(A propos de Boris Pahor : Pèlerin parmi les ombres, traduction Andrée Lück Gaye, La Table ronde, 1996)
Voilà un livre que je n’ose vous recommander. Pour la simple raison que ce n’est qu’un long voyage avec des morts ou de futurs morts (le titre original est Nécropole). Des qui vont mourir parce qu’ils sont complètement épuisés par le travail forcé, ou affaiblis par le manque de nourriture, ou dysentériques, ou sauvagement battus ou simplement abattus pour une faute quelconque par un SS. Mais si j’ai voulu le lire malgré tout c’est pour deux raisons. D’abord parce que le Struthof a été le seul camp de concentration établi en Alsace, dans une vallée vosgienne, celle de la Bruche où se trouvait également un simple camp dit de rééducation, celui de Schirmeck. Or si tout le monde connaissait, pendant la guerre, le nom de Schirmeck, personne ne savait quoi que ce soit du Struthof. J’avais entendu dire que mon oncle avait demandé à l’un des prisonniers de Schirmeck qu’il avait contribué à faire libérer grâce à ses relations avec Charles Hauss, le Kreisleiter (chef d’arrondissement) de Haguenau, ancien député français de la ville et autonomiste radicalisé, s’il « y avait quelque chose » à Schirmeck et que celui-ci lui aurait répondu : non, il n’y a rien. On vous envoyait facilement à Schirmeck pour toute manifestation considérée comme anti-allemande ou, pire, anti-nazie, ou, aussi, pour marché noir. Les prisonniers étaient probablement tous alsaciens, ou allemands, et on s’y trouvait, en général, pour une période limitée dans le temps. Alors que le Struthof était entièrement contrôlé par les SS. Et gardé secret.
L’autre raison qui m’a fait lire ce noir Nécropole est la personnalité si attachante de son auteur. Que j’avais découvert dans un autre de ses livres, Printemps difficile (voir : Boris Pahor : Printemps difficile, traduction Andrée Lück Gaye, Libretto/Phébus, 2013). Et dont j’ai déjà parlé dans une note de mon Bloc-notes 2023, intitulée : Mes lectures de toute une année (2022). Et dont je parlerai encore. Parce que lors de ce printemps passé tout de suite après sa libération dans un sanatorium pour soigner sa tuberculose, il entreprend de se guérir de son traumatisme, de réapprendre à vivre. Et qu’il y réussit. Ce que bien d’autres rescapés ne réussissent pas. Et finissent par se suicider. Comme ce Hans Meyer, devenu Jean Améry, qui écrit encore à Primo Levi, juste avant de se donner à mort, ces mots terribles que j’ai déjà souvent cités : « Qui a été torturé reste torturé... Qui a subi le supplice ne pourra plus jamais vivre dans le monde comme dans son milieu naturel, l’abomination de l’anéantissement ne s’éteint jamais. La confiance dans l’humanité, déjà entamée dès la première gifle reçue, puis démolie par la torture, ne se réacquiert plus ». Et comme Primo Levi lui-même, qui finit, bien plus tard, par se jeter dans le vide du haut de sa cage d’escalier. Alors que Boris Pahor n’est mort que récemment, en 2022, après avoir atteint l’âge canonique de 108 années !
