Découverte de Flannery O'Connor

(à propos de Flannery O’Connor : The complete Stories, Farrar, Straus and Giroux, New-York, 1971)

Dans un de ses livres l’écrivain canadien Lalonde, grand liseur devant l’Eternel, citait parmi les écrivains qu’il aimait l’Américaine Flannery O’Connor. Et moi dans la note que j’avais consacrée à Lalonde (voir : Robert Lalonde, écrivain québécois), j’indiquais que je ne connaissais guère cette écrivaine. Et puis, en me relisant plus tard, je me suis souvenu que la Flannery figurait bien dans ma bibliothèque. Avec une collection de 31 nouvelles. Et j’ai commencé à m’y plonger. Et à me demander pourquoi je ne l’avais pas lue. Probablement parce que le liseur que je suis moi aussi, n’aime pas trop les nouvelles. Parce qu’elles sont trop courtes justement et que lorsqu’on a ce vice on a envie que l’histoire qu’on est en train de lire dure plus longtemps. Aussi longtemps que possible. Parce que quand on a fini un livre on passe par un moment de déprime, de manque (du moins quand le livre est bon). Comme ceux qui ont une addiction, alcool, tabac, drogue, sont mal quand l’aliment de leur addiction leur manque tout-à-coup.
Et, pourtant – je crois l’avoir écrit quelque part – c’est justement la brièveté de la nouvelle qui en est son grand atout : il est bien plus facile de réussir à en faire un chef d’œuvre. En éliminant toute description, toute diversion, inutiles. Et puis les grands maîtres de la nouvelle, Edgar Poe, Maupassant, Ambrose Bierce (le Dictionnaire du Diable), les Russes (Griboïedov, Pouchkine, Lermontov, Leskov, Saltykov-Chtchedrine, Tourgueniev), etc. exploitent souvent les mêmes thèmes dans leurs oeuvres, ce qui fait que, lorsque vous lisez leurs nouvelles à la suite, vous avez l’impression de suivre un chemin unique. Comme si vous lisiez un seul roman, un roman unique.

Et c’est aussi le cas de Flannery O’Connor. Dès la première nouvelle que j’ai lue (A good man is hard to find) j’ai compris qu’il s’agissait d’un chef d’œuvre absolu. Par ses personnages, son humour, sa fin noire. Et quand j’ai poursuivi ma lecture de ses autres nouvelles, je me suis aperçu que l’on retrouvait souvent le même genre de personnages (les enfants qui ont de la répartie, les grands-mères et grands-pères qui sont leurs principaux interlocuteurs), l’humour qui les baigne toutes et le Mal qui plane sur toute l’œuvre, plus ou moins visible. Mais ce n’est pas tout. On est presque toujours dans le Sud, surtout celui de sa Géorgie natale, un Sud qui n’a pas encore absorbé « l’intégration » (dans les bus par exemple) et qui a une vision du Nigger, du Negroe, qui est encore toute proche de celle du temps de l’esclavage.
Dans A good man is hard to find ce sont comme souvent chez Flannery les personnages qui sont absolument délicieux. Ici on trouve une grand-mère qui parle tout le temps en essayant, sans beaucoup d’illusions, à imposer ses idées, son fils taiseux qui se contente de lire les pages sportives de son quotidien, sa bru complètement insignifiante avec son bébé dans les bras et son fichu noué sur sa tête avec les deux bouts qui lui font des oreilles de lapin, et, enfin, les deux enfants, John, huit ans et Jane, un peu plus jeune, qui ont beaucoup de répartie et sont les interlocuteurs réjouissants de la grand-mère. Le fils a décidé de passer quelques jours en Floride avec toute la famille. La grand-mère préférerait le Tennessee et avance ses arguments. T’as qu’à rester, dit John. Elle ne resterait pour rien au monde, dit Jane. Puis ils prennent la route. La grand-mère a emmené en cachette son chat dans un carton recouvert d’un couvercle (son fils déteste aller dans un motel avec un chat).
A un moment ils s’arrêtent pour manger un sandwich-barbecue. Et là la grand-mère et le patron du lieu commencent une de ces conversations que Flannery adore et qu’on retrouvera encore souvent dans ses nouvelles : des proverbes, du bon sens qui ressemble à du nonsense, des platitudes sans fin. Je vais les citer en anglais : « These days you don’t know who to trust », he said, « Ain’t that the truth ? ». « People are certainly not nice like they used to be », said the grandmother. Et alors le patron raconte que deux types dans une vieille Chrysler ont pris de l’essence et sont partis sans payer. Pourquoi je les ai laissé se servir ? demande-t-il. « Now why did I do that ? ». « Because you are a good man ! » the grandmother said at once. « Yes’m. I suppose so », dit le patron et il y réfléchit. Frappé par cette vérité à laquelle il n’avait pas pensé ! Et puis il ajoute : « a good man is hard to find ». Ce qui va fournir le titre de la nouvelle.
