Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

A. Weckmann et la poésie alsacienne

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André Weckmann est mort le 29 juillet dernier. Et avec lui la poésie dialectale est morte aussi. Car il était l’un des derniers (il n’y a que Claude Vigée qui survit encore) de ces poètes nés avant guerre et qui étaient encore capables de manier une langue riche de mots, d’expressions, de ritournelles, d’images qui les avait marqués dans leur enfance et leur adolescence, une langue qui leur était venue toute crue de leurs aïeux, une langue qui était diverse, changeante, du nord au sud, de village en village et de ville en ville, une langue qu’aucune Université ne pourra jamais plus enseigner.
André Weckmann avait été un Malgré-Nous, un Professeur agrégé d’allemand, un écolo, un écrivain-poète pas seulement en dialecte mais aussi en français et allemand (ces trois langues qui forment la triade alsacienne, disait-il). Et il avait accompagné depuis ses débuts jusqu’à sa fin cette Petite Anthologie de la Poésie alsacienne que Martin Allheilig de l’ancienne ORTF – Alsace, Président de l’Association Jean-Baptiste Weckerlin, avait lancée en 1962.
Et comme le hasard fait souvent bien les choses il se trouve que deux mois plus tôt j’ai pu les acquérir ces petits volumes de la Petite Anthologie (neuf volumes exactement, le dixième, celui de Claude Vigée, je l’avais déjà), grâce à l’entremise de Christian Rebert (mari de l’ancienne propriétaire de l’Ancienne Librairie Gangloff de Strasbourg), lors d’une vente aux enchères organisée comme tous les ans à l’Hôtel des Ventes des Notaires du Bas-Rhin à Entzheim (c’était le 2 juin 2012).
Alors je vous invite à m’accompagner dans un petit voyage, un voyage à travers les dix petits fascicules de la Petite Anthologie, un voyage au milieu d’une langue diverse et multiple, une langue qui était aussi la mienne (deux langues, devrais-je dire, celle du sud qui était celle de ma mère, ma tante, ma grand-mère et celle de ma petite enfance, et puis celle du nord qui était celle de mon père et de mon adolescence), une langue qui vivait ses derniers soubresauts avant de tomber définitivement dans la nuit de l’oubli. Car disons-le tout de suite : l’alsacien peut encore survivre longtemps, l’alsacien du quotidien, l’alsacien du lit et de la table, mais l’alsacien de ces poètes-là, il disparaîtra avec eux.
Ce n’est pas la première fois que je m’intéresse à l’alsacien des poètes. Mon père avait dans sa Bibliothèque les poètes strasbourgeois Ferdinand Bastian et Albert et Adolphe Matthis. Et j’en parle longuement des frères Matthis au tome 3 de mon Voyage (Culture régionale, dialecte alsacien, bilinguisme, multilinguisme). Et c’est également dans ce chapitre que je parle de la puissance poétique du dialecte. Je vais tout de suite citer quelques passages (j’avais pris l’essentiel de ce qui suit dans le livre d’un certain Professeur Weise, spécialiste des dialectes germaniques : Prof. Dr. Oskar Weise : Unsere Mundarten, ihr Werden und ihr Wesen, édit ; B. G. Teubner, Leipzig-Berlin, 1910 – Nos dialectes, leur évolution et leur nature) : Le dialecte n’a pas de termes abstraits. Alors il aime la métaphore, l’image. Le parler populaire préfère employer la comparaison plutôt que l’adjectif, la comparaison lui est naturelle, et elle est toujours expressive. Il préfère le style actif au passif, le verbe à l’adjectif. Et quand il emploie l’adjectif il le renforce, le double, en intensifie la qualité. D’ailleurs le dialecte pratique l’exagération. Le dialecte pratique l’humour, la moquerie. Le dialecte aime le concret. Il veut être clair. Il veut que cela ait du sens. Il est direct. Il n’aime pas les longues phrases du haut-allemand, les subordonnées qui suivent les principales et qui rejettent leur verbe à la fin… Le dialecte n’utilise pas de circonlocutions pour parler des choses du corps (ce n’est que pour parler de surnaturel, de Dieu, du diable, qu’il est prudent et préfère ne pas les désigner directement). Le vocabulaire du dialecte est riche. Il sait nommer tout ce qui fait son environnement... Il possède plein de synonymes. De plus il crée des mots, surtout par l’imitation de sons, par onomatopées, ce qui explique peut-être cette richesse en verbes qui caractérise la langue allemande (et qui devrait inciter, il me semble, les linguistes qui cherchent à comprendre l’origine du langage à étudier la formation des mots dans les dialectes). Enfin, comme le dialecte est très conservateur, il conserve des mots anciens, des sens anciens de mots actuels et, également des prononciations anciennes. Et je terminais en ajoutant encore à ce panégyrique ceci : le dialecte est tendre et le dialecte a du coeur.