Mais avant d’essayer de comprendre comment on peut guérir de l’horreur vécue, je voudrais d’abord comprendre comment on fait tout simplement pour arriver à survivre. Pahor explique assez simplement l’aspect physique de cette survie. Il faut bien de la chance et la capacité de la saisir, cette chance. Dans son cas, c’est d’abord une vilaine infection à la main qu’un médecin français, prisonnier comme lui, désinfecte puis entoure d’un bandage, ce qui le préserve pendant un moment du travail dans le « tunnel », en fait une carrière de marbre, et puis Jean, le médecin, surpris que cet homme qui porte le triangle rouge des détenus politiques avec le I de Italien au milieu, parle aussi bien le français et qui se dit en réalité slovène, commence à s’entretenir avec lui. Si vous parlez slovène vous pouvez peut-être aussi comprendre d’autres prisonniers slaves, polonais, russes, croates, demande-t-il. Croates, oui lui répond Pahor. Les autres, je ne sais pas. Et l’allemand, lui demande alors Jean. Je le comprends, dit Pahor, qui est citoyen de Trieste, la multi-ethnique. Et vous pouvez l’écrire, si on vous dicte ? Oui, affirme Pahor, qui n’en n’est pas sûr. C’est ainsi que Pahor devient l’interprète et le secrétaire d’un autre prisonnier, médecin en chef, Norvégien, qui ne parle que l’allemand et l’anglais. Alors, progressivement, Pahor est d’abord interprète, puis aide-soignant, puis infirmier confirmé, et à la fin du voyage, ce voyage qui conduit les prisonniers survivants (et les mourants et les morts toujours), quand les Alliés sont déjà à Belfort, dans un train vers l’Est, et dans d’autres camps, comme Dachau, il se fait même passer carrément, et avec quelques risques, comme médecin lui-même !
Que les chances de survie soient nettement plus grandes pour un infirmier que pour un prisonnier ordinaire paraît évident. Il échappe au travail forcé. Et, bien souvent, il obtient des rations de nourriture supplémentaires, celles des mourants et même celles des morts. En respectant toujours une certaine éthique, ce qui permet, peut-être, d’échapper à la culpabilité du survivant. D’ailleurs, à un moment donné, il raconte qu’au début, avant d’arriver au camp, lorsqu’on pouvait encore obtenir des cigarettes il a accepté une fois – et il se le reproche – d’échanger du pain contre sa ration de tabac. Il ne le fera plus.
Mais la survie physique est une chose. Quid de la survie mentale ? Et là, j’ai cru comprendre que Pahor avait déjà adopté un principe un peu particulier : celui de se refermer sur lui-même, de ne s’intéresser à rien d’extérieur, vivre à l’économie (« il ne s’agissait pas d’indifférence mais d’un système de défense qui empêchait les sentiments d’atteindre la quintessence de l’homme et d’entamer son instinct de conservation », écrit-il). C’est peut-être pour cette raison que dans ce livre de retour au camp, bien des années plus tard, où il a rendez-vous avec ses fantômes, il ne parle pratiquement que d’eux. Et qu’on ne comprend pas grand-chose. Et que les SS n’apparaissent qu’à la marge. Et que pour comprendre quelque chose à toute cette histoire il faut aller sur le net, chercher sa biographie sur Wikipédia et écouter ses interviews. Voici quelques éléments avant d’aller plus loin :
Boris Pahor est né en 1913 à Trieste et est d’abord et avant tout slovène, de langue et d’ethnie. Alors ce qui le frappe d’abord après la première guerre mondiale, lorsque Trieste est devenue italienne et que les fascistes sont arrivés au pouvoir, c’est la sauvagerie de ceux-ci dans leur volonté d’effacer la langue et la culture slovènes. Sauvagerie des actes et sauvagerie du langage. On compare les Slovènes à des punaises. On incendie la Maison de la Culture slovène. On enferme les jeunes filles qui parlent slovène avec des prostituées. Pahor ne pardonnera jamais ces méfaits à l’Italie officielle qui ne s’est jamais excusée. C’est ainsi qu’il refuse la Médaille du Mérite de la ville de Trieste, dit Florence Noiville dans l’article nécrologique que le Monde lui a consacré lors de son décès le 30 mai 2022 (voir Le Monde du 3 juin 2022 : Boris Pahor, écrivain italo-slovène) , parce que le maire berlusconien de la ville ne disait pas un mot de la barbarie de Mussolini à l’égard des Slovènes. On comprend alors que lorsqu’est déclenchée la deuxième guerre mondiale et que l’Italie de Mussolini y participe il devient opposant et lorsque les Nazis occupent Trieste, il rejoint l’armée nationale de libération yougoslave.