Puis ils repartent. Quand les enfants, ayant lu tous leurs comics, commencent à se battre, elle leur raconte une histoire, une histoire vraie, celle d’une plantation où est caché un trésor qu’on n’a jamais retrouvé... A un moment donné elle croit reconnaître la route qui y conduit. Son fils refuse de s’arrêter, les enfants se déchaînent, John tape des pieds dans le dos du fauteuil de son père. Alors celui-ci obtempère, fait demi-tour, prend la route repérée par sa mère et puis, soudain, celle-ci a un retour de mémoire : la plantation à laquelle elle pensait se trouvait au Tennessee, pas en Géorgie. Elle a un mouvement brusque, le chat sort de sa boîte, saute à la nuque du fils, celui-ci donne un coup de volant, la voiture cogne un arbre, fait deux tonneaux et se trouve en contre-bas, tout le monde sort, ils sont indemnes, le chat aussi, les enfants crient : on a eu un accident, on a eu un accident ! Et alors on voit, comme dans un film, une voiture noire apparaître au loin, disparaître quand la route descend puis réapparaître plus grande jusqu’à ce qu’elle arrive à leur niveau. Trois types en sortent, l’un d’eux descend examiner la voiture, puis l’autre aussi, et le troisième, un grand escogriffe. La grand-mère le regarde et puis… Il faut dire qu’au tout début de l’histoire elle avait montré à son fils l’article d’un journal : un criminel dangereux s’est échappé de la prison, il descend vers la Floride, il s’appelle lui-même le Misfit (l’asocial ?). Comment peux-tu mettre en danger ta famille quand ce Misfit se balade en Floride ? Jamais je n’irai… Mais elle y est allée quand même. Et c’est là qu’elle fait l’erreur de sa vie : je vous connais, dit-elle à l’escogriffe, vous êtes le Misfit ! Il aurait mieux valu pour vous que vous ne me reconnaîtriez pas, dit le Misfit. Il fait signe à l’un de ses acolytes : prends les deux hommes, emmène-les dans le bois, le garçon donne la main à son père, ne dit rien, plus tard on entend deux coups de feu. Pour la femme, son bébé et sa fille ce seront trois coups de feu. La grand-mère reste encore à plaider avec le Misfit, elle a toujours pensé qu’il était bon, qu’il était accusé à tort, le Misfit s’énerve et la tue de deux balles dans la poitrine. Mets-la avec les autres, dit-il à ses adjoints. Le chat, lui, semble seul à s’en tirer. Il ne vaut pas une balle. D’ailleurs il ne parlera pas. La grand-mère et sa famille ont rencontré le Mal. On le retrouvera encore souvent. Ici c’est un Mal froid, pas méchant au fond. Simplement dépourvu de toute empathie pour les autres…

Un peu le même genre de Mal que l’on trouve dans The Life you save may be your own. Sauf qu’il n’y a pas la violence, le meurtre. Une vieille et sa fille handicapée mentale sont assis dans leurs fauteuils sous le porche de leur maison quand elles voient un étranger approcher de leur propriété au moment du coucher du soleil. Il a un bras coupé et porte une caisse à outils. La vieille voit tout de suite qu’il n’est pas dangereux et qu’il est un « tramp ». Un chemineau. Il tire son chapeau et s’adresse à la vieille en l’appelant Lady. Puis se tourne vers le soleil. Je donnerais cher, dit-il, pour vivre dans un endroit où je pourrais voir le soleil me faire cela chaque soir. Il le fait chaque soir, dit la vieille. Alors il découvre la vieille voiture dans un coin de la cour à côté d’un figuier où trois ou quatre poules se préparent à s’y percher pour la nuit. Une Ford des années 28 ou 29. Vous conduisez ? demande-il. Elle n’a pas bougé depuis quinze ans, depuis la mort de mon mari. « Nothing is like it used to be, lady », dit-il. « The world is almost rotten ». Et il continue ce genre de discours. La vieille ne répond guère mais regarde sa boîte à outils et, lorsqu’elle apprend qu’il a travaillé comme charpentier et comme mécanicien, lui propose de lui offrir du travail. Logis et nourriture, mais pas d’argent. « Lady », dit-il à nouveau, « there’s some men that some things mean more to them than money ». La conversation continue, toujours aussi étrange. Jusqu’à ce qu’on voie la lune à travers le figuier, comme si elle voulait s’y percher elle aussi. Le soleil et la lune apparaissent souvent dans les nouvelles de Flannery O’Connor comme s’ils étaient des personnages de l’histoire et qu’ils y jouaient un rôle. Elle apprend qu’il n’est pas marié. « Lady, where would you find an innocent woman to-day ? ». Et puis il montre la fille et demande : « Is she your baby girl ? ». Oui, c’est ma douceur, répond la vieille. Elle sait tout faire, balayer, cuisiner, faire la lessive, nourrir les poules. Mais je ne la laisserais jamais partir. Si un homme la veut il faut qu’il reste ici.
Et puis les choses suivent leur cours. L’homme répare le toit, répare la Ford, apprivoise la fille, lui apprend à dire un mot, et, finalement, c’est la vieille qui lui propose de l’épouser, la fille, car elle est innocente. L’homme accepte à condition qu’il puisse lui offrir un week-end, une nuit au motel, un repas et, pour cela il lui faut de l’argent. Après un long marchandage ils se mettent d’accord sur une somme de 17 dollars et demi. Les trois vont en ville, enregistrent le mariage, puis l’homme part avec la fille, qui a une belle robe blanche, la voiture est repeinte en vert avec une belle bande jaune, et il roule, longtemps, s’arrête pour manger, la fille, fatiguée, s’en dort à table, le restaurant est vide à part le serveur qui admire les beaux cheveux jaunes de la fille. Donne-lui à manger et à boire lorsqu’elle se réveillera, je te donne l’argent, c’est une auto-stoppeuse, lui dit-il, je n’ai pas le temps de l’attendre et il reprend la route. Il arrivera à Mobile le soir. Mobile, Alabama. Un autre Etat. On ne le retrouvera plus. Encore une rencontre avec le Mal. L’absence de toute empathie.