 

Le premier volume de la Petite Anthologie a paru en 1962. Il était intitulé : Wissi Matte – Blanches Prairies. Cinq poètes y ont coopéré : André Weckmann déjà, Jean-Paul Gunsett, Nathan Katz, Jean Sebas et Emile Storck. Et dès le début on constate la diversité des dialectes : Weckmann était de Steinbourg près de Saverne, Gunsett et Sebas de Strasbourg, Storck de Guebwiller et Katz du Sundgau. C’est Paul Gilson qui était alors Directeur artistique à l’ORTF qui en écrit la préface et Martin Allheilig, qui était chef du Bureau artistique régional de l’ORTF qui fournit la postface. Il faut donc saluer le travail de la Radio de Strasbourg, et surtout son courage, car la défense du dialecte n’avait pas bonne presse en Alsace après la guerre, du moins auprès des autorités parisiennes. Même si, en 1962, la situation avait probablement déjà évolué. Mais je me souviens qu’il y avait déjà des émissions alsaciennes à la Radio locale auparavant (moi j’ai quitté l’Alsace définitivement en 1955, j’avais 20 ans) : je crois qu’elle s’appelait Radio – Krutenau (Krutenau était un vieux quartier populaire du côté de la place du Corbeau) et qu’y participait régulièrement un fameux acteur comique du Barabli de Germain Muller (Robert Breysach ?).
Ce premier fascicule est consacré aux Noëls, aux nuits d’hiver, à la neige et au froid. Et André Weckmann nous parle déjà de ses Noëls de guerre où le soldat lève la tête vers les étoiles :

Biss fescht uf d’Zähn
Kamerad

Luej nuf zue de Sterne
un suech dir de scheenschte üs un denk
‘s isch Christowe.
(Serre les dents, serre-les fort
Camarade

Lève ton regard vers les étoiles
et choisis-toi la plus belle et pense :
c’est Noël)

 

Martin Allheilig qui est né en 1920 à Huttenheim et a étudié la philologie à la Sorbonne évoque déjà dans cette postface la difficulté de rassembler de vrais poètes en dialecte et non de simples « rimeurs » et il élève une violente critique – qu’il va répéter plusieurs fois encore dans les volumes qui suivent – du Neues Elsässer Schatzkästel publié en 1913 par Désiré Müntzer : « Un peu plus de 500 pages de vers laborieusement fabriqués par plusieurs douzaines de vaillants rimeurs du dimanche » ! Je trouve qu’il est un peu sévère avec ce Müntzer. Parmi ces prétendus « rimeurs du dimanche » on trouve quand même un certain nombre de noms prestigieux comme Ferdinand Bastian, Marie Hart, Gustave Stoskopf, Albert et Adolphe Matthis, Auguste, Adolphe et Daniel Ehrenfried Stoeber, etc. Et parmi les oeuvres des frères Matthis deux poèmes que j’ai commentés dans mon texte du Voyage cité ci-dessus, E-n Owe uff d’r Fischerinsel et D’r hoelzericht Bardessü. Ainsi que la réjouissante montée à la Cathédrale : Hitt grattle mer bi Wind un Sturm, uff d’Schnecke nuff vum Müenschterdhurm… Müntzer est mort très jeune, à 30 ans, à la fin de la première guerre mondiale dans un hôpital à Liège. Alors qu’il avait déjà accompli un travail considérable : le Schatzkästel est une mine en recherches biographiques et bibliographiques. Et son Elsässisches Sagenbuch (Livre des contes et légendes alsaciens), publié en 1910,  est particulièrement intéressant parce qu’il classe ses Sagen par thèmes : saints, églises et couvents, chevaliers et châteaux, villes et citadins, forces bienfaisantes et malfaisantes, trésors cachés, démons, sorcières et esprits.
C’est en 1960 que Martin Allheilig crée cette Association Jean-Baptiste Weckerlin qui est citée comme éditeur de la Petite Anthologie. Pourquoi avoir choisi Weckerlin ? Probablement parce qu’au début Allheilig pensait plutôt à l’édition de chansons populaires en dialecte. Ce Weckerlin était un drôle de phénomène. J’en parle également dans le texte déjà cité de mon Voyage. Fils d’un industriel de Guebwiller il abandonne tout, part à Paris, devient compositeur d’opéras et collectionne des chansons populaires de toute la France dont bien sûr ceux d’Alsace (voir : J.-B. Weckerlin : Chansons populaires de l’Alsace, Tomes 1 et 2, édit. Maisonneuve et Cie, Paris, 1883).

 

Le deuxième volume de la Petite Anthologie a paru en 1964 et s’intitule Mueder un Kind – La Mère et l’Enfant. La préface est de Philippe Soupault. On y trouve encore des poèmes de Nathan Katz et d’André Weckmann. Et le livre est complété par des berceuses et « formulettes » extraites du Elsässisches Volksbüchlein de Auguste Stöber (voir Elsässsisches Volksbüchlein – Kinderwelt und Volksleben von August Stöber, édit. J.P. Ristler, Mulhouse, 1859), des berceuses et comptines qui ont aussi bercé mon enfance à moi, comme celle-ci :

Ridde, ridde Ross !
Ze Basel isch a Schloss,

J’en parle dans mon Voyage, au tome 3, dans M comme Muller, Germain à propos de la conservation par ces comptines d’anciennes légendes païennes.
Ou

Schlof, Kindele, schlof!
Dr Vadder hiedet d’Schof

Je note aussi ce qui constitue peut-être l’une des qualités de la poésie d’André Weckmann, son sens du rythme comme dans cette berceuse (Schloofliedel) :

schloof min bubbele scheen
d’àngel straije rose
uf alli alli stroosse
wo die bubbele gehn…
un sehsch de nit wie s’hâsel kummt
un bringt dir klaini hâsle mit
un sehsch de nit wie s’kitzel kummt
un bringt dir klaini kitzle mit
un’s schwàlmel kummt
un’s hundel kummt
un danze ringelreih…
(dors mon enfant joli
les anges sèment les roses
sur toutes les routes
où trottent les petits enfants…
et ne vois-tu pas le lièvre venir
à toi avec de tout petits levrauts
et ne vois-tu pas la biche venir
à toi avec de toutes petites biches
et venir l’hirondelle
et venir le chien
et danser une ronde…)

