Adrien Finck et le frère disparu
J’ai toujours pensé que ce que les Nazis ont fait de pire aux Alsaciens pendant la dernière guerre c’est de forcer leurs jeunes à endosser l’uniforme vert-gris et de se faire tuer sur le terrible front russe. Les meilleurs de nos poètes, ceux nés dans les années 20, en ont tous souffert et ont tous pleuré leurs amis morts. Germain Muller qui a réussi à passer la frontière suisse en Allemagne, mettant ainsi en danger ses parents qui ont été arrêtés, se souvient de ses amis de jeunesse du parc du Contades et qui ne sont jamais revenus (Wo sin mynni Kumbel vum Cuntad ?). Et, plus tard, au Barabli, il met en scène ce père, nouvel Abraham, qui est revenu de Périgueux par amour de la Cathédrale et puis on lui a pris son fils et on l’a sacrifié (s’Minschter). Au monument de pierre, à la Cathédrale. Jean-Paul Gunsett qui a été envoyé de Dresde en Pologne, pense aux pauvres prisonniers de Tambov et leur demande de serrer les dents et de se choisir une étoile, la plus brillante qui soit, la fixer et de garder espoir (Chrischtowe 1944). André Weckmann raconte toutes les horreurs qu’il a vécues à son ami Peter André Bloch avant de pouvoir déserter à la dernière minute, attendant l’arrivée des Américains. Qui tardent. Attendant l’arrestation, la mort. Des histoires qu’il raconte aussi dans ses récits en prose (Ne va pas à Jitomir, Stéphane et Avez-vous vu la Cigogne bleue ?) et dans ses romans (Les Nuits de Fastov). Claude Vigée, l’Alsacien juif, parti en exil en Amérique, et qui a pourtant bien d’autres malheurs à pleurer, n’oublie pas ses amis de Bischwiller jamais revenus (dans Wénderôwefîr). Et même Sylvie Reff, poétesse pourtant née après la guerre, demande encore à son père : pourquoi tu l’as mis, cet uniforme, et que va-t-on dire aux cousins parisiens qui vont arriver dimanche ? Et son père n’a plus aucun autre désir que de mourir (de Zwàng)…
Et puis voilà qu’Adrien Finck, né, par chance, quelques années plus tard, en 1930, raconte à son tour des évènements bien sinistres. Le père arrêté et gardé longtemps en prison. Pour avoir écouté la radio de Londres. Et pire que tout : il a été dénoncé. Par un homme du village. Cela aussi c’est dur à avaler (il y a toujours un traître dans un village d’Alsace, écrit-il dans son poème Exercice de Mémoire). Et puis son frère aîné doit partir à son tour. Et il n’est jamais revenu. Disparu du côté de Witebsk. Et sa mère en est morte, de chagrin. C’est ce qu’il confie dans ce poème Exercice de Mémoire qu’il dédie à Claude Vigée :
ils ont pris le premier-né
…
disparu près de Witebsk en l’été 1944
45000 tués et disparus
àlla unsra scheenschta Mànn
sin im Schnee verfrora
mère est morte de malheur
Et puis il y a ce poème : Frère sans tombe. Terrible. Et magnifique. Que je vais reprendre entièrement ici. Et traduire, peut-être pour la première fois, en français.
Brüader ohna Grab
Dü unglickliger Suhn
vo unsrer unglickliga G’schicht
Brüader ohna Gràb
wàs hàsch sa àglegt
d’gràigrian Üniform
bisch gànga mit ‘na
marsch marsch nach Osten
hàsch g’sunga mit ‘na
Wenn i kumm wenn i kumm
Wenn i widerum kumm
Hatsch di versteckt
hatsch di vergràwe
warsch iwer d’Granza
warsch iwer d’Wulka
’S Ràd vom Schàrabànk isch brocha
wu di an d‘“Gare“ gfiahrt hàt
isch brocha vor Schmarz
hàt g’wisst wàs kunnt
d’r erscht Zug hàsch verfahlt
doch d’r zwait
kunnt noch z’friaj
gànge bin i
àss sa EICH nitt namma
àss d’Haimet blibt
àss sa nitt àlles namma
àss witersch bürt wird
uf’m Hof
bis i kumm bis i kumm
bis i widerum kumm
hàsch g’schriewa
b’lànga-n-r
hàsch dankt
wàs sait d’r Schwizer
wàs sait d’r Anglander
z’nàcht d’Stimm vom Himmel
dur d’verschlossena Tira
« ici la France libre »
d’Lada sinn züa
« Feind hört mit »
Lànda sa boll
Kemma sa boll
Sa sinn g’lànda
sa sinn ku
doch
‘s wird nit witersch bürt
uf’m Hof
’s fahlt d’r Suhn
d’Lada sinn züa
schlof riahig
im Bode vo Witebsk vo Tambov
oder
wer weiss wu
Brüader ohna Gràb
(Frère sans Tombe
Toi, fils malheureux
de notre malheureuse Histoire
frère sans tombe
pourquoi tu l’as enfilé
l’uniforme gris vert
t’es allé avec eux
marche marche vers l’est
t’as chanté avec eux
quand je viens quand je viens
quand je reviens chez moi
T’aurais dû te cacher
t’aurais dû t’enterrer
passer les frontières
passer les nuages
La roue du char-à-bancs s’est rompue