Good country people raconte une histoire analogue. Sauf que là le Mal est plus pervers : il cherche à faire du mal, à faire souffrir, il est cruauté. Il y a une fermière qui emploie un couple de Blancs et qui a une fille handicapée elle aussi, mais handicapée physique : elle a perdu une jambe dans un accident de chasse quand elle était petite et porte une jambe artificielle. Mais elle a fait des études, universitaires même, la philosophie ! Et a toujours l’air revêche, particulièrement énervée quand elle entend les conversations entre sa mère et la femme du couple, toujours aussi plates : « Nothing is perfect », « that is life », « I always said so myself », etc. Arrive un vendeur de Bibles. On est dans le sud. Avec une valise pleine de Bibles. Commence à plaisanter, puis soudain : « Lady, I’ve come to speak of serious things », « I know you believe in Chrustian service ». Il revient plusieurs fois sur le Chrustian. Et note qu’il n’y a pas de Bible dans le salon (the parlor). Je l’ai dans ma chambre à coucher, ma fille est athée, répond la Lady. Je sais, dit le vendeur, je suis un simple, un real country boy. Mais, voyons, dit-elle : « good country people are the salt of the earth », « I think there aren’t enough country people in the world ». La fille entend tout ça. Plus tard elle va donner rendez-vous au country boy pour le lendemain. On ne sait pas vraiment pourquoi, pour s’amuser à ses dépens, on suppose. Ou parce qu’il l’a émue en racontant qu’il était malade du cœur et qu’il allait mourir jeune. Mais le lendemain c’est lui, vendeur habile, qui réussit à la baratiner, même l’embrasser, l’emmener dans une grange, faisant toujours l’innocent. Et quand il découvre une échelle qui monte à l’étage où est déposé le foin, il lui dit : comme c’est dommage que vous ne puissiez pas monter et elle, aussitôt, lui montre qu’elle peut. Arrivés là-haut les choses changent progressivement : il arrive à l’embrasser encore, même la convaincre de lui montrer sa jambe en bois, la démonter et puis il l’enlève, la met dans sa valise à Bibles et lui dit : vous n’êtes pas aussi intelligente que vous croyez, vous pensez vraiment, parce que je vends des Bibles, que je crois toutes ces conneries ? Je n’ai jamais cru en quoi que ce soit depuis que je suis né. Et votre jambe va orner ma collection. Puis il disparaît dans le trou avec la valise. Un peu plus tard la fermière et son employée le voient sortir du bois, dans le lointain. Il dû essayer de vendre ses Bibles aux Nègres là-bas, dit la fermière. Il était si simple. Je crois que le monde serait bien meilleur si nous étions tous aussi simples. Il y a des gens qui ne peuvent être aussi simples, dit l’autre, je sais que moi, je ne pourrais jamais l’être…

Dieu est aussi présent dans la nouvelle The River (on est toujours dans le Sud). Une femme vient chercher un garçon de 5 ans chez un couple qui a fait la fête (la femme est couchée. Malade, dit le mari. En fait, plutôt avec la gueule de bois) et va le garder pendant la journée. Je le ramènerai tard, dit-elle. Il y a un prêcheur aujourd’hui que j’aime beaucoup, un guérisseur, je lui demanderai de guérir votre femme. Pourquoi pas, dit le mari, en se marrant. Et, effectivement, plus tard on assistera au prêche du saint homme debout dans la rivière, l’eau lui venant aux genoux, une foule qui chante sur le bord de l’eau, des tables, des voitures, des bus. Le prêcheur parle de la Rivière de la Vie dans laquelle vous couchez votre peine, qui conduit à Jésus-Christ, mais je n’ai jamais dit que je peux vous guérir. Mais une femme dans la foule crie que ses yeux ont vu, que cet homme peut guérir. D’autres hommes et femmes entrent dans l’eau. Alors la garde-enfant entre elle aussi dans l’eau avec le garçon, disant au prêcheur que la mère de l’enfant est malade, que le garçon voudrait qu’elle guérisse et qu’il n’est même pas baptisé ! Donnez-le moi, dit le prêcheur. Si je te baptise, dit-il au garçon, tu pourras entrer au Royaume du Christ. Tu seras lavé de toute souffrance dans la rivière et tu iras dans la rivière profonde de la vie. Est-ce que c’est ce que tu veux ? Oui, dit le jeune garçon. Tu ne seras plus le même, dit alors le prêcheur, tu compteras ! Alors, après s’être à nouveau tourné vers les gens et recommencé à prêcher, il saisit soudain le garçon et plonge sa tête sous l’eau. Maintenant tu comptes, avant cela tu ne comptais pas.