Et d’ailleurs ce Schloofliedel a été mis en musique (par André Roos)…

 

Le 3ème volume date de 1966. Il ne présente plus de poésies mais des contes et des récits. C’est d’ailleurs son titre : Contes et Récits. Des textes, dit Allheilig, qui ont été diffusés par Radio-Strasbourg. Mais qu’il aurait été dommage, dit-il, d’abandonner au silence « après un passage éphémère sur les ondes ». Il oppose deux mondes, celui du grand poète du Sundgau, Nathan Katz, et celui, âpre, du front russe de l’enrôlé de force André Weckmann. La préface est du poète du Limousin Georges-Emanuel Clancier qui a connu Nathan Katz alors qu’il était réfugié dans sa région en 1940. Le titre du récit de Katz, Rose, « semble déjà prometteur de fragile, d’éphémère beauté », dit Clancier. « Cette simplicité tendre, ce regard de fraîcheur, pour évoquer le destin d’une petite paysanne, je souhaite qu’ils vous touchent comme le ferait, dans son émouvante gaucherie et sa lumière si franche, une image d’autrefois », ajoute-t-il.

 

Avec le 4ème volume qui date 1967 on revient à la poésie. Son titre : E Bachet Stàrne – Choix de poésies nouvelles. Pour la première fois le petit livre est illustré. Magnifiquement, par Camille Claus. Nathan Katz est toujours présent. Comme André Weckmann d’ailleurs. Et pour la première fois Claude Vigée (avec un poème américain). Et Germain Muller avec quelques poèmes mélancoliques comme : Wo sin mynni Kumbel vum Cuntad ? (Où sont mes copains du Contades ?). Et puis avec cette invective à la Cathédrale, ‘s Minschter.  C’est à cause de la Cathédrale qu’il est rentré de Périgueux. Et alors la guerre a dévoré son fils. Et la Cathédrale, elle, s’en fout. D’ailleurs le titre français du poème c’est Le Sphinx.

Kennsch s’Minschter ?
diss isch die gross Kirich vis-à-vis vum Kammerzell

diss Minschter diss het mich schwär verseckelt
ich bin extra vun Périgueux wider haimkumme
uff Stroosburry
waje nem Minschter.
Awer im Minschter isch’s wurscht
ich bin’m wurscht dü bisch’m wurscht
mir alli sin’m wurscht.
s’Minschter isch kalt wie e Stein
(Tu connais la Cathédrale?
C’est cette grande église en face du Kammerzell.

Eh bien, elle m’a drôlement baisé, cette Cathédrale.
Et dire que c’est pour elle que j’étais revenu.
Et qu’elle s’en fout !
De moi, de toi, de nous tous !
Elle est froide comme la pierre)

Tu peux lui mettre un drapeau français ou un drapeau allemand, elle s’en fout, c’est une putain. Dommage qu’elle n’ait pas deux flèches. On mettrait un drapeau français sur l’une des flèches et un allemand sur l’autre et tous nos problèmes seraient résolus !
Quant à la préface elle est encore d’un poète, Loys Masson, encore venu de loin, de l’Île Maurice et d’une grand-mère bretonne, devenu l’ami de Allheilig, le bien nommé (le tout saint !) et de l’Alsace des poètes…

 

Le cinquième, j’adore. Il est de 1970. Illustré par le savoureux Eugène Noack. La préface est du poète breton Guillevic. Et on apprend – quelle surprise – que Guillevic n’a pas appris le breton (inutile, avait dit son père, pour réussir dans l’administration), mais que son père étant nommé à la gendarmerie de Ferrette, personne ne pouvait l’empêcher d’apprendre le seul idiome que l’on parlait autour de lui, le dialecte sundgauvien ! Et c’est également là qu’il a rencontré Nathan Katz et qu’il est devenu son ami. Et voilà un poète breton qui est capable non seulement de parler le dialecte du sud mais encore de lire et d’apprécier Katz dans le texte.
Or moi aussi j’adore Nathan Katz. C’est peut-être parce que son dialecte est aussi celui de ma mère et de ma grand-mère. Mais c’est aussi et surtout pour sa poésie si humaine et pour cette merveilleuse histoire du Rolli (qui sait encore qu’un rolli c’est un matou ?) et de son maître, de Jobipeter. « Ce récit », dit Guillevic, « c’est tout Nathan Katz, mais c’est aussi tout le Sundgau. Mais quel écrivain ! » dit-il encore. « J’aime sa bonté teintée de malice, sa générosité. Et j’admire sa précision, son sens extraordinaire du concret ». D’ailleurs Guillevic a traduit l’histoire de ce matou en français il y a quarante ans déjà, dit-il (et c’est cette traduction qui a été reprise dans le recueil). Un matou sûr de lui, jouisseur, philosophe, indépendant comme sont tous les matous, mais aimant un peu trop le lait ce qui entraînera sa perte !
On trouve aussi dans ce recueil une très belle histoire de Claude Vigée, a Velodür durich’s Heiliche Land (La Terre Sainte en vélo). Car ce tour en vélo ne commence pas en Terre Sainte mais dans les bois qui entourent son Bischwiller natal jusqu’au Ried rhénan et on y reconnaît tellement d’images qui ornent sa poésie tant française qu’alsacienne, le fameux Hasesprung (le Saut-des-Lièvres) par exemple : de Hasesprung hénterm Kérichhoft, wo d’Häsle réwer un néwer hüpse un éhri gröji Ohre spétze zwésche de Sandhiffe un de morsche Dannewurzle (le Saut-des-Lièvres derrière le cimetière, là où les lièvres sautaient d’un côté à l’autre, dressant leurs oreilles grises entre les buttes de sable et les racines vermoulues des sapins), ou cette douce pluie qui continue sans fin – on l’appelait Landrâje chez nous, dit-il, la pluie qui couvre le pays entier – et qu’il appelait aussi de lysli Râje, la pluie silencieuse, cette même lysli Râje qui coulait, dans le cimetière, dans les bouches des jeunes morts dans ce merveilleux Herbschtliédl (petite chanson d’automne) que j’avais découvert en plein milieu de son grand livre de poésie française (Claude Vigée : Mon Heure sur la Terre, poésies complètes 1936 – 2008, édit. Galaade Editions, 2008)   :