Ici je vais faire une parenthèse. Dans l’article du Monde Florence Noiville, lorsqu’elle évoque la remise à Pahor du Prix du Citoyen européen par le Président allemand du Parlement européen, Martin Schulz, en 2009, a cette réflexion : « Il voulait croire encore à une Europe mosaïque et diversifiée, portée par l’humanisme de sa Mitteleuropa natale ». Je crois qu’il faut arrêter de croire à cette idée, à ce mythe. Qui n’est qu’une belle illusion. Oui, bien sûr, à Trieste ont vécu ensemble pendant tant de siècles, Allemands, Italiens, Slovènes, Croates, Grecs et Juifs. Oui, bien sûr, Vienne a été la capitale de cet Empire austro-hongrois qui se faisait gloire de sa multi-ethnicité. Oui, bien sûr, tous ces grands écrivains et intellectuels autrichiens du début du XXème siècle, Musil, Canetti, Kafka, Zweig, Kraus, ont été de grands humanistes mais ce sont aussi eux qui ont montré tout ce qui était pourri dans le bel Empire. Hitler était autrichien. Et ses maîtres à penser étaient deux éminents Autrichiens, le chevalier Georg von Schönerer, l’antisémite le plus violent et le plus conséquent que l’Autriche eût jamais produit, d’après Schorske, et le maire de Vienne, Karl Lueger, antisémite plus sélectif (c’est moi qui décide qui est juif ou pas), qu’il admire pour son génie politique et sa manière de manipuler le clan clérical. Et si les Chemises noires italiennes ont écrasé les autres nationalités à Trieste, ce sont les nationalistes pangermanistes qui ont détruit la Cacanie. Le vivre-ensemble craque et s’enflamme à la moindre étincelle. Dans certains quartiers de Beyrouth les communautés ont vécu ensemble en parfaite harmonie, puis soudain se sont entre-tués. Au Rwanda Hutus et Tutsis étaient voisins puis les uns ont tué les autres à coups de machettes. Kusturica a passé son enfance et sa jeunesse dans le même quartier de Sarajevo et avait des copains des trois religions. Et puis Izetbegovic déclare l’indépendance de la Bosnie et chacun va se battre pour son peuple. Mitteleuropa ou pas, les hommes sont des animaux qui haïssent ceux qu’ils soupçonnent d’être différents d’eux. Tant qu’on vit en paix, tout le monde vit ensemble. Harmonieusement. Apparemment. Et lorsque fuse l’étincelle la sauvagerie endormie se réveille. Fermons la parenthèse.
Et revenons à Pahor. Très vite, en 1944, il est dénoncé et arrêté. D’abord emprisonné à Dachau il est transféré au Struthof (en mars 1944). Qui n’est pas un camp d’extermination mais un camp de concentration où sont enfermés des détenus politiques qui sont soumis à un régime des plus sévères de travail forcé. Pahor, dans une interview, regrette que l’on ne parle pas assez de ce type de camps de concentration. Bien sûr – ce n’est pas lui qui le dit, mais tout le monde devrait pouvoir le comprendre – il y a une différence fondamentale entre concentration et extermination. A Auschwitz, camp par lequel sont passés aussi bien Primo Levi que Ruth Klüger, l’horreur prend une autre dimension. L’inhumanité est complète. La façon d’exterminer, comme la conscience d’être considéré comme un cloporte. Dans un camp comme le Struthof les SS ont besoin de disposer de travailleurs (au Struthof il y a une carrière de granite rouge ! Je ne savais même pas que cela existait dans nos Vosges. C’est ce qui explique ce « tunnel » qui est mentionné plusieurs fois dans le récit de Pahor). D’où l’existence d’infirmiers et de lieux où l’on soigne (ces baraques sont appelées Revier), évidemment impensables à Auschwitz. Mais l’inhumanité y est aussi. Dans la façon dont les SS traitent leurs victimes. Dans la présence constante de la mort. Conditions inhumaines de travail (de 6 heures du matin à 8 heures du soir), malnutrition (une soupe à midi, une tranche de pain le soir), sévices. Et la présence d’un four crématoire qui n’arrête pas de fumer. Encore aujourd’hui on peut voir la gueule du four par lequel on fait passer les cadavres. Cadavres que Pahor ne cesse de trimballer sur des civières ou carrément des brouettes. Mais ce n'est pas lui qui enfourne les cadavres dans le four. Qu’il redécouvre lors de sa visite. « Avec sa porte grande ouverte, on dirait une gueule de gros poisson, de gros serpent aveugle… ». On pense au Moloch des dieux carthaginois. Et il imagine la scène : « Lorsque, finalement, le corps se retrouvait devant cette tête de baleine métallique, il était si déshydraté qu’il ressemblait étrangement à du bois mort et tordu. Alors le cadavre ne faisait plus qu’un avec ses frayeurs et ce n’était pas les flammes de cette trappe toute prête qui rendaient hagards ses yeux grands ouverts à l’extrémité de ses membres de bois, mais le néant infini qu’ils fixaient depuis longtemps et dans la fixation duquel ils s’étaient vitrifiés ».