Revenu chez lui, il se lève très tôt le lendemain matin, prend des jetons de bus sur le comptoir de la cuisine, sort, prend le bus, s’arrête au même endroit que le jour avant, descend le chemin vers la rivière, entre dans l’eau, jusqu’à ce qu’elle lui arrive au cou. L’image est belle : « The sky was a clear pale blue, all in one piece – except for the hole the sun made – and fringed around the bottom with treetops. His coat floated to the surface and surrounded him like a strange gay lily pad and he stood grinning in the sun ». Il n’avait plus l’intention de passer par des prêcheurs, il allait se baptiser tout seul et trouver dans la rivière le Royaume du Christ. Un pêcheur, au nom étrange de Monsieur Paradise, le voit, l’appelle, puis entre lui-même dans la rivière, mais l’enfant était déjà loin, se rendait soudain compte que tout ceci était une vaste blague, battait des pieds, furieux, criait, puis se calmait, car le courant l’emmenait et il eut de nouveau la conviction qu’il l’amènerait quelque part…
Robert Giroux qui est l’associé de l’éditeur Farrar, Straus and Giroux et qui connaît l’auteure depuis ses débuts écrit dans sa préface au livre de nouvelles que l’écrivaine et poétesse Elizabeth Bishop trouve qu’il y a beaucoup de vraie poésie dans ses dialogues et ses descriptions. Et elle ajoute qu’elle va vécu plusieurs années de suite en Floride à côté d’une « Eglise de Dieu » où chaque mercredi soir une « Sœur Mary » et son mari parlaient « en langues » et qu’après cette expérience elle considérait que tout ce que Flannery O’Connor écrivait dans le domaine de la religion n’était en aucune façon exagéré ! Je n’ai pas repris en détail les paroles du prêcheur, mais j’aurais peut-être dû. Je me souviens qu’après avoir étudié le vaudou et les religions des Noirs du Brésil et des Antilles, je suis tombé sur un livre qui parlait des religions des Noirs américaine et du rôle joué par l’émotion. Ou plutôt ce que l’auteur appelle « émotionalisme ». Voir : Ruby F. Johnston : The Development of Negro Religion. Philosophical Library, New-York, 1954. Le Noir américain semble vivre sa religion avec beaucoup d’émotion, dit Johnston, ce qui explique l’importance prise par le chant et la danse dans ses cérémonies. Il l’explique comme une survivance des anciennes religions africaines. Même si certains éléments émotionnels sont d’origine chrétienne : les Méthodistes faisaient appel à la joie (dans l’annonce de la Bonne Nouvelle, traduction du Grec Evangile) et aux exhortations emportées (abandonnez Satan et ses oeuvres). Sans compter que l’émotion, c’est aussi l’élévation mystique, la relation avec Dieu. Il est en tout cas certain que cet « émotionalisme » a également influencé les églises chrétiennes des Blancs, surtout celles du Sud. Et il n’y a pas qu’aux Etats-Unis. Je l’ai même constaté en Afrique du Sud, un pays où Blancs et Noirs étaient encore bien plus séparés qu’en Amérique. Je me souviens encore de mon ébahissement quand un dimanche matin, à Johannesbourg, je vois à la télévision la retransmission d’une cérémonie protestante - c’était après la fin de l’Apartheid - où l’on voyait Blancs et Noirs mélangés, pasteurs et leurs ouailles, sauter et crier : halleluya, halleluya... Et cette émotion elle est créée et transmise aux foules par tous ces prêcheurs si nombreux en Amérique, surtout dans le Sud, surtout chez les Evangélistes qui représentent aujourd’hui 25% de la population américaine totale, un phénomène qui nous est complètement étranger. L’émotion est créée par la répétition, par le rythme, par la mélopée : « Listen to what I got to say, you people ! There ain’t but one river and that’s the river of Life, made out of Jesus’ Blood. That’s the river you have to lay your pain in, in the River of Faith, in the River of Life, in the River of Love, in the rich red river of Jesus‘ Blood, you people ! ». Et il continue encore longtemps : « Oh, you people hear! You people with trouble, lay it in that River of Blood, lay it in that River of Pain, and watch it move away toward the Kingdom of Christ ».

Mais dans le Sud il n’y a pas seulement Dieu, il y a aussi des Noirs, beaucoup de Noirs que les Blancs du coin appellent toujours des negroes ou, encore mieux, des niggers. Comme dans cette nouvelle dont le titre est The artificial Nigger. Je me demande comment ils font les éditeurs qui veulent rééditer notre Flannery ? Changer tous ces termes qui truffent ses nouvelles ? Ou carrément supprimer les nouvelles elles-mêmes. Et cet artificial Nigger, changer le titre en the artificial Colored ? (Oui, en américain on écrit colored, c’est en anglais qu’on écrit coloured). Encore que je me souviens qu’un jour notre avocat, à Boston, qui s’occupait aussi de procès ordinaires, des divorces, des accidents, revient secoué du tribunal en nous racontant que lorsque dans son intervention il avait parlé de colored people l’avocat de la partie adverse s’était redressé, furieux, en disant : we are not colored, we are black !
La nouvelle est tout-à-fait hilarante au début grâce aux dialogues entre un grand-père et son petit-fils. Le garçon qui a maintenant huit ans avait été déposé un jour chez le grand-père par sa fille qui était aussitôt repartie. Père inconnu, naissance en ville (il s’agit d’Atlanta), ce qui fait que le petit-fils soutient, lorsque le grand-père décide de l’emmener visiter la ville, que c’est son deuxième voyage à la ville. Puisqu’il y était déjà à sa naissance ! Le grand-père est énervé par l’assurance de son petit-fils et veut lui donner des leçons. Pour qu’il apprenne. Il réussit à obtenir du chef de gare que le train s’arrête dans son patelin perdu dans la campagne. Et pour commencer il va lui montrer un Noir qui passe dans le couloir. C’était quoi ? Lui demande-t-il. Un homme, dit le garçon. Quel genre d’homme ? Un gros homme, dit le garçon. Tu ne sais pas quel genre d’homme, dit le grand-père. Un vieil homme, dit le garçon. « That was a nigger », dit alors le grand-père. Le garçon saute de son siège et va dans le couloir pour jeter encore un coup d’œil à la figure qui est passée. « I’d thought you’d know a nigger since you seen so many in the city on your first visit », se moque le grand-père. Et aux voisins du compartiment : « That’s his first nigger ».