nààchtlàng bàtscht’s
uff de kérichhoftbodde,
s’raajt lîsli éns müül
vun de junge doode.
(tout au long de la nuit
éclabousse  la pluie
le sol du cimetière,
et coule, silencieuse,
dans les bouches ouvertes
des jeunes morts.)

(la version française est de moi) Voir : l’Alsace dans la poésie de Claude Vigée au tome 5 de mon Voyage.
On trouve encore dans ce cinquième volume de la Petite Anthologie une histoire en judéo-alsacien de Claude Vigée, une histoire de Veillée de Georges Zink où les enfants frissonnent de peur et de plaisir à l’évocation des esprits et des sorcières (Georges Zink, né en 1909 à Hagenbach, était aussi Prof à la Sorbonne) et puis de nouveau quelques vers sarcastiques de ce cher André Weckmann comme le chant de ces officiels qui vont aller couper des rubans (e Bàndele schnyde) pour une inauguration :

Mér sén die Prominànz

Mér gehn e Bàndele schnyde !
(Nous sommes les éminents
...
Nous allons couper un ruban)

 

Le sixième volume de notre Petite Anthologie a paru en 1972 et parle d’amour. Son titre : Liebi – Une sélection de poèmes d’amour. Il est très joliment illustré par Camille Claus.
J’aime beaucoup ce que dit Claude Vigée dans sa préface. J’avais du mal à comprendre comment quelqu’un qui avait quitté l’Alsace à 17 ans et qui avait vécu 17 ans aux Etats-Unis avant d’émigrer en Israël, pouvait encore posséder une telle maîtrise de son dialecte natal. L’explication qu’il donne est la suivante : « En Amérique, où j’ai résidé sans discontinuer pendant dix-sept ans, je n’ai jamais cessé, à côté du français et de l’anglais ; de parler le dialecte alsacien ; je l’ai enseigné à mes proches, afin de pouvoir le manier à Boston sans trop d’artifices… Pourquoi ? Je n’ai pas été mû par l’enthousiasme folklorique, assez déplacé au Nouveau-Monde… J’ai voulu… sauver en moi le poète naissant. Il fallait, au cours de pérégrinations dissolvantes pour une personnalité encore fragile, maintenir mes attaches premières avec le monde sensible, telles que l’enfance les créa, autrefois, en Alsace… Préserver l’accès à ma réalité primordiale, aux choses sacro-saintes du commencement, par le truchement de ce dialecte savoureux qui s’en sépare à peine, et que j’avais pu emporter en esprit au-delà de l’Océan, alors que tout le reste cédait et s’écroulait… ». Tout s’explique. Tout commence avec l’enfance. Du moins pour le poète. Claude Vigée poète est né dans la forêt sablonneuse de Bischwiller et dans les marais du Ried. Claude Vigée devait être un enfant solitaire…
Cela m’amuse de voir que le premier poème de ce fascicule est du poète originaire de Bouxwiller, Hans Karl Abel, le même qui ouvre ce fameux Elsässer Schatzkästel si décrié par Martin Allheilig. Claude Vigée contribue de nouveau avec un très beau poème intitulé Fér a Herbschtlieb (Pour un amour d’automne) où les images des oies migratrices, du vent d’automne qui passe à travers les rochers de la forêt et de la biche efflanquée et fière comme l’aimée se télescopent avec un coucher de soleil sur la Mer morte. A la fin du fascicule Martin Allheilig est allé chercher, dit-il, des « échantillons de cet art d’aimer à l’alsacienne », des textes anonymes, des couplets, des proverbes aussi. Et moi qui cherche toujours pour mon ami Georges Voisset, amoureux des pantouns malais, des quatrains qui leur ressemblent, j’en ai trouvé trois qu’il a beaucoup appréciés :

 

Rosmarin un Thymian
wachse in unserem Garte
liewer Vatter kauf mr e Mann
ich kann nim länger warte.
(Le thym et le romarin
poussent dans notre jardin
Mon cher père achète-moi un mari
Je ne peux attendre plus longtemps)