quand on t’a conduit à la gare
s’est rompue de douleur
savait ce qui allait advenir
tu as raté le premier train
mais le second
arrive toujours trop tôt
j’y suis allé
pour qu’ils ne vous prennent pas VOUS
pour que notre terre reste
pour qu’ils ne prennent pas tout
pour qu’on continue à la faire vivre
la ferme
jusqu’à ce que je vienne que je vienne
que je revienne chez nous
voilà ce que tu as écrit
attendez-moi
voilà ce que tu as pensé
que dit le Suisse
que dit l’Anglais
la nuit à la radio
vient la voix du ciel
à travers les portes fermées
« ici la France libre »
les volets sont fermés
« Feind hört mit »
vont-ils bientôt débarquer
vont-ils bientôt arriver
Ils ont débarqué
ils sont venus
mais
elle ne vit plus
la ferme
il manque le fils
les volets sont fermés
dors en paix
dans la terre de Witebsk ou de Tambov
ou de je ne sais où
frère sans tombe)
Ce sont tous les jeunes de 21 classes d’âge qui y sont passés à l’incorporation forcée. Ce qui fait que pratiquement toutes les familles alsaciennes ont été touchées. J’ai déjà raconté les pertes de notre propre famille, la douleur que cela a été pour ma mère dont les deux cousins germains ont été pris et ne sont jamais revenus. Jean-Paul Bohly, garçon brillant, gentil, fils de son oncle préféré. Et Bernard Bohly qui, avec ses trois frère et sœurs, a vécu dans l’immeuble à côté de nous, jusqu’à son incorporation et notre départ de Mulhouse au milieu de 1943. Sa mère était morte, son père mourait d’un cancer, il était l’aîné, et c’est tous les jours que ma mère allait les voir dans leur appartement.
Et pourtant il y a encore aujourd’hui des gens qui prétendent qu’on pouvait y échapper, à l’incorporation, il n’y avait qu’à passer les frontières. Oui, bien sûr, il y en a beaucoup qui l’ont fait. Avant. Quand on a commencé à instaurer l’obligation de travail en Allemagne pour les jeunes et qu’on a commencé à comprendre que c’était le prélude à l’incorporation dans l’Armée. Mais le Gauleiter a pris rapidement les mesures qui allaient arrêter l’hémorragie. Kettenacker, dans sa thèse sur la Politique de Nazification en Alsace et Lorraine, l’avait déjà raconté, puis c’est l’historien Eugène Riedweg avec sa grande étude : Les «Malgré Nous» - Histoire de l’incorporation de force des Alsaciens-Mosellans dans l’armée allemande, qui a fourni faits et chiffres précis, encore confirmés par des témoignages, extrêmement bien documentés, comme l’énorme Chez Fritz et Ivan, incorporé dans la Wehrmacht et prisonnier de l’Armée Rouge d’André Muller de Mulhouse. Avant même le décret d’incorporation qui date de fin août 1942, plusieurs dizaines de familles sont transplantées en Allemagne pour les punir d’avoir laissé leurs fils s’échapper. En septembre on crée une zone interdite de 3 km de large le long des frontières française et suisse. On renforce la police des frontières, on prévient qu’on tire à vue, les réfractaires sont mis à Schirmeck, etc. Mais j’ai déjà raconté tout cela sur mon site Voyage autour de ma Bibliothèque (voir Tome 3, Notes 12, suite 3, Eléments d’histoire alsacienne), comme l’incident de Ballersdorf (18 jeunes qui, au printemps 1943, se font intercepter, trois sont tués sur place, 14 autres sont pris, jugés et aussitôt exécutés). Il faut dire qu’avant Ballersdorf, plusieurs passages en force avaient eu lieu en février, dans le Sundgau (180, puis 80). Et les transplantations de familles paysannes se sont multipliées, toujours accompagnées de confiscations de tous leurs biens. Et puis on oublie de parler des désertions : 15% des incorporés d’après les chiffres officiels. Bien plus en réalité. Après Stalingrad l’Armée allemande était en recul partout. Il suffisait de rester en arrière et puis de se rendre. Mais combien ont été tués lors de ce moment délicat ? C’était probablement le cas du cousin Bernard qui avait étudié le russe. En prévision !
Mais à quoi bon revenir sur tout cela ! C’est fini, c’est de l’histoire. Ce n’est que lors de la découverte d’un poème poignant comme celui d’Adrien Finck que la mémoire se réveille. Et aussi quand quelqu’un raconte encore qu’il n’y avait qu’à… En plein régime totalitaire. Où la seule loi était la pensée du Führer !
Mais le sort de l’Alsace a toujours été celui de la femme violée. Le même doute. Oui, est-ce qu’elle n’était pas consentante ? Hein ?