Arrivés en ville ils sortent de la gare, passent dans les rues, le garçon admire les magasins, puis ils se perdent, le grand-père ne reconnaît plus rien et tout-à-coup arrivent dans le quartier noir. Des Noirs partout, des enfants noirs, des femmes noires, des hommes noirs. Ils commencent à paniquer. Finalement c’est le garçon qui a le courage de s’adresser à une femme qui s’appuyait contre une porte, pieds nus, habillée d’une robe rose : « How do you get back to town ? » « You in town now », répond-elle. Alors il lui demande comment retrouver la gare et elle lui dit de prendre un wagon (le tram). Il croit qu’elle se moque de lui. Il est interloqué, à la fois attiré par la Noire et repoussé. Alors elle reprend avec sa voix chaude : « You can go a block down yonder and catch a car take you to the railroad station, Sugarpie ». Ils arrivent finalement à sortir du quartier noir, tombent sur un quartier blanc mais sont toujours aussi perdus et l’heure avance. Ils sont fatigués tous les deux et ont faim et soif. Le grand-père a laissé son sac de pique-nique dans le train. Tu n’as pas seulement perdu le chemin, lui dit le garçon, mais tu as aussi perdu notre pique-nique. Le grand-père est furieux et quand il voit son petit-fils s’asseoir sur une borne et s’endormir, il pense à nouveau : je vais lui donner une leçon, il le mérite. Il se cache un peu plus loin. Soudain il voit le garçon se réveiller, paniquer et, aussitôt, courir comme un fou. Le grand-père essaye de le suivre, le perd et, brusquement, voit un attroupement, une femme tombée par-terre, un sac à provisions dont le contenu est répandu sur le sol et le garçon tenu par quelques passants. Le grand-père s’approche lentement et quand son petit-fils le voit il s’échappe et s’attache à lui. La foule se tourne vers lui, un policier apparaît dans le lointain. Alors le grand-père a ces paroles terribles. Terribles pour son petit-fils : « This is not my boy. I never seen him before ». Et il s’en va. Les gens sont scandalisés, horrifiés même, laissent partir le garçon, celui-ci suit son grand-père de loin, de très loin. Le grand-père est mort de honte, le garçon mort de chagrin. Et tout-à-coup ils découvrent un Noir en plâtre, décollé d’un mur, penché vers l’avant, pas plus grand que le garçon, un œil tout blanc, la bouche censée rire, et un melon d’eau dans sa main. Ils le regardent tous les deux, leurs mains tremblent dans leurs poches, la même souffrance dans leurs cœurs. Alors le grand-père s’adresse à son petit-fils : « They ain’t got enough real ones here. They got to have an artificial one ». Et le garçon frissonne, puis dit : « Let’s go home before we get ourselves lost again ».
Au retour le train s’arrête à nouveau dans la gare de leur patelin perdu. Ils retournent à la maison. Et le garçon conclut : « I’m glad I’ve went once, but I’ll never go back again ».

L’attitude des Blancs envers les Noirs semble être le sujet de plusieurs nouvelles de Flannery O’Connor. Sur le Net on dit d’elle qu’elle était une écrivaine typique du Sud, on la compare même à Faulkner. Je connais mal cet écrivain mais je n’ai pas l’impression que ce soit là un sujet qui le préoccupe particulièrement. Dans la salle d’attente d’un médecin dans Revelation le nigger arrive dans la conversation générale lorsqu’une dame commence à parler du temps qu’il fait. Le temps idéal pour le coton, dit Mrs Turpin qui était venue avec son mari qui a une blessure sur sa jambe. « It’s good weather for cotton if you can get the niggers to pick it ». Mais les « niggers » ne veulent plus ramasser le coton. Vous ne trouvez pas de Blancs pour cela et maintenant les « niggers » non plus, ne veulent plus. « Because they got to be right up there with the white folk ». C’est ce qu’ils essayent du moins, dit une femme, une Blanche mais vulgaire (« white-trash »). Après avoir parlé un moment de ses cochons, Mrs Turpin revient à ses nègres. On a réussi à en avoir pour notre coton cette année encore mais mon mari est obligé d’aller les chercher avec son camion et de les ramener le soir. Ils ne sont même plus capables de marcher un demi-mile ! On devrait tous les envoyer en Afrique, dit la dame vulgaire. C’est de là qu’ils sont venus. Une autre dame souriante ne semble pas d’accord. Je ne voudrais pas perdre mes bons amis de couleur. Oui, dit Mrs Turpin, il y en de toutes sortes parmi eux. Comme chez nous les Blancs. Et puis je ne crois pas que ce soit faisable, de les renvoyer en Afrique. Ils ne voudront pas. Ils sont trop bien ici. Oui, bien sûr, dit la dame vulgaire, mais moi je les forcerais. Vous n’y arriverais jamais, dit Mrs Turpin. « They’d be hiding out and lying down and turning sick on you and wailing (gémir) and hollering (crier)... It wouldn’t be a way in the world to get them over there ». Ils sont bien arrivés ici, dit la vulgaire, donc il n’y a qu‘à les renvoyer comme ils sont arrivés. Ils n’étaient pas aussi nombreux alors, rétorque Mrs Turpin. Oui, bien sûr, dit l’autre, ils veulent tous rester ici d’où ils peuvent aller à New-York et épouser des blanches et améliorer leur couleur. C’est tout ce qu’ils veulent, tous tant qu’ils sont, améliorer leur couleur… Vous savez ce qui va en résulter de tout ça, dit Mr Turpin qui se mêle soudain à la conversation. Non, disent toutes ces dames. « White-faced niggers », dit Mr Turpin. Et tout le monde rigole.