 

wissi Blüemle, rooti Blüemle
wachse an de Hecke
Maidel, wenn de ne Schmüetzel witt
müesch dich nit verstecke.
(fleurettes blanches et fleurettes rouges
poussent le long de la haie
Fillette, si tu veux un baiser
il ne faut pas rester cachée)

 

Es het emol geräjelt
d’Baim, die tropfe noch
ich hab emol e Schätzel ghet
ich wott ich hätt es noch
(un jour la pluie est venue
les arbres en ruissellent encore
un jour j’avais une bien-aimée
J’aimerais bien l’avoir encore)

 

Et puis voilà que je découvre que Nathan Katz pratique lui aussi des quatrains qui ont tout du pantoun, voici Witt’s nit ass d’Birle daige (Si tu ne veux pas que tes poires soient blettes)

An de Faischter stehn Geronium ;
Fuchsia sin o derbi. –
Wenn de witt di Schàtzele schmutze,
Mient dr binenanger si.
(Il y a des géraniums à la fenêtre
Mêlés à des fuchsias.
Si tu veux embrasser ta bien-aimée
Il faut que vous soyez réunis)

 

Wenn de witt geh Anke plitsche,
Müesch derzüe n e Fàssle ha.
Wenn de Gluscht hesch fir geh schmutze,
So müsch halt a Schàtzele ha
(Si tu veux baratter ton lait
Il te faut un tonnelet.
Si t’as envie d’embrasser
Il te faut une bien-aimée)

 

‘s Schàtzele tüet d’Lippel spitze ;
‘s will mr gwiss e Schmitzle gàh. -
Witt’s nit ha ass d’Birle daige,
Müesch si zittig abenàh. –
(Ma petite chérie avance ses lèvres
Elle veut sans doute m’embrasser. -
Si tu ne veux pas que tes poires soient blettes,
Vaudrait mieux les cueillir à temps)

Ce dernier quatrain, dirait mon docte ami Georges Voisset, est un pantoun inversé : le distique cible précède celui qui est censé l’annoncer !

 

Le septième fascicule de la Petite Anthologie qui date de 1975 et est à nouveau illustré par Camille Claus, a un titre qui m’interpelle : schang d sunn schint schun lang (Jean, le soleil brille depuis un long moment). Parce que je me souviens que, lorsque, enfant, je dormais chez mon oncle, il me réveillait le matin en entrant dans ma chambre avec un joyeux : Schangelé d sunn schint schun scheen (Schangelé – c’est moi – le soleil brille déjà, tout beau).
C’est drôle cette consonance chinoise de l’alsacien (d’ailleurs André Weckmann intitule son poème : chinesisch), vous ne trouvez pas ? A croire qu’on a eu des contacts il y a bien longtemps. Ce qui expliquerait qu’on ait pu faire croire au monde entier qu’on a inventé l’imprimerie à Strasbourg alors que l’idée ne pouvait venir que de Chine (Etiemble s’en est douté de la supercherie dans l’Europe chinoise). Et aussi qu’on ait eu des nouilles en Alsace (ces merveilleuses nouilles de ma grand-mère qui accompagnaient si bien un civet de lièvre ou une matelote du Rhin) bien avant que Marco Polo les importe de Chine en Italie…
Ce septième volume est entièrement consacré à André Weckmann. Des poèmes dans les trois langues, en alsacien, allemand, français. Des poèmes où les trois langues se mélangent. Des poèmes souvent noirs. Qui parlent de l’Alsace et des Alsaciens. De leurs déchirements, leur aliénation, leur langue perdue, de la nature abîmée, de la guerre aussi, et du front russe. André Weckmann est marqué comme Claude Vigée par les malheurs de son temps. Mais il n’a pas la douceur, la tendresse, l’humanité de ce dernier (c’est du moins ainsi que je le ressens). Mais il a le génie de la langue, jouant du rythme, des répétitions, des allitérations, en grand artiste.

wi ålt sen mer schun
wivel mol hån mer frej derfe sénge
wivel mol hets uns d sproch verschlawe
wivel mol sen mer en rüssland gfålle
wivel mol sen mer wédder uferstånde
(quel âge avons-nous déjà
combien de fois avons-nous pu chanter librement
combien de fois avons-nous dû nous taire
combien de fois sommes-nous tombés en russie
combien de fois avons-nous ressuscité)

 

wåssollisawe wannsekumme
unmihole unmifëhre
ånd båhr wuseléit
droweléit un schnüftnémeh
wannsekumme
unmrsawe
mrhånse üsemrhin…
gféscht
frsoffe
schunhålbfrfült…
(quedois-jedire quandilsviendront
pourmechercher, pourmeconduire
au brancard oùelleestcouchée
couchéelà-haut et nerespireplus
quandilsviendront
etmediront
onl’apêchée dansleRhin…
noyée
àmoitiépourriedéjà…)

 

redd wiss
néger
wiss ésch scheen
wiss ésch nôwel
wiss ésch gschît
wiss ésch frånzeesch
frånzesch esch wiss
wiss un chic…
(parle blanc
nègre
blanc est beau
blanc est noble
blanc est intelligent
blanc est français
français est blanc
blanc et chic…)

 

wésse welle mer wås mer sen gsen
wésse welle mer wer mer sen
eerscht nô kenne mer bstémme
wås mer welle ware
(on veut savoir ce qu’on a été
On veut savoir ce que nous sommes
Ce n’est qu’après que nous pouvons décider
De ce que nous voulons devenir)