On sait aussi que d’autres actes horribles ont eu lieu au Struthof mais dont Pahor ne savait pas grand-chose lorsqu’il se trouvait au camp. Les fameuses expériences médicales de plusieurs Professeurs de Médecine nazis de l’Université de Strasbourg (Hirt entre autres) : sulfamides, gaz moutarde, gaz phosgène, typhus, vivisections, etc. Mais pour cela on faisait venir d’autres camps des Tsiganes, autres sous-hommes selon l’idéologie nazie.
Et puis le camp servait aussi, de temps en temps, à des exécutions massives. Par tirs ou par pendaison. Il y en a plusieurs à la fin du camp, fin août – début septembre 1944, lorsque les troupes alliées approchent, et l’une d’elles frappe douloureusement Pahor car il y a parmi les condamnés des jeunes filles, membres d’un groupe de résistance alsacien. Lors de sa visite au camp vingt ans plus tard il pense à ce « soir où ils amenèrent les cent Alsaciens et où ils les entassèrent dans les cellules de cette baraque (la baraque accolée au four). Ensuite, des langues rouges s’élevèrent sans discontinuer dans la nuit montagnarde de dessous le capuchon de la cheminée. Dans le groupe il y avait quelques hommes et un prêtre. Mais c’était surtout des jeunes filles qui pressentirent sans doute leur destination… ». Elles pressentirent leur sort même si, comme nous, dit-il, elles eurent peut-être quelques illusions puisqu’on savait que les Alliés étaient à Belfort. Alors que nous étions habitués depuis si longtemps, dit-il encore, « à cette cheminée, à l’odeur qu’elle répandait dans l’air ». « On en était imprégnés » et voilà qu’arrivaient ces « hôtes venus du monde des vivants ». On était de nouveau capables d’indignation « devant ces corps souples, pleins de vie et pleins de sève ». Une « virilité qui s’éveillait soudain et qui, une fois l’anéantissement du corps féminin révélé, tombait dans le néant ».
L’évacuation du camp commence en septembre 1944. En direction de Dachau. Où Pahor arrive après un long voyage en train avec les vivants, les mourants et les morts. Des morts qu’il faut parfois enterrer un peu n’importe où et n’importe comment. Et arrivés à Dachau, Pahor et d’autres anciens du Struthof sont encore envoyés dans d’autres camps, celui de Mittelbau-Dora où l’on assemble dans des galeries souterraines et dans des conditions épouvantables (mais le grand chef Braun n’a rien vu, dira-t-il plus tard) les V2 lancés sur Londres et les autres villes anglaises. Celui de Harzungen où logent certains des détenus qui travaillent à Dora. Et enfin le camp de Bergen-Belsen, le plus dur de tous les camps de concentration nazis. Où les troupes alliées vont le délivrer en avril 1945.