Dans Every that rises must converge (un titre qu’elle a pris chez Teilhard de Chardin nous apprend Robert Giroux : il lui avait envoyé une Anthologie de notre célèbre Jésuite, l’inventeur du point Oméga, dont l’une des sections était intitulée : Tout ce qui monte converge. Ne me demandez pas ce que cela signifie…), une dame doit se rendre tous les mercredis soirs au centre-ville, en bus, pour assister à une « weight reducing class ». Elle doit perdre 20 livres, lui a dit son médecin, à cause de sa tension artérielle trop haute. Et son fils Julian doit l’accompagner. Il pouvait bien faire cela pour elle après tout ce qu’elle avait fait pour lui. Julian n’est pas tout-à-fait convaincu de ce qu’elle avait fait pour lui, mais acceptait de l’accompagner car c’était sa mère ! Pourquoi avait-elle besoin de quelqu’un pour l’accompagner ? C’est parce que les bus étaient « intégrés » maintenant et que c’était le soir. La nouvelle date 1961. Le refus de céder sa place à un Blanc dans un bus par Rosa Park en Alabama date de décembre 1955 et la condamnation par la Cour Suprême de la ségrégation dans les transports publics date de novembre 1956. Quand on parle de ville chez Flannery O’Connor il s’agit en général d’Atlanta, capitale de la Géorgie.
En se rendant à l’arrêt du bus ils discutent, elle a acheté un chapeau ridicule, mais elle estime qu’elle doit garder un certain standing, même s’ils sont pauvres aujourd’hui, mais leurs ancêtres étaient de hauts personnages et riches. Ton arrière-grand-père avait une plantation et 200 esclaves. Il n’y a plus d’esclaves, dit son fils. C’est bien dommage, dit sa mère, ils s’en trouvaient mieux alors. Le fils est furieux. Oui, je sais, dit la mère, mais ce qui se passe aujourd’hui est ridicule, ce n’est pas réaliste. Puis : « They should rise, yes, but on their own side of the fence » (Ils devraient se développer, d’accord, mais en restant de leur côté de la clôture). Voilà donc l’explication du titre, je suppose, et l’opinion de l’auteure. En se développant ils doivent converger. Se rapprocher des Blancs. Puis la mère parle encore de la plantation et de sa nurse noire, Caroline. « There was no better person in the world. I’ve always had a great respect for my colored friends ». Le fils s’énerve. Et puis arrive le bus. Elle commence tout de suite à converser avec les autres passagers, sur la chaleur, le temps qu’il fait, puis, en regardant jusqu’au fond du bus, elle constate qu’il n’y a que des Blancs. « I see we have the bus to ourselves ». Le fils éclate. Mais aussitôt une passagère répond : « For a change. I come on the other day and they were thick like fleas – up front and all through ». «The world is in a mess everywhere », dit la mère. Un peu plus tard des Noirs montent dans le bus, un homme avec une serviette et qui lit un journal et avec lequel Julian aimerait avoir un contact, mais sans résultat. Et puis une femme énorme avec un petit garçon de 4 ans que la mère de Julian trouve mignon et avec lequel elle parle et sourit, ce qui déplaît fortement à sa mère, une femme de caractère. Puis il y a l’incident : en sortant tous du bus la mère de Julian a la malencontreuse idée de donner un nickel au petit négrillon, ce qui provoque la fureur de sa mère qui donne un violent coup avec son sac au visage de la mère de Julian. Qui est complètement choquée, perd la tête et réveille soudain l’amour de son fils qui l’appelle maman !
Arrivé à ce point du récit je me rends bien compte qu’il est impossible de résumer cette nouvelle. Impossible de rendre toute la subtilité psychologique qu’on y trouve. Dans les attitudes des différents personnages, dans les dialogues, dans les réflexions du fils. Qui se rend parfaitement compte que ce petit monde blanc est dépassé, que les Noirs vont trouver leur place, même si ses propres tentatives de contact échouent. La façon dont il voit sa mère surtout, à qui il est reconnaissant puisqu’elle lui a permis de faire des études, mais à qui il reproche de ne pas affronter la réalité, pas seulement par rapport aux Noirs, mais sur sa propre situation, qui n’a plus rien à voir avec ce qu’était sa famille dans un passé définitivement perdu.
On voit aussi que les Noirs ont appris à se défendre. Ils sont devenus forts. Et n’ont plus peur. Cela ressort aussi de cette autre nouvelle, Judgement Day. La fille du vieux Tanner était venue le chercher dans le sud profond (Corinth, Mississippi), malade, sale et croupissant dans une vieille grange à côté d’un vieux nègre. Elle l’emmène de force à New-York où il se traîne dans son appartement, regarde la neige par la fenêtre et, lorsqu’il entend quelqu’un emménager dans l’appartement à côté, découvre qu’il s’agit d’un couple noir. Aussitôt il essaye de lui parler et, comme le Noir est bien habillé, lui dit : « Good morning, Preacher ». L’autre le regarde, furieux. Mais Tanner insiste, lui dit combien il se sent mal ici et suppose que le Noir lui aussi, préférerait retourner dans le South Alabama. Je ne suis pas du South Alabama, crie le Noir de plus en plus enragé, mais de New-York City, je ne suis pas prêcheur, mais un acteur. Et s’en va. Mais Tanner va recommencer, le lendemain. Le Noir lui répète une fois de plus qu’il n’est pas prêcheur, qu’il n’est même pas chrétien, qu’il ne croit rien de toutes ces bêtises, qu’il n’y a pas de Jésus, même pas de Dieu ! « I don’t take no crap, off no wool-hat red-neck son-of-a-bitch peckerwood old basard like you ». Et pousse le vieux Tanner contre le mur puis le rejette dans son appartement. Et lorsque Tanner veut lui parler une troisième fois il le jette carrément dans l’escalier. Lorsque sa fille rentre il est mort. Elle l’enterre d’abord à New-York, puis, prise de remords, le fait déterrer et envoie son cercueil à Corinth, Mississippi, d’où il n’avait jamais voulu partir.
