion. Encore qu’elle reproche à la religion d’être une religion d’hommes, une religion du lingam ! Quant aux Saints elle doute de leur sainteté. On le verra. D’autres ont admiré leurs mystiques. Comme Kipling dans son Kim, qui en fait un portrait touchant, de son saint homme, le vieux Lama du Tibet de la secte des Chapeaux Rouges, au point que Kim l’aime encore plus que son Mahboub Ali, le marchand de chevaux à la barbe rousse…

L’histoire que nous raconte Ananda Devi ne cherche pas à être vraisemblable à tout prix. Elle ressemble un peu à un conte de fées. Un conte de fées qui débuterait dans la fange. Dans la Ruelle. La Ruelle des Putes. Mais tout ce que l’auteure raconte sur la vie des putes, leur sort, leurs luttes, ainsi que sur les Hijras, ces transgenres, ces filles nées dans le corps d’un garçon et qui se regroupent dans des communautés, semble véridique. Elle a été elle-même sur place et s’est appuyée sur les travaux et l’expérience de l’Association New Light qui travaille parmi les prostituées et leurs enfants dans le quartier de Kalighat à Calcutta (voir l’article de Gladys Marivat, intitulé : Ananda Deli délivre les Indiennes, dans le Monde du 27/08/2021).
Parmi les putes de la Ruelle, l’une d’elles, Veena, sort de l’ordinaire car elle est en colère depuis son enfance et cette colère ne l’a jamais quittée. Elle a quitté sa famille à cause d’un beau-père violent, a été mise enceinte assez vite et est arrivée dans la Ruelle avec un tout petit enfant. Qui va grandir là, cachée derrière les rideaux, mais observant tout, agile comme une petite fourmi dont elle va pendre le nom, Chinti, devenant jolie, dansante, et, bientôt, chouchoutée par toute la Ruelle. Même par celles qui habitent une grande maison en face, les Hijras. Alors arrive le Saint, le swami, Shivnath, l’homme sans scrupules qui a relancé la religion de Kali, en a tiré profit, mais aime se plonger dans la fange, satisfaire à ses besoins sexuels chez les putes de la Ruelle. Et d’abord chez Veena. Où il va découvrir la petite Chinti qui a maintenant dix ans, s’en amouracher, lui faire des cadeaux, des caresses, à elle qui n’en a jamais reçues de sa mère, se découvrir pédophile et finir par enlever sa Chinti. Fureur de Veena qui, soudain, retrouve son instinct maternel, fureur de toutes les putes de la Ruelle et fureur des Hijras. Shivnath qui doit quand même prendre quelques précautions pour ne pas choquer ses fidèles et ses prêtres invente une histoire sainte : Chinti est l’incarnation de Kali revenue sur terre pour nous sauver ! Et il va l’emmener à Bénarès, la ville sainte, au Temple qu’il y a fait ériger. Le voyage se fera en Mercédès, les fidèles suivent à pied et les putes et les hijras, toujours aussi furieuses, suivent les fidèles. Car, comme dit Sadhana, la hijra qui raconte l’histoire, « aucun pèlerinage religieux ne peut avoir lieu sans être accompagné par sa cohorte de chair… Car, depuis toujours, sexe et religion font bon ménage » (et là encore l’auteure s’est bien renseignée. C’est bien ainsi que cela se passe, semble-t-il). Suit une description terrible de Bénarès, les bûchers, les Doms, les plus intouchables de tous les Intouchables, chargés de brûler les morts, leurs enfants qui fouillent dans les cendres, ramassent celles que l’on remet aux familles, les os non brûlés que l’on jette dans le fleuve, les bijoux que l’on retrouve encore quelquefois, le bois non brûlé qu’on récupère encore (rien ne se perd !) et le Gange où les hommes se baignent pour se purifier parmi les restes des morts et qui coule tranquille et souverain, avec tous ces déchets et ces souillures, jusqu’au Golfe du Bengale ! Quant à Shivnath il ne peut plus attendre. Fou de désir, dans une chambre du Temple où Chinti repose, il commence à la caresser et elle, naïve jusque-là, elle qui a tant vu pourtant, elle comprend tout-à-coup, se dresse épouvantée, et lui, toujours plus fou, commence à l’étrangler, elle crie, la cohorte de putes et hijras entre dans le Temple, sauve Chinti et Shivnath se jette par une fenêtre et va mourir et être brûlé sur les bûchers de Bénarès.