A propos de Dachau il raconte dans une interview : « Là encore, on devait travailler la pierre dans des carrières et des tunnels… J’y exerçais toujours en tant qu’infirmier. Comme au Struthof, la dysenterie faisait des ravages. On nous donnait des cuillères de charbon pour limiter la diarrhée, et de la poudre blanche, qui avait un goût de craie. Il s’agissait en fait de sulfamides, qui servaient de tests pour de nouveaux médicaments. Parfois, on m’en apportait pour que je puisse soulager certains détenus ». Dans son récit il écrit : « Trois fois par jour, je mélangeais la poudre blanche à de l’eau pour fabriquer un plâtre mou. J’allais de lit en lit et j’introduisais une cuillerée de ce mélange blanc entre les lèvres desséchées, entre les dents jaunes à demi écartées. Certains malades saisissaient voracement le mortier blanc de la cuillère avec leurs dents pour retenir la vie qui s’écoulait d’eux sur la paillasse ; d’autres n’avaient plus conscience de la cuillère devant la bouche, pourtant, même faiblement, ils faisaient claquer la langue en déglutissant le mélange collant. Quand ils rendaient l’âme, ils avaient du ciment blanchâtre sur les dents et tout autour des lèvres. Ou bien c’était la distribution du charbon en poudre... C’était alors le jour des cadavres aux dents et aux lèvres noires, et bien qu’ils fussent tout osseux et longs, c’était le trait noir autour de la bouche qu’on voyait le plus ».
Et à propos de Dora (dans la même interview) : « Puis on m’a transféré au camp de Dora-Mittelbau, où on avait besoin d’infirmiers. Là-bas, nous étions contraints de fabriquer des missiles V2, ces grands cigares de feu qui étaient ensuite largués en Angleterre et qui ont servi notamment au bombardement de Londres. Mais ces missiles étaient souvent sabotés de telle sorte que les avions larguaient les bombes qui tombaient sans exploser. C’est la raison pour laquelle les nazis vérifiaient très souvent si les missiles étaient viables. Des recherches très fouillées étaient menées. Quand la section où se trouvaient un ou plusieurs saboteurs était découverte, tous les membres de cette section étaient pendus. Les nazis ne perdaient pas de temps à identifier le vrai coupable. Ainsi, deux jours avant mon arrivée à Dora, on venait d’en pendre dix. Après mon départ, trente ».
A Harzungen il n’est resté que quelques jours. Puis c’est Bergen-Belsen, le camp de la mort. C’est ainsi qu’il en parle dans son interview : « Puis, de Dora, on m’a envoyé à Bergen-Belsen en train, un des camps de la mort les plus connus. Le voyage a duré trois jours et quatre nuits. On y envoyait les malades et alités dont on savait qu’ils n’avaient plus beaucoup de temps à vivre. A notre arrivée, le camp était déjà plein. Dans certains blocs, on ne pouvait pas entrer car ils étaient remplis de morts. On était alors parqués dans des petites baraques ». Et encore : « A Belsen, ma maladie s’est aggravée. Je toussais beaucoup et crachais le sang, il s’est avéré que j’avais attrapé la tuberculose au contact de mes malades avec qui je dormais. Je souffrais également du foie. Nous avons été libérés par les Anglais le 16 avril 1945. J’y ai rencontré, à ce moment-là, un Français et un Belge, qui n’ont pas attendu les ordres et sont partis de leur propre initiative. C’est en leur compagnie que je me suis rendu à pied, bien que je fusse malade, en Hollande. On est passés en Belgique puis on a pris le train jusqu’en France, à Lille où nous nous sommes réfugiés dans un abri de la Croix-Rouge. Nous étions toujours en tenue de déportés et nous déambulions ainsi dans les rues ».
Et si, maintenant, ils sont revenus dans un monde devenu humain à nouveau, ils continuent à faire peur car ils ne sont plus de ce monde : quand ils rencontrent, dans une ruelle déserte, un passant, celui-ci est bien embarrassé devant ces trois fantômes. On reconnaît « le doute dans le regard des piétons, sur les trottoirs, devant une patrouille zébrée… qui symbolise l’outre-tombe faisant le tour des rues vivantes », écrit-il ailleurs. Alors que dans l’Allemagne qu’il traverse dans son train qui roule vers Dachau, le monde extérieur paraît aussi hostile que le monde dans lequel ils essayent de survivre. Du moins à en juger par ce témoignage inclus dans son récit : « Un après-midi, nous traversions Niedersachswerfen au retour. Les rangs traînaient péniblement leurs jambes enflées, quatre gars portaient un corps inconscient qu’ils tenaient chacun par un membre sur leurs épaules courbées laissant pendre le corps comme une grande araignée. C’est alors que deux filles passèrent dans la rue silencieuse et blanche d’hiver sans jeter le moindre regard à la colonne qui marchait d’un pas lourd ; or, il était impossible qu’elles ne voient pas les galoches qui dépassaient des épaules des premiers. Non, elles ne remarquèrent même pas la longue procession des six cents habits rayés ; comme si la rue était vide et qu’il n’y avait rien dessus excepté la neige sur les pavés et les trottoirs. Cela veut dire qu’il est possible d’inoculer aux gens la négation radicale des races inférieures, que deux fillettes par leur froideur peuvent annihiler une procession d’esclaves et marcher sur le trottoir comme s’il n’y avait autour d’elle que la neige dans une atmosphère paisible et ensoleillée ».