Je ne sais pas ce que Flannery O’Connor pensait vraiment du problème noir. Robert Giroux, dans sa préface, n’en dit rien et Wikipédia non plus. Ailleurs on trouve un article sur le net qui parle de son catholicisme et de sa peur des réactions brutales (Ku-Klux-Klan par exemple) de certains Blancs si l’intégration était menée trop rapidement et trop ouvertement. A en juger de ce que j’ai lu d’elle je crois plus simplement qu’elle décrit une certaine réalité. Ce n’est pas parce qu’on fixe les choses par la Loi que les mentalités changent. La ségrégation a duré longtemps aux Etats-Unis. On a encore beaucoup lynché par pendaisons dans les années trente. Le film Mississippi Burning date de 1988 mais décrit des faits réels qui ont eu lieu en 1964 (trois militants des civil rights assassinés). Le film The Green Book date de 2018 mais est basé lui aussi sur un fait réel, la tournée dans le Sud en 1962 d’un pianiste noir de renommée mondiale et l’existence de ce Black Motorist Green Book qui indiquait les hôtels et restaurants qui acceptaient d’accueillir des Noirs et qui a été publié chaque année depuis 1936 jusqu’en 1966. Et les Travels with Charley de John Steinbeck (son fameux French Poodle qui, en plein Montana, a des problèmes de prostate : so French, dit Steinbeck) qui ont été publiés en 1962, relatent son voyage de 1960 tout autour des Etats-Unis et c’est peu avant la fin de ce voyage que Steinbeck décrit cet évènement auquel il assiste avec horreur à La Nouvelle Orléans : tout un groupe de mères d’élèves blanches qui hurlent, déchaînées, en montrant du bras une petite élève noire de dix ans qui entre dans une école de Blancs. Moi je crois que les gens ont une certaine mémoire collective. Qui ne disparaît pas spontanément. Il faut du temps. Donner du temps au temps, comme disait l’un de nos anciens Présidents. A partir de 1990 tous les maires de la ville d’Atlanta, hommes ou femmes, ont été des Afro-Américains.
Je me souviens aussi d’une blague que m’ont faite deux de nos clients du Sud lors de l’une de ces grandes fêtes qu’organisait tous les ans la SIA, la Scaffolding Industry Association, l’Association de tous les fabricants, revendeurs et loueurs d’échafaudages des Etats-Unis et du Canada dont nous faisions partie, ayant pris une part de marché conséquente dans le domaine des treuils et passerelles suspendues. En faisait partie aussi un Noir de Chicago qui avait appelé sa société Swing Lo, en souvenir du fameux Blues Swing Low, Sweet Chariot, je suppose (en américain une passerelle volante se dit swingstage). J’étais assis à une table avec mes deux clients du Sud quand l’homme Swing Lo est passé devant nous. Alors l’un d’eux me dit, tout sérieux : « You know, we in the South, we have nothing against the Blacks, on the contrary, we think that every one should own one ». Sur le moment je me suis demandé si, au fond d’eux-mêmes, ils ne le pensaient pas réellement. Ce n’est qu’ensuite j’ai compris que c’était de nous autres, hommes du Nord, dont il se moquait (notre filiale avait son siège à Boston), et surtout de l’image que nous continuions à avoir d’eux…

Pour finir je vais encore vous conter une dernière nouvelle de Flannery O’Connors où elle décrit un autre défaut humain, celui d’être automatiquement hostile à celui qui n’est pas comme vous, même s’il ne s’agit pas d’une histoire de couleur de peau. La nouvelle s’appelle The displaced person et nous emmène dans une propriété appartenant à une veuve, Mrs McIntyre, qui essaye de la gérer avec un couple de Blancs, les Shortley et deux Noirs, un vieux et un jeune. La nouvelle commence avec un délicieux dialogue entre Mrs McIntyre et Mrs Shortley, plein de platitudes, tel que les adore Flannery et tout suit son cours tranquille. Quand soudain arrive une voiture noire dont descend un prêtre accompagné de toute une famille « déplacée ». Plus tard on apprend qu’il s’agit d’une famille polonaise rescapée des camps allemands. L’homme, à la grande surprise de Mrs Shortley qui regarde la scène de loin, baise la main de Mrs McIntyre. Il a un nom impossible à prononcer et ne parle guère l’anglais. Mrs Shortley se souvient d’images qu’elle a vues dans les journaux, de cadavres nus empilés. Voilà les choses qui se passent dans cette Europe qui n’est pas aussi avancée que nous, se dit-elle, et puis elle se demande : est-ce que ces gens, en passant le grand océan pour venir chez nous, ne ramèneraient-ils pas avec eux ces terribles mœurs ? « If they had come from where that kind of thing was done to them, who was to say they where not the kind that would do it to others ? ». Et puis elle s’approche du groupe, pas trop près quand même, de peur que le Polonais ne lui baise la main, et elle regarde le prêtre étranger qui est fasciné par les paons qui la suivent (il paraît que Flannery les adorait les paons et en avait des tas dans sa ferme à la campagne) et elle se souvient aussi que ces gens n’ont pas non plus une « advanced religion ». Leur religion doit être encore pleine de « foolishness », puisqu’elle n’a pas été réformée (Flannery est catholique et se permet de temps en temps une pique contre les religions sorties toutes du protestantisme et qui prolifèrent dans son Sud). Et puis elle s’approche des deux Noirs cachés sous un mûrier (paresseux comme tous les Noirs…) et leur dit : ils sont venus d’au-delà de la grande eau. On les appelle des displaced persons. Il y en des millions de milliards comme eux et ils vont venir chez nous. C’est quoi une displaced person, demande le vieux Noir. Une personne qui n’a plus d’endroit où aller, dit-elle. Mais maintenant ils sont ici et ont donc un endroit où aller, raisonne le vieux. Enervée par « l’irrationalité » de la pensée des Noirs, elle le menace : j’ai en tout cas entendu ce que Mrs McIntyre a dit : ce n’est pas facile, ces jours-ci de trouver du travail aussi bien pour les Blancs que pour les Noirs. Et elle a dit aussi : ceci va mettre la Peur du Seigneur dans la tête de ces nègres paresseux ! Il faut croire que les Européens n’avaient pas bonne presse dans le Sud. Puisque, déjà, dans A good man is hard to find, la grand-mère, évoquant avec le patron du premier restaurant où ils s’étaient arrêtés pour manger, les anciens temps qui étaient bien meilleurs, a des accents trumpistes : dans son opinion à elle, dit-elle à Red Sammy, c’est l’Europe qui est la cause de tous nos maux. Ils agissent comme si nous autres nous étions pleins de fric !