 

schång dsunn schint schun lång
schång schint dsunn noch lång
un wilång noch gets e schång
wilång wilång
(schång, le soleil brille depuis longtemps
schång le soleil brillera-t-il encore longtemps
et jusqu’à quand y aura-t-il encore un schång
jusqu’à quand jusqu’à quand)

 

Le huitième tome qui date de 1979 est intitulé Elsassisch Reda (parler alsacien) et est illustré par sa Majesté Tomi Ungerer lui-même (avec un dessin dont la légende est chair à canon et qui montre un homme enfoncé dans un canon avec une corde de mise à feu enfilée dans son cul nu). Quant à l’illustrateur habituel Camille Claus il fournit la préface où il prétend : on ne naît pas Alsacien, on le devient !
Pratiquement tous les textes de ce volume parlent de la langue, la langue en danger, la langue perdue. Un peu lassant. D’autant plus que l’on ne peut pas toujours mettre la faute sur les autres. Si les Alsaciens ont perdu leur langue c’est aussi leur faute à eux. Il faut croire qu’ils n’y tenaient pas suffisamment ! Il ne reste, à ceux qui l’ont connue et pratiquée cette langue, que la nostalgie. Et parmi les poèmes nostalgiques de ce recueil j’en relève deux : celui de Germain Muller d’abord, S schwarze Schoof (Le mouton noir).

Ich habs getraawe uf de Händ
Ich habs getraawe bis ans End
Es isch mer wie am Lyb gekläbt
Es hätt meineidi gern geläbt
Des Kind, des Kind
(Je l’ai porté sur mes mains
Je l’ai porté jusqu’au bout
Il m’était comme collé au corps
Il aurait pourtant bien voulu vivre
Cet enfant, cet enfant)

L’enfant du poème et qui est répété à chaque fin de strophe, c’est la langue du poète, sa langue, têtue, particulière, arriérée, refoulée (de l’école), mise au ban et finalement exterminée.

Es isch uns an dr Seel gekläbt
Es het meineidi gern geläbt
Nit einer hätt sich do geriehrt
Deby het s’Kind doch alle gheert
Des Kind, unser Kind…
(Il collait à notre âme
Il aurait pourtant bien voulu vivre
Pas un n’a bougé pour le sauver
Et pourtant l’enfant nous appartenait à tous
Cet enfant, notre enfant…)

L’autre poème est d’André Weckmann et s’intitule : em johr zwäidöisig un (en l’an deux mille un). Une vision d’avenir tout à fait drolatique (la dernière cigogne empaillée dans une cage de verre placée à côté du pilier des anges de la cathédrale transformée en hall de spectacle…). Et parmi les nombreuses prévisions celle-ci : personne ne saura plus qui était Nathan Katz. Et là André Weckmann se trompe. Son nom au moins ne sera pas oublié. Le bon Nathan a sa statue à Waldighoffen, son lieu de naissance, au moins deux collèges portent son nom, à Habsheim et à Burnhaupt-le-Haut, et je ne sais combien de rues (Altkirch, Mulhouse, Sierentz, etc.). Non ce n’est pas Nathan Katz qui est oublié, c’est sa langue qui l’est. Plus personne ne sait que l’on dit des poires, et des poires seulement, qu’elles sont daig quand elles sont trop mûres pour être mangées et que le nom du fameux Rolli de l’histoire, de Bäuser, signifie maraudeur…
Il faut quand même que je dise un mot d’un auteur qui apparaît ici pour la première fois, encore un du Sundgau, Louis Schittly et son Näsdla. Il se trouve que j’avais acquis, il y a longtemps déjà, lors de sa parution peut-être, ce petit roman « à lire à voix haute » du Dr. Schittly : Dr Näsdla ou Un automne sans colchiques, Roman à lire à voix haute de Louis Schittly, 1977, édit. Hortus Sundgauviae, Eschentzwiller. Un roman écrit en français parsemé d’expressions sundgauviens, et puis de temps en temps de longs passages dans les deux langues, présentés sur deux colonnes. Je me souviens que j’avais pris beaucoup de plaisir à le lire à l’époque. Or je viens de le relire et y ai trouvé toujours autant de plaisir, à l’histoire de ce jeune Näsdla, au moment de la première guerre mondiale (Louis Schittly en est-il un descendant ?), de son amour de la nature, des fleurs (les jacinthes étoilées de la forêt qui fleurissent toutes seules dès la mi-février, les Dàchrosa, les roses des toits, et puis les colchiques, « ces petites lampes tout de clair et de mauve tendre qui s’ouvrent vers le ciel et éclairent le vert du gazon comme des petites parcelles de printemps », car elles sont fleurs d’automne, Kalda-blüama, fleurs des veillées, de ces longues veillées d’hiver qu’elles annoncent déjà, Géftblüama aussi, car elles sont vénéneuses), son corbeau apprivoisé, Schàgala, Petit Jacques, que Näsdla avait pris, oisillon encore, dans son nid. On découvre aussi avec amusement les surnoms des habitants des différents villages : ceux de Bernwiller, le village de Schittly, sont des Bàràdyisfegl, des oiseaux du paradis, car Bernwiller est, on s’en serait douté, le paradis du Sundgau ; et ceux de Galfingue, d’où est originaire le père, coléreux, de Näsdla, sont des Raamasserhangscht, des étalons au couteau de vigne, car ils tirent facilement le couteau pour régler leurs affaires ! Mais la Godi, la grand-mère, le maîtrise, le père de Näsdla, quand il rentre complètement émèché de sa virée à Mulhouse et fait du ramdam : Do sén’r nét z’Gajenga.. Gehn därt geh s’Manla màcha bi äyrer Sippschàft ! Do, én dam Huss, s’en émmr d’Wiwr Mayschdr gsé… (Ici vous n’êtes pas à Galfingue… Retournez-y et allez jouer au petit mâle dans votre tribu… Ici, dans cette maison, ce sont toujours les femmes qui ont été les Maîtres…). Comme dans la famille de ma mère, ma grand-mère et mon arrière-grand-mère, les Bohly, du Sundgau, eux aussi…
Louis Schittly, disaient les éditeurs du Näsdla en 1977, est médecin. Et il a surtout sauvé des enfants au Biafra et au Vietnam. Et maintenant, revenu au Sundgau, « il y exerce l’art du guérisseur, du conteur, du poète, pour le salut de l’enfance en chacun de nous ». Et c’est vrai : le docteur Schittly est parti dès la fin de ses études en pleine guerre du Biafra, à l’appel de la Croix Rouge, après avoir fait les barricades avec Cohn-Bendit. Emprisonné après six mois, puis expulsé, il s’occupe de réfugiés en Côte d’Ivoire, devient co-fondateur avec son ami Bernard Kouchner de l’Association qui deviendra Médecins sans Frontières, repart au Vietnam, puis revient à Bernwiller, trouvant l’humanitaire déjà trop politisé (c’est probablement à ce moment-là qu’il écrit Näsdla), repart en 1980 en Afghanistan où il rencontre Rony Brauman, puis travaille encore en Afrique, enfin au Sud-Soudan, de nouveau avec Bernard Kouchner. Et en 1999 il devient co-lauréat du prix Nobel de la Paix pour Médecins sans Frontières. En 2011 il a d’ailleurs publié un livre de souvenirs sur son expérience de médecin humanitaire : L’homme qui voulait voir la guerre de près, édit. Arthaud. Je vais essayer de me le procurer.