Et pourtant Pahor n’est pas d’accord avec son ami André, le médecin français qui a survécu lui aussi et qui se demande dans la préface au livre qu’il publie à son retour et qu’il intitule Nacht und Nebel « s’il ne conviendrait pas d’anéantir le peuple qui a donné Nietzsche, Hitler et Himmler et les millions d’exécutants de leurs ordres et de leurs idées » (je trouve, pour ma part, que Nietzsche n’a absolument rien à voir avec ces monstres). « Quand il s’agit de société », répond Pahor, « nous devons être très prudents avec les métaphores et les analogies (avec la chirurgie par exemple où l’on coupe les tissus nécrosés et les tissus malsains). Il faut modifier le milieu, non exterminer les assassins que le milieu a pervertis. C’est pourquoi ce n’est pas ceux qui n’ont pas détruit la nation allemande – quelle idée monstrueuse – qui ont déçu l’homme de l’après-guerre mais c’est plutôt ceux qui, par stratégie, ont permis que continuent les vieux égarements, qui utilisent des gens compromis pour faire la nouvelle société européenne, qui autorisent la mise en scène de procès d’opérette qui sont une offense publique, juridiquement encadrée, aux cendres de dizaines de millions d’Européens ». Mais tout ceci est bien dépassé aujourd’hui. Il y a un point néanmoins qui me paraît intéressant : c’est quand il cherche les origines de cette déshumanisation. Et qu’il se demande si quelque part l’explication de l’incompréhensible ne pourrait pas être la peur. « La peur primitive »…
D’ailleurs, à d’autres moments, d’autres jeunes filles réagissent différemment de celles de Niedersachswerden. A Dora, une fille, après avoir assisté à la pendaison de « quinze Russes sous terre à la lumière des lampes électriques, sous la garde d’hommes munis de mitrailleuses », « rassembla tout son courage pour nous apporter un morceau de pain… ». Dans un autre passage encore que je n’ai pas retrouvé il parle d’une jeune fille tout aussi courageuse qui leur apporte à manger.
Les jeunes filles. Qui représentent la vie pour lui. La rédemption. C’est justement cela que j’ai tellement aimé dans cet autre livre dont j’ai déjà parlé, lorsqu’il soigne sa tuberculeuse dans un sanatorium de l’Île de France.
Boris Pahor : Printemps difficile, traduction Andrée Lück Gaye (Libretto/Phébus, 2013).