Voilà l’histoire, mais plus que l’histoire c’est la façon dont elle est racontée qui est étonnante. Voici quelques citations (pour vous donner envie de lire Ananda Devi) :
A propos de la Ruelle : « L’horizon est verrouillé. Veena est aussi prisonnière que si elle avait commis un crime. Pas de crime, dit-elle, la bouche amère, juste la nécessaire condamnation des pauvres et des putes… ».
A propos des saints hommes : « S’il y a des hommes dont on ne peut pas dire qu’ils sont civilisés, ce sont les hommes de dieu ». « Il n’y a rien de plus faux que la sainteté des hommes dits saints… Les êtres vraiment saints ne le crient pas sur les toits, ils risqueraient de mourir sur une croix ». « Même les dictateurs n’ont pas l’impunité morale des saints, car leurs sujets se soumettent par peur. Aux hommes de dieu, on se soumet par choix, avec la confiance hébétée des imbéciles, avec l’absence de libre-arbitre d’esclaves consentants ». L’auteure ne respecte même pas Ghandi : « …Ghandi dormait nu entre ses deux jeunes nièces pour prouver son abstinence (on ne sait pas ce qu’en pensait la femme du Mahatma, Kasturba) ».
A propos du sexe viril : « …le sexe de Shiva se dresse triomphal, dans toute l’Inde, des plus grands temples aux coins paumés de la campagne, où il suffit d’une pierre judicieusement formée ou taillée, dressée, haute et phallique, pour que toute l’Inde se prosterne devant elle. A Kanchipuram, au sud de l’Inde, une longue salle d’un temple ancien est entièrement dédiée aux multiples représentations de la verge…. Les genoux des croyants ont creusé de petits renfoncements sur le sol de pierre devant chaque sexe. Que de génuflexions il a fallu, depuis des siècles, pour que la pierre soit ainsi usée ! Même les femmes de quatre-vingt-dix ans s’agenouillent devant le dieu sexe : minuscules, gigantesques, maigres, longues, toutes les verges sont là. Cette salle vieille de huit siècles, où l’on se prosterne devant le sexe masculin, est bien la preuve de sa suprématie. Le sexe de l’homme règne sans partage sur le monde. Le silence des femmes est une génuflexion forcée devant le lingam vénéré ».
Et à propos des femmes : « …un pays où les femmes sont abusées des mille façons inventées dans ce pays d’excès et de dérive, dans ce pays où l’homme est la seule vraie religion et les femmes ses seules adoratrices subjuguées ! Il suffit qu’une femme soit seule sur un chemin mal éclairé, un soir, pour qu’elle ne soit plus qu’un corps offert. Ministre, femme d’affaires, médecin, enseignante, millionnaire ou villageoise intouchable, peu importe ce que tu es : la nuit, toutes les femmes sont chair. Corps offert en pâture…. ».
Et pour finir l’auteure s’attaque au Gouvernement, à Modi lui-même, en écrivant : « Le politiquement correct règne, et il faut montrer du respect aux femmes, aux enfants, aux pauvres, aux intouchables, etc. Même un Premier Ministre doit faire semblant de se plier au jugement international, mais en réalité il continue à faire ce qu’il veut. Tant que cela reste entre nous, pas de problème. On peut violer les femmes et massacrer les musulmans à condition de ne pas se faire prendre ». Ne pas se faire prendre par les médias occidentaux, par le jugement international ! Je rappelle que Modi est un nationaliste fervent qui estime que l’hindouisme est la caractéristique principale du nationalisme indien et qu’on lui a reproché d’avoir couvert l’assassinat de pas loin de 2000 musulmans par des nationalistes hindous quand il était, en 2002, Gouverneur de l’Etat du Gujarat.