En tout cas le Polonais qui ne sait pas parler anglais sait tout faire, tout réparer, et exécuter les travaux de la ferme avec une efficacité qui étonne tout le monde. Et fait peur aux Shortley ainsi qu’aux deux Noirs. D’ailleurs Mrs Shortley, aussi, parle comme un certain Trump, quand elle dit tout ce qu’elle pense de cette engeance européenne à son mari alité. Des gens pas avancés ni réformés. Ont la même religion depuis un millier d’années. N’arrêtent pas de se battre entre eux et nous demandent de venir les séparer. Et, bêtes comme nous sommes, nous y allons. Ils nous ont déjà eu deux fois comme cela. Et Mr Shortley raconte à Mrs McIntyre que lors de la première guerre mondiale le type qui était en face lui et lui lançait une grenade, avait les mêmes verres ronds de lunettes que le Polonais. Mais c’était un Allemand, dit Mrs McIntyre, pas un Polonais ! Il n’y a pas de grandes différences entre ces deux sortes de gens, dit Mr Shortley.
En tout cas le Polonais devient de plus en plus un problème aussi bien pour les Shortley que pour les Noirs. Les deux ont de plus en plus peur pour leurs jobs. Et aussi pour leurs alambics secrets (stills en américain, je ne connaissais pas le mot). Et puis le Polonais ne sait pas se comporter correctement avec les Noirs, dit Mrs Shortley. Il leur serre les mains comme si c’étaient des Blancs et il les dénonce quand il les voit voler de jeunes dindons. Alors que c'est quelque chose que personne n'ignore. Mais qu'on tait. De toute façon tout le monde sait que les Noirs sont ainsi. Des voleurs.
Et puis les choses se précipitent. Mrs Shortley entend Mrs McIntyre dire au prêtre qui avait amené les Polonais qu’elle allait donner son congé à son mari. Elle a un arrêt cardiaque et meurt. Mr Shortley s’arrange pour que le tracteur lâche ses freins et écrase le Polonais. Un accident. Puis tout recommence comme avant. Sauf que Mrs McIntyre n’a plus, à son grand regret, Mrs Shortley pour tenir avec elle ses longues conversations…

Flannery O’Connor est décédée, jeune encore, à 39 ans, en 1964, d’une maladie bizarre, un lupus érythémateux disséminé, hérité de son père. Quand sa maladie est déclarée elle se retire avec sa mère dans une ancienne ferme familiale dans un patelin perdu de Géorgie, Milledgeville. Elle y élève une centaine de paons qu’elle adore et qui apparaissent à plusieurs reprises d’une manière amusante dans sa nouvelle A displaced Person. Le prêtre qui a ramené la famille polonaise est absolument fasciné par eux. Il a une vision mystique quand il voit le coq déployer sa queue magnifique. A ce moment-là de la nouvelle il ne reste plus qu’un coq et deux poules, mais du temps du juge, le premier mari de Mrs McIntyre, il y en avait beaucoup plus, mais Mrs McIntyre ne les aime pas trop (ce qui montre qu’au fond, elle est une mauvaise femme) et ne remplace pas ceux qui meurent. Mais garde quand même les trois derniers de peur que son mari ne sorte de sa tombe placée au milieu des champs.
Wikipédia dit que son écriture a été caractérisée de southern gothic et que beaucoup de ses personnages sont grotesques. Ce n’est pas du tout mon impression. Au contraire, je trouve ses personnages plutôt réalistes même s’ils sont souvent poussés jusqu’à la caricature et que son humour est souvent plutôt satirique. Quant au fond de ses histoires il nous parle d’un certain sud tel qu’il se présentait à un certain moment. Le moment où la ségrégation est enfin supprimée une fois pour toutes, cent an après la fin de l’esclavage.
Si je n’avais pas sorti quelques vieux bouquins de l’écrivain québécois Roger Lalonde et si celui-ci n’avait pas parlé d’elle en disant qu’elle comptait parmi ses écrivains préférés, je n’aurais pas repris ce tome de nouvelles qui se trouvait depuis longtemps dans ma bibliothèque et ç’aurait été vraiment dommage. Bien dommage…