 

Le neuvième volume de la Petite Anthologie date de 1981, est illustré par Raymond Piela et est entièrement consacré à un autre poète, Conrad Winter. Né à Strasbourg il a passé la plus grande partie de sa vie à Haguenau et je crois bien qu’il était au même lycée que moi. Mais comme il avait quatre ans de plus on n’a pas dû se rencontrer. Il est mort en 2007 et Haguenau l’a fêté en grande pompes l’année dernière pour les 80 ans de sa naissance. On voit que l’Alsace fête ses poètes et j’espère que lui aussi aura bientôt sa rue…
Il y a beaucoup de tendresse dans les poèmes de ce recueil qu’il a intitulé : Kridestaub (Poussière de craie). Tendresse pour les enfants avec lesquels il écrit (à la craie), il compte, il rêve, il joue, il danse, il pêche et qui le font souffrir quand ils sont malheureux.

de Kummer vum e Kind
risst dir in de Seel
alti Narwe
widder wund
(Le chagrin d’un enfant
touche ton âme
et y rouvre
 des blessures oubliées)

 

d’Träne vum e Kind
fliesse mir in’s Herz
wie e Fluss
in’s Meer
(Les larmes d’un enfant
coulent dans mon cœur
comme un fleuve
dans la mer)

 

Et tendresse pour la mère.

D’Mamme steht
Am Wasserstein
Un schaft…
(Maman est debout
devant l’évier
et travaille…)

Elle pèle les pommes de terre, elle regarde par la fenêtre, elle rêve, elle pense au fils qui est au loin, son cœur tremble, ses pensées volent et traversent le ciel, traversent les nuages… et puis l’eau bout, les pommes de terre commencent à cuire…
Et encore :

D’Mueder steht am Wasserstein
sie wäscht ihri Sorje wiss
un ribt dänne gröeje Morje
süfer
d’Müeder geht zue de Kinder
an’s Bett
un stricht ‘ne d’Nacht
vun de Stirn eweg
(La mère est debout devant l’évier
elle lave et rince ses soucis
et frotte ce matin gris
et le rend propre
La mère s’approche du lit
des enfants
et leur passe la main au front
et en essuie la nuit)
 
d’Müeder hett ihre Kummer
schöen gebüejelt
in d’unterscht Schüblad
ufgerümt
un üs ihre zarte Bluemenaue
rieselt de ganze Daa
un’s ganze Johr
e weichi Wihnachtsluft
(La mère a rangé ses soucis
bien repassés
dans le dernier tiroir de la commode
et de ses doux yeux couleur de fleurs
s’échappe tout au long de la journée
et tout au long de l’année
une douce atmosphère de Noël)

Je ne savais pas que j’avais un aussi tendre poète dans mon lycée…

 

Avec le 10ème volume paru en 1988 la Petite Anthologie de Poésie alsacienne termine avec un feu d’artifice : le Wénderôwefîr de Claude Vigée (Le Feu d’une Nuit d’Hiver). J’ai déjà largement commenté cet ouvrage à la fin de ma note sur le grand poète et sa relation avec l’Alsace au tome 5 de mon Voyage sous le titre : V comme Vigée : l’Alsace dans la poésie de Claude Vigée, texte repris sous la forme PDF sur mon site Carnets avec le titre Claude Vigée et l’Alsace. Je n’y reviendrai donc pas. Si ce n’est pour dire que pour moi c’est le plus grand de nos poètes alsaciens contemporains et, en plus, un très grand poète de langue française. Et, en plus, il est toujours vivant !