Voilà ce que j’ai écrit, après avoir lu ce livre il y a deux ans, à une Universitaire slovène, Metka Zupančič, qui avait été Professeure à une Université américaine, l’Université d’Alabama, et avec laquelle j’avais été en contact à propos d’un roman de l’écrivaine francophone de Maurice, Ananda Devi, Le rire des déesses, qu’elle avait étudié sur le plan des mythes (sa spécialité) : je crois que personne n’a raconté avec un tel art la difficulté de revenir à la vie pour les survivants, les souvenirs qui reviennent les hanter au moment même où ils croient pouvoir revenir à une vie normale. A un moment donné j’ai trouvé que le portrait qu’il fait de la jeune fille dont le héros croit tomber amoureux, et tombe effectivement amoureux, était un peu invraisemblable, parce qu’elle semblait trop intellectuelle, trop littéraire même pour une jeune fille sortie d’un milieu modeste. Mais finalement cela ne fait rien. Le portrait est complexe. Et c’est bien ainsi. Ce qui m’a frappé surtout c’est ce qu’il dit à quelques pages de la fin, c’est d’abord ceci : « il y en avait tant, après leur retour, qui s’étaient délivrés de cette manière (le suicide). C’est-à-dire qu’ils avaient été plus sagaces que lui. Moins naïfs. Moins adolescents, voilà. Devant ces visions, quel salut pouvait-on attendre d’un corps de femme ? ». Oui, mais lui l’a trouvé. Pas dans le simple sexe. Ce n’est pas vraiment de sexe que ces survivants ont besoin. Ce que le héros de Pahor a trouvé (et probablement Pahor lui-même) c’est une jeune fille qui est aussi une enfant, et aussi un peu un garçon, tout en ayant déjà eu des expériences, c’est la vie, la vie naissante et complexe, la beauté touchante du corps de la femme, la nature, aussi apaisante que la forêt, les arbres, et la mer de la côte slovène. Et puis il y a ce qu’il dit ensuite à propos de l’autre façon de se débarrasser une fois pour toutes de ses souvenirs, le suicide, celui de Jean Améry et de Primo Levi : « C’était un avis de faiblesse. Alors que la greffe sur la vie, après son retour des régions de la mort, était une preuve de force ». « Quelle absurdité ce serait que d’avoir été fidèle à cet être (son être vivant) tout au long du chemin de la mort et de ressentir maintenant le besoin de prendre congé de la vie ! ». Il a écrit cela en 1958. Je ne pense pas qu’il se doutait à l’époque, qu’il resterait en vie jusqu’en 2022 !
Et voilà ce qu’elle m’a répondu :
« Cher Monsieur, il me fait plaisir d'apprendre que la littérature de Boris Pahor ait pu avoir un tel impact sur vous ! C'était certainement un homme extraordinaire ! Comme il vivait à Trieste et qu'il était à une époque persona non grata pour les Yougoslaves (!), je ne l'ai découvert qu'à une époque ultérieure, à Paris, grâce aux efforts éditoriaux en France. Je ne puis donc juger de ses sentiments que d'après ce qu'il en dit ; mais apparemment, l'histoire d'amour l'a sauvé de ce qu'il a accumulé aux camps. Il semble avoir eu beaucoup de succès auprès des dames ! Je l'ai vu dans une station thermale, déjà centenaire, je crois, entouré des serveuses toutes aux petits soins ! »
Aujourd’hui je suis de plus en plus persuadé de l’importance qu’a eue pour la survie mentale et physique de Boris Pahor, après être revenu des camps, tout ce que la femme, et tout particulièrement la femme jeune, représentait pour lui. J’ai beaucoup écrit sur le mal, celui fait par des humains à d’autres humains et sur le traumatisme que cela crée. Et sur la façon dont ceux qui ont été les victimes ou les témoins cherchent à en guérir, à s’en sortir ou ne pas s’en sortir (voir sur mon Bloc-notes 2012 : Le traumatisme du Mal). Et noté que beaucoup d’entre eux, pas tous, retournent d’abord à la nature. La nature et les animaux. La nature n’est pas seulement apaisement pour eux. Elle représente aussi la solitude, l’isolement, l’éloignement des hommes, leurs semblables avec lesquels ils ne veulent plus rien avoir à faire. Quant à l’animal par excellence c’est le chien, seul être vivant non-humain avec lequel on peut avoir un contact véritable, une communication, une relation amicale et qui vous offre son dévouement désintéressé. Mais on peut aussi comprendre que pour quelqu’un comme Boris Pahor qui a toujours été amoureux de la femme dès sa jeunesse et qui sort d’un enfer où tous les diables, les SS, les Kapos et tous ceux qui l’ont créé cet enfer, étaient des hommes (même si les gardiennes femmes des camps ont existé, cruelles elles aussi, mais Pahor n’en a jamais rencontrées), la femme, jeune surtout, était d’un autre monde. Était la douceur, était la tendresse. Choses complètement étrangères à l’Enfer…