Qui est cette Ananda Devi, cette Mauricienne qui écrit indifféremment en français ou en anglais ? On sait que les habitants de l’île Maurice sont aux deux tiers d’origine indienne pour des raisons historiques : quand l’esclavage a été aboli, les grands propriétaires (canne à sucre) ont préféré engager des Indiens que de faire travailler les anciens esclaves. Et pour bien maintenir la pression, ils n’ont signé que des contrats d’un an et recherché de nouveaux Indiens à exploiter chaque année. Le miracle c’est que malgré cela et bien que l’île soit devenue anglaise à l’époque des guerres napoléoniennes, le créole français parlé par les Noirs et le français des riches propriétaires se sont maintenus. Et je suppose qu’encore aujourd’hui on enseigne comme aux Seychelles les trois langues à l’école !
Les Indiens importés pour le travail venaient du sud de l’Inde, pauvre et dravidienne, comme ceux que les planteurs d’hévéa de Malaisie sont allés chercher. D’ailleurs Ananda Devi parle également le télougou, l’une des langues dravidiennes. Elle est non seulement écrivaine, poétesse et traductrice, mais également ethnologue (doctorat d’anthropologie à Londres). Et elle connaît bien la religion hindoue encore largement pratiquée par la population d’origine indienne de Maurice. « Le corps des femmes et l’hypocrisie religieuse sont deux thèmes majeurs de l’œuvre d’Ananda Devi », écrit Gladys Marivat dans l’article du Monde. Et il semble qu’effectivement elle ait décrit à maintes reprises dans ses romans et études un monde où les femmes sont dominées par les hommes. Et acceptent cette domination. Elle s’est aussi beaucoup questionnée sur la foi religieuse, dit encore Gladys Marivat. « C’est quelque chose qui m’interpelle et que je continue d’explorer », déclare Ananda Devi dans une interview au Monde, « Parce que la foi aveugle aboutit aux intégrismes, et parfois au fondamentalisme terroriste ». Oui, bien sûr, on connaît cela. Et « elle ne comprend ni le système des castes ni l’indifférence que les riches affichent envers les pauvres », écrit encore la journaliste du Monde. Je me demande si les deux ne sont pas liés. Dans les quelques expériences que j’ai eues en Inde, d’abord à Madras puis à New Delhi, j’ai chaque fois eu affaire à des Brahmanes particulièrement méprisants pour le bas peuple. Celui de Delhi, originaire du Bengale qu’il avait dû quitter à cause des musulmans, était notre associé dans une petite société située dans l’Etat voisin de Haryana et qui fabriquait nos treuils sous licence. Il était incroyablement hautain, avec nous aussi, totalement fermé à l’opinion des autres, a acheté, malgré notre opposition formelle, une usine à chaînes allemande d’occasion, pris un crédit en DM, alors que la monnaie indienne a tout de suite après dévalué de 50%, le plongeant dans une situation catastrophique, mais a été sauvé par le Ministère des « sick industries » (les industries malades) probablement peuplé par d’autres Brahmanes comme lui. Quand j’ai visité son usine de treuils j’ai été frappé par l’incroyable état primitif de l’usine, les ouvriers travaillant dans la boue (alors qu’il avait eu un diplôme d’ingénieur à l’Université de Sheffield). Il était d’ailleurs en guerre avec eux et envisageait de les licencier tous et de travailler avec des ouvriers loués à une société de travail temporaire. Quant à l’usine de chaînes qui se trouvait ailleurs, il n’y allait qu’avec un revolver ! Bien sûr il ne s’agit là que de quelques cas individuels et je me garderais bien de généraliser. Il n’empêche. Je pense encore à Max Weber et à ce qu’il a écrit : dans ce pays le fossé entre les classes sociales est « d'une profondeur inouïe et unique au monde ». Et, pour lui, ce qui le maintient ce fossé, c’est l’attachement au système. A ce système des castes soi-disant aboli depuis plus de 70 ans (et alors que les écrits de Weber datent de plus de 100 ans) !

Post-scriptum : Voir ce que je dis, plus en détail, sur le système des castes indien et sur mes expériences indiennes dans mon étude des Burakumins japonais, sur mon site Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 3 : Aïnous et autres minorités.