 

Car presque tous les autres ont disparu. L’Anthologie est devenue le Cercle des Poètes disparus ! Martin Allheilig lui-même est décédé en 2007. Et il est peut-être temps maintenant de faire le bilan de ce que lui et ses amis ont voulu faire. Encore que, ne vivant plus en Alsace depuis près de 60 ans, je ne sois pas particulièrement habilité à le faire. Pourtant il y a certains faits qui me paraissent évidents. D’abord que le dialecte alsacien se prête parfaitement à la poésie, ceux qui ont participé à l’aventure des 10 volumes de la Petite Anthologie, l’ont prouvé. Mais ça on le savait déjà depuis les frères Matthis. Je dirais même plus : l’expression poétique dialectale a des caractéristiques toutes particulières que l’expression poétique d’une grande langue nationale comme le français n’a pas. Cela ressort clairement de mon étude de la poésie de Claude Vigée. La transposition d’une expression poétique à l’autre est presqu'impossible. Elle boîte. Peut-être plus que la transposition d’une poésie entre deux langues nationales comme le français et l’allemand. Cela provient essentiellement de ce qui fait toute la différence entre une langue nationale et un dialecte. Je l’ai déjà expliqué plusieurs fois aussi bien à propos de Claude Vigée que des frères Matthis (voir au début de cette note) et je ne me répéterai pas.
Mais pour que la poésie dialectale puisse exprimer toutes ces qualités d’un dialecte il faut que le poète l’ait vécu, son dialecte, dans toute sa richesse, dans son environnement, et se soit nourri à des racines qui remontent loin dans le passé. Sur la trentaine de poètes qui ont collaboré à l’œuvre de Allheilig il n’y a guère que 4 ou 5 qui sont nés après la dernière guerre (et comme par hasard ce sont tous des enseignants). Les autres appartiennent à deux générations, celle née avant la première guerre mondiale (Katz, Storck, Sebas, Zink, Stoskopf etc.) et celle de l’entre-deux guerres (Weckmann, Vigée, Germain Muller, Conrad Winter, Gunsett, Adrien Fink, Sido Gall, etc.). Ces générations-là ont encore pu profiter de ces circonstances favorables. Je ne pense pas que ce soit le cas des générations d’après-guerre et encore moins de celle d’aujourd’hui. Je ne crois donc guère à la possibilité de voir émerger encore des poètes de la même envergure que ceux d’avant… Et ce n’est évidemment pas leur faute !
Je ne puis, bien sûr, me prononcer sur la survie, à l’heure actuelle, du dialecte. On entend tout et son contraire. Et je n’ai vu nulle part de statistique sur la proportion d’Alsaciens qui sont de souche par rapport à tous ceux qui sont venus de ce que l’on appelait « l’Intérieur » dans le temps ou qui sont venus d’ailleurs. Impossible aussi, pour moi au moins, de savoir si le nombre de dialectophones diminue inexorablement parce que les jeunes ne veulent plus l’apprendre ou s’il se stabilise à cause des efforts faits depuis un certain nombre d’années déjà pour l’enseigner, le diffuser, le protéger… Je crois qu’on peut pourtant affirmer avec une certaine prudence que le nombre de dialectophones est encore assez conséquent (à Strasbourg, dans certaines petites villes, dans les campagnes du Nord et du Sud, là où il y a encore quelques paysans) et qu’en nombre absolu il reste probablement encore plus d’Alsaciens parlant alsacien que de Bretons parlant breton, de Basques parlant basque et de Corses parlant corse.
Reste alors une dernière question : ces Alsaciens dialectophones, sont-ils encore en mesure, eux dont le dialecte n’est plus qu’un résidu de dialecte, d’apprécier la langue savoureuse et riche d’un Nathan Katz, d’un André Weckmann, d’un Germain Muller et d’un Claude Vigée ? Avec un lexique peut-être ?
Il n’empêche. Il faut féliciter hautement Martin Allheilig, le remercier du fond du cœur. Il a fait ce qu’on pouvait faire, sauver ce qu’on pouvait sauver. Sauver l’héritage de nos pères, comme il le dit dans la préface au Kridlestaub de Conrad Winter, cet héritage précieux. Obtenir les circonstances atténuantes lorsque le tribunal de l’Histoire nous condamnera tous pour non-assistance à langue en danger. Au fond lui et ses amis poètes ont réalisé un nouveau Schatzkästel, une nouvelle boîte aux trésors, pour notre dialecte primitif et rugueux. Le dernier ? ‘s letschda Schatzkäschtel ?

 

Note : Pour la poésie des frères Matthis voir Voyage autour de ma Bibliothèque (www.bibliotrutt.eu ), Tome 3, Note 12 - 4, Culture régionale, dialecte alsacien, bilinguisme, multilinguisme.

Pour la poésie de Claude Vigée, voir Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 5, V comme Vigée: l'Alsace dans la poésie de Claude Vigée ou sous format PDF sur mon site Carnets d'un dilettante, Promenades littéraires, côté Occident: Claude Vigée et l'